Réponse au discours de réception d’André Chevrillon

Le 21 avril 1921

Pierre de LA GORCE

Réception de M. André Chevrillon

 

Monsieur,

En prenant place parmi nous, un double sentiment de modestie personnelle et de fierté familiale vous a inspiré. Vos titres suffisaient. Il vous a plu de vous abriter sous te nom de l’homme illustre qui fut votre proche parent et favorisa vos premiers essais. À votre pensée respectueuse et émue l’Académie ne saurait manquer de s’associer. Jalouse gardienne des traditions, elle juge qu’elle s’honore en commémorant ceux qu’elle a perdus. Et entre tous nos morts, en est-il qui méritent plus que M. Taine que sa mémoire soit gardée ! En son intègre carrière, un seul souci l’absorba, celui de rechercher, à travers les images extérieures des choses, les idées directrices qui règlent le monde et conduisent la vie. En lui se rassemblèrent — et à un degré surprenant — deux facultés qui souvent s’excluent : un don d’analyse prodigieusement subtil qui fouillait la matière au point de la disséquer, qui scrutait l’âme humaine au point d’en rendre visibles les plus secrètes impulsions : puis un don de synthèse non moins extraordinaire qui tout à coup ramassait les détails, les groupait, leur communiquait le mouvement, et les accumulait par masses en un tableau d’ensemble, d’une maîtrise toute puissante, où l’on ne savait ce qu’on devait le plus admirer, la magie d’évocation qui ressuscite, la précision qui définit, l’ardeur entraînante qui déduit, prouve et conclut. Un labeur acharné remplit toute cette existence, et l’effort ne cessa qu’à l’heure où une lassitude, au-dessus de toute énergie, laissa échapper la plume aux mains du robuste et probe travailleur. — En vous écoutant, Monsieur, plusieurs n’ont-ils pas senti se raviver leurs propres impressions ? N’ont-ils pas revu Taine dans le cadre recueilli de sa vie familiale, en cet appartement de la rue Cassette où il vécut et mourut ? Par la résurrection de leurs souvenirs, ne l’ont-ils pas retrouvé, uniquement soucieux d’idées à dégager, de vérités à conquérir, et entouré des amis auxquels il communiquait et de qui il recevait la lumière : tels Gaston Paris, M. Boutmy, Melchior de Vogüé ; tel M. de Heredia dont un jour, à ce qu’on assure, le maître du logis récita de mémoire les sonnets : tel aussi Albert Sorel, tout confondu de ce que l’étude des Archives venait d’apprendre à Taine sur la révolution, n’acceptant pas, n’osant accepter ce renversement de toutes les notions consacrées, si pénétré de la grandeur des événements qu’il ne pouvait croire à la petitesse des hommes, et poussant à fond avec l’auteur des Origines de la France contemporaine des discussions dont l’écho s’est longtemps prolongé.

Assez rares sont les témoins de ces jours déjà anciens. Ces réunions trouvèrent plus tard, en un cercle plus largement ouvert, leur continuation. Beaucoup ici se rappellent cet appartement de la rue Hamelin où Mme Taine se plaisait à rassembler les disciples, les amis, les admirateurs de son mari. En pleine lumière, à l’endroit le plus apparent, se détachait le portrait de Taine, l’un des chefs-d’œuvre du maître Bonnat, d’une vérité si vivante que l’âme apparaissait à travers le feu du regard et l’expression méditative des traits. Ainsi semblait-il présider encore aux échanges d’idées qu’il n’animait plus. En ces lieux, un concours qui n’était point foule, des entretiens qui n’étaient jamais vain bruit de paroles, et surtout cette large compréhension des choses qui est comme l’hospitalité que les âmes exercent entre elles, en un pareil désir d’entente et d’équité. Et aux côtés de Mme Taine je revois sa fille, héritière de l’intelligence paternelle et tirant de son propre cœur des trésors de bonté. Je la revois, les mains croisées sur la poitrine et le regard porté en haut comme si déjà le ciel l’eût attirée ; attentive à tout, oublieuse d’elle-même ; épouse et mère accomplie comme si elle n’eût eu que son foyer à garder, et lettrée délicate, passionnément éprise du beau, comme si elle n’avait eu que les lettres à servir ; semant les mots heureux avec la profusion de ceux qui peuvent se renouveler sans compter ; maîtresse en l’art de parler et en l’art moins commun d’écouter ; bienveillante par-dessus tout, et tellement parfaite qu’il semblait que son destin fût d’échapper bien vite à la terre, laissant après elle des regrets qui jamais n’ont voulu ni s’adoucir ni se consoler.

C’est en cette hospitalière demeure que j’eus la bonne fortune de vous rencontrer, Monsieur, pour la première fois. Je ne fis d’ailleurs que vous entrevoir. C’est que vous étiez déjà le voyageur aux longues absences. N’est-ce pas de vous que Mme Taine disait un jour : « J’ai un neveu auquel je ne reproche qu’une chose, c’est d’être vraiment un peu trop vagabond. »

Voyageur, vous le fûtes par les vicissitudes de votre enfance avant de l’être par ardeur de curiosité ou passion de savoir. Votre père, officier d’artillerie, était attaché à la fonderie de canons de Ruelle, dans la Charente. C’est là qu’en 1864 vous êtes né. Trois ou quatre ans plus tard, vous êtes transplanté non loin de Brest, dans ce pays de Léon dont les paysages noyés de brume et les côtes rocheuses se fixeront dans vos yeux d’enfant, au point de ne s’effacer jamais. Vous touchez à l’adolescence : voici que votre demeure est à Saint-Germain-en-Laye, puis à Paris, puis dans la banlieue de Londres. À quatorze ans, vous êtes à l’École Alsacienne, à dix-sept au lycée Louis-le-Grand ; à dix-huit vous êtes étudiant à la Sorbonne. À vingt ans, vous retournez à Londres où vous vous perfectionnez dans l’étude de la langue anglaise, en vue du concours d’agrégation. Vous atteignez vingt-trois ans. Maintenant nous vous retrouvons à Brest, professeur d’anglais à l’École navale ; et en voyant pour la seconde fois la Bretagne, de cette province vous vous éprenez de plus en plus : « Je n’ai jamais connu, écrivez-vous plus tard, de pays plus émouvant ni qui m’ait laissé une impression plus profonde ! » Entre temps, vous passez le plus souvent vos vacances d’été en Savoie, chez M. Taine. Sur ces entrefaites, vous êtes désigné comme chargé de cours à la Faculté des Lettres de Lille. La ville de Lille réussira-t-elle à vous retenir ? C’est alors que vous accomplissez vos premiers voyages, ceux qui vous préparent aux explorations qui suivront : en 1888, vous êtes aux Indes, en 1891 aux États-Unis, en 1892 en Syrie, en 1893 de nouveau aux États-Unis.

