Discours de réception d’Anatole France

Le 24 décembre 1896

Anatole FRANCE

M. Anatole France, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Ferdinand de Lesseps, y est venu prendre séance le jeudi 24 décembre 1896, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Je vous ferai d’abord mon remercîment. Vous approuvez que j’emploie sans parure le mot en usage parmi vous depuis deux siècles et demi. Je vous rends grâce de m’avoir admis dans votre Compagnie, la plus illustre du monde. Et, par respect pour vous, je me garderai de déprécier votre choix et de me répandre sur moi-même en réflexions que je devais mieux faire dans le moment de solliciter vos suffrages, qu’après les avoir obtenus. Il me faut plutôt rechercher les raisons de ce choix si honorable pour moi, afin de me guider sur votre sentiment. Car ce n’est pas par hasard ni pour vous amuser d’un étrange contraste que vous avez donné à l’homme d’action, qui a remué le monde et retouché la figure de la terre, un successeur menant dans l’ombre et la paix une vie méditative. Vous aviez vos desseins. Je me suis efforcé de les pénétrer ; et peut-être y ai-je réussi. Je devine qu’en me désignant pour parler devant vous de l’académicien extraordinaire qui fut le plus grand entrepreneur du siècle, vous avez voulu qu’une vie de tant d’affaires fût considérée avec cette liberté et cette indépendance, que donnent à l’esprit le commerce des livres et l’habitude de la pensée pure. À cet égard, du moins, votre attente ne sera pas trompée : vous entendrez le langage d’une âme toute spéculative.

Ferdinand-Marie, vicomte de Lesseps, naquit à Versailles le 19 novembre 1805. Issu d’une famille qui, sous la monarchie, avait fourni d’excellents commis aux bureaux des affaires étrangères, neveu d’un officier de la marine royale, qui, compagnon de Lapérouse, échappa seul au naufrage de l’Astrolabe, fils d’un agent consulaire qui servait avec une fidélité généreuse son pays à l’étranger, Ferdinand de Lesseps était destiné, par sa naissance, à la diplomatie et aux voyages. Il fut nourri dans le bruit des armes. C’est au lycée Napoléon, devenu en 1815 le collège Henri IV, qu’il fit ses études. Et il les compléta dans les bois aimables de Verrières, où il apprit à monter solidement à cheval. À vingt ans, il débuta comme élève consul à Lisbonne. Cinq ans plus tard il fut envoyé à Alexandrie. Ici, Messieurs, se rencontre un de ces menus faits qu’un biographe à la bonne manière de Plutarque aime à recueillir comme les indices d’un caractère et les signes d’une destinée.

Avant de débarquer, Ferdinand de Lesseps fut mis en quarantaine au lazaret dans une immobilité qui devait bien fatiguer son alerte jeunesse. Pour le distraire, son chef, le consul de France, lui envoya des livres. Il y avait dans le paquet le mémoire de l’ingénieur Lepère sur la jonction de la mer Rouge et de la Méditerranée. Le jeune élève consul ouvrit ce mémoire, rédigé sur l’ordre de Bonaparte, d’après des études faites au désert, sous les balles des Bédouins, par des ingénieurs héroïques, qui maniaient en même temps le niveau et le fusil. Il le lut avec passion, et, quand il eut tourné la dernière page, il fit le rêve immodéré, mais non point vain, d’ouvrir lui-même cette route flottante, promise aux nations, de creuser le canal entre l’Asie et l’Afrique et d’accomplir ce que Bonaparte voulait entreprendre.

L’état du pays permettait alors d’y tenter de vastes travaux. Réveillée naguère de son antique sommeil par les soldats de Desaix, de Bonaparte et de Kléber, l’Égypte était devenue subitement une nation puissante dans la main du Napoléon turc. Méhémet-Ali lui avait donné une armée, des finances, une politique, il l’avait rattachée à la civilisation. Et, sur le déclin de ses forces, il vivait dans la crainte salutaire de l’Europe. Or, il lui souvenait que, pauvre soldat macédonien et marchand de tabac en Roumélie, il devait sa fortune à la France, et que le père de Ferdinand, Mathieu de Lesseps, consul de France au Caire lors de la paix d’Amiens, avait concouru à son élévation prodigieuse. Aussi se sentait-il, en mémoire du père, favorable par avance au fils qui, persuasif, adroit, énergique, acheva bientôt de gagner le cœur du vieux pacha. Ferdinand de Lesseps était aimable ; il plut. C’est beaucoup en Occident que de plaire ; c’est tout en Orient. Son crédit devint grand en peu d’années, et il en fit un bon usage, notamment en faveur des chrétiens de Syrie, sûrs alors de ne pas implorer en vain la France, protectrice séculaire des chrétiens de l’Orient.

