Discours de réception de Georges Goyau

Le 15 février 1923

Georges GOYAU

M. Georges GOYAU, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Denys COCHIN, y est venu prendre séance le jeudi 15 février 1923 et a prononcé le discours suivant :

 

MESSIEURS,

Votre Compagnie est un tribunal fort occupé. Les mots, périodiquement, comparaissent à votre barre, pour que vous disiez de certains qu’ils sont morts, et de certains autres qu’ils sont bien nés. Devant vous les talents se présentent, pour obtenir des couronnes, et l’on vous signale des vertus qui parfois eussent voulu rester cachées. Et vers vous s’achemine, depuis quelques années, un autre flot de clients, un flot qui ne sera jamais trop dense, les familles nombreuses. Fénelon, s’il revivait, devrait ajouter plusieurs chapitres à la lettre fameuse qu’il écrivit vos « occupations ». Mais à mesure qu’elles se multiplient, il devient nécessaire que dans votre Compagnie les bons vouloirs se prodiguent. Je vous promets le mien ; je vous le promets laborieux, assidu. Être un travailleur au milieu de vous, un travailleur avec vous tous, ne sera-ce pas le meilleur moyen, non point certes d’acquitter, mais du moins de reconnaître la flatteuse dette de gratitude qui m’attache à vous ?

Cette dette elle-même, messieurs, il semble qu’elle soit comme accrue par la première tâche à laquelle m’aient appelé vos suffrages. Car elle me fut chère, cette tâche, puisqu’elle m’offrit une émouvante occasion de prolonger, au delà même de 1a tombe, la précieuse proximité de pensées et d’aspirations à laquelle voulait bien m’admettre l’amicale cordialité de M. le baron Denys-Pierre-Augustin-Marie Cochin.

Ce fut un Parisien de Paris ; il y naquit le 1er septembre 1851. Un Cochin peut errer à travers Paris comme à travers un musée familial. Voici dans sa châsse, à Saint-Étienne du Mont, Mme Sainte Geneviève, que des Cochin promenaient jadis, de la Montagne à la Cité, quand solennellement elle sortait ; et voici, non loin d’elle, derrière des plaques tombales, Racine et Pascal, dont beaucoup ignoreraient qu’ils reposent là, si un Cochin, maire du quartier, bisaïeul de votre confrère, n’avait fait rayonner deux inscriptions sur l’obscurité de leur poussière. Voilà, rue des Gobelins, l’emplacement des deux chambres que louait en 1826 ce même Cochin, et qui furent la première salle d’asile ouverte aux petits Parisiens ; et l’hôpital Cochin, tout laïcisé qu’il soit, prolonge la tendresse d’âme d’un vieux curé, qui fut l’arrière-grand-oncle. Un Cochin, dans Paris, se sent l’héritier d’un passé qui oblige, et le serviteur né de ses frères.

Les exemples vivants sont plus efficaces encore que les souvenirs. Denys, ses deux frères plus jeunes, n’avaient qu’à regarder la magnifique existence de leur père, Augustin Cochin, pour éprouver un besoin de générosité civique, pour comprendre tout ce qu’implique de discipline le sens de la liberté, pour aspirer à être les serviteurs de Dieu en étant les serviteurs du progrès. Des manuscrits de M. et Mme Augustin Cochin, publiés depuis leur mort, témoignent que leur maison était un foyer de spiritualité, que le travail de la pensée y était considéré comme une façon de prière et couronné par la prière elle-même, et que dans cette famille où parvenaient tous les échos de la cité, tous les échos de la chrétienté, on méditait volontiers sur les échos de l’au-delà. L’abbé Perreyve, si prématurément disparu, en qui les joies mêmes du sacerdoce prolongeaient l’entrain de la jeunesse, était l’un des visiteurs aimés ; il causait avec Denys, lui écrivait de longues lettres. Pour lui faire traduire du latin, ou mémé, tout simplement, pour le faire jouer, le Père Gratry, d’ordinaire si distrait, — distrait parla philosophie, — concentrait toute son attention, toute sa bonté.

Mgr Dupanloup lui disait qu’un chrétien devait travailler, surtout quand il s’appelait Cochin. Ainsi faisait l’écolier, à Louis-le-Grand, à Stanislas ; et Gratry, à mesure qu’il grandissait, lui inculquait « la royale et divine ambition de mettre dans les destinées du monde son poids de justice et de vérité ».

En 1870, M. Denys Cochin avait dix-huit ans ; grand, vigoureux, bon cavalier, il lui parut qu’il devait risquer sa vie pour la France. Il s’engagea, s’impatienta quelque temps au dépôt, puis devint porte-fanion de Bourbaki. « Dieu m’a fait cette grâce, écrivait-il après la journée de Villersexel, de ne voir les Prussiens qu’en fuite. » Il fallut, hélas ! interrompre leur poursuite ; quarante-trois ans plus tard, nos régiments s’engageront sur cette même route, et, dès le mois d’août 1914, rendront Thann à la France. M. Cochin connut des journées et des nuits tragiques : il était là, quand Bourbaki, désespéré, tentait de faire violence à la mort, qui se refusa. Dans Besançon, l’on se sentait bloqué nul moyen de servir la France, de savoir quelque chose d’elle. Le jeune engagé s’évada, courut en Suisse, pour retourner à son dépôt, être encore soldat. Impossible ! dit la police de Genève : on l’arrêta, on le fit prisonnier sur parole. Là France le consola de prisonnier ce douloureux chômage en parant sa boutonnière de la médaille militaire : il ne portera jamais aucun autre insigne d’honneur. À la fin de 1871, faisant partie d’une mission qu’envoyait la Croix-Rouge à Dublin, il assistait aux impétueuses manifestations des Irlandais pour leur indépendance : « Nous n’avons pas le droit de les blâmer, écrivait-il au Correspondant, nous qui savons bien que l’Alsace fera, comme eux. »

Vous avez lu, messieurs, dans la Revue des Deux Mondes, les lettres de jeunesse de Denys Cochin vous l’y avez senti s’épanouir et se mortifier, vibrer et s’égayer, travailler et paresser, vous y avez deviné des luttes intérieures, que des victoires terminaient. « Fortifie ta volonté, lui recommandait son père ; prends le parti décidé du combat contre les sens, du triomphe obscur en là présence de Dieu ; puis, cette ceinture mise autour de tes reins, jouis de tout, mais en prenant des notes qui aideront tes réflexions. » Ce conseil eut la portée d’un testament, car en 1872, Augustin Cochin mourait. Son deuil de fils, succédant à son deuil de Français, induisait le jeune homme à « prendre la vie tout à fait au sérieux » ; sa physionomie intellectuelle et morale était désormais fixée.

