Discours de réception de Maurice Paléologue

Le 29 novembre 1928

Maurice PALÉOLOGUE

Réception de Maurice Paléologue

 

M. Maurice PALÉOLOGUE, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Charles JONNART, y est venu prendre séance, le jeudi 29 novembre 1928, et, a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Vous m’avez appelé à vous parler d’un homme dont la vie, toute droite et limpide, toute de labeur et de loyauté, fut exclusivement vouée au service de la France, à la cause de la grandeur et de la tradition françaises.

Je ne pouvais souhaiter une plus belle tâche. Veuillez croire que je m’y appliquerai de mon mieux ; car c’est le seul moyen dont je dispose actuellement pour vous témoigner ma reconnaissance de l’insigne honneur que vous m’avez conféré en m’ouvrant l’accès de votre illustre Compagnie.

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Charles Jonnart naquit, le 27 décembre l857, au village de Fléchin-en-Artois. Il sortait d’une famille bourgeoise et campagnarde, fixée là depuis deux siècles, — une de ces vieilles familles provinciales où s’accumulent héréditairement des trésors de sagesse et de réflexion, de patriotisme et de moralité.

Quand il eut achevé ses classes au lycée de Saint-Omer, il vint suivre à Paris les cours de l’École de droit. Mais son esprit clair et pratique, son goût des faits positifs et des conclusions rapides ne lui permettaient de trouver aucun plaisir au jeu sévère des argumentations juridiques.

 

Le signe certain des vocations fortes est leur précocité. La vocation de Charles Jonnart s’affirma, dès la sortie de l’adolescence ; elle se traduit en ces mots : effacer les souvenirs humiliants de 1870, rendre à notre pays mutilé son prestige et sa place dans le monde. Cette pensée l’inspirera, le soutiendra, le stimulera jusqu’à son dernier jour.

Mais, si vous vous remémorez l’état de la France aux environs de 1876 ; combien son relèvement paraît difficile ! Combien d’augures — et non des moindres — la proclament irrémédiablement déchue !

Rappelez-vous donc ! Après les calamités de l’invasion et le démembrement de son territoire, elle a connu les hontes de la guerre civile. Dans son sein, la violence des partis entretient une discorde affreuse. Au dehors, les grandes puissances monarchiques lui font sentir cruellement sa diminutio capitis ; aucune chancellerie ne daigne causer avec elle ; dans toutes les capitales, ses diplomates sont tenus à l’écart : elle est comme au ban de l’Europe.

Cet isolement, ce blocus moral de notre pays va pourtant lui être salutaire. L’Europe l’excommunie. Eh bien ! il cherchera désormais sa voie sur un autre terrain que l’Europe ; il étendra son empire au delà des mers. Et c’est ainsi qu’est née, dans beaucoup d’esprits, la première conception de notre essor colonial.

Précisément, au cours de sa dix-huitième année, Charles Jonnart eût occasion de visiter l’Algérie. Ce fut pour lui comme une révélation, un éblouissement. « La sirène d’Afrique, dira-t-il un jour, avait fait de moi ce qu’elle fait de tous ceux qu’elle attire dans ses parages — un amant passionné. »

La sirène le tient et ne le lâchera plus. Mais c’est une voix plus forte, une voix très mâle et très chaude qui va décider l’orientation de sa vie.

Nous sommes en 1881. Léon Gambetta est président du Conseil et ministre des Affaires étrangères. Pour la première fois depuis l’Année terrible, on sent passer dans Pair un esprit nouveau, un souffle de confiance et d’espoir. Quand le grand patriote, dans une claire allusion à nos provinces perdues, a parlé de « la justice immanente, qui vient à son jour, à son heure », toute la France a tressailli.

Un matin, Charles Jonnart et deux de ses camarades se présentent au Quai d’Orsay. Ils ont sollicité du tribun quelques minutes d’entretien, « seulement quelques minutes », pour lui confier leurs idées, leurs ambitions, leurs rêves. Toujours bienveillant aux jeunes, Gambetta leur a donné rendez-vous le lendemain, à onze heures.

Lorsqu’ils arrivent, les salons du Quai d’Orsay débordent. Onze heures et demie, onze heures trois quarts, midi, midi et demi, une heure moins le quart !... Les huissiers ne cessent d’introduire des personnages de marque. Nos trois jeunes gens, la mine penaude, se morfondent sur un canapé.

Enfin, l’huissier les appelle. Ils bondissent. Gambetta les reçoit, la main large, le verbe sonore : « Messieurs, leur dit-il, vous m’excuserez de vous avoir fait attendre. Mais, comme il est tard et que je me fais un plaisir de causer avec vous, je vous retiens à déjeuner. » Nombreuse compagnie, chère délicate. Le tribun, tour à tour jovial, sérieux, spirituel, enthousiaste, moqueur, lyrique, parle copieusement. Au café, il attire Jonnart dans l’embrasure d’une fenêtre et le harcèle de questions. Puis soudain : « J’ai votre affaire, jeune homme ! Je viens de nommer un gouverneur général de l’Algérie, M. Tirman. C’est un administrateur de premier ordre. Je vais lui dire de vous attacher à son cabinet. »

Jamais peut-être le hasard n’eut la main plus heureuse dans ses rapprochements. Par son noviciat de quatre années sous les ordres de M. Tirman, Charles Jonnart prit définitivement la conscience de sa vocation.

 

La sirène d’Afrique ne lui laissait pas oublier pourtant ses campagnes verdoyantes de l’Artois. Élu conseiller général pour le canton de Saint-Omer en 1886, il se fit si bien apprécier de ses électeurs qu’ils le nommèrent député en 1889.

À la Chambre, il se distingua promptement par ses discours sur la réorganisation de l’Algérie, sur les problèmes coloniaux, sur la refonte de nos tarifs douaniers.

Aussi, en 1893, ne fut-on pas surpris que M. Casimir-Perier, chargé de former un ministère, lui attribuât le portefeuille des Travaux publics.