Méhémet-Ali, qui avait eu cinquante fils, regardait avec prédilection l’enfant de sa vieillesse, le prince Saïd, qui étudiait la science occidentale, exerçait beaucoup son cerveau et malheureusement engraissait à l’excès. Méhémet, devenu pacha d’Égypte sans savoir lire, ne méprisait pas la science, mais ne la mettait pas au-dessus de tout. Quand, chaque semaine, on lui présentait les notes de Saïd, il ne regardait que l’endroit où était marqué le poids du jeune prince. Si l’enfant pesait moins que la semaine précédente, il était récompensé ; s’il pesait plus, il était puni, condamné aux plus rudes travaux, et privé de nourriture. Épuisé de fatigue et de faim, le malheureux Saïd n’aurait trouvé ni une datte ni un tapis dans toute l’Égypte, car il était défendu aux habitants de recevoir le prince chez eux ou seulement de l’approcher. Le pacha n’avait fait d’exception que pour M. de Lesseps, chez qui Saïd pouvait se rendre à toute heure. Bien souvent, le fils préféré de Méhémet-Ali, après avoir longtemps ramé à jeun sur une barque, se traînait jusqu’à la maison du consul et se jetait accablé sur un divan. M. de Lesseps lui donnait du macaroni, non que ce plat fût des meilleurs pour la santé du prince, mais Saïd en était fort avide. Nous sommes dans ce même Orient où l’on gagne un droit d’aînesse avec un plat de lentilles. On peut dire que le macaroni offert à ce prince, qui devait gouverner l’Égypte, valut plus tard à la Compagnie du canal de Suez une large concession de terres et d’ouvriers.

M. de Lesseps parcourut presque toute sa carrière consulaire sur les bords de cette Méditerranée dont il devait rapprendre le chemin au commerce du monde. Ses grandes étapes furent Alexandrie et le Caire, Malaga, Barcelone. En prenant possession de ce dernier poste, dans l’automne de 1832, il trouva la ville insurgée et la citadelle prête à ouvrir le feu. Trois jours, ses protestations présentées avec énergie suspendirent le bombardement. Enfin, le 3 septembre, quand huit cents bombes, cent grenades et deux cents obus tombèrent, en treize heures, sur la ville, il pourvut, à travers les rues incendiées et dans les maisons croulantes, au salut de ses nationaux, qu’il conduisit à bord du Méléagre, frété par lui pour le compte de l’État. Il y embarqua aussi des Espagnols, victimes désignées de l’un ou l’autre parti : les chefs de l’insurrection, avec la femme et les enfants du général qui commandait le feu de la citadelle, et il monta à bord le dernier.

Ce bienveillant courage, cette charité généreuse frappa les Espagnols. Après la pacification, durant les huit années qu’il passa chez eux, il acheva de les gagner par sa prompte obligeance, sa bonhomie avisée et sa confiance prudente. Il sut plaire aux hommes politiques de toutes les opinions, aux généraux de tous les partis, aux libéraux, aux carlistes, à la famille royale. Et lorsque, après la révolution de 1848, M. de Lamartine, qui dirigeait les affaires étrangères du Gouvernement provisoire, dut envoyer un ministre plénipotentiaire auprès de la reine Isabelle, il désigna M. de Lesseps pour occuper ce poste important. Peut-être, impatients de considérer de grandes œuvres, ne nous arrêterions-nous pas à cette très courte ambassade, si M. de Lesseps n’y avait montré que des talents professionnels, et s’il s’était borné à conclure une convention postale qui se négociait depuis soixante-dix ans. Mais il lui advint, à Madrid, une de ces aventures qu’il menait à bien avec une grande vaillance de cœur et beaucoup d’esprit. Et nous devons d’autant moins passer celle-là sous silence qu’elle fait honneur à ses sentiments humains et qu’elle assura par la suite à ses entreprises une faveur plus auguste et plus puissante encore que celle du prince Saïd.

Il était depuis peu de jours à Madrid quand, un matin, travaillant dans son cabinet, il fut averti qu’une demoiselle de la cour l’attendait avec sa duègne dans le salon de l’ambassade. Il y alla et reconnut, pleurant sous son voile, belle et touchante, la fille de la grande maîtresse du palais, Mlle Eugénie de Montijo. Elle était un peu sa parente par alliance. Elle venait l’intéresser au sort de treize officiers de la garnison de Valence qui, condamnés à mort pour l’action qui leur avait semblé la plus naturelle, un pronunciamiento, devaient être fusillés dans les vingt-quatre heures. L’espoir de les sauver ne semblait guère permis. Le maréchal Narvaez, chef du gouvernement, avait menacé de se retirer si la reine signait la grâce des condamnés. La Cour, le maréchal et les ministres étaient à Aranjuez. M. de Lesseps n’eut qu’une idée, mais c’était la meilleure, celle de demander des chevaux de poste et de se faire conduire à Aranjuez. En route il réfléchit. Lorsqu’il descendit de voiture devant le palais, il avait arrêté son attitude et ses paroles. Il fit demander le maréchal, l’entraîna sur un balcon et lui dit : « Je viens prendre congé de vous. Si l’on apprend que Mlle de Montijo, d’une des plus grandes familles espagnoles, a vainement sollicité mon intervention pour obtenir un généreux pardon qui, dans ma pensée, vous fortifie au lieu de vous affaiblir, je n’ai plus qu’à me retirer, et je vous fais mes adieux. » L’Andalou l’observa durant quelques secondes et, voyant que le regard confirmait la parole, il lui prit la main, la serra et lui dit : « Allez, Ferdinand, avec la tête de ces gens dans votre poche. » Vingt ans plus tard, Eugénie de Montijo, impératrice des Français, franchissait la première, sur l’Aigle, le canal de Suez.