Ce fut le propre de M. Cochin d’être toujours très divers sans jamais être ondoyant. Sincèrement, joyeusement, tout d’une traite, il s’abandonnait à la variété de ses enthousiasmes pour tout ce qui lui paraissait honorer le génie humain, ou le cœur humain. Il aimait la science et la beauté, la philosophie et la bonté. Sans heurts ni satiété, il passait d’une chasse à l’autre, chasse aux microbes dans un laboratoire et chasse à courre dans une forêt, chassé aux idées dans son cabinet, et chasse aux tableaux chez les marchands. Il avait le goût de l’éducation et le goût des spéculations intellectuelles il suivra avec la même patience, et presque avec le même attrait, son petit-fils aux prises avec une version latine, et René Descartes aux prises avec l’infini. Grand connaisseur en peinture, il comprendra David et il comprendra Cézanne ; il ne croira pas manquer de respect à Mme Benoît, son arrière-grand-mère, très bonne élève de David, lorsqu’il admirera Degas, ou le Bon Rock de Manet ; ses encouragements, ses commandes orienteront et soutiendront les débuts d’un Maurice Denis, qui sous nos regards renouvelle l’art religieux jusqu’au delà de nos frontières, et qui réintègre cet art, après trois siècles et demi de disgrâce, dans la Genève de Calvin.

M. Cochin était un spontané, un primesautier, prompt à comprendre, à savourer et à jouir, mais qui s’imposait sa part de travail comme il prélevait sa part de jouissances, et qui tour à tour se mettait tout entier dans tout ce que tour à tour il faisait. Son travail donnait une impression d’entrain, de mouvement, d’élan. Ses livres, c’était une pensée qui se parlait à elle-même, en nous parlant, et qui nous faisait l’honneur de nous introduire en son mécanisme. Digression ! disait-on parfois en présence de certains passages. Mais non, ce flot de souvenirs et d’historiettes, d’images et d’associations d’idées d’un précipitait charriait qui tout d’un coup se jus nous, dans toute sa plénitude l’incomparable richesse de cette agile et ferme pensée. Se laisser promener quelquefois, de fleur en fleur et d’objet en objet, par une vaste et gourmande curiosité, serait-ce fatalement la marque d’un esprit facile et volage, uniquement soucieux d’errer en Don Juan dans le monde des idées, et qui ferait à la haute culture, en lui multipliant les déclarations d’amour, plus de sourires que de promesses, et plus de promesses que de sacrifices ? Ces esprits-là, on les appelle parfois des amateurs, ce ne sont jamais des amoureux. Denys Cochin, vers la vingt-cinquième année, décida, lui, qu’il serait toute contraire d’un amateur, et tout ce discours vous montrera comment cette décision régla sa vie.

Gratry l’avait rendu philosophe, et lui avait dit que l’étude des sciences était pour la philosophie une préparation nécessaire.

Ce fut au service de la science que d’abord le jeune homme s’enrôla : il enferma dans les laboratoires une partie de ses journées. Il appartint à cette ardente équipe de travailleurs qui, sous le regard de Pasteur, avec un mélange de fièvre et de recueillement, d’imagination et d’observation patiente, s’efforçaient à surprendre les secrets de la vie. Au laboratoire de la rue d’Ulm, on interrogeait la goutte de vinaigre, la levure de bière, le grain de raisin ; on leur demandait s’il y avait des générations spontanées. On ne leur dictait pas d’avance leur langage, mais on voulait qu’ils eussent un langage ; on disposait les phénomènes, on les modifiait, on les mettait à la question, pour avoir des réponses. Denys Cochin était passé maître en cet art de questionner. On m’a raconté que la phraséologie chimique l’agaçait un peu ; il s’étonnait qu’on n’appelât pas un pot, un pot. Son esprit clair, jaillissant en un langage simple et direct, se fût peut-être effarouché volontiers devant, ce qu’il y a de sécheresse et de mystère dans les dédales des langues spéciales et techniques. Mais il eut bientôt fait de se laisser apprivoiser, et l’on apprit un jour qu’il venait d’imaginer tout un appareil, qui porta son nom, pour étudier l’action de l’air sur les fermentations. C’était une noble joie, de préparer ou de confirmer ainsi, par des travaux d’approche, les conclusions du maître.

Les jeunes gens trouvaient, au laboratoire Pasteur, de hautes et pures disciplines d’âme ; la science s’y révélait comme une école de désintéressement. J’entends dire qu’aujourd’hui certains lycéens font des sciences pour gagner plus tard de l’argent. Pasteur n’aurait pas goûté ces vocations-là. Denys Cochin le vit un jour s’insurger Contre un professeur de physique, qui, ayant inventé une lampe électrique, l’avait vendue. « Cela est indigne d’un savant, disait Pasteur. Encore s’il était sans fortune, mais il a bien vingt mille livres de rente ! » On voulait, chez Pasteur, un certain-pur amour de la science, comme les mystiques aspirent vers un pur amour de Dieu ; ce sont là de beaux élans, qui portent vers les cimes, et de ces cimes, ensuite, laissent retomber généreusement, sur la vaste foule, les grâces obtenues par le mystique et les lumières obtenues par le savant ; ces lumières, comme ces grâces, visent à nous délivrer du mal. La lutte contre les maladies contagieuses s’inaugurait : le docteur Roux, plus tard, poursuivra cette lutte, et Denys Cochin, toute sa vie, aimera s’en faire le témoin. A cette époque Renan, dans un dialogue, s’amusait à rêver d’une humanité terrorisée par quelques savants, et leur obéissant pour éviter qu’ils la détruisissent. Denys Cochin se détournait de ce mauvais rêve en contemplant ce laboratoire Pasteur où la chimie devenait une charité. Un jour viendra — et il le verra — où les chimistes d’outre-Rhin considéreront comme le plus beau triomphe, de suspendre sur le monde le cauchemar allègrement prévu par Renan.