Quelques mois plus tard, une interpellation, qu’il eut à soutenir, entraîna le renversement du cabinet. Mais cette chute, loin d’abaisser le jeune ministre, le grandit beaucoup aux yeux du pays ; car, dans sa réponse aux interpellateurs, il avait courageusement dénié aux agents de l’État le droit de se liguer contre l’État, de mettre en péril par leur coalition, la souveraineté des pouvoirs publics et le fonctionnement de la vie nationale.

 

Sur ces entrefaites, M. Jonnart s’était marié. Il avait fixé son choix dans une des familles les plus considérées de Lyon, famille catholique et républicaine, industrieuse, artiste et fortunée, très noblement représentative de l’âme lyonnaise et du particularisme lyonnais, — la famille Aynard.

Son choix ne pouvait être mieux inspiré. Grande et svelte, harmonieuse et charmante, aussi distinguée par les manières que par l’intelligence et le cœur, aimant la nature, les arts, les lettres, Mme Jonnart fut, pour son mari, l’épouse idéale ; on peut dire qu’il connut, par cette créature d’élite, le bonheur parfait.

Il lui dut même de supporter, avec douceur, une cruelle épreuve. En 1895, comme il passait au Cours-la-Reine, un camion le renversa, lui roula sur le corps. On le releva sans connaissance, la poitrine écrasée. Durant des mois et des mois, les médecins désespérèrent de le guérir. Aussitôt qu’il fut transportable, Mme Jonnart l’installa sur la Côte d’Azur, à Juan-les-Pins, dans un site enchanteur. Et là, seul avec elle, malgré ses souffrances, malgré son extrême faiblesse, malgré l’abandon, peut-être définitif, de tous ses rêves politiques, il se déclarait encore parfaitement heureux.

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Après plusieurs années de convalescence, M. Jonnart put rentrer enfin dans la vie publique.

En 1900, le président du Conseil, M. Waldeck-Rousseau, lui confia le gouvernement général de l’Algérie, où, depuis le départ de M. Jules Cambon, en 1897, les passions, de l’antisémitisme et la violence des polémiques locales entretenaient de graves désordres.

Lourde était la tâche. M. Jonnart eut vite fait de prouver qu’il était capable d’y suffire. En quelques mois, on s’aperçut que l’administration de notre empire algérien était conduite par un homme d’État.

Pendant sa mission, qui n’a pas duré moins de onze ans, il s’est méthodiquement appliqué à tous les problèmes de la colonisation, avec deux objectifs principaux : la conquête morale des indigènes et le développement rationnel de l’outillage économique. Dans cette œuvre abondante, infiniment variée, il déploya les qualités primordiales d’un grand colonisateur : le sens du réel et du solide, l’imagination organisatrice, le goût de l’initiative et du commandement, une patience obstinée dans l’effort, la compréhension sympathique des races, enfin l’art d’inspirer confiance et de se faire aimer.

Pourquoi fallut-il que, dans cette période radieuse de son existence, un deuil affreux lui déchirât le cœur ? La campagne de tous ses instants, la dépositaire de toutes ses pensées, Mme Jonnart, lui fut enlevée presque subitement. Dès lors, un grand voile d’ombre, planera toujours sur sa vie intérieure.

La seule consolation qu’il s’accorda — seul remède possible dans une pareille épreuve — fut un surcroît de travail.

Or, à cette date, il avait engagé une vaste opération politique et militaire, qui avait pour but d’organiser l’exercice de notre autorité sur les oasis de la Saoura, du Tidikelt et du Touat, — région lointaine et désertique, voisine du Maroc, et dont les peuplades belliqueuses imploraient continuellement l’appui des sultans chérifiens. La cour de Fez avait ainsi une occasion permanente de s’immiscer dans nos rapports avec les tribus sahariennes et d’y entretenir l’anarchie.

Pour cette opération qui mettait en jeu d’innombrables ressorts, car elle s’étendait sur un millier de kilomètres et sous un climat torride, M. Jonnart avait choisi, comme principal auxiliaire, un jeune colonel, hardi et prudent, homme de conseil et de plume autant qu’homme d’épée, tout lumineux d’intelligence et de flamme, le colonel Lyautey.

Il l’avait non seulement choisi, mais découvert et deviné ; car il l’avait connu par hasard, en dînant chez un ami commun, à Paris. Dans ce dîner, Lyautey, qui commandait alors le 14e hussard à Alençon, avait raconté les missions qu’il venait de remplir au Tonkin et à Madagascar, sous les ordres du général Gallieni. Plein d’ardeur, la parole nerveuse, exacte et pittoresque, il avait éloquemment exposé les belles doctrines de son maître, celle-ci entre autres : « Avec les indigènes, il faut toujours montrer la force pour en éviter l’emploi. » M. Jonnart l’écoutait, silencieux, le regard tendu : « Voilà, s’écrie-t-il tout à coup, voilà ce qu’il faut faire dans le Sud-Oranais ! » Et, sur l’instant, il propose à Lyautey de venir appliquer ses méthodes à la pacification de nos territoires sahariens. « Mais, répond Lyautey, je ne connais pas l’Algérie... ou si peu ! » — « Oh ! tel que vous m’apparaissez, vous ne serez pas longtemps à la connaître !... En tout cas, vous êtes l’instrument qu’il me faut et que je ne trouvais pas. Je vous prends !... » Et c’est ainsi que Lyautey, promu général de brigade, commandant le territoire d’Aïn-Séfra, devint l’exécutant supérieur de la politique algéro-marocaine.

Si le temps ne m’était pas mesuré, Messieurs, comme j’aimerais vous décrire la collaboration de ces deux hommes ! Laissez-moi vous dire seulement qu’on ne saurait en imaginer une plus active, plus étroite, comme aussi plus pénétrée de confiance, d’estime et d’affection réciproques.

Après cinq ans d’un rude labeur, les deux « associés », les deux « amis », eurent la joie de constater que, désormais, la domination et le prestige de la France régnaient pacifiquement jusqu’aux extrêmes confins du Maroc, où notre diplomatie poursuivait, de son côté, une tâche si ardue.

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En 1911, M. Jonnart revint siéger au Parlement.

Or, le 17 janvier 1913, M. Poincaré, président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, fut élu président de la République.