Heureuses, Monsieur, deux fois heureuses, les fonctions qui s’entrecoupent de tels loisirs ! Mais puis-je ici parler de loisirs ? Quel travail fut jamais plus fructueux que ne l’ont été vos longues vacances ?

Depuis cinquante années, un art s’est développé, jadis deviné ou pratiqué seulement par quelques privilégiés, celui de savoir voyager. Quiconque sent en lui le goût de voir et d’explorer devra, comme le poète de Boileau,

 

... Consulter longtemps son esprit et ses forces,

 

tant sont rares et variées les aptitudes qu’exige cette vocation ! Le vrai voyageur (j’entends celui qui veut faire œuvre féconde) doit être assez robuste de corps pour supporter la fatigue, assez maître de lui pour ne craindre ni les surprises ni les périls, assez patient pour braver les obstacles, assez curieux pour oser être indiscret, assez persévérant pour pénétrer par sondages successifs les secrets qui tout d’abord ne se livreraient point. Il devra posséder par-dessus tout le don d’observation, don inné qu’on retrouve en certains enfants et qui manque totalement à beaucoup de vieillards. Il se sera assimilé par les livres les notions générales des choses ; mais il importe qu’en stationnant dans les bibliothèques, il ne s’y soit point trop longtemps attardé ; autrement trop de lecture, en lui fournissant un enseignement de toutes pièces, nuirait à l’indépendance de ses jugements ; et il se figurerait découvrir la nature et les hommes, tandis qu’il ne ferait que répéter ses livres. En route, il écoutera avec soin et se taira le plus souvent ; ce qui aura le double avantage de l’instruire et de le faire juger très disert, car les hommes, en tous pays, appellent beau causeur quiconque les laisse parler. Il devra, chemin faisant, réfléchir beaucoup, mais se garder de ces extrêmes subtilités d’analyse qui faussent la vérité à force de vouloir la décomposer ; bien au contraire, il saura se détendre en des images qui peignent sans trop charger : « J’étais là, telle chose m’advint », dit La Fontaine. Cette simplicité est ce qui plaît le plus et n’est pas toujours ce qui profite le moins. À la fois enregistreur de faits et peintre de tableaux, le voyageur devra s’orner et se défier des grâces de l’imagination ; vis-à-vis d’elle il se conduira comme une coquette vis-à-vis d’un amant que tour à tour on appelle ou l’on renvoie ; il se parera d’elle pour revêtir de séductions le vrai, puis la congédiera avec une remarquable ingratitude dès qu’elle embellira le réel au point de le farder. Ainsi devra-t-il régler, par une surveillance attentive, même ses dons les plus heureux. Tel le don de synthèse qui, en généralisant à l’excès, risquerait de grossir les proportions des objets ; telle l’originalité même du talent qui céderait à la tentation de retoucher, de recréer les choses vues, et tantôt les assombrirait outre mesure, tantôt, par une exagération contraire, les exalterait en beauté.

Que si ce rare équilibre se rencontre en une intelligence, l’homme, doué de la sorte, peut devenir par ses voyages l’un des meilleurs ouvriers de la culture nationale. Dans les régions lointaines où sa curiosité le pousse, il ressuscite les vestiges du passé mieux encore que ne le fait l’historien ; car les pierres des monuments et les traces gardées des coutumes ancestrales sont souvent plus révélatrices que tous les papiers des Archives. En même temps qu’il reconstitue sur place les âges antiques, il embrasse par un chaud contact l’époque présente ; et après avoir reporté son regard en arrière jusqu’à scruter les morts, il l’étend tout en surface pour mesurer cette humanité vivante qui s’agite autour de lui. Puis, en l’aiguisement de ses sensations toutes neuves, il s’applique à deviner, à travers les formes existantes, les formes encore en puissance ; et dans ce qui est, déjà il perçoit ce qui fait effort pour naître. À profusion il remplit ses yeux d’images, moins pour la splendeur des images elles-mêmes que pour les idées qui derrière les images s’abritent. Ainsi contemple-t-il, comme vous l’avez fait, Monsieur, les monuments des arts : minarets dressés vers le ciel et figurant en leurs formes élancées les ardeurs conquérantes de l’islamisme à son début ; pagodes toutes feuillues de l’Inde et symbolisant dans la richesse compliquée de leurs détails les aspirations confuses d’une race qui, faute de dégager la spiritualité divine, a dispersé partout les emblèmes de son âme religieuse. Le voyageur n’est pas seulement historien, psychologue, artiste, il est le naturel auxiliaire des diplomates et des économistes : au hasard il note, en attendant qu’au retour il classifie ; et s’il est doué de ce don d’observation sans lequel tout est vain, il peut voir et retenir beaucoup, grâce à ce privilège d’extranéité qui existe un peu partout, quoique nulle part au même degré qu’en notre trop généreuse France. Il est éveilleur d’idées, introducteur de méthodes nouvelles, rénovateur dans la langue elle-même. Et combien grand ne sera pas le profit, à la condition que nous nous assimilions les choses, sans jamais nous laisser absorber par elles, et que nous soyons, non la rivière qui se jette dans le fleuve, mais le fleuve qui reçoit les rivières en gardant obstinément l’individualité de ses eaux.