Il n’y a pas de générations spontanées ; Denys Cochin l’avait lui-même vérifié. Dans son livre : l’Évolution et la Vie, publié en 1886, il transmit aux philosophes ce message de Pasteur. Comment croire désormais, comme le prétendait Spencer, que le monde minéral, le monde de la vie, le monde moral ne fussent, sous des modes différente, qu’une même force mystérieuse, inconnaissable, et mystérieusement transformée par d’inconnaissables avatars ? M. Cochin chimiste établissait que la matière inerte et le germe vivant forment deux ordres différents ; toute une moitié du système de Spencer succombait. Et M. Cochin philosophe avait dès lors la partie belle pour affirmer, contre l’autre moitié de ce système, l’existence d’un troisième monde, d’une troisième création, le monde moral, l’âme humaine.

Il revint à la charge, en 1895, dans son livre : le Monde extérieur. Devant les savants qui volontiers se fussent passés de métaphysique, il convoquait idéalistes et sensualistes ; les premiers disaient en souriant : la matière n’est pas ; et les seconds, en ricanant : le monde des idées n’est rien. Et les savants étaient au rouet, doutant tour à tour, et même simultanément, de leurs sens et de leur pensée. Mais Denys Cochin les rassurait, les réconfortait, leur montrait comment, au delà du monde des sensations, la raison reconstitue la matière pure et reconstruit un monde réel. Ils avaient donc à se réjouir qu’elle ne fût point, cette raison, je ne sais quelle aveugle transformation d’une force inconnaissable, mais qu’elle fût, au contraire, une puissance distincte, puissance qui connaît, qui maîtrise et qui règne — qui règne en se soumettant, lorsque se soumettre, c’est encore régner ; et c’est en proposant à la raison des savants un acte de foi dans la véracité divine, que Denys Cochin leur rendait confiance dans les données mêmes de leurs sens et dans la possibilité d’une science. La science, concluait-il, reste étroitement liée à la métaphysique, on peut même dire qu’elle en fait partie.

Vous avez entrevu, messieurs, derrière cette dialectique, la philosophie cartésienne, où le dix-septième siècle trouva des raisons de croire, et le dix-huitième des raisons de douter, ou même de nier ; M. Cochin, qui en 1913 consacrait un livre à Descartes, le lisait avec les yeux du dix-septième siècle. Descartes se détache du passé, et de la tradition, et de ses maîtres, ou du moins il croit s’en détacher, car son amour des idées claires et distinctes est un héritage de sa formation scolastique ; loin des morts, loin des vivants, il revendique et réalise, dans son poêle, sa souveraineté de chose pensante ; on goûtera ce spectacle, cent cinquante ans plus tard, comme une première affirmation des droits de l’individu, des droits de l’homme. Mais voici que cette chose pensante, solitaire et souveraine, peuple sa solitude de l’idée même de Dieu, et s’humilie devant Dieu comme devant la source de tonte connaissance, comme devant le garant de tout raisonnement. Dieu survient, sur l’appel de Descartes, pour affirmer la valeur métaphysique de la connaissance, la vérité métaphysique de la science. Denys Cochin se passionne ; cette valeur, cette vérité, lui tiennent tant à cœur ! Lorsque Henri Poincaré vengeait de certaines attaques nos facultés de connaître, Denys Cochin s’en réjouissait, à deux reprises, du haut de la tribune de la Chambre ; et il se donnait le malicieux plaisir d’étonner certains de ses collègues en leur révélant que Pie X, dans ses encycliques réputées réactionnaires, parlait comme Henri Poincaré, et que l’Église estimait plus la raison que ne le faisaient beaucoup de philosophes.

M. Cochin demandait aux philosophies nouvelles : « Que me dites-vous de mon intelligence, de ma pensée ? Je veux qu’elle me demeure une lumière, j’y tiens, c’est ma grandeur, c’est ma dignité. » Du haut de cette cime royale où le vingtième siècle le réinstalle, saint Thomas d’Aquin répondait « Vous avez raison, l’homme est semblable à Dieu en ce qu’il pense. » — « Ne parlons pas de lumière, protestait le pragmatisme, ce que vous appelez vérité, c’est tout simplement une direction pour votre volonté, un aliment pour votre vie. » Le pragmatisme était dès lors jugé, M. Cochin n’en voulait pas. Mais une autre philosophie survenait : « Je vous apporte une lumière, murmurait-elle, et cette lumière éclaire la réalité mouvante, elle est miroitante, comme le sont, dans la réalité, les aspects changeants et mobiles de la vie ; je la dois à une faculté nouvelle de connaître : l’instinct, devenu conscient sous le nom d’intuition. » M. Cochin se mettait aux écoutes ; cette demi-disgrâce de l’intelligence le chagrinait, mais les horizons nouveaux qui peut-être s’entr’ouvraient le séduisaient. Après tout, cette jeune intuition, personne modeste encore que conquérante, s’adressait finalement à nos vieilles facultés logiques, pour mettre en œuvre ses trouvailles. Et M. Cochin rêvait d’un concordat qui peut-être se pourrait conclure entre l’auteur du Discours de la méthode et l’auteur de l’Évolution créatrice. Car c’est toujours à Descartes qu’il revenait, avec un sentiment de gratitude pour les leçons de sécurité, de fierté, d’ambition, que nos esprits doivent à Descartes, et parce qu’il lui semblait avoir trouvé, dans les œuvres de ce philosophe, les mots décisifs et suprêmes dont s’éclaire la besogne du penseur et la besogne du savant.

Ce furent là, messieurs, les besognes favorites de votre confrère ; il fut homme politique par surcroît, et si vous étiez surpris que je misse quelque lenteur à le suivre dans sa vie publique, Denys Cochin lui-même se chargerait de me défendre. Il admirait beaucoup le portail de la cathédrale de Bourges, et savez-vous pourquoi ? C’est parce qu’autour de la figure centrale du Christ y paraissent d’abord les saints en prière, et puis les savants, plongés dans la lecture des livres, et puis, tout au bout, les rois tête, messieurs, couronne en tête, épée en main, Oui, me il plaisait à Denys Cochin que le protocole de nos vieux imagiers donnât aux rois cette place, car « on fait ainsi descendre la politique, disait-il, à la place qu’elle mérite. La prière, la pensée passent avant la puissance ; la politique ne fait qu’aplanir le terrain ; l’œuvre véritable, l’œuvre humaine, c’est la science, c’est le trésor, sans cesse augmenté, de nos connaissances philosophiques, La politique me parait la servante des autres œuvres de l’intelligence humaine. Un Colbert me fait l’effet d’un respectable et utile intendant, chargé de tenir convenablement la maison où travaille un Descartes. » Dans les assemblées délibérantes, où les circonstances l’entraînèrent beaucoup plus que ses goûts, M. Cochin trouvait que les idées étaient moins claires, la recherche moins paisible, que dans les laboratoires. Il eût aimé partager ses journées entre eux et le Palais-Bourbon, cela fut impossible. Mais plusieurs fois à la tribune il parla d’eux, de leur aménagement, de leur budget, de  leur prestige sous l’écharpe du député, il demeurait un serviteur de la science.