M. Briand, appelé à former le nouveau ministère et se réservant pour lui-même le portefeuille de l’Intérieur, voulut confier à M. Jonnart la direction de notre diplomatie.

Messieurs, je vous le dis tout bas pour que mon voisin de droite ne m’entende pas : c’est une terrible chose que de recueillir, au pouvoir, la succession de M. Poincaré. Aussi M. Jonnart, légitimement effrayé, se déroba-t-il d’abord aux instances de M. Briand. Quelques paroles chaleureuses, venues de plus haut, finirent par emporter son acquiescement.

L’année 1913 s’annonçait mal. Je me rappelle que M. Jules Cambon, arrivant de Berlin, me disait : « Rarement une année a commencé sous des présages plus sinistres. » J’étais, à cette époque, directeur des Affaires politiques, j’eus donc la mission de mettre M. Jonnart au courant des grandes questions, de lui communiquer tout ce que nous savions sur les desseins et les préparatifs de l’Allemagne, de lui exposer par quels moyens, par quelle tactique nous nous efforcions de prévenir une conflagration générale.

Depuis que la guerre des Balkans avait ouvert en Europe une si dangereuse crise, la politique du gouvernement français n’avait pas varié. M. Poincaré l’avait définie lapidairement : « rétablir, au profit de la paix, le concert européen. » Armé de sa dialectique lucide et pressante, il avait démontré qu’une franche collaboration de toutes les Puissances n’était nullement incompatible avec le maintien des alliances qui se partageaient l’Europe. Cette politique judicieuse, il avait fait mieux que de la définir : il l’avait pratiquée, avec une maîtrise rare. Croyez-en, je vous prie, celui qui, étant chargé d’assurer l’exécution de ses ordres, a connu toutes les difficultés de sa tâche, tous les dessous des grandes négociations qui rayonnaient de Paris à Saint-Pétersbourg, à Londres, à Berlin, à Vienne, à Rome, à Constantinople.

Qu’allait faire M. Jonnart ? Assurément, avant d’accepter la succession de M. Poincaré, il s’était mis d’accord avec lui sur les lignes principales de notre action diplomatique. Mais il n’était pas homme à suivre aveuglément les traces de son devancier : il entendait se faire son opinion personnelle, agir d’après ses idées propres et, par conséquent, modifier, s’il le jugeait nécessaire, la politique dont il venait d’hériter. J’étais donc très curieux de voir comment allait réagir mon nouveau ministre, lorsqu’il aurait en main toutes les pièces confidentielles ou secrètes qui lui découvriraient entièrement la situation.

Nous eûmes, à ce sujet, de nombreux entretiens, où M. Jonnart soumettait à une minutieuse critique chacun des renseignements que je lui révélais, chacun des arguments que j’en tirais. Quand sa conscience fut pleinement édifiée, il me dit : « La politique de M. Poincaré est la seule chance qui nous reste de sauver la paix ; je vous confirme donc toutes les instructions qu’il vous a données. » Ainsi, je continuai de rédiger mes télégrammes, comme si c’était encore M. Poincaré qui devait les signer.

Mais, à vivre au contact direct des faits, à voir se dérouler jour par jour le plan des Puissances germaniques, à mesurer la progression des armements qui s’accéléraient en Allemagne, M. Jonnart sentait grandir ses inquiétudes : « Nous ne pouvons cependant pas, me disait-il, laisser l’Allemagne accroître indéfiniment ses forces. La voici maintenant qui va disposer d’une armée trois fois plus nombreuse que la nôtre ! Où s’arrêtera-t-elle ?... »

Je me souviens en particulier d’un dimanche où il me retint, l’après-midi toute entière, à discuter ce problème angoissant. La voix brève et trépidante, les yeux scintillants d’une flamme profonde, le visage très pâle, il me pressait de questions auxquelles je n’avais qu’une réponse « Nous n’avons plus le droit de nous méprendre sur les Projets de l’Autriche et de l’Allemagne. L’empereur Guillaume est de plus en plus dominé par son état-major. Désormais, la guerre est dans les contingences prochaines ; un incident peut suffire à provoquer explosion. Nous devons nous fortifier. »

Comme, dans cette après-midi, nous avions du loisir et que notre délibération avait pris, peu à peu, le tour abandonné d’une cordiale causerie, je me permis de citer à M. Jonnart, pour appuyer ma conclusion, un curieux apologue de Henri Heine qui, dès 1840, nous mettait en garde contre l’humeur belliqueuse et les appétits insatiables de la Prusse. « Vous autres Français, disait-il vous êtes nés classiques ; vous connaissez donc votre mythologie et l’on peut vous parler de l’Olympe. Eh bien ! n’oubliez jamais que, dans cette demeure éthérée des Immortels, pendant que les dieux et les déesses folâtraient magnifiquement, se régalaient de nectar et d’ambroisie, dépensaient en festins et en amours leur vie surabondante et glorieuse, on remarquait une divinité qui, même quand elle prenait sa part des plaisirs augustes, conservait toujours l’égide sur la poitrine, le casque en tête et la lance à la main. Cette divinité prudente, c’était Pallas-Athéné ; c’était la Sagesse... » Puisse-t-on méditer quelquefois cet apologue sur les rives du lac Léman !

Une crise ministérielle, qui survint au mois de mars, ne permit pas à M. Jonnart d’appliquer longtemps ses idées. Mais la politique, dont il avait hérité, fut exactement reprise par le cabinet suivant. Et c’est au nouveau président du Conseil, M. Louis Barthou, qu’échut ainsi le périlleux honneur de faire voter par les Chambres le projet de loi qui élevait à trois ans la durée du service militaire. Sur l’importance capitale de ce projet, qui fut alors si âprement discuté, vous me permettrez, Messieurs, d’enregistrer pour l’histoire un témoignage récent du maréchal Joffre : « C’est au service de trois ans que nous devons le salut de la France. »

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1914. La guerre éclate.

Ai-je besoin de vous dire que M. Jonnart s’est montré tout de suite admirable de sang-froid et d’énergie, n’acceptant aucun doute sur l’issue finale, inflexiblement résolu aux derniers sacrifices plutôt que de céder aux prétentions de l’Allemagne ?