Celui qui parcourt le monde avec cette dominante préoccupation de servir recueille, chemin faisant — et cette fois pour lui-même — d’autres avantages. Il apprend d’abord la modestie ; car ayant mesuré la grandeur de la terre, il n’imagine pas que son pays la remplit. Il se forme ensuite à la tolérance par le spectacle qu’offrent partout les faiblesses des hommes. Puis — et c’est là le fruit le plus précieux — loin de la patrie il apprend à la mieux aimer. Il la voit, toute petite sur la surface du globe, mais parée de grâces que rehausse le charme du souvenir. Jadis, en terre de France, peut-être il a gémi de bien des servitudes, surpris ou deviné bien des misères. Maintenant tout lui apparaît dans une harmonie sans dissonance, dans une lumière radieuse, dans une paix bénie. À distance, les lieux s’animent et se peuplent pour lui d’images aimées. Ces images, il ferme les yeux pour en prolonger, en une longue contemplation intérieure, la bienheureuse vision et il s’éprend des joies du retour plus que jamais il ne s’est grisé des espaces libres et lointains. Vous-même, Monsieur, au milieu de vos courses, n’avez-vous pas subi la hantise de ces réminiscences ? Un jour, comme vous décrivez New-York, tout à coup vous échappez à la grande ville du Nouveau Monde ; et voici que vous revoyez les bords de la Seine, ce fleuve tout petit mais grand par tout ce que l’histoire a amassé sur ses rives, puis l’éperon de la Cité, tout au fond les tours, les flèches religieuses du moyen âge, le vieux Paris « grave et fin, dites-vous, comme une ancienne estampe ». Et un autre jour, sur les ruines de Thèbes, voici que se fixe devant vos yeux l’image de la Bretagne, celle des provinces de France que vous aimez le mieux. Vous la revoyez avec son ciel bas, ses jaunes clartés d’automne, ses petits chênes, ses landes, ses odeurs de terre mouillée et de feuilles mortes, ses chaumières perdues d’où monte chaque soir la rumeur grave et bourdonnante de la prière. Et quel est le secret de cette poésie pénétrante ? Parleriez-vous de ces lieux avec cette tendresse communicative et émue si pour un temps vous ne les aviez quittés ?

Bien que je n’aie point détaillé votre œuvre, ma pensée ne s’est point détachée de vous, et en beaucoup de traits vous avez pu vous reconnaître. Vos vues se sont dispersées en des volumes très nombreux et il en est dont je ne puis qu’indiquer les titres : tels Crépuscules d’Islam et Marakech dans les palmes. Cependant, à travers la diversité même, j’aperçois, je crois apercevoir une pensée directrice qui relie entre eux tous vos livres. Ayant résolu d’observer sur place la nature et les hommes, vous vous êtes assujetti à une méthode rigoureuse, et il semble que le plan de vos voyages se soit combiné avec le même ordre sévère qui préside à un plan d’études ou à un plan de vie. Vous élevant d’un seul coup à un dessein très général, vous avez recherché, pour y porter vos investigations, dans l’antiquité ce qu’il y a de plus vénérable : l’Égypte, l’Inde, la Palestine ; dans les temps nouveaux ce qu’il y a de plus vivant : l’Angleterre. Interrogateur du passé, vous avez scruté les trois cités fatidiques : Thèbes, Bénarès, Jérusalem ; et vous vous êtes assis au bord des trois fleuves sacrés : le Nil, le Gange, le Jourdain. Puis, homme des temps présents, vous avez situé à Londres le centre de vos études, et là vous avez compté comme à l’auscultation les battements de la société moderne.

Je voudrais vous suivre en quelques-unes de vos courses. Vous voici partant pour l’Égypte d’où vous rapporterez, sous le titre de : Terres mortes, l’un de vos plus beaux livres. Aux villes du Delta vous ne vous arrêtez point et, laissant le Caire derrière vous, vous remontez le Nil. À mesure qu’on s’éloigne vers le sud, les traces de l’homme se raréfient : de chétives bourgades, des bazars obscurs, des paysans qui se nourrissent de dattes et d’oignons ; des enfants demi-nus, des chèvres rassemblées en troupe ; des chameaux à la démarche ondulante ; puis sur les rives, des champs d’orge qui, par une longue traînée verte, marquent la vallée. Plus l’humanité présente apparaît médiocre, plus se multiplient les traces de l’humanité morte. Elles se révèlent dans les temples antiques. Ils profilent, au bord du fleuve, leurs « lignes rigides, froides, sans invention, simplement géométriques », mais tellement solides qu’on dirait l’image d’une éternelle durée. Cependant le sable apporté par le vent du désert s’est déposé par couches au pied de ces murailles, comme s’il ambitionnait d’enliser ce que l’usure des siècles n’a ni détruit ni ébranlé.