Nous touchons au moment où M. de Lesseps sortira de la carrière. En 1849, il fut envoyé par le gouvernement du Prince-Président à Rome où la République avait été proclamée. Le pape réfugié à Gaëte, Garibaldi et les triumvirs occupant la Ville éternelle, une armée napolitaine sur la rive gauche du Tibre, une armée française à Civita-Vecchia, les Autrichiens dans le Piémont, c’étaient là des conjonctures propres assurément à faire naître des complications diplomatiques. M. de Lesseps se serait peut-être tiré d’embarras en ne faisant rien. Mais ne rien faire était la seule chose dont il fût incapable. Il négocia excessivement et rédigea un projet de convention qui, impliquant une sorte de reconnaissance de la République romaine, ne fut pas ratifié par les ministres du Prince-Président. Il fut rappelé. Ses actes, déférés au Conseil d’État, en vertu de la constitution de 1848, y furent l’objet d’un blâme qu’il n’accepta point et à la suite duquel il donna sa démission.

Il était libre. Il gardait, à quarante-sept ans, l’ardeur de la jeunesse ; une prodigieuse imagination pratique le soulevait ; la force de ses muscles étant incalculable, il éprouvait un immense besoin d’agir. L’idée de percer l’isthme de Suez, qui lui était venue plus de vingt ans auparavant, lorsqu’il lisait, au lazaret d’Alexandrie, le rapport de l’ingénieur Lepère, et qui depuis lors ne le quittait guère, se fixa fortement dans son esprit. Il fit des études et rédigea un mémoire concis sur l’état de la question, l’utilité de l’œuvre et la certitude du succès. Quant au tracé du canal, il s’en rapportait aux ingénieurs, tout en marquant sa préférence pour le plan de Linant‑Bey, qui proposait de trancher l’isthme sur une ligne presque droite de Péluse à Suez.

La pensée était ancienne, de réunir la mer qui baigne ces côtes découpées comme la vigne et l’acanthe, où des peuples ingénieux créèrent les arts, la géométrie et la beauté, la mer d’où sortit Vénus, à l’océan d’où viennent les perles et l’ivoire, les trésors et les songes de l’Inde. L’idée en naquit sans doute peu de siècles après les premières rencontres de la civilisation de l’Occident avec le monde oriental. Un canal, faisant communiquer la mer Érythrée au Nil, était déjà vieux et ruiné au temps de la dernière dynastie saïte. On en attribuait la création au grand Rhamsès. Nécos entreprit de le rouvrir dans l’intérêt du commerce et de la marine. Les Grecs, assembleurs de fables, contaient qu’il en avait été détourné par un oracle, qui lui avait dit : « Nécos, tu travailles pour les barbares. » Les barbares, alors, c’étaient les Perses. Mais n’est-ce pas le sort des grands ouvriers de travailler pour tout le monde ?

L’oracle était véritable. Peu de temps après le règne de Nécos, les Perses vinrent en Égypte et le canal leur fut utile. On dit que Darius y travailla. Ce canal, alimenté par l’eau du Nil et conduisant d’une mer à l’autre, existait encore au temps des Lagides, puisque la reine Cléopâtre, après la défaite d’Actium, tenta d’y faire passer sa flotte pour fuir les Romains jusque dans les montagnes de l’Afrique inconnue. Les Empereurs à leur tour firent entretenir ce chemin d’eau, qui prit le nom de fleuve de Trajan. Les Califes le creusèrent de nouveau. Mais sous les Abassides, il fut comblé pour une raison stratégique. C’était une œuvre de paix, que la guerre supprima. Il avait duré quinze siècles. Après la bataille des Pyramides, Bonaparte en reconnut les vestiges. Nous avons vu qu’il avait chargé un ingénieur de rechercher les moyens de rétablir une communication entre les deux mers. Enfin les saint-simoniens, qui joignaient à beaucoup d’imagination l’entente des affaires, se donnèrent pour but d’ouvrir un bosphore entre l’Asie et l’Afrique. Le Père Enfantin écrivait, en 1833 : « Suez est le centre de notre vie de travail. Là nous ferons l’acte que le monde attend. »

La chose en était à ce point, demandant à naître ; mais on ne pouvait rien tenter en Égypte pendant le règne du très mauvais prince Abbas, successeur de Mehémet-Ali. M. de Lesseps mit son projet dans un tiroir et s’occupa de cultiver les terres que Mme Delamalle, sa belle-mère, venait d’acheter en Berri. Il exécuta dans ce domaine de la Chesnaie des travaux utiles et y établit une ferme modèle. Un jour, comme il était sur l’échafaudage d’une maison qu’il faisait bâtir, on lui apporta les journaux. Il y lut la mort d’Abbas et l’avènement de ce prince Saïd à qui jadis, en Égypte, il offrait du macaroni et qu’il avait revu depuis en exil à Paris, triste, dans un hôtel meublé de la rue Richelieu, Saïd enfin, son élève, son ami, son hôte.