Cependant, les hostilités se prolongeaient, dans leur immuable et décevante monotonie. Depuis les batailles de la Marne et de l’Yser, le front occidental était stabilisé, incrusté dans la terre, comme d’immenses lignes de Torrès Vedras.

De son passage au Quai d’Orsay en 1913, d’une mission dont il avait été chargé peu après, pour représenter la France aux funérailles du roi Georges de Grèce, M. Jonnart avait gardé une vision forte et précise de la grande péninsule qui s’étend du Danube aux Dardanelles, de la mer Adriatique au Pont-Euxin, et qui a servi tant de fois d’échiquier stratégique à l’histoire.

Aussi, dès le mois de janvier 1915, conçut-il instantanément tout ce qu’il y avait de clairvoyance et d’opportunité dans un plan qui venait d’être soumis au gouvernement et qui consistait à débloquer, pour ainsi dire, le front occidental par une vigoureuse diversion sur le front balkanique. Mais c’était là un grave problème de politique et de stratégie, sur lequel les compétences les plus hautes ne s’entendaient pas.

Dans les derniers mois de 1915, l’accession de la Bulgarie à la coalition germanique, le désastre complet de l’armée serbe, enfin l’échec de notre expédition à Gallipoli démontrèrent avec évidence que le plan d’une diversion balkanique était judicieux : on l’adopta.

Voici donc, au début de 1916, un corps expéditionnaire de 350 000 hommes, installé à Salonique, entre le Mont Olympe et la chaîne du Rhodope, la patrie d’Orphée.

Pour que les troupes alliées pussent débarquer dans ce port grec, il avait fallu nécessairement l’autorisation du gouvernement grec. Le premier ministre, qui était alors M. Vénizélos, nous l’avait aussitôt octroyée ; car il estimait que son pays, lié à la Serbie par un pacte défensif, devait non seulement nous accorder tous les moyens de la secourir mais prendre aussi les armes pour faire honneur aux engagements formels de son alliance.

C’est alors que le roi Constantin entre en scène et s’apprête à jeter le masque.

Depuis le début de la guerre, il avait plusieurs fois révélé ses sympathies secrètes pour la cause allemande : elles ne nous avaient pas surpris. En 1913, à peine monté sur le trône après l’assassinat de son père, il avait fait ses visites de cour. On lui avait prodigué, à Berlin, des égards d’autant plus cérémonieux et flatteurs, qu’il était apparenté à la maison de Prusse, ayant épousé la sœur de Guillaume II, la princesse Sophie. Le kaiser lui avait même conféré, en termes pompeux, la dignité de feld-maréchal pour le récompenser de ses récentes victoires balkaniques. Dans .son humble remerciement, le royal beau-frère avait un peu trop oublié que, si l’armée grecque venait d’être victorieuse, elle en devait quelque chose à ses instructeurs français.

Donc, aussitôt que la guerre eut éclaté, nous ne nous fîmes aucune illusion sur les sentiments personnels du roi Constantin à notre égard. Mais la composition de la Chambre hellénique l’avait obligé de confier le gouvernement à M. Venizélos, et la seule présence de cet homme d’État au pouvoir suffisait à maintenir la Grèce dans une correcte neutralité.

Soudain, coup de théâtre. M. Venizélos est contraint de se démettre ; la Chambre est dissoute ; on improvise des élections sous une formidable pression administrative ; le parti germanophile triomphe ; le roi Constantin apparaît ouvertement comme le champion de l’Allemagne : on illumine à Berlin.

Cette situation dictait aux Alliés leur conduite. Étant les maîtres absolus de la mer, ils trouvaient dans le blocus du royaume, dans le barrage du canal de Corinthe, dans l’occupation du Pirée, beaucoup plus de moyens coercitifs qu’il ne leur en fallait pour libérer la Grèce de l’inféodation germanique et ramener le roi Constantin au respect de la souveraineté nationale.

Mais, quand les cabinets alliés voulurent déterminer les mesures pratiques, ils ne purent jamais s’accorder. Ils discutaient inépuisablement, spectacle piteux, qui faisait dire au commandant en chef de notre armée d’Orient : « Depuis que je vois de près fonctionner une coalition, j’admire un peu moins le génie de Napoléon Ier. »

Naturellement, nos ennemis d’Athènes tiraient grand profit de notre dissension. Chaque jour, le parti germanophile se montrait plus arrogant, plus audacieux. Bientôt, nous ne doutâmes plus que les armées allemandes, autrichiennes, bulgares et turques ne concertassent leurs efforts pour jeter à la mer notre armée de Macédoine.

Assuré de notre impuissance et la persiflant de ses railleries, Constantin ne se gênait plus.

Un jour cependant, il dépassa la mesure.

C’était le 1er décembre 1916. Voulant écarter un ultimatum des Alliés, il avait dit fallacieusement au commandant de notre escadre, l’amiral Dartige du Fournet : « Vous êtes un soldat, moi aussi ; nous devons nous entendre. Mais, pour que je puisse consentir à ce que vous me demandez, il faut que j’aie l’air d’avoir la main forcée par vous. Débarquez donc quelques centaines de vos fusiliers marins, amenez-les jusque dans Athènes : vous choisirez avec moi les postes qu’ils devront occuper… le Zappéïon, par exemple. Je céderai ainsi à une contrainte manifeste. »

L’opération s’exécute comme il était convenu. Deux mille de nos fusiliers s’installent, vers dix heures du matin au Zappéïon. Ils forment les faisceaux et commencent à préparer leur soupe, quand, inopinément, ils reçoivent grêle de mitraille. C’est un régiment des troupes royales qui, embusqué sur le Pnyx, vient d’ouvrir le feu. Nos hommes ripostent aussitôt ; mais, quand la lutte prend fin, il y a, de notre côté, soixante-trois morts et deux cents blessés.

Cet ignoble guet-apens exigeait sanction éclatante. Là-dessus, tous les Alliés d’accord.