Le mandat politique fut un moyen pour lui, jamais une fin. Conseiller municipal de Paris depuis 1882, il aurait pu, dès 1889, devenir député, et c’était là un vœu de Léon XIII ; il aurait pu, en 1919, rester député. Cela ne dépendait que de lui, et de son silence, peut-être, plutôt que de son langage. Il aima mieux être battu, en 1889, que d’engager implicitement sa personnalité dans certaines combinaisons politiques qu’il réputait menaçantes pour les libertés parlementaires ; il aima mieux s’effacer, en 1919, que de signer des affiches collectives où la fermeté des revendications religieuses lui paraissait fléchir. Ambitieux, au sens vulgaire du mot, comment l’eût-il été ? Là cité idéale, pour lui, était celte qui saurait employer les dévouements et remettre les ambitions à leur place.

Ses traditions, ainsi qu’il le disait en 1877 aux électeurs de Corbeil, ne l’attachaient à aucun parti ; et ses lettres de jeunesse le montrent assez indécis au sujet des régimes politiques, plus indécis d’ailleurs qu’indifférent. Quand je lis son Louis-Philippe, ce livre frappant et persuasif auquel le roi lui-même semble avoir collaboré par de très intéressantes citations, et quand je vois M. Cochin s’attacher à photographier les minutes d’histoire durant lesquelles Louis XVI apparut comme un libéral et Louis-Philippe comme un féal serviteur de la branche je ne puis m’empêcher de penser que si ce livre paru quarante-cinq ans plus tôt, en 1873 au lieu de 1918, il aurait eu, peut-être, l’importance d’un fait historique, et influé sur les destinées de la cause monarchique en France. Mais M. Cochin, en 1873, n’était encore qu’au début des méditations qui peu à peu l’amenèrent à considérer la monarchie comme un boulevard efficace pour un libéralisme pratique. « Nous croyons au roi et aux Chambres, écrira-t-il plus tard : aux Chambres, pour manifester l’opinion dominante ; au roi, pour être le roi de tous et faire respecter les faibles après chaque revirement d’opinion. » Il pensait avec Cavour que la plus mauvaise des Chambres vaut encore mieux que la meilleure des antichambres, mais il partageait la haine éloquente de Stuart Mill contre la tyrannie des majorités ; et pour les obliger à quelque générosité, pour assurer aux idées momentanément vaincues leur droit à la vie, le sceptre d’un roi lui paraissait une bonne invention. Une majorité mit un jour barrière entre le sol de France et l’héritier de la race royale ; Denys Cochin l’escorta de l’autre côté de la barrière, et se sentit, désormais, attaché à un parti, non seulement par des arguments de philosophie politique, mais par ce sentiment de fidélité qu’inspirent les grandes disgrâces.

Il se classa donc parmi les hommes d’opposition. Il faut qu’il y ait des hérésies, dit saint. Paul ; il semblerait, à l’entendre, que dans la cité même de Dieu, le gouvernement, même assisté d’en haut, aurait besoin d’une opposition, au moins de temps à autre. À plus forte raison, messieurs, c’est là une nécessité pour les pouvoirs humains. Les oppositions ne sont point seulement une mortification bien opportune pour le subtil orgueil des majorités ; elles peuvent, elles doivent être une lumière pour le gouvernement qu’elles surveillent. La vie parlementaire de Denys Cochin nous enseigne les méthodes qui rendent une opposition féconde pour une patrie. C’était l’une de ses maximes, qu’il se sentait incapable de faire une opposition systématique à la République, s’il la voyait gouvernée par des hommes modérés, libéraux et intègres ; et c’en était une autre, qu’il ne concevait pas le jeu politique comme un duel de personnalités, mais comme un duel d’idées. Que ses contradicteurs de la veille soutinssent soudainement une thèse qu’il trouvait juste, on l’y voyait adhérer avec amitié, avec élan. Pas de parti pris contre les hommes. Jules Ferry battant son père aux élections, Jules Ferry faisant instrumenter contre les moines, l’avait douloureusement ému. Mais n’importe : M. Cochin rendait hautement justice au « Vosgien entêté » qui avait pressenti que nos prodigieuses découvertes scientifiques, bouleversant l’équilibre économique des peuples, devaient les amener à se répandre dans l’univers. Le recueil de discours qu’il intitula : Ententes et ruptures, glorifie les ententes qui devaient isoler en Europe la puissance germanique, et condamne la rupture par laquelle la France, s’absentant du Vatican, paraissait s’isoler dans la chrétienté ; et cette distribution même de l’éloge et du blâme attestait l’esprit d’équité qui imprégnait cette éloquence et qui sans cesse la contrôlait. Elle se faisait aimer par sa bonne humeur, par sa bonhomie, par son allure cordiale, pacifiante. « Denys Cochin va parler, » murmurait-on dans les couloirs. Tout de suite les bancs se garnissaient. La tête basse, le dos un peu rond, il gravissait la tribune : les mains dans les poches, il commençait. Un peu timide au début, la voix était distincte, vibrante et partout elle portait. Sa mémoire très sûre, sa préparation très profonde, le soutenaient ; en mots justes, incisifs, sans déclamation, sans éclats de voix, sans emphase de gestes, il devenait orateur, tout en restant causeur. Il trouvait moyen de mettre de la bonne humeur jusque dans l’indignation, et les victimes Île ses flèches ne savaient alors si elles devaient protester ou bien sourire. Des fonctionnaires un jour ayant subi des ennuis pour avoir cumulé avec le dévouement à l’État la dévotion à Dieu, Denys Cochin s’écriait : « Le gouvernement nous fait voter le budget des messes et condamne ceux qui y assistent ! » La causerie, parfois, provoquait des interruptions ; c’était une fête, alors, pour l’orateur, et pour son auditoire. Sa parole n’était jamais plus pétillante, plus débridée, plus décisive, que lorsqu’elle se condensait en ripostes. C’est avec ces mœurs oratoires qu’il intervint, plus de vingt ans durant, dans les grands-débats sur la politique étrangère et sur la politique religieuse.