Trois mois après, M. de Lesseps débarquait à Alexandrie où Saïd l’attendait pour l’emmener avec lui dans le désert, le long de la chaîne libyque, en promenade militaire. Il reçut du vice-roi le meilleur accueil. Saïd l’embrassa, le fit asseoir, lui dit ses malheurs passés, ses espérances, son désir d’accomplir de grandes choses. C’était un homme généreux, magnifique, mais violent, et qui ne supportait pas la contrariété la plus légère. Il avait des accès de fureur et de magnanimité. S’il lui était arrivé de tuer son ami par colère, il l’aurait pleuré. Il était instruit et avait l’intelligence vive. Pourtant M. de Lesseps ne pouvait pas lui exposer son plan avec méthode, comme Riquet soumettait à Colbert les devis d’un canal traversant le Languedoc. Saïd voulait être seul bon et seul grand ; il fallait lui faire croire que l’idée venait de lui et lui appartenait.

Le 15 novembre 1854, le camp était établi dans l’oasis de Gheil, sur l’emplacement de l’antique Marea. On peut dire que ce jour-là, sur un point perdu du désert, se décida entre un chrétien et un musulman la plus grande affaire du monde civilisé. M. de Lesseps fit la relation de cette journée dans une lettre écrite à sa belle-mère, avec un entier abandon et une vivacité charmante. Je ne puis mieux faire que de vous en lire les premières lignes :

« Le camp commençait à s’animer. La fraîcheur annonce le prochain lever du soleil. À ma droite, l’orient est dans tout son triomphe ; à ma gauche l’occident est sombre et nuageux. Tout à coup, je vois apparaître de ce côté un arc-en-ciel aux plus vives couleurs, dont les extrémités plongent de l’est à l’ouest. J’avoue que j’ai senti mon cœur battre violemment. Et j’ai eu besoin d’arrêter mon imagination qui saluait déjà, dans ce signe d’alliance dont parle l’Écriture, le moment arrivé de la véritable union entre l’occident et l’orient du monde, et le jour marqué pour la réussite de mon projet. »

Messieurs, vous le surprenez ici rêveur et superstitieux comme tous les conquérants. C’est que l’action la plus raisonnée et conduite vers le but le plus tangible a besoin, dans sa marche, d’illusions sublimes et d’inconcevables espérances ; c’est que pour accomplir de grandes choses il ne suffit pas d’agir, il faut rêver, il ne suffit pas de calculer, il faut croire. Les plus audacieux n’auraient rien osé s’ils n’avaient pensé mettre la nature et la destinée d’intelligence avec eux. Dans ce même désert où Bonaparte, un demi-siècle auparavant, voyait son étoile, M. de Lesseps, conquérant pacifique, regardait son arc-en-ciel.

Le Khédive avait fait planter son pavillon sur un tertre ceint d’un parapet élevé par des soldats avec les pierres des ruines qui couvraient le sol. À cinq heures du soir, M. de Lesseps alla vers le prince, fit hardiment sauter à son cheval syrien le rempart de pierre et gravir au galop le tertre jusqu’au pavillon royal. Saïd en ce moment était d’humeur douce et riante. Le Français lui exposa son projet. Saïd, ayant écouté, fit cette réponse : « Votre plan est le mien. Je l’accepte. Nous nous occuperons, dans le reste du voyage, des moyens de le réaliser. » Ayant dit, il rassembla ses pachas pour leur donner ses ordres et prendre leur avis. Ils l’écoutèrent dans un profond silence et portèrent la main à la tête en signe d’approbation. Sans doute ils ne découvraient pas toutes les conséquences d’un tel acte ; mais ils respectaient la volonté du maître et ils jugeaient favorablement l’intelligence d’un cavalier qui faisait sauter son cheval par-dessus les murailles. Le 30 novembre, le Khédive signait le firman de concession.

M. de Lesseps était heureux. Ce firman lui assurait, avec l’entreprise du canal, des périls sans nombre, des travaux inouïs, et lui donnait à vaincre la résistance des choses et celle des hommes. On doutait qu’il parvint à surmonter les obstacles naturels. On disait : Il ne sera possible ni de creuser un port dans ce golfe de Péluse dont le nom, en égyptien comme en grec, est boue, ni d’ouvrir un chemin aux navires dans la vase du lac Menzaleh. On ne pourra pas trancher le plateau d’El-Guisr, ce haut seuil du désert ; on ne pourra pas non plus tracer un sillon durable dans des sables fluides comme l’eau. Et comment établir des chantiers à vingt-cinq lieues de tout village, dans une solitude sans chemins, sans arbres, sans ruisseaux ? On lui disait encore : S’il vous était donné d’accomplir ces travaux défendus à l’homme, quel en serait l’effet ? On a longtemps soutenu que les deux mers n’étaient pas de niveau : c’était l’opinion d’Aristote ; les calculs de Lepère s’accordent avec elle. Mais s’ils sont faux, si cette inégalité est contraire, comme l’affirmait Laplace, à la mécanique universelle, et si vraiment les études récentes de l’ingénieur Bourdaloue ont démontré l’identité des deux niveaux, il reste certain que la mer Rouge a des marées que la Méditerranée n’a point et dont la force incalculable ruinerait votre ouvrage.