Mais quelle serait cette sanction ? C’est M. Jonnart qui eut le mérite de la formuler, comme rapporteur de la Commission des Affaires étrangères du Sénat ; je la résume ainsi : « Ce n’est pas au peuple grec qu’il s’en faut prendre ; ce n’est pas contre lui qu’il faut sévir : c’est Constantin qu’il faut évincer. Les Puissances alliées doivent exiger l’abdication du roi félon. Au besoin, elles emploieront la force. »

Aussitôt que les cabinets alliés furent saisis de cette proposition, leurs dissentiments recommencèrent.

Déposer le roi Constantin !... À Rome, l’idée n’agréait nullement ; car la déchéance du Roi, c’était le retour un triomphal retour — de M. Venizélos au pouvoir ; ce serait inévitablement la dictature de cet homme d’État si prestigieux ; ce serait aussi, avant peu, le réveil exalté de toutes les prétentions grecques sur les rivages de l’Adriatique.

Le cabinet de Saint-James ne se montrait pas plus favorable. Entre les maisons régnantes de Grande-Bretagne et de Grèce, il y avait des liens d’étroite parenté. Le roi des Hellènes, « prince de Danemark », était le neveu de la reine douairière Alexandra, le cousin germain de Georges V ; et l’on sait combien cette belle famille danoise, qui rayonnait sur cinq trônes, était affectueusement unie. Les ministres britanniques, M. Lloyd-George lui-même, n’étaient pas insensibles à ces considérations familiales.

Mais c’est de Pétrograd que venait la plus vive résistance.

J’eus à traiter la question avec l’empereur Nicolas II. C’était dans les sombres jours qui suivirent l’assassinat de Raspoutine. Le malheureux tsar était fort abattu, la voix éteinte, les yeux cernés, l’âme remplie de présages funestes. Que les Alliés dussent mettre à la raison le roi Constantin et prendre contre lui de sévères garanties, l’Empereur ne s’y refusait pas. Mais devait-on aller jusqu’à la déchéance, jusqu’à l’abdication forcée ? Un souverain n’est pas simplement, comme le chef d’une démocratie, le premier magistrat de son pays ; c’est Dieu, c’est l’onction du sacre qui l’a investi de la puissance et des prérogatives suprêmes... Dans sa voix, qui s’était raffermie, je croyais reconnaître la fière protestation que Shakespeare met dans la bouche de Richard II : « Tous les flots de l’Océan ne sauraient effacer du front d’un monarque l’onction sainte. Nulle parole des humains ne saurait destituer le lieutenant que le Seigneur s’est choisi. »

Mais il y avait, en outre, quelque chose que Nicolas II ne me disait pas et sur quoi son ministre des Affaires étrangères était plus explicite. Dans l’esprit des Russes, l’abdication forcée d’un souverain a toujours éveillé des images sinistres, car les annales des Romanov sont toutes jalonnées de morts violentes et de scènes tragiques : la Procédure de l’abdication forcée y compte deux exemples mémorables, — Pierre III et Paul Ier.

Un jour, on est venu respectueusement leur démontrer qu’ils devaient renoncer au trône. Ils n’ont pas compris. On a. insisté. Ils n’ont pas encore voulu comprendre. Alors !... Et, quelques heures plus tard, le peuple russe apprenait que Sa Majesté l’Empereur avait succombé à une apoplexie,ce qui faisait dire à Talleyrand, lorsqu’il apprit la fin de Paul Ier : « Pour expliquer la mort de leurs tsars, les Russes devraient inventer maintenant une autre maladie. »

D’ailleurs, les risques énormes d’une abdication forcée ont été pittoresquement définis par l’un des principaux conjurés de 1801, par celui qu’on surnomma « le chef assassin », par le comte Pahlen, qui justifiait sa conduite en ces termes : « Que voulez-vous ? Pour faire une omelette, il faut casser des œufs ! »

Je ne vous dissimulerai pas, Messieurs, qu’à la lueur de ces souvenirs historiques, la proposition de M. Jonnart me semblait redoutable.

 

Cinq longs mois s’écoulèrent encore, avant que les cabinets alliés parvinssent à s’entendre.

Mais, dans ce laps de temps, la monarchie des Tsars s’était effondrée, de sorte que, brusquement, notre situation avait empiré sur tous les fronts. Ce fut peut-être pour nous la phase la plus dangereuse de la guerre.

En Macédoine particulièrement, nos troupes voient chaque jour se préciser le plan de l’ennemi, la grande manœuvre enveloppante qui doit les acculer à la mer. Il n’a pas fallu moins que la menace tangible de cette catastrophe pour que la France, l’Angleterre et l’Italie se décidassent enfin à ne plus tolérer la perfide hostilité du roi Constantin.

Le 28 mai 1917, M. Ribot, ministre des Affaires étrangères, se rend à Londres, accompagné de M. Jonnart, de l’amiral Lacaze et du général Foch, pour arrêter avec le gouvernement britannique, les mesures d’exécution.

J’étais moi-même depuis deux jours à Londres j’arrivais de Pétrograd, où trop de symptômes annonçaient déjà la dissolution prochaine de l’État russe, la ruine définitive de la puissance russe.

Avant d’aborder la question avec les ministres anglais, M. Ribot nous réunit en Conseil, M. Paul Cambon, M. Jonnart et moi.

—.Estimez-vous, me demande M. Ribot, que la Russie puisse encore se ressaisir, que nous puissions encore attendre d’elle un concours militaire ?

—.Non. La Russie est perdue ; elle roulera jusqu’au fond de l’abîme. N’espérez plus d’elle le moindre concours militaire.

—.Alors, dit M. Jonnart, il faut, de toute nécessité, que nous nous rendions maîtres d’Athènes : l’issue de la guerre en dépend.

Et, d’un style sobre, il nous expose son programme ; je dis « son programme », car il avait confié à M. Ribot qu’il accepterait d’en être l’exécutant, si on lui accordait une entière liberté d’action :

—.Le Roi, nous dit-il, doit être mis en demeure d’abdiquer immédiatement ; le Prince héritier, dont les sentiments à notre égard ne valent pas mieux que ceux de son père, sera écarté du trône ; la couronne sera transmise à son frère cadet, le prince Alexandre. Pour assurer la prompte exécution de ces mesures, nos troupes de Salonique entreront en Thessalie ; nos marins occuperont l’isthme de Corinthe et le Pirée. Toutes ces opérations seront exécutées sans retard et simultanément : la promptitude et la simultanéité sont la condition essentielle du succès.