Vous vous souvenez, messieurs, des émouvantes discussions auxquelles donnèrent lieu les sanglantes hécatombes d’Arméniens. D’une part, le concert européen, où chaque puissance avait sa responsabilité ; et chacune voulait être, selon le mot de M. Cochin, une grande personne bien sage, de crainte de sortir du concert et de tomber dans l’isolement ; et la diplomatie de la France — de la France qui, à cette date, était encore une nation vaincue — se sentait contrainte de surveiller les manèges de certaines autres diplomaties, et de calculer bien mûrement, bien sûrement, les répercussions de ses actes, et même de ses générosités. D’autre part, une certaine conscience européenne, chrétienne, humaine, qui ne savait qu’une chose, que là-bas on tuait, et qui demandait justice. Denys Cochin ne voulait pas que l’Europe ou les Arméniens pussent croire à l’indifférence de la France.

Les chancelleries causaient dans le secret : était-ce pour les Chambres une raison de se taire ? Denys Cochin ne le pensait pas. Il conjurait notre diplomatie qu’elle gardât un souvenir aigu, impérieux, des généreuses passions qui devaient animer la France ; qu’elle représentât les-consciences tout entières, non seulement dans leur souci de l’intérêt national, mais dans leurs soubresauts d’humanité ; et qu’elle s’associât enfin à ces « mouvements de désintéressement qui, faciles aux individus, paraissent presque impossibles aux nations ». Lorsque. M. Cochin formulait cet appel, il trouvait : devant lui, sur les bancs du pouvoir, l’éminent homme d’État qui devait un jour l’accueillir ici ; et ce jour-là, M. Gabriel Hanotaux lui dira : « Comment décliner votre critique puisqu’elle professe le bien ? On plaide avec vous, même quand on subit votre verdict, car les causes que vous soutenez sont généreuses et justes. » Ainsi se clora, sous votre coupole, le dialogue parlementaire dont les Arméniens avaient été l’objet, par un épilogue qui honorera les deux interlocuteurs.

Le dialogue s’était derechef engagé, non moins pressant, non moins vif, au sujet de la Crète. D’une part, ici encore, le concert européen, assez embarrassé pour concilier avec le principe de l’intégrité de l’Empire ottoman la rédaction d’un statut donnant quelque indépendance à la Crète ; d’autre part, une créance immortelle, la créance de la Grèce sur nos civilisations. Créance signée par l’antiquité chrétienne et contresignée par les humanistes de la Renaissance, dont M. Henry Cochin pouvait redire à son frère les ferveurs fidèles créance attestée par Renan lorsqu’il priait sur l’Acropole, créance attestée par Léon XIII lorsque les voies où se promenait Aristote lui apparaissaient comme l’avenue de la théologie. Denys Cochin se rappelait le lycée, où Sophocle lu dans les classes, les Orientales dévoilées sous le préau, enseignaient également l’amour de la Grèce. Souvenirs classiques, aspirations romantiques, répercutaient la voix de la Grèce criant à l’Europe : « La Crète veut être à moi » et Denys Cochin prolongeait l’écho.

« Nous ne prétendons pas, disait-il, nous mêler aux intrigues qui s’agitent toujours s’agitent toujours autour de la question d’Orient ; non, nous voulons parler en faveur des opprimés quels qu’ils soient, chrétiens, musulmans, juifs, bohémiens, tous les opprimés. » « Les âmes collectives des nations, insistait-il, ne sont pas toujours incapables de comprendre les raisons généreuses et d’humanité pure. Elles peuvent quelquefois oublier leurs intérêts séculaires pour compatir au sort des faibles et s’accorder le luxe d’une bonne action, et j’aime à répéter que nous avons droit d’affirmer ceci en France, parce que, si ce n’était pas vrai, la moitié de l’histoire de France ne serait plus qu’un roman. » Cette moitié de son histoire, M. Cochin voulait que la France la continuât en se faisant, dans ses colonies, une civilisatrice, en y avisant au progrès moral et religieux, et son éloquence exigea que l’esclavage disparût de Madagascar, dès lors que nos trois couleurs y planaient.

Par ailleurs, les discours réunis dans son volume Affaires marocaines, témoignent avec quel coup d’œil d’homme d’État il savait veiller à ce que fût sauvegardé l’intérêt national, à ce que fussent respectées certaines exigences d’un égoïsme sacré. Un surcroît d’ascendant s’attachait dès lors à sa voix, lorsque, en discutant les bases de nos alliances, elle demandait que les traités conclus nous permissent de demeurer un peuple généreux, un peuple chevaleresque. Cette voix s’adressait à toute la Chambre, à toute la France. « Votre cause, disait-il aux catholiques, est forcément celle des chrétiens d’Orient » ; et se retournant vers les gauches, il leur signifiait : « Vous êtes liés par principe aux gens qui veulent l’indépendance. » De part et d’autre, M. Cochin était compris. On avait vu, jadis, Bonald et Benjamin Constant, Genoude et Béranger, mêler leurs applaudissements, quand Charles X libérait la Grèce de pareilles unions se reformaient ; et dans les lagunes de Venise, un vieux moine d’Arménie les ratifiait, en joignant dans sa prière d’action de grâces, aux noms de Denys Cochin et de Vandal, ceux de Jaurès et de M. Anatole France.

Votre confrère s’inspirait du même esprit, dans ses luttes pour l’idée religieuse. Il eût pu, comme croyant, défendre l’Église en invoquant les droits de l’absolue vérité ; il préférait revendiquer pour elle, au nom du droit commun, la liberté. La première méthode, peut-être, donne plus de virilité pour combattre, mais la seconde, assurément, donne plus de souplesse pour vaincre. Le seul succès remporté, au déclin du dix-neuvième siècle, par l’idée de pacification religieuse, fut provoqué et obtenu par M. Cochin. Il interpellait sur la liberté des funérailles : Spuller, en sa réponse, prononça le mot d’esprit nouveau, qui un instant illumina l’horizon d’une splendeur d’arc-en-ciel, Au loin, Léon XIII fut content, très content. Il avait conseillé aux catholiques de se rallier à la République ; il lui parut que la République leur souriait. M. Cochin, promoteur du beau sourire, n’était cependant pas un apôtre du ralliement.