Ces obstacles, ces dangers, M. de Lesseps ne s’en effrayait pas : d’abord parce qu’il ne craignait rien et aussi parce qu’il n’était pas ingénieur. Il y avait grand avantage à ce qu’il ne le fût pas. La science professionnelle ne ferait que de lents progrès si elle n’était de temps à autre emportée au-delà de ses limites par la sollicitation d’une volonté étrangère. Tandis qu’il traversait le désert en caravane, de Suez au lac Menzaleh, pour prendre possession des terres qui venaient de lui être concédées, M. de Lesseps voyait déjà les eaux du Nil et les eaux des deux mers couler entre de hautes berges, parmi des jardins et des forêts, dans la morne étendue où le khamsin, soulevant les sables, renversa d’un coup sa tente sur sa tête. Mais il redressa le poteau avec cette force de bras qui l’égalait à l’antique Samson dans l’admiration des Arabes. En dix-huit jours il décida, sur l’avis des ingénieurs, le tracé, la profondeur et la largeur du canal, recueillit des échantillons de marbres, de calcaires et d’argiles, et trouva encore le temps d’observer les amulettes des femmes arabes, de reconnaître la manne des Hébreux sur les feuilles des tamaris et de découvrir certaines anecdotes bibliques, inconnues, dit-on, à vos confrères de l’Académie des Inscriptions, et qui faisaient, vous le savez, la joie de M. Renan. Et, parvenu au terme de sa course, promenant son regard, du haut de son dromadaire blanc, sur la plaine de Péluse, recouverte par les eaux du Nil, il déclara avec une impérieuse confiance que les obstacles naturels seraient surmontés.

Il y en avait d’autres. Le Khédive donnait des terres et promettait des ouvriers corvéables comme les ouvriers des Pyramides. Mais, vassal du Sultan, il délivrait un firman qui n’était valable qu’après ratification de la Porte ; et l’on avait lieu de craindre que l’iradé se fit longtemps attendre. Dans ce temps-là, Messieurs, il se fumait beaucoup de pipes au Divan avant qu’on y donnât une signature ; et les diplomates turcs voyaient avec quelque défiance ce fossé plein d’eau barrant à l’armée du Sultan l’accès de l’Égypte révoltée. Surtout ils écoutaient les représentations de l’Angleterre, à qui il déplaisait qu’un Français ouvrît dans la Méditerranée un passage conduisant aux Indes. On avait toute raison de craindre que la Turquie n’entrât dans les sentiments de sa puissante alliée. M. de Lesseps se défendait de le croire, parce que croire, c’est consentir ; mais il n’éprouva guère de surprise quand, accouru en toute hâte à Constantinople, il trouva, comme il le dit plaisamment, l’ambassadeur d’Angleterre derrière la Porte.

Trois ans s’étaient passés, et les difficultés ne faisaient que croître. M. de Lesseps, de retour en Égypte, vit le Khédive désespéré, maudissant le jour où il avait signé le firman de concession. Saïd marchait entouré d’embûches, et ne dormait plus. Il venait d’apprendre, par des émissaires qu’il avait à Constantinople, qu’on parlait de le déposer comme rebelle ou comme insensé. Il se désolait aussi du malheureux état de son royaume, dévoré par les pachas.

Bien qu’il soit temps, Messieurs, de presser les choses, nous nous arrêterons à un dernier épisode de cet intéressant commerce d’amitié qui s’était établi, comme je vous l’ai fait voir, entre un prince musulman qui connaissait l’Europe et un diplomate chrétien qui savait l’Orient. Dans sa douleur et son ennui, le Khédive dit à M. de Lesseps : « Fuyons les agents anglais ; venez avec moi dans le Soudan. » Il avait résolu de visiter des peuples tributaires que, quarante ans auparavant, après une révolte, Ibrahim, son frère, avait presque exterminés, et dont les débris, depuis lors, gémissaient dans la misère et dans la servitude. Il partit. Voyant, durant sa longue route, les maux profonds creusés dans cette malheureuse race par son père, par son frère, et sans cesse envenimés par les gouverneurs turcs, il désespéra de les guérir.

M. de Lesseps, dont le départ avait été retardé de quelques jours par une profonde brûlure à la jambe, rejoignit Saïd à Khartoum. Il dîna avec lui. Saïd ne mangeait pas ; il se taisait ; il était sombre. Ne trouvant rien à faire pour réparer les malheurs causés par sa famille, il ne songeait plus qu’à fuir ce pays, à l’abandonner et à l’oublier. M. de Lesseps, qu’il avertit de sa résolution, osa la combattre. Il conseilla au prince de chercher dans le Coran et dans son cœur, dans son intelligence et dans son pouvoir souverain, le moyen de sauver des peuples, qui étaient les siens, et de les rendre à la vie douce et patriarcale qu’ils avaient jadis menée.