Je fus singulièrement réconforté, Messieurs, par ce langage solide et clair, cette énergie calme, cette foi robuste : cela me changeait beaucoup de ce que j’avais entendu, les derniers mois, à Pétrograd.

Engagée dans ces termes, la négociation avec le gouvernement britannique fut courte.

Le lendemain, 29 mai, quand nous quittâmes Londres, M. Jonnart était nommé haut-commissaire des Puissances alliées en Grèce, avec des pleins pouvoirs diplomatiques et militaires,

 

Il ne traîne pas. Le 4 juin, il s’embarque à Brindisi. Le 6 juin, il arrive à Salamine, où il s’installe à bord du cuirassé La Vérité.

Je ne vous étonnerai pas, Messieurs, en vous disant que, pendant son rapide voyage, les trois gouvernements qui venaient de le nommer leur mandataire, avaient trouvé le temps de rouvrir leur dispute : les cabinets de Rome et de Londres cherchaient encore à sauver Constantin. M. Jonnart recevait donc, coup sur coup, de Paris, des télégrammes sibyllins maintenant tout en maintenant ses instructions primitives, semblaient les atténuer, les suspendre, les rétracter.

Il ne s’énerve pas une minute. Puisque ses mandants retombent dans leur impardonnable erreur, il ne s’occupera plus d’eux : il va précipiter le dénouement.

D’abord, en sous-main, il se crée des intelligences dans Athènes et jusque dans le conseil des ministres.

Puis, le 11 juin, quand tout le détail des mesures militaires et navales est bien arrêté, il fait remettre au gouvernement hellénique l’ultimatum qui réclame l’abdication du roi Constantin ; il accorde au gouvernement royal un délai de vingt-quatre heures pour la réponse.

Le président du Conseil, M. Zaïmis, honnête homme et patriote, se rend à bord du navire français pour essayer de fléchir le haut-commissaire des Puissances alliées.

M. Jonnart lui répond que la décision des Puissances est irrévocable et que, si le gouvernement du roi Constantin résiste par la force des armes, on lui opposera la force des armes. Il va jusqu’à dire : « La vieille capitale du pays où je suis né, ma chère ville d’Arras, a été systématiquement détruite par les Allemands, sans aucune raison militaire. Eh bien ! s’il le faut et quelque douleur que j’en doive ressentir, je ferai d’Athènes une nouvelle Arras ! »

Bouleversé par ces paroles comminatoires, M. Zaïmis se retire, les yeux pleins de larmes.

Aussitôt, le branle-bas de combat est signalé à l’escadre. Et tous les navires s’approchent du rivage, leurs canons braqués sur Athènes.

Oh ! Messieurs, comme nous sommes loin de la Prière sur l’Acropole ! Et comme l’on mesure, par cet épisode, la violence terrible des passions qui, au cours normal de notre vie, sommeillent dans les dessous mystérieux de notre conscience et qu’un grand choc moral, une grande crise individuelle ou collective, fait soudain jaillir du fond de notre âme !... Voici un homme bon, fin, conciliant, la courtoisie et l’urbanité mêmes, nourri dans le goût classique des lettres et des arts, aimant toutes les jouissances de l’esprit, sachant tout ce que le génie français doit à la divine perfection du génie grec, — eh bien ! cet homme, qui est en rade de Salamine, qui a devant les yeux le noble horizon et les purs contours de l’Attique, les marbres sacrés du Parthénon, les immortels souvenirs de Phidias, d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide, d’Aristophane et de Platon, il oublie subitement tout ce passé, qui est la plus belle des choses humaines, le plus précieux trésor de l’esprit humain, et il menace de réduire Athènes en cendres, parce qu’il a dans le cœur une vision affreuse, intolérable, la vision de notre territoire envahi, de nos provinces dévastées, de la France en péril de mort.

Mais pourriez-vous croire, Messieurs, qu’il eût réellement l’intention d’accomplir jusqu’au bout son horrible menace, de renouveler contre Athènes le sacrilège du consul Mummius à Corinthe ? Non certes ! D’ailleurs, sa vraie pensée nous est aujourd’hui connue. En apostrophant d’une voix si rude M. Zaïmis, en ordonnant à notre escadre le branle-bas de combat, en faisant débarquer nos troupes, en étalant tout cet appareil naval et militaire, il a simplement appliqué le précepte qu’il tenait du général Lyautey et qui lui avait déjà si bien réussi dans le Sud-algérien « Il faut montrer la force, pour en éviter l’emploi. »

Merveilleux précepte ! Dès le soir, le gouvernement hellénique informait M. Jonnart que « Sa Majesté le roi Constantin, soucieuse comme toujours du seul intérêt de la Grèce, a décidé de quitter le pays, avec le prince royal, et désigné pour son successeur le prince Alexandre. »

De ce jour, la Grèce échappe à l’emprise germanique ; M. Venizélos refait promptement l’unité nationale et notre armée de Macédoine, accrue des troupes helléniques, recouvre sa liberté d’opération.

Je n’ai pas à vous rappeler que, un an plus tard, cette belle armée de 630 000 hommes, superbement commandée par le général Franchet d’Espérey, entreprend une audacieuse offensive, refoule les Austro-allemands vers le Danube, oblige les Bulgares à capituler, délivre le territoire serbe, coopère à la délivrance de la Roumanie, menace enfin de prendre à revers les Empires centraux et leur porte ainsi le premier coup dont ils ne se relèveront plus.

Tout cela, Messieurs, eût été impossible, si la Grèce était restée sous le joug de l’Allemagne. Vous appréciez donc le service que M. Jonnart nous a rendu, en obtenant l’abdication du roi Constantin. Et cette abdication, il l’a obtenue sans tirer un coup de canon, sans verser une goutte de sang. Contrairement à l’aphorisme du « chef-assassin », il nous a fait une excellente omelette sans casser un œuf.