Des lois survinrent, qui ramenèrent les orages ; Denys Cochin s’en irrita, il leur reprochait d’appauvrir l’enseignement en gênant la liberté. Deux jeunesses, nous n’en voulons plus, lui disait-on. Et moi, ripostait-il, j’en veux vingt, pensant librement, mais servant en commun la pairie. L’Université, l’Église, les congrégations, autant de forces : il voulait qu’on les fît vivre ensemble, pour la grandeur du pays. Créer des écoles libres pour soixante-dix mille petits Parisiens, fonder la Ligue pour la liberté de l’enseignement, et d’autre part s’inscrire, en Sorbonne, dans la Société des amis de l’Université : ce n’était là, pour lui, qu’un seul et même geste. Volontiers il rappelait une belle parole de M. Liard : « La chaire de Moissan ou celle de Lippmann, lui avait dit un jour ce haut universitaire, ne sont pas les ennemies de la chaire de M. Branly ; aimons la science partout où elle s’enseigne. » Il parlait d’or, ce recteur, que n’était-il législateur ? Denys Cochin aimait beaucoup un vieux mathématicien, très apprécié de l’Institut pour ses travaux sur les fonctions elliptiques ; ce savant, un jour, perdit le droit d’enseigner aux enfants le carré de l’hypoténuse. Pourquoi ? Parce qu’il était Marianiste. Mais Denys Cochin savait qu’au Japon notre diplomatie réclamait des Marianistes comme professeurs ; et Denys Cochin trouvait que le monde est plein de contradictions. Il fut un jour victime de son zèle pour la liberté de la culture, ses fonctions de délégué cantonal lui furent enlevées. « Ce n’est pas pour des raisons politiques », lui écrivait son sous-préfet. Denys Cochin fut inquiet : « J’ai craint, confessait-il, qu’il ne m’eût révoqué pour insuffisance d’orthographe. » Mais lorsqu’il devint l’un des quarante Français préposés au dictionnaire, ses craintes furent rassurées.

Au demeurant, toute surexcitation des passions religieuses lui déplaisait : il désirait atténuer les heurts, et même les prévenir. L’histoire le montrera, en 1904 et 1905, tentant de suprêmes démarches pour conjurer la rupture entre la France et la papauté. Il y avait là, pour lui, une question de politique étrangère : nos missions, notre protectorat, notre rôle spirituel, hantaient sa pensée. N’était-il pas devenu comme le syndic général de la France du Levant, digne héritier d’un autre Denys Cochin, qui fut au milieu du dix-huitième siècle syndic général des missions franciscaines aux Lieux Saints ? Au delà du Vatican, il voyait la plus grande France, qui voyait était en partie une création de l’Église.

Que nos querelles confessionnelles pussent avoir au Transtevere ou au Maroc, en Chine ou en Syrie, des réactions contraires à l’intérêt national, cela lui paraissait un malheur qu’il désirait épargner à la France. D’aucuns murmuraient avec désinvolture : Ce sera une faute de plus au passif du régime ! M. Cochin ne croyait pas que l’homme d’opposition dût, pour guérir les maux, les aggraver.

Dans le Paris, angoissé mais vaillant, du mois d’août 19 14, cet homme d’opposition devint, en quelque façon, un pouvoir spontané. Galliéni, pour ausculter l’âme de Paris et savoir qu’elle tiendrait, n’avait qu’à écouter M. Cochin et les députés parisiens qui, sous sa présidence, faisaient face au tragique péril. Tous les précédents de sa vie politique acheminaient vers lui les plus diverses clientèles. Des Arméniens lui disaient : « Nous ne-sommes pas des Turcs ; procurez-nous des permis de séjour ! » Trois cents Grecs, impatients de se battre pour la France, voulaient que ce fût lui, l’ami de la Grèce, qui les présentât au ministre de la Guerre. Il apprenait que sur les prêtres soldats certaines menaces planaient : leur chasuble, à l’autel, laissait passer leur pantalon rouge ; et de vigilants esprits, que Charleroi n’avait pas dérangés dans leurs habitudes de pensée, tremblaient pour l’idée laïque. M. Cochin voyait Galliéni, et l’incident était clos. Des pères, des mères s’inquiétaient du silence de leurs fils, tués ‘ peut-être, ou prisonniers, ou disparus. M. Cochin travaillait à organiser l’œuvre des Nouvelles du Soldat : il la mettait en rapports avec les bureaux d’information qui fonctionnaient au Vatican ; et les premières lettres qu’il échangeait avec le secrétaire d’État du nouveau pape Benoit XV avaient trait à nos poilus. Les pouvoirs publics, qui savaient que M. Cochin se tenait à leur disposition, se rappelaient d’abord qu’il était chimiste, et lui confiaient quelques missions pour prévenir la disette d’explosifs.

« Vous n’êtes qu’un chimiste », disaient à Pasteur les Jurassiens quand il souhaitait leurs suffrages pour le Sénat. Et Pasteur leur répondait : « Pourquoi la France de 1792 a-t-elle vaincu ? C’est parce que la science avait donné au courage de nos pères le moyen matériel de combattre et de vaincre. » Il leur rappelait Monge et Carnot, Fourcroy, Guyton de Morveau, Berthollet, fournissant à nos armées de l’acier, et du cuir, et du salpêtre, et des ballons, et le télégraphe aérien. Je ne sais si M. Cochin se souvenait de ces grands ancêtres, lorsque à son tour, en mai 1915, dans son rapport sur les poudres et salpêtres, il traçait un magistral programme d’application de la chimie aux besoins de la guerre, lorsque son imagination de savant transfigurait les papeteries en fabriques d’explosifs, et lorsque après l’armistice, sur le désir de M. Clemenceau, il envisageait dans un rapide tour de France les moyens d’utiliser nos usines de guerre pour les besoins du temps de paix

 « Dites donc à, des hommes qui ne seraient que politiques d’en faire autant ! » continuait Pasteur avec un joli brin de fierté. Les hommes qui ne sont que politiques, messieurs, font néanmoins tout leur devoir quand ils savent adapter au service de la cité les lumières de chacun ; et pour faire bon usage du bon vouloir de M. Cochin, deux présidents du Conseil se rencontrèrent : l’un d’eux illustrait votre Compagnie, et cette grave séance témoigne que jusqu’à sa dernière heure il a travaillé pour elle. M. Briand et M. Ribot songèrent que M. Cochin n’était pas moins familier avec les jeux de la diplomatie qu’avec le jeu des atomes ; ils installèrent au pouvoir, de novembre 1915 à juillet 1917, en la personne de M. Cochin, le catholicisme et la compétence. Ce fut pour l’union sacrée une sanction, pour la défense nationale un bienfait.