C’est ici, Messieurs, que Saïd découvre le fond de son âme. Il resta un moment silencieux. Le sang lui monta au visage, il se leva, détacha son ceinturon, prit son sabre et le lança au fond de la salle, contre la muraille. Puis, montrant du doigt sa propre chambre, il fit signe à son hôte de s’y retirer. Toute la nuit il marcha à grands pas dans la salle, furieux d’avoir rencontré un étranger, un chrétien, plus sage et meilleur que lui. Aucun de ses officiers n’osa l’approcher. Le matin, il était redevenu calme. Il fit appeler son hôte : « Lesseps, vous désirez vous promener sur le Nil blanc et sur le Nil bleu. J’ai fait préparer des barques, vous pouvez partir quand vous voudrez. » Voilà le compagnon de voyage, l’associé, le collaborateur de M. de Lesseps ! Voilà le barbare féroce et magnanime qu’un Français ingénieux amenait, pliait à sa volonté, employait, comme un instrument docile, à l’accomplissement de ses desseins, de ses desseins traversés par tant de volontés contraires.

Rappelez-vous, Messieurs, cette lutte de quinze années que M. de Lesseps soutint seul contre toutes les forces morales, politiques et diplomatiques d’une grande nation, et durant laquelle il montra une infatigable énergie, une modération obstinée, une sage audace et l’habileté d’un négociateur rompu aux affaires. On disait à Westminster : « Un seul bosphore a causé assez de guerres. Les Français créent un autre bosphore, qu’ils ouvriront et fermeront à leur volonté et par lequel ils pourront envoyer dans les mers d’Orient une flotte qui devancera la nôtre de plus de trente jours. » Le chef du Gouvernement, le vieux lord Palmerston, était plus que tout autre frappé de ce danger, sans doute parce qu’il lui souvenait de Napoléon. Avec ce rude vieillard, le gouvernement tout entier et la majorité du Parlement combattaient une œuvre étrangère que, dans leur zèle trop jaloux et leur excessive prudence, ils croyaient faite pour ôter à l’Angleterre l’empire universel du commerce et l’hégémonie des mers. On disait très haut dans le Parlement que l’entreprise ne serait point achevée, que le percement de l’isthme était matériellement impossible. Cependant on prenait des précautions en vue de ce canal qui n’existerait jamais, et l’on fortifiait Aden et Perim sur la mer Rouge.

M. de Lesseps alla combattre ses adversaires chez eux. Le 15 avril 1857, il débarquait en Angleterre. En trois mois il y parla dans vingt-quatre meetings et dans d’innombrables réunions. Au reproche de travailler à un ouvrage de guerre, il répondait qu’il accomplissait une œuvre de paix ; il affirmait que, par la force des choses, le canal de Suez serait reconnu neutre en cas de guerre, et il faisait de sa cause la cause du droit et de la civilisation. S’adressant aux négociants, aux fabricants, aux banquiers, aux armateurs, aux propriétaires de mines, aux grandes Compagnies, il leur montrait l’avantage, pour leur négoce et leur industrie, d’une voie nouvelle qui abrégeait à leurs vaisseaux de 5 000 milles la route des Indes. À l’avis du gouvernement britannique, qui tenait l’entreprise pour matériellement irréalisable, il opposait l’opinion de plus d’un ingénieur, et déclarait qu’il s’en rapportait d’avance à la décision d’une Commission internationale de savants, dans laquelle l’Angleterre serait représentée, et qui peu de temps après fut en effet réunie, examina et approuva le projet, à cela près qu’on poussa de quelques kilomètres à l’orient le port qui devait s’appeler Saïd. Les négociants comprirent ce clair langage. Mais ils étaient Anglais : ils pensèrent comme M. de Lesseps et ils agirent comme leur gouvernement.

En Égypte, où il vint installer enfin ses chantiers, M. de Lesseps retrouva l’Angleterre. Il la reconnut dans l’attitude hostile des cheiks arabes. On refusait des chameaux à la caravane. Dans le désert, les ânes étaient enlevés avec les âniers ; il ne pouvait obtenir de vivres pour lui et ses compagnons. Ainsi harcelé, persécuté, abandonné, il établit son campement sur la plage déserte de Péluse, et là, le 25 avril 1859, entouré des membres de son Conseil, des ingénieurs de la Compagnie et de 150 marins et ouvriers, il fit déployer le pavillon égyptien et donna lui-même le premier coup de pioche. Aussitôt, le Khédive, traité de rebelle par le Sultan, se voyant déjà déposé, exilé, ordonna à M. de Lesseps d’arracher les jalons et de fermer les chantiers. Le superbe Saïd ne lui disait plus, comme autrefois, « mon canal », il, disait « votre canal » et il ne voulait pas en entendre parler. Le consul de France à Alexandrie appuyait lui-même les volontés pressantes du Sultan et du Khédive. Pour toute réponse, M. de Lesseps fit faire publiquement aux chantiers de l’isthme un nouvel envoi de matériel.