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La guerre finie, le zèle patriotique de M. Jonnart n’eut que trop à s’employer dans la réparation de nos territoires dévastés.

Pendant qu’il s’y consacrait de toute son ardeur, le gouvernement de la République tourna de nouveau les yeux vers lui pour une mission, d’un très haut intérêt national. Depuis dix-sept ans, la France et le Saint-Siège ne se connaissaient plus officiellement, ni même officieusement. Divorce complet ; fossé infranchissable et qui s’élargissait de jour en jour.

Les inconvénients de cette situation, — je ne parle que du point de vue français, — n’avaient pas tardé à se manifester dans notre politique extérieure. Très vite, nos concurrents, nos rivaux, s’étaient emparés de la place que nous leur abandonnions. Toutes les œuvres de propagande, que nos missionnaires entretenaient à l’étranger depuis des siècles, et qui ont tant fait pour le rayonnement de la France, périclitaient. Même notre action diplomatique en était constamment gênée.

À l’intérieur de nos frontières, la rupture de nos rapports avec la cour vaticane produisait des conséquences non moins fâcheuses. Notre clergé séculier restait parfois complètement désarmé devant les prétentions de l’absolutisme ultramontain. Et, dans le choix des évêques, nos prêtres ne pouvaient plus compter sur aucun médiateur qualifié pour défendre, auprès du Saint-Siège, leurs droits et leurs traditions, pour sauvegarder cette empreinte nationale, ce caractère libre et spontané, cette largeur de sentiments et d’horizons, qui, au sein de l’Église universelle, ont toujours distingué l’Église de France.

L’erreur que nous avions commise en 1905, avait été souvent reconnue par ceux-là même qui, dans notre duel avec Rome, s’étaient montrés le plus agressifs.

Mais nous n’avions pas seulement blessé le Souverain Pontife dans sa dignité ; nous avions élevé, entre nous et lui, un obstacle de principe sur lequel aucun pape ne pourrait transiger : le gouvernement de la République avait décrété, de son libre arbitre, une organisation nouvelle de l’Église française, et, cette organisation, il avait prétendu l’opposer au Saint-Siège, sans même l’avoir consulté. Ainsi, d’après la thèse pontificale, nous avions porté atteinte à l’autonomie du pouvoir apostolique dans son domaine propre et suréminent.

C’est pourquoi toutes les démarches qui furent tentées pour rétablir officieusement, ne fût-ce que sous la forme la plus discrète, un contact entre la France et le Vatican, échouèrent l’une après l’autre. Il fut bientôt manifeste que la reprise des relations demeurerait impossible, tant que le gouvernement de la République ne prendrait pas ouvertement l’initiative d’une négociation officielle.

Cependant voici que la guerre, la Grande Guerre, éclate. Notre absence du Vatican donne aux empires germaniques toute facilité pour y plaider leur cause : on se rappelle comme ils en ont tiré profit.

En 1919, la paix de Versailles transforme l’Europe. Et, dans le même temps, le pape Benoit XV voit tous les États déléguer auprès de lui des ambassadeurs. La France victorieuse, autour de laquelle gravitent désormais tant de nations ressuscitées, persistera-t-elle à ne pas connaître le Souverain Pontife ?

 

C’est à M. Millerand, alors président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, que revient le mérite d’avoir engagé, avec le Vatican, la négociation décisive. Mes fonctions de secrétaire général au Quai d’Orsay me valurent l’honneur d’y participer.

Mais dans quelles dispositions le gouvernement de la République allait-il trouver le Saint-Siège ?

Les premiers indices favorables nous furent apportés de Rome par deux hauts prélats, — dont l’un était le vénérable cardinal Amette, archevêque de Paris, et dont l’autre, Mgr Baudrillart, siège parmi vous. Benoît XV avait dit au cardinal : « Si l’on me tend le doigt, j’ouvrirai la main. Si l’on me tend la main, j’ouvrirai les bras. » On lui tendit la main ; il ouvrit les bras.

Quelques semaines plus tard, un autre de vos confrères, un maître historien, qui fut aussi mon chef, M. Gabriel Hanotaux, remplissait à Rome la belle mission de représenter la France à la canonisation de Jeanne d’Arc. Non seulement le Souverain Pontife lui prodigua les attentions personnelles ; mais, parlant de l’héroïque vierge, en qui s’incarne la plus haute conscience du patriotisme français, il dit : « Nous voulons que votre sainte guerrière soit désormais figurée, telle qu’autrefois, revêtue de son armure et tenant l’étendard ; nous voulons qu’elle entre à cheval dans Saint-Pierre. »

Débutant sous ces auspices, la négociation ne pouvait pas ne pas réussir, Néanmoins, elle traîna en longueur, d’abord parce que le Vatican n’est jamais pressé : il a les siècles devant soi ; et puis parce que certains des problèmes à résoudre, par exemple celui des associations cultuelles, soulevaient de complexes difficultés au point de vue canonique. Pour, tout dire, il faut ajouter que, dans le Sacré Collège cardinalice, plusieurs prélats ne tenaient aucunement à ce que la France libérale et démocratique, — la France, disaient-ils, où le mauvais esprit, l’esprit d’examen, de subjectivisme et de fronde, est plus pernicieux, plus audacieux qu’en n’importe quel autre pays, à ce que cette France incorrigible vînt reprendre officiellement .sa place auprès du trône apostolique. On se passait si bien d’elle !

Enfin, après de longs détours semés d’obstacles, une courageuse initiative de M. Briand répara l’erreur de 1905, en procurant à la France le moyen d’avoir désormais un ambassadeur auprès du souverain qui règne autocratiquement sur le plus puissant organisme religieux du monde, sur l’immense peuple catholique, sur trois cents millions d’âmes.

Pour une mission de cette importance, le nom de M. Jonnart s’est tout de suite présenté à nos gouvernants. Les hautes fonctions qu’il avait déjà remplies, son attachement à la République, son esprit de sagesse et de fermeté, son expérience des hommes et son aptitude à les manier, l’agrément de son commerce, les habitudes élégantes et larges de sa vie, tout le désignait au choix du gouvernement français.