Denys Cochin dut inaugurer son ministère, lui monarchiste, par un geste qu’eussent envié certains orateurs de la Convention, lorsqu’ils affectaient de haranguer les peuples par-dessus là tête des rois. À la cour de Grèce, les influences germanophiles prévalaient ; on pouvait craindre que les divisions alliées, accourues au secours des Serbes, ne fussent arrêtées, cernées, désarmées dans leur retraite sur Salonique. On avait tous la main, à Paris, un grand philhellène ; on l’envoya, pour qu’il fit de son mieux. Dans Patras, dans Athènes, une foule immense entoura Denys Cochin, et ne songeait plus à aller dormir, parce que Denys Cochin était là. Les vivats qui l’acclamaient se mêlaient aux cris de : Vive la France ! vive Venizélos ! vive la Constitution ! Ces cris imposaient une politique ; Denys Cochin s’en fut à Salonique, et revint dire au roi et à ses ministres la commune volonté de la France et du peuple grec. Le pouvoir dut s’incliner ; la sécurité dé nos drapeaux fut garantie. Cela n’empêche, murmuraient les germanophiles, que le colosse germanique demeure indomptable. Dans un banquet, à Phalère, Denys Cochin se leva : en face de lui, il y avait Salamine, où vingt-cinq siècles plus tôt un autre colosse avait succombé. Le paysage parlait, l’histoire parlait. Denys Cochin les commentait ; son verbe était l’écho de ces deux éloquences, Au dire des témoins, il fut incomparable ; et l’âme grecque, en l’écoutant, trouva dans son propre passé des raisons de croire à la victoire de la France. Le lendemain, il était proclamé citoyen d’Athènes, Toute cette histoire se déroula sur un autre plan que celui de l’histoire diplomatique : les diplomates sont décorés par les cours ; Denys Cochin était décoré par un peuple.

À son retour, une besogne de diplomate lui fut confiée. On voulait une organisation plus rigoureuse du blocus des Empires centraux. Les Allemands s’en allaient chez les neutres quêter des vivres, et des produits chimiques, et des matières premières, qu’ils transformeraient en engins de mort. Comme ministre d’État, puis comme secrétaire d’État aux Affaires étrangères, M. Cochin fut chargé de les traquer, sur tous les marchés du monde. Mais, pour les évincer, la France devait se présenter en acheteuse, et tout de suite les difficultés commençaient. Que n’achetons-nous, demandait M. Cochin, les pâtes à papier de Suède et les vaches de Suisse ? Halte-là, intervenaient d’autres ministères, songeons aux producteurs français. Pour fabriquer notre acide sulfurique, reprenait-il, que n’achetons-nous les pyrites scandinaves ? L’Angleterre se laissait convaincre, et les armées allemandes n’eurent plus à compter sur ces pyrites. En coupant les vivres aux Allemands, il fallait veiller, d’autre part, à ce que les neutres ne fussent privés de rien, pas même de dessert, Les appétits suisses avaient besoin de nous, chaque jour, pour déjeuner et pour dîner. M. Cochin montrait beaucoup de sollicitude pour ces cordiaux voisins, si accueillants à nos rapatriés, à nos grands blessés. « Je n’ajouterai pas un plat à votre menu, disait-il aux Suisses, mais j’aviserai pour que le menu soit toujours servi à l’heure. » Et les rations qui très ponctuellement franchissaient la frontière suisse arrivèrent toujours à l’heure, mais elles étaient si sûrement calculées, qu’il ne resta jamais de reliefs que fût venue quémander la disette allemande. Si la Société des Nations veut un jour manier l’arme du blocus contre quelque État pécheur, le haut fonctionnaire international qu’elle en chargera n’aura qu’à régler ses méthodes sur celles de Denys Cochin.

Précurseur, il le fut encore, tout le long de son ministère, en nouant avec le Saint-Siège, à titre personnel, certains entretiens épisodiques, qui préservèrent efficacement la paix religieuse. ‘Tourner le dos pour ne pas voir le pape, déclarait-il, n’est pas faire’ montre de pensée libre, c’est une autre manière de se prosterner. Onze ans plus tôt, les catholiques allaient en son hôtel pour y trouver et y saluer l’Église, dans la personne du cardinal archevêque de Paris, qui, dépossédé de son palais, était devenu l’hôte de M. Cochin en 1916 et 1917 l’hôte, les catholiques savaient que de cette même maison de la rue de Babylone sortait tous les matins un ministre d’État, prêt à négocier avec ses collègues pour l’apaisement de leurs susceptibilités ou de leurs anxiétés. Mais deux ou trois fois, entre l’autorité religieuse et le pouvoir civil, certaines menaces de conflit se précisèrent ; M. Cochin, alors, se tournait vers Benoît XV, et les prélats dont le diocèse avait failli devenir un terrain volcanique recevaient de Rome les instructions nécessaires pour que toute éruption fût conjurée. Des petits incidents, M. Cochin passait aux grandes questions. Il provoquait, par ses interrogations officieuses, une lettre formelle du cardinal Gasparri, qui l’assurait que le Saint-Siège ne ferait rien pour abolir ou diminuer notre protectorat dans le Levant. Votre confrère, messieurs, fut justement fier de cette lettre : pour que se prolongeât le passé glorieux auquel le Saint-Siège demeurait fidèle, il ne fallait plus qu’une autre fidélité, celle de la France.

Souvent ses regards se repliaient, avec une tristesse profonde, sur les assises précaires de l’Église de France. Une législation d’État, élaborée naguère à l’écart du Saint-Siège, s’était heurtée contre la conscience collective des catholiques, qui ne voulaient, en matière spirituelle, connaître que le Saint-Siège : ce heurt était-il irréparable ? Denys Cochin persistait à espérer le contraire. Il s’était rangé, en 1906, parmi ceux qu’on dénomma les cardinaux verts. J’en étais, messieurs, et voilà seize ans que je demeure tout confus d’une aussi intimidante appellation : vous m’avez déchargé d’une moitié de ma confusion, le jour où vous avez justifié l’épithète en faisant verdoyer mon habit. Mais il reste le substantif : serait-il vrai que M. Cochin, que Ferdinand Brunetière, mon maître très aimé, que votre doyen d’élection, M. le comte d’Haussonville, eussent vraiment usurpé les prérogatives cardinalices ? On les vit très dociles, très discrètement patients, souhaitant silencieusement, comme une grâce pour leur Église, mais non comme une revanche pour leurs personnes, que certains pourparlers pussent tôt ou tard s’engager, dans lesquels l’Etat viserait à rassurer l’Eglise, et dans lesquels l’Église indiquerait à quel prix elle se réputerait rassurée. Les coups de sonde jetés à Rome par M. Cochin préparèrent ces pourparlers ; et lorsque il y a deux ans les rapports entre Rome et la France redevinrent officiels, M. Cochin, dans sa retraite, put considérer que son œuvre mûrissait.