Ce voyage d’Égypte, vous l’avez accompli, m’avez-vous dit, à la suite d’une maladie grave qui vous obligeait à un changement de climat. Dans la détente d’une longue convalescence, en pleine Thébaïde, au village de Luqsor, vous avez passivement contemplé les rives du Nil. Cette rêveuse et solitaire vision n’a-t-elle pas affiné, intensifié vos sensations ? Souvent, rien n’est plus fécond que le temps qu’on croit perdu. En une récollection inconsciente, les idées se précisent, les images prennent forme et couleur, et cela par un travail assez semblable à celui de la nature qui se recueille avant d’enfanter. « Il faut, avez-vous écrit, rester très immobile pour sentir l’Égypte et participer à sa vie. » En ce silence qui semblait stérile, en cette paix en apparence oisive, vous vous êtes approprié, jusqu’à une entière maîtrise, la nature, les monuments, l’histoire, l’âme même des siècles. Et, en effet, dans votre œuvre je ne sais rien de plus achevé que vos pages sur la Thébaïde. Là-bas rien du présent si ce n’est une « pauvre petite végétation humaine » qui s’est mise à pousser comme un figuier dans les ruines, une nature calme et lumineuse « toute recueillie dans sa splendeur solitaire » ; la vallée toute gonflée encore de l’humus que l’inondation a laissé ; le fleuve lui-même précipitant sa vitesse et déversant avec lui toutes les eaux de l’Afrique équatoriale ; puis, en ce cadre et toute figée dans le passé, la Thèbes antique avec ses édifices qui provoquent par leur grandeur la sensation brutale de l’écrasement et par leur destinée, religieuse l’impression mystique de l’infini. En un tableau qui semble résurrection, vous repeuplez ces lieux. Vous replacez sur leur chantier ces prodigieuses équipes d’hommes qui, au temps où le reste du monde n’était que désert ou chaos, ont dressé ces blocs de pierre si lourds, si bien mesurés aussi, que des tremblements de terre pourraient seuls les disjoindre. Et en ces monuments vous recomposez la cité hiératique, à savoir, un culte, une église puissante, une classe de prêtres, toute une hiérarchie religieuse, tout un culte compliqué avec ses prières, ses offrandes, ses mystères. Longuement vous avez regardé, observé, reconstitué. Puis, en votre petite maison de Luqsor, vous avez, suivant une expression familière à Taine, fermé les yeux pour mieux retrouver, posséder, incarner en vous ce que vous avez vu. « Jamais, avez-vous écrit, en cette Égypte où rien ne change, je n’ai perçu d’une façon aussi directe la durée infinie qui enveloppe et dépasse tout être et toute chose. » Cependant parfois les impressions s’accumulent en une intensité qu’aucun art ne peut égaler. Alors vous posez la plume en un sentiment d’impuissance accablée : « Cela, dites-vous, n’est pas fait pour être peint avec des mots ou des couleurs, pas plus que les Alpes ou les glaciers. »

Après l’Égypte la Palestine, après Thèbes Jérusalem. Là se trahit chez vous une déception qui n’essaie pas de se dissimuler. En amoureux du pittoresque et de la couleur, vous dépeignez les lieux : « Site pierreux et stérile qui ne nourrit rien et puise toute sa grandeur dans sa désolation superbe ; portails gothiques retrouvés dans l’amoncellement des maisons sordides ; fontaines du XIe siècle fleuries et festonnées et dont le marbre a pris, sous l’usure des siècles, un doux éclat d’ivoire jauni. » Mais, quand vous pénétrez au cœur de la cité sainte, un étonnement vous saisit de choses si mesquines pour incarner des souvenirs si grands. Où l’on cherche l’Évangile comme on cherche l’eau vive à sa source, voici qu’une superfluité extraordinaire d’emblèmes disparates — images russes, figures byzantines, statues de la place Saint-Sulpice — en cachent la majesté. Puis les disciples des diverses communions chrétiennes semblent s’être rassemblés ici, non pour adorer en silence, comme jadis les Mages venus de l’Orient ou les bergers de Bethléem, mais pour découper chacun sa part de la robe sans couture du Christ. Un mot vous échappe, un peu excessif : « C’est, dites-vous, une pétaudière sacrée. » Un instant vous vous détournez : « Le christianisme, écrivez-vous, n’est pas plus à Jérusalem que la récolte n’est dans le germe quand l’épi est formé » — Cependant voici que votre cœur et votre pensée se détendent. Les cloches tintent. Ce sont les cloches des vieux couvents qui se sont établis autour de la voie douloureuse. Là, vous retrouvez les religieuses françaises, les traits encadrés entre les ailes pures de leurs coiffes de lin, toutes souriantes et graves dans la simplicité de leur robe de bure où pend le rosaire, toutes recueillies dans la quiétude de leur règle et dans l’accomplissement humble et magnifique de leur devoir chrétien. Ce sont elles qui prient, comme tout près de là, au Jardin des Oliviers, Jésus a prié ; ce sont elles qui enseignent comme Jésus a enseigné dans le Temple ; ce sont elles qui consolent toutes les infirmités de ce monde comme Jésus, montant au Calvaire, a consolé les filles de Jérusalem ; ce sont elles qui, à l’imitation de Jésus, souffrent par l’éloignement de la patrie, par les renoncements du cœur, souvent aussi par l’injustice des hommes ; et ce sont elles qui, élevant leur âme bien au-dessus des régions où règnent les disputes, sont par leurs vertus les vraies gardiennes du saint tombeau.

Bien plus que les bords du Nil et du Jourdain, les rives du Gange vous offraient l’attrait de l’éloignement et du mystère. En deux volumes successifs, l’un intitulé Dans l’Inde, l’autre publié sous ce titre : Sanctuaires et paysages d’Asie, vous avez rassemblé vos impressions. En ces contrées comme en tous vos voyages, vous avez poursuivi le même but qui est de découvrir, à travers le présent, les civilisations disparues, à travers les objets extérieurs, l’humanité elle-même. En cet effort, le peintre consommé que vous êtes s’est surpassé. Nul n’a décrit avec plus de relief les foules pullulantes et à demi nues, les grands fleuves limoneux, la nature à la fois splendide et déprimante, toute gonflée de fécondité sous les ardeurs du soleil, tout alourdie aussi sous la molle humidité, et qui éblouit les yeux autant qu’elle affaiblit les énergies. Quand vous avez voulu pénétrer dans l’intime de ces races vieillies, il semble — je me trompe peut-être que vous vous soyez senti déconcerté par la confusion des systèmes philosophiques, par l’extraordinaire complication des rites et des symboles, par l’enchevêtrement de pensées subtiles et disproportionnées, très sages souvent et souvent aussi tout enveloppées de songes, tantôt s’exaltant jusqu’à des pratiques violentes et jusqu’au mysticisme le plus inouï, tantôt se réfugiant en une torpeur anéantie qui croit tout retrouver en se dégageant de tout. Vous auriez pu clarifier toute cette philosophie en la simplifiant à la manière française. Vous n’auriez atteint de la sorte que cette clarté un peu trompeuse qui souvent altère la vérité sous prétexte de la rendre plus accessible. Votre sincérité a dédaigné cet artifice. De propos très délibéré, par scrupule d’exactitude et par méritoire souci de reconstitution fidèle, vous avez courageusement résolu de demeurer, s’il le fallait, obscur. Est-ce éloge ou critique que de constater qu’en plusieurs endroits vous n’avez pas laissé que d’y réussir à souhait ?