Nous admirons, Messieurs, la constance de cet homme seul contre tous. Mais il sentait la France avec lui. Et nous voyons paraître ici la puissance de la France. M. de Lesseps sollicita l’intervention directe de l’Empereur des Français. Affectant, dans la position la plus critique, une tranquille confiance, il lui écrivit : « Pour moi, la situation de notre entreprise n’a jamais été meilleure. Elle est arrivée au point que j’ai toujours ambitionné, c’est qu’elle fût portée, comme question de fait, et non comme projet, au tribunal de la politique européenne. » Le 23 octobre 1859, Napoléon III reçut M. de Lesseps à Saint-Cloud, l’écouta attentivement, se tut, roula dans ses doigts le bout de ses longues moustaches et dit enfin : « Vous pouvez compter sur mon appui. » Cette seule parole changea la face des choses. La Porte s’engagea à procéder à un nouvel examen du firman de concession ; l’Angleterre, parut un moment céder ; et le Khédive rassuré envoya à Péluse des ouvriers soumis au régime de la corvée, et il recommença à dire « mon canal ».

Les travaux, péniblement commencés par les pauvres pécheurs du lac Menzaleh, furent poussés avec une vigueur sans cesse accrue. M. de Lesseps, secondé par d’excellents ingénieurs, communiqua son énergie à ce doux peuple de fellahs, qui patiemment fit des prodiges. Le 2 février 1862, le canal d’eau douce, établi sur le tracé et parfois dans le lit de celui des Pharaons, portait les eaux du Nil dans le lac Timsah, au centre de l’isthme. Les bons fellahs y plongeaient les mains, y mouillaient leurs lèvres, buvaient avec délices l’eau du Nil béni, les larmes d’Isis, et retrouvaient, dans leur surprise et leur joie, les accents de l’hymne antique : « Salut à toi, qui viens en paix pour donner la vie, Dieu caché ! » Le 18 novembre de cette même année, la Méditerranée entra dans le lac. Elle avait fait la moitié du chemin.

Pourtant il fallut encore sept années d’un travail opiniâtre pour terminer cette œuvre énorme. Et dans le cours de ces sept dernières années M. de Lesseps eut à renverser des obstacles de toutes sortes. Un moment tout l’ouvrage parut en péril. Ce fut lorsqu’on perdit ces humbles Égyptiens qui pétrissaient sur leur poitrine les boues du lac Menzaleh.

Dans cette immuable Égypte, ils travaillaient comme autrefois les Israélites, et le travail, ainsi qu’il est dit dans la Bible, leur rendait la vie ennuyeuse. Sur les propositions de l’Angleterre, les puissances européennes imposèrent au Khédive l’abolition de la corvée, et l’Empereur des Français, dans sa décision arbitrale du 6 juillet 1864, consacra cette abolition. Il fallut remplacer les fellahs, qui se nourrissaient d’oignons, par des ouvriers libres et salariés. Il en résultait un tel accroissement de dépenses que l’entreprise en fut un moment accablée. Mais l’arbitrage de l’Empereur assurait en même temps à la Compagnie de Suez la force et la vie. Et, puisque enfin il fallait accomplir le travail dans des conditions nouvelles, on s’ingénia, on créa.

Alors les chantiers passèrent brusquement de l’âge des Pharaons aux temps modernes, et l’on vit paraître ces dragues à longs couloirs, ces élévateurs, ces chalands-flotteurs, ces gabares à clapets latéraux, machines énormes et nouvelles comme l’œuvre qu’elles devaient accomplir. Déjà les boues de Péluse s’étaient écartées, le seuil d’El-Guisr s’était ouvert. Un labeur obstiné surmonta les derniers obstacles. Les sables glissants du désert furent inondés et dragués. La mer Rouge mêla ses eaux à celles de la Méditerranée, et ses marées, tant redoutées, ne produisirent qu’un léger courant vers le nord.

M. de Lesseps obtenait enfin le résultat annoncé par son bon sens prophétique, assuré par sa volonté souple et forte. En 1869, un canal de 147 kilomètres, sans une seule écluse, était percé, gigantesque ouvrage de paix, exécuté par des Français, dans l’intérêt du monde. Cette nouvelle voie ouverte aux navires mettait en communication 300 millions d’Européens avec 700 millions d’Asiatiques. La mer qui vit sur ses rives les plus belles, les plus savantes et les plus héroïques choses créées par l’homme, la mer sur laquelle l’ingénieux Ulysse erra dix ans, la mer qui porta les navires pleins de trésors du vieux Cadmus, les trirèmes heureuses des Grecs, les sombres liburnes des Romains, les carraques transportant les Croisés, la grande nef de saint Louis, les galères des Vénitiens, des Pisans et des Génois, la Méditerranée, désertée, déchue de sa gloire immémoriale et de sa richesse antique depuis que Vasco de Gama avait appris aux navires du monde la route du Cap, soudain recevait, en lignes nombreuses, les bateaux à vapeur chargés des produits les plus précieux de l’Europe et de l’Asie, tandis que les ports creusés dans ses côtes voyaient leur chenal s’ouvrir tout à coup jusque sur les océans de l’Inde, du Japon et de la Chine.