La grande guerre, messieurs, entassa sur les épaules de votre confrère les fardeaux les plus imprévus, le poids des honneurs, mais aussi celui des douleurs. Son fils Jacques, son fils Augustin, son gendre Bourmont, succombaient héroïquement : c’étaient deux familles décapitées, et une grande œuvre historique interrompue. Augustin, cinq fois blessé, montrait à ses hommes, de son bras encore tout pantelant, ce Calvaire d’Hardécourt dont ils devaient occuper l’éminence : il y montait, et soudainement frappé d’une balle, le couvrait de son corps. Son intelligence puissante, ses cartons de notes, avaient commencé de jeter sur notre histoire révolutionnaire des lueurs nouvelles : il aurait pu fonder une école historique, il n’en eut pas le temps. Et les yeux douloureux de M. Cochin se promenaient entre les manuscrits inachevés et ces admirables Lettres de guerre, où le métier de chef s’embellissait comme une consécration de l’idée de fraternité chrétienne, où les menaces de mort apparaissaient comme des ferments de vie, comme les ferments d’une vie qui sans emphase, et par la seule éloquence du péril accepté, voulait prêcher le sacrifice en se sacrifiant elle-même.

Des mouvements d’incoercible révolte contre l’affreuse chose qu’était la guerre, pareils aux mouvements que prêta Virgile à l’âme des mères, secouaient parfois M. Cochin : il était émouvant, alors, de l’entendre s’accuser d’être faible. « Dieu m’a fait une grande grâce, disait-il, celle de me trouver entre deux Augustins, mon père qui était un saint, mon Fils qui en fut un autre. » Autour de lui, la sollicitude vaillante de Mme Cochin groupait et resserrait les fragments des foyers décimés ; avec ces épaves, elle refaisait de la vie, sur des ruines. Il y avait là un petit Denys, un petit Augustin : le grand-père se refaisait pédagogue, afin qu’ils devinssent dignes, un jour, de la gloire historique qui s’attachait à leur nom, à leurs prénoms. Et sa parole, sa plume, continuaient à servir la France, pour laquelle ses fils étaient morts,

En novembre 1920, il s’en allait à Lyon, pour une conférence sur la Grèce, pour un hommage, aussi, à son vieil ami Édouard Aynard, le « parlementaire idéal » ; au retour, une subite catastrophe de santé lui interdisait à jamais la parole publique. Une grande force française était désormais immobilisée, mais non point oubliée. En son cabinet de la rue de Babylone se succédaient, au jour le jour, ses amis du Parlement, de l’Académie, du monde diplomatique. On causait : des toiles de prix, sur les murs, encadraient les entretiens ; la haute fenêtre s’ouvrait sur ce jardin où jadis ses fils avaient joué, sur ce jardin au bout duquel un de ses amis, un de vos confrères, François Coppée, avait, quinze ans plus tôt, pratiqué, lui aussi, la science de souffrir et de mourir. Mais on savait que les regards de M. Cochin continuaient de se porter au loin, et que la maladie n’en pouvait troubler la limpide clarté : on venait demander à ces regards comment ils voyaient la France, comment ils voyaient l’Europe. Le visiteur un jour, fut le nonce apostolique, fraîchement arrivé parmi nous. Ce fut l’une des dernières joies de M. Cochin : il ne pouvait plus aller à Rome, Rome venait chez lui.

Et quand le Paris politique ou la Rome religieuse prenait congé de lui, son encrier lui restait. Il se flattait encore de pouvoir développer, en un livre, les idées qu’il avait esquissées dans sa conférence sur le Dieu allemand, et mettre en lumière les différences profondes qui-séparent la pensée germanique de la pensée française ; il étudiait, pour les réfuter, Hobbes, Rousseau, docteurs en tyrannie, tyrannie du prince ou tyrannie du corps social, et de ce cabinet où son mal le retenait, il s’évadait dans tous les champs du savoir. Mais c’est vers vous, messieurs, qu’il eût voulu pouvoir s’évader. « Quand est-ce que je pourrai un jeudi reprendre mon parapluie, — le parapluie de Louis-Philippe — et m’en aller revoir l’Académie ? » disait-il à ses médecins, qui n’osaient répondre. Toutes les causes qu’il avait servies l’inspiraient une dernière fois, pour que ses souffles suprêmes fussent des souffles d’enthousiasme : en d’étincelantes pages d’éloquence, qui paraissaient au Figaro, au Gaulois, il reparlait de la Grèce, et de la Pologne, et de la liberté religieuse, et du protectorat, et de la Papauté. En deux articles, qu’il intitulait Fides Intrepida, il saluait l’avènement de Pie XI. Il écrivait.

« Je vois tes nobles traits, Augustin héros et sage, dans l’auberge ruinée de Maricourt ; je vois tes lèvres toujours rieuses, chez les Camaldules de Pont-à-Mousson, mon Jacques, mort au devoir comme le chevalier d’Assas. Tous deux, avec votre grand-père et moi, vous seriez à genoux, aujourd’hui,’ pour remercier Dieu d’avoir inspiré aux chefs de son Église des idées qui serviront la paix avec l’Italie et la France, le retour de l’Orient, là liberté chez la noble nation polonaise. Très Saint Père, qui êtes maintenant Pie XI, transmettez à une famille obéissante et dévouée un peu de votre Fides Intrepida. »

Ce furent là, messieurs, ses dernières lignes : tout ce qui avait rempli sa vie, tout ce qui l’avait brisée, s’y condensait : pareil à ces donateurs qui sur les vieux retables agenouillent aux pieds de la Madone l’essaim ‘familial, il groupait aux pieds du Pape tous ceux qu’il pleurait. Mais chaque journée nouvelle imposait au malade une privation nouvelle. Sa pensée, toujours maîtresse d’elle-même, régnait sur cet anéantissement progressif ; elle en faisait hommage à Dieu, comme elle lui faisait en d’autres temps l’hommage de ses énergies. Bon chrétien, il fallait qu’il cessât d’être pour cesser de prier ; bon cartésien, il fallait qu’il cessât de penser pour cesser d’être. Un soir de mars 1922, cette lumineuse intelligence s’éteignait dans la sérénité.