Au-dessus de cette foule hindoue, un peu molle quoique ardente à ses heures, l’Anglais apparaît, tellement marqué du signe de sa race que partout on le reconnaît. Vous ne vous attardez pas à l’observer ici. N’a-t-il pas fait ailleurs l’objet de vos méditations ? Dans l’ensemble de votre œuvre, vous avez consacré à l’Angleterre cinq volumes distincts, soit que vous scrutiez- par des études séparées ses institutions et ses mœurs ou que vous l’incarniez en quelques-uns de ses représentants les plus suggestifs tels que Sydney Smith ou Ruskin, soit que vous la dépeigniez au début de la dernière guerre quand elle s’unit à nous pour la défaite de l’ennemi commun.

Pourquoi vous êtes-vous épris de l’Angleterre ? Est-ce seulement pour sa puissance matérielle ? Si l’Angleterre vous a captivé, c’est qu’elle vous est apparue comme le seul lieu du monde où l’on soit libre précisément parce qu’on est traditionnel, où l’on pratique avec sagesse le progrès précisément parce que l’on sait aussi conserver.

C’est à Oxford, je me le ligure, que volontiers vous auriez fixé votre âme de psychologue, comme un amoureux de l’Italie enchaînerait son âme d’artiste à Sienne. Nulle cité n’est plus évocatrice : cintres du moyen âge normand, ogives des Plantagenêt, briques sombres des Tudors, ciselures de la Renaissance, frontons classiques du XVIIe siècle, tout redit l’art, les coutumes, le travail, la prière des siècles. — Et voici que le passé dans ce qu’il a de plus auguste abrite le présent dans ce qu’il a de plus vivant et de plus viril. En ces cloîtres, ces salles d’étude, ces réfectoires, ces chapelles, des jeunes gens sont rassemblés, vigoureux et, suivant votre expression, de belle étoffe humaine, tout prêts à recevoir les impressions salubres et à les garder. Ces lieux tout chargés de souvenirs enseignent un double respect, le respect des ancêtres, le respect de soi-même. Des règlements subsistent, puérils parfois, mais si vénérables par leur antiquité que, tout naturellement et sans aucun aspect d’oppression, ils commandent l’obéissance. Notions de discipline, notions d’indépendance, toutes deux se gravent sans effort, l’une paraissant le complément de l’autre. Ces jeunes gens exercent leurs muscles, sachant que les muscles solides font les cerveaux sains. Ils meublent leur esprit ; ils ne le surchargent pas, et peut-être même, à ce que j’ai ouï dire, pas tout à fait assez. En revanche, un souci les domine, celui de se préparer, comme on ferait en un sport, pour les luttes futures de la vie. Entre eux une estime qui s’attache au caractère plus encore qu’à l’intelligence, et un naturel dédain pour les talents dont le charme est fait de morbidité. Cependant partout un enveloppement de vie religieuse, une surabondance d’inscriptions pieuses, de textes évangéliques, d’invitations affichées pour les offices de l’église nationale ; et à travers le doute qui perce parfois, la vénération traditionnelle subsiste, tant le christianisme semble générateur d’espoir, mainteneur de sagesse, producteur d’énergie !

Et sur ces jeunes hommes reposera bientôt la charge de continuer, mais en la renouvelant sans cesse, la vieille Angleterre. La tâche est rude, tant les choses ont changé ! Nul mieux que vous, Monsieur, n’a marqué à travers quels périls cette tâche est condamnée à se poursuivre. Jadis, l’Angleterre offrait l’aspect d’une vaste terre verte, prairies, bois, pelouses de parc ; et seulement par intervalles quelques îlots noirs d’où s’échappait la fumée. Maintenant c’est la terre verte qui est l’îlot. Et de temps en temps des grandes cités industrielles s’élève, toute faite de misère et de révolte, une rumeur qui monte plus haut que le rugissement de la fournaise où bouillonne le métal en fusion. Ceux qui, par tradition ancestrale et vocation héréditaire, sont appelés à diriger ne se sont découragés jusqu’ici ni par leur petit nombre, ni par leur domaine agraire de plus en plus rétréci. D’abord ils ont tâché par leur générosité, de s’assurer, comme on ferait par une prime largement calculée, contre les risques de leur condition même. Ils ne se sont pas contentés d’être généreux ; il leur est arrivé de s’égarer jusqu’à des programmes humanitaires que les plus hardis démocrates n’eussent point osé tracer : tel Ruskin avec son rêve étrange, à la fois chrétien et féodal, romantique et socialiste. Le rêve s’est évanoui ; ce qui a survécu, ce sont des livres tout débordants de compassion charitable et de pitié. En outre, un bon sens avisé s’est gardé de la fausse logique et, sans souci de contradictions, a appliqué les remèdes où il le fallait, à l’imitation de la nature elle-même qui incessamment se renouvelle et se répare. Enfin l’aristocratie anglaise, qui jamais ne fut caste fermée, s’est de plus en en plus ouverte ; et avec une remarquable souplesse, elle a combattu l’envie de la détruire en tenant en éveil une autre envie, celle de lui appartenir. Ainsi se maintient le vieil édifice social, très lézardé, très battu en brèche, mais se pourvoyant, au fur et à mesure des besoins, de défenses proportionnées aux attaques, et malgré bien des signes menaçants, le mot que Lord Aberdeen appliquait à son pays, il y a 80 ans, peut encore se répéter sans excès d’optimisme : « Chez nous, disait-il, la foudre peut tomber comme ailleurs ; seulement, chez nous plus qu’ailleurs, il y a des paratonnerres. »

Vous avez étudié, Monsieur, deux fois l’Angleterre. Vous l’avez observée pendant la paix. Puis vous l’avez revue au cours de la dernière lutte : de là votre livre L’Angleterre et la guerre.