Dans cette conjoncture, la chance de M. Jonnart lui resta fidèle encore. Et, par sa « chance », je veux dire l’heureux destin qui lui offrit toujours, si opportunément, les difficiles et nobles tâches auxquelles ses dons, ses goûts et ses moyens s’adaptaient le mieux.

Dès l’arrivée de l’ambassadeur, on put augurer le succès de son entreprise ; car du premier jour, il sut gagner la sympathie de Benoît XV, comme il sut, quelques mois plus tard, s’imposer tout de suite à la confiance de Pie XI.

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Cependant, les électeurs du Pas-de-Calais réclamaient, à grands cris, l’homme qui, depuis trente-sept ans, les représentait si profitablement, soit au Conseil général, soit à la Chambre, soit au Sénat. Il dut céder à leurs instances et quitter Rome.

C’est alors, messieurs, qu’il sollicita vos suffrages. Vous l’élûtes aussitôt.

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La physionomie de votre confrère, telle que je viens de l’esquisser, ne serait pas complète, si je ne vous le montrais encore dans une fonction qui, pour n’être pas officielle, ne lui a pas moins permis de se dépenser, avec son zèle et son bonheur accoutumés, au service de nos grands intérêts nationaux, la présidence de la Compagnie universelle du canal de Suez.

Vous savez que le canal de Suez est une des plus belles créations du génie français, et qu’il a, comme son titre en témoigne, une importance universelle. Vous n’ignorez pas non plus que le Trésor britannique possède trois cent cinquante mille actions de la Compagnie, en raison de l’intérêt vital que représente, pour l’Angleterre, la liberté de ses communications avec les Indes, l’Australie et l’Extrême-Orient. C’est pourquoi le rôle personnel du président est considérable. Le prince Auguste d’Arenberg avait tenu longtemps ce rôle avec une haute distinction. M. Jonnart, qui lui succéda en 1913, s’inspira du même esprit ; les discours qu’il avait fréquemment l’occasion de prononcer, à Paris et à Londres, dans les assemblées de la compagnie, dans des réceptions ou des banquets, tous ces discours aboutissaient à proclamer les avantages et la nécessité de l’Entente cordiale : « La France et l’Angleterre, disait-il, ont fraternisé dans le péril, la douleur et la victoire ; elles ont sauvé la civilisation et la justice ; mais leur mission n’a pas pris fin avec la guerre : elles demeurent, par la force des choses, les gardiennes de l’ordre nouveau. La solidarité de leurs intérêts, le souci de leur avenir, les plus nobles aspirations du genre humain, tout leur commande impérieusement de rester unies. » Le président de la compagnie de Suez devenait ainsi comme un porte.-parole et un garant de l’opinion française devant le public anglais, — je dirais presque un ambassadeur de France in partibus.

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Depuis son accident terrible de 1895, la santé de M. Jonnart avait toujours été fragile et précaire. Les durs labeurs, dont il s’était néanmoins chargé, l’avaient sourdement épuisé : une lésion profonde le minait.

Dans l’automne de 1926, ayant déjà reçu déjà quelques avertissements graves, il sentit que ses jours étaient comptés. Alors il voulut revoir, une dernière fois, cette délicieuse villa de Juan-les-Pins, où jadis, seul avec Mme Jonnart, il avait connu le bonheur parfait et qui évoquait, dans son âme, des souvenirs si douloureux que, depuis vingt-cinq ans, il n’y était pas rentré.

Au mois de juillet suivant, il se fit ramener à Fléchin. Là, devant les horizons familiers de sa jeunesse, il attendit la mort en toute sérénité. Les plus tendres soins lui adoucirent le mystérieux passage. Il expira le 30 septembre.

 

Dans les temps lointains où j’étais, au lycée Louis-le-Grand, le condisciple de Raymond Poincaré, nous avions tous, présente à l’esprit, une page de Cicéron, une page émouvante, que la prodigieuse mémoire de mon illustre parrain n’a certes pas oubliée. Le prince des orateurs romains, parlant de son ami Crassus, — l’ancien consul, mort quelques années plus tôt, — le félicite ardemment d’avoir quitté ce triste monde. « Il n’a pas vu, s’écrie-t-il dans un mouvement superbe, il n’a pas vu tous les malheurs et toutes les hontes qui nous accablent ; il n’a pas vu nos deuils, nos turpitudes, nos carnages ; il n’a pas vu se flétrir et déchoir, et toutes les façons, notre patrie naguère si florissante. J’en arrive à croire que les dieux immortels ont moins voulu lui ôter la vie que lui accorder la mort… Ut mihi non erepta Crasso a dîs immortatibus vita, sed donata mors esse videatur. »

J’applique cette belle pensée à M. Jonnart, mais en la retournant. La mort lui fut bienfaisante, puisque, à cet homme d’une santé si faible, elle accorda tous les répits nécessaires pour qu’il pût voir l’accomplissement de tous ses rêves.

Figurez-vous la vision magnifique sur laquelle il a fermé les yeux : — La Lorraine et l’Alsace réincorporées à notre territoire national ; — la France rétablie dans les conditions de sa vie séculaire et, selon la forte expression de Renan, ayant retrouvé « toute son audience dans le monde » ; — notre patrimoine colonial successivement accru de la Tunisie, du Tonkin, de l’Annam, de Madagascar, du Soudan, de la Côte d’Ivoire, du Dahomey, du Niger, du Congo, du Maroc, du Cameroun, du Liban, de la Syrie, un domaine d’une ampleur et d’une richesse telles que nulle puissance de l’Europe continentale n’en a possédé un semblable depuis le temps où l’héritier de Charles Quint déclarait orgueilleusement : « Le soleil ne se couche pas dans mon empire. »

Et, considérant cette œuvre grandiose, M. Jonnart avait le droit de se dire qu’il en était l’un des meilleurs ouvriers. Quelle récompense plus belle pouvait souhaiter, ici-bas, l’homme qui avait pris pour devise : « La ténacité dans l’observance du devoir patriotique » ?