Entre tous vos livres, c’est le plus vibrant, ce fut surtout le plus opportun. Des liens qui rattachaient l’Angleterre à la Prusse vous n’avez rien dissimulé : ni les alliances de famille, ni la longue action en commun, ni le souvenir de Waterloo. À prolonger l’illusion de l’amitié, l’Allemagne s’appliquait fort ; et l’une de ses habiletés coutumières était de tromper d’abord ses propres agents, afin que ceux-ci fussent, avec un accent sincère, prêcheurs de sécurité. Cependant, en la trame de ses desseins, il y avait une maille demeurée lâche. Pour réussir en politique, il ne suffit point de n’avoir pas de conscience ; il faut encore — autrement toute combinaison, même la plus raffinée, est précaire — il faut encore se garder contre les éveils de la conscience d’autrui. En son travail persévérant et prodigieux qui serait admirable s’il n’était démoniaque, l’Allemagne n’avait pas prévu et ce fut la petite paille dans l’armure d’acier — l’éveil de la conscience anglaise. Cet éveil, en quel tableau ne l’avez-vous pas décrit : la nouvelle de l’invasion belge tombant dans la cité de Londres en un clair matin de vacances ; l’incrédulité d’abord puis la stupeur ; un doute angoissant qui, la veille, eût paru presque impie sur la flotte invincible et la protection de l’Océan ; un subit frémissement de péril — aujourd’hui la France, demain peut-être nous ; par-dessus tout, le grand sursaut de l’honneur et l’appel suprême pour le droit méconnu. Pour la lutte rien n’était prêt. Quelques vieillards qui se rappelaient la Crimée se souvinrent de Todleben fortifiant Sébastopol en face de l’ennemi. On ferait de même en un cadre cent fois agrandi. On sait le reste : nul bruit de paroles ; des émotions d’autant plus tragiques qu’une sorte de pudeur interdisait de les publier ; un travail incroyable quoique avec les tâtonnements de l’inexpérience ; partout les volontaires enrôlements ; avec cela, une entière sécurité de conscience comme si l’Évangile qui proscrit la guerre eût presque commandé celle-là ; puis, s’élevant, comme un simple et magnifique Sursum corda, l’hymne royal, hymne national aussi, sobre, sévère, contenu, qui est une prière à Dieu.

Ainsi avez-vous célébré l’alliance des deux peuples, alliance que de passagers dissentiments pourront traverser, mais qui devra demeurer inébranlable dans ses lignes principales, tant l’Angleterre est nécessaire à la France, la France à l’Angleterre, et toutes deux à la paix du monde ! Ce sont ces idées maîtresses qui, d’un bout à l’autre, inspirent votre beau livre ; et c’est pourquoi, entre tous vos ouvrages, j’ai voulu, en vous souhaitant la bienvenue, mettre surtout en relief celui-là.

 

Par ce haut patriotisme, par cette claire vue de l’intérêt national, vous vous rapprochez du confrère très éminent et très regretté dont vous occupez la place. De M. Étienne Lamy vous avez parlé avec une si éloquente autorité, avec une si judicieuse sagesse qu’il semble que le tableau soit complet. De ce tableau je voudrais seulement dégraver quelques traits, en m’aidant des pensées que me suggère le souvenir d’une étroite et profonde amitié.

En toute la vie de notre confrère, une influence domine, celle de sa mère. Elle fut la conseillère, aux avis toujours écoutés, presque toujours suivis. Je revois encore auprès de son fils Madame Lamy, réservée, bienveillante et grave. Quand elle parlait de son enfant — ainsi appelait-elle celui qui était déjà presque un vieillard — son langage, toujours contenu, se colorait d’émotion, comme si toute son âme se fût tout à coup livrée. L’un près de l’autre, en une harmonie sans nuages, tous deux ont vécu, et sans se douter de la fuite des années, tant en leur cœur rien n’avait changé. Il y a des existences si étroitement unies qu’on ne saurait les séparer et, de même qu’on ne peut parler de Taine sans parler de sa fille, on ne peut parler de Lamy sans parler de sa mère.

Une autre influence s’exerça sur notre confrère, celle de son pays natal. De son origine montagnarde, il tenait une santé robuste et aussi cette vigueur morale, assez commune chez ceux dont la vie un peu âpre est une lutte perpétuelle contre la nature. Au contact de la Suisse toute voisine, il puisa en outre le goût de la liberté réglée, non celle qui se déclame, mais celle qui se pratique. Sa patrie franc-comtoise, il ne cessa de l’aimer, même lorsqu’elle lui devint infidèle. Un jour, comme il partait pour le Jura avec le projet d’en revenir le lendemain, je lui fis observer la longueur du voyage, la brièveté du séjour. « C’est égal, me répondit-il, cela me rajeunit de respirer, ne fût-ce que pendant vingt-quatre heures, l’air salubre qui descend des montagnes et secoue, à travers la futaie, les aiguilles des grands sapins. »

Vers 1868, comme Étienne Lamy venait d’achever son droit, il se lia avec Gambetta et se rangea dans ce parti d’opposition extrême qui poursuivait de ses invectives, souvent injustes jusqu’à la calomnie, l’Empire vieillissant. Républicain, Lamy l’était. Mais son signalement se marquait, comme on eût dit en style de passeport, d’un signe particulier tout à fait distinctif : c’était un républicain qui, chaque matin, lisait l’Évangile et qui, pour nulle cause, n’eût le dimanche manqué la messe.

En 1871, notre confrère fut élu à l’Assemblée nationale. Il fut de ceux qui non seulement acceptèrent avec loyauté le régime nouveau, mais s’y donnèrent avec une chaleur de conviction qui ne réservait rien. Ni les suggestions des monarchistes ne l’ébranlèrent, ni les premières entreprises de ses amis ne le mirent en défiance. Il se contenta de multiplier autour de lui les avis de sa jeune sagesse. « Conduisez-vous, disait-il, non comme un parti qui médite des représailles, mais à la façon d’un gouvernement qui veut fonder » ; comme on lui objectait les élections successives qui semblaient encouragement à oser, il ne niait pas le succès : « Mais, ajoutait-il, la meilleure victoire est celle dont on n’abuse jamais. »

Dans les assemblées publiques, le rôle le plus périlleux est celui de modéré. Un jour vint — je n’ai pas à refaire cette histoire — où, pour notre confrère, toutes les illusions se dissipèrent : les amis de sa foi politique étaient devenus les ennemis de sa foi religieuse.

Ce fut l’heure douloureuse. Il avait pour lui le talent, la jeunesse, l’activité, une instruction étendue, une faculté de généralisation capable de tout embrasser. Ses vues montaient haut, son âme aussi. Son nom n’éveillait qu’estime et sympathie. Pour s’élever jusqu’aux premières places, il n’avait qu’à se laisser porter par son destin et acclamer par ses amis. On ne lui demandait de rien désavouer, mais seulement de se taire. Il pesa toutes ces choses et, ayant mis dans l’autre plateau de la balance sa foi chrétienne, il les trouva de poids léger. Le silence lui parut une manière de reniement. Avec une intrépidité triste, il consomma son sacrifice, en présence de sa mère qui l’approuva et sous le regard de Dieu de qui il demanda la lumière. Deux projets menaçaient alors la liberté et en particulier la liberté religieuse ; l’un qui, par un article alors fameux sous le nom d’article 7, privait du droit d’enseigner toute une classe de citoyens, l’autre qui, visant la même classe de citoyens, leur interdisait d’habiter en commun leur demeure et autorisait à forcer, fût-ce par effraction, les sanctuaires où ils avaient coutume de prier. Contre le premier projet notre confrère protesta. C’était le 28 juin 1879. Tout ce que peut dire un bon citoyen passionné pour la paix civile, il le dit, et avec un accent ému, sévère et profond qui voulait être encore celui d’un ami. On l’accusa de violer la discipline. L’année suivante, sans souci de se perdre pour jamais, il renouvela son péché d’indépendance. Gambetta présidait, prisonnier de son parti, mais, en vrai patriote, déplorant au fond de son âme, une si grande force perdue. Quand Étienne Lamy descendit de la tribune, quelques-uns le félicitèrent. « Je suis fini », répliqua-t-il. Il avait raison. Car, par cette conduite, il consolida son honneur aussi sûrement qu’il ruina sa fortune.

Quel ne serait point mon regret si, en évoquant ces souvenirs, je pouvais être soupçonné de chercher à les regraver ! Sur les choses anciennes, les vieillards doivent se taire, ou ne parler que pour convier à la paix. Que la paix civile, la paix religieuse surtout, soit, pour ceux qui viendront après nous, le fruit chèrement acquis de notre expérience ! Dans les conjonctures présentes, à la fois glorieuses et précaires, toute déperdition de force serait un larcin à la patrie. Des dissentiments douloureux qui ont scindé en deux notre génération, que notre pays — et en ce souhait je voudrais faire passer toute mon âme — que notre pays ne se souvienne que pour ne les recommencer jamais.

Aux vaincus de la politique, les lettres offrent le plus sûr des refuges. Aux lettres Étienne Lamy se consacra, quoique non sans une constante sollicitude pour les événements publics que toujours il suivit avec un intérêt passionné. Il fut historien admirable — quoique trop sévère à mon avis pour Napoléon III — dans ses Études sur le Second Empire ; moraliste accompli dans la Femme de Demain ; merveilleux évocateur de souvenirs, dans la France du Levant.

Son talent était fait avant tout de probité. Simple notice, article de revue ou livre, il portait en tout le même souci de perfection. Une certaine solennité lui était familière, mais perdait un peu son apparence d’apprêt, tant on sentait qu’il y atteignait naturellement ! Il était l’homme des envolées superbes qui entraînent jusqu’aux sommets et des formules d’un raccourci si intense qu’on les dirait faites moins pour un livre que pour un arc triomphal, une stèle ou un tombeau. Son seul défaut était la continuité d’une éloquence qui ne se détendait pas. À la longue, cette splendeur éblouissait et faisait souhaiter un peu d’ombre, ne fût-ce que pour donner plus de prix au retour de la lumière un instant voilée.

Sa meilleure œuvre fut encore sa vie. Il l’avait organisée simple comme ses goûts, transparente comme son âme, austère comme sa conscience, hospitalière à l’imitation de sa bonté. Il lui arriva de donner cinq cent mille francs, et chez lui il se contentait d’une servante. C’était la bonne Mathilde. « Mathilde, me disait un jour Étienne Lamy, s’est tellement perfectionnée que je ne lui connais plus un défaut. » Et Mathilde qui volontiers causait à la porte me disait de son côté : « Je ne connais personne comme Monsieur. »

Je revois le cabinet de travail, les livres bien en ordre, la large baie qui découvrait sur la Seine, les jardins, les collines une vue magnifique, seul luxe de cette demeure. Rien ne surpassait la courtoisie de l’accueil, d’une aménité toujours égale et grave. Quand une demande indiscrète ou inopportune exigeait un refus, tous les euphémismes académiques (et Dieu sait s’ils sont nombreux !) s’épuisaient pour en tempérer l’amertume, et le regret de se dérober semblait égal au mécompte d’être éconduit. Parfois, dans l’intimité, les entretiens se mêlaient — ce qui paraîtra peut-être extraordinaire — de saillies presque folâtres ou descendaient jusqu’à des gaietés d’enfant. Il fallait saisir l’heure brève et charmante ; car une forte discipline régissait toute cette vie ; et la raison ne laissait un instant flotter les rênes que pour les resserrer aussitôt.

En sa solitude, notre confrère réfléchissait beaucoup, et peut-être trop. Quand son esprit, naturellement judicieux, avait trouvé une solution juste, il lui arrivait parfois de remanier sa pensée et de la compliquer en voulant la perfectionner. Alors il devenait subtil par excès de scrupule, tendu et obscur par la surabondance de la méditation. Ses erreurs même — assez rares d’ailleurs — ­attestaient la noblesse de son âme qui ne gâtait un peu le bien que par ardeur intense à poursuivre le mieux.

De son passage dans la politique, il ne parlait que rarement. Mais, à travers son silence, on devinait qu’il gardait de son ostracisme un profond et amer regret. Ce regret était-il tout à fait fondé ? Je ne doute pas que notre confrère ne fût arrivé aux plus grandes charges et surtout ne s’en fût montré digne ; mais je doute qu’il s’y fût longtemps maintenu. Son intelligence avait horreur des équivoques ; sa délicatesse répugnait aux marchandages ; sa nature, réservée et toute en nuances, s’ouvrait délicieusement à l’amitié, mais, se serait refusée aux familiarités de couloir et aux camaraderies de hasard ou d’intérêt ; son âme magnifique, toute fixée sur les hauteurs, ne savait pas descendre ; son langage, tout somptueux en sa parure, ignorait l’art de se déshabiller ; son exquise bonté elle-même avait besoin, pour se rendre visible, qu’on l’aidât à se dévoiler. Ce n’est pas qu’en l’entendant je ne parvinsse à me le représenter dans la politique ; mais c’était dans une politique tout autre et très lointaine. C’est en remontant d’un siècle que l’on retrouverait la lignée à laquelle il s’apparente. Je me le figure dans les Chambres de la Restauration, intègre, recueilli, d’une éloquence dont la gravité un peu solennelle ne détonne pas, ne portant en lui d’autre passion que celle du bien public, et prêchant la modération aux intransigeants de la royauté comme il l’a prêchée plus tard aux sectaires de la République. Je recherche ceux qui l’avoisinent et l’eussent reconnu comme de leur race. Ils s’appellent Camille Jordan, Royer-Collard, de Serre, Lainé, nobles gens de bien qui eussent peut-être gardé la monarchie si la monarchie qui les écouta quelque temps les eût écoutés jusqu’au bout.

Je me hâte de secouer ce rêve. La guerre éclata. Étienne Lamy reprit l’uniforme de chef de bataillon, et je le revois sous sa tunique qui flottait un peu large sur son corps déjà amaigri. Il jugea que la plume devait — ce furent ses propres expressions — être digne de l’épée, et, soit en ses rapports, soit en ses articles de revues, il se fit excitateur d’énergie. Une première fois, sa santé inspira quelques inquiétudes ; mais, par son prompt rétablissement il étonna son médecin, et, s’autorisant de la guérison si rapide, il s’encouragea à se dépenser plus que jamais. Le 28 novembre 1918 — peu de jours après l’armistice — nous le vîmes faire ici son rapport sur les prix annuels, et jamais son talent ne fut plus souple ni son éloquence plus pénétrante. Quatre ou cinq jours plus tard, on sut qu’il était malade, et un mois après, qu’il avait cessé de vivre. Il avait connu les joies de la victoire, et il mourut.

J’eus l’occasion de le voir pendant sa dernière maladie ; et de notre entretien j’ai conservé un souvenir qui ne s’effacera pas.

En ces jours-là, une amélioration sensible autorisait à croire que le plus grand péril était passé. Comme je lui exprimais la joie de le sentir hors de danger, il abrégea la réponse, en homme dont la pensée est ailleurs. Un souci le dominait, celui de se dépouiller. Dans les intervalles de fièvre, il avait, sur son lit, le crayon à la main, fait le compte de ce qu’il lui fallait pour vivre : il aurait son indemnité de secrétaire perpétuel, la vente de ses livres, peut-être aussi quelques petits revenus. Tout le reste, c’est-à-dire presque tout, il le donnerait, et surtout tout de suite, les dons posthumes n’étant à ses yeux qu’illusion de générosité. « J’ai été, me dit-il, un artiste de style au lieu d’être un bon et simple ouvrier pour Dieu, Il faut au moins et au plus vite — car cette hâte l’obsédait — que je sème un peu de bien tandis que je suis encore ici-bas. » À quelle œuvre irait sa fortune ? Son dessein, ébauché plutôt que précisé, était la création de bourses pour de jeunes orphelins pauvres, robustes, honnêtes, qui seraient placés chez des fermiers de famille chrétienne pour y apprendre la culture de la terre et deviendraient, eux aussi, de bons agriculteurs, de bons pères de famille, pareillement de bons chrétiens. Ainsi se développait toujours la même conception : la terre féconde nourrissant la famille, féconde aussi, et cette double fécondité s’épanouissant sous la bénédiction de Dieu. Où trouverait-on, parmi les cultivateurs, ces familles stables ou, comme eût dit Le Play, ces familles souches ? À notre confrère, je citai la Flandre, cette terre d’activité saine et de croyances traditionnelles. Il me parla de la Vendée et aussi, si j’ai bon souvenir, de la Savoie. Plusieurs fois je me levai, craignant de le fatiguer. Il me retint affectueusement, et il fut convenu que quelques jours plus tard, nous continuerions l’entretien.

Le rêve de ce noble candidat à la pauvreté ne s’achèverait que dans l’autre vie. Trois ou quatre jours plus tard, ce fut la rechute, et la fin de tout espoir. Je ne revis plus notre cher ami que dans l’appareil funèbre. Il reposait, paisible et détendu de souffrir, dans la chambre où s’était éteinte sa mère. Un pâle rayon du soleil de janvier éclairait ses traits que n’avait, à cette heure, dégradés aucune des dévastations de la mort. Et près de lui, dans le grand silence, sa fidèle Mathilde commençait pour l’âme de celui qu’elle appelait, qu’elle appelle son maître, une prière qui dure encore.

Le 11 janvier 1906, Étienne Lamy, en prenant place parmi vous, disait du sculpteur Guillaume, son prédécesseur : « Heureux celui qui, au soir de longs jours, peut contempler ses œuvres sans rougir. » À notre très cher, très honoré, très regretté confrère, que le même mot soit aujourd’hui appliqué : Heureux celui qui n’a à rougir d’aucune de ses œuvres. Et plus heureux, bien plus heureux encore celui pour qui, devant Dieu et devant les hommes, le souvenir de sa charité témoignera pour jamais.