Le canal de Suez fut inauguré le 16 novembre 1869. Une flotte pavoisée de navires de guerre et de commerce mouillait en rade de Port-Saïd. Sur la plage où flottaient les pavillons des peuples, où se dressaient la croix et le croissant, deux autels étaient élevés, l’un pour le protonotaire apostolique, l’autre pour le grand uléma, et de là montaient vers le ciel la prière chrétienne et la prière musulmane comme les deux lignes qui, tirées de deux points de l’espace par le mathématicien, visent, sans jamais se rejoindre, une même étoile, trop lointaine. Parmi les princes et les rois venus à ces fêtes de la paix et de la civilisation, brillait des éclairs de la puissance et de la beauté la souveraine qui, dix mois plus tard, quittant dans l’horreur d’un immense désastre son palais désert, trouva M. de Lesseps, avec quelques rares amis, pour lui offrir le bras et assurer sa fuite à travers la capitale où grondait la Révolution. Cet homme heureux, qui se montrait secourable à une illustre infortune, devait un jour aussi tomber du haut de la gloire dans un abîme de misères.

Messieurs, de grands esprits, occupés du dessein d’approprier notre monde aux besoins de la civilisation humaine, ont considéré que pour établir la parfaite circulation des choses et des idées sur toute la surface de la planète, il fallait, après avoir percé l’isthme de Suez, donner à cette nouvelle voie de mer une issue maritime à travers l’Amérique Centrale. Déjà Leibniz en avait conçu l’idée en regardant une mappemonde, où manquait pourtant l’Océanie. Goethe écrivait en 1827 à Guillaume de Humboldt qu’une telle œuvre était réservée pour la postérité à un grand esprit initiateur. Et il ajoutait : « La communication maritime entre le golfe du Mexique et le Pacifique du Sud est indispensable ; elle se fera. J’aimerais vivre quand ce travail sera exécuté, mais je ne serai plus ; je ne verrai pas non plus percer l’isthme de Suez. Cela vaudrait la peine de durer encore un demi-siècle pour être témoin de ces deux œuvres gigantesques. »

Ce projet de mettre en communication l’Atlantique et le Pacifique, que les saint-simoniens avaient formé naguère avec toute l’ardeur de leur mysticisme industriel, devait nécessairement, après la création du canal de Suez, prendre une forme plus précise et se prêter à une réalisation prochaine. La question fut surtout agitée à partir de l’année 1875. L’amiral La Roncière, président de la Société de géographie de Paris, convoqua, pour le 15 mai 1879, un congrès international appelé à donner son avis sur l’exécution d’un canal interocéanique. Ce congrès, étant réuni, se prononça en faveur du projet présenté par MM. Wyse et Reclus, et M. de Lesseps fut invité à prendre la direction de l’entreprise. Il était dans la soixante-quatorzième année de son âge. Sous la condition d’être seul maître et seul responsable, il accepta.

Dans cette œuvre nouvelle il montra son ancienne énergie. On eût dit qu’il n’avait pas vieilli. Travaux et voyages semblaient ne rien coûter à ses forces. C’est aux États-Unis, cette fois, qu’étaient ses adversaires, c’est aux États-Unis qu’il alla, multipliant, comme autrefois en Angleterre, les meetings et les discours. En France il était populaire, vous le savez. Il fut écouté, applaudi, suivi. La confiance qui le remplissait, il ne la fit que trop passer dans la foule charmée. Qui ne séduisait-il pas alors ? Vous-mêmes, Messieurs, vous lui fîtes accueil. Membre libre de l’Académie des sciences depuis 1873, M. Ferdinand de Lesseps, élu par vous, le 21 février 1884, prit séance le 23 avril de l’année suivante. Vous gardez heureusement l’un de ses parrains. L’autre était Victor Hugo, qui lui avait écrit peu de temps auparavant, au sujet du canal interocéanique. « Vous étonnez l’univers par de grandes choses qui ne sont pas des guerres. »

Victor Hugo était alors au terme de sa vie éclatante. Et combien des vôtres vous ont depuis lors quittés, vous qu’on ne quitte que pour mourir. Que de pertes irréparables vous avez réparées depuis lors ! Votre illustre Compagnie n’échappe pas aux lois universelles qui font du changement la condition nécessaire de la vie. Vivre c’est mourir incessamment. À cette séance, que la suite de mon sujet ramène à votre pensée, on voyait parmi vous MM. Taine, Pasteur, Renan, Alexandre Dumas, dont les ombres sont encore présentes sous ce dôme. M. Renan était directeur. C’est lui qui répondit à M. de Lesseps. Il montra (certes il vous en souvient) cette riante humeur, cette simplicité, cette grâce ouverte qui s’alliaient si bien en lui à la gravité de l’esprit et à la profondeur de l’intelligence. Avec une merveilleuse abondance, il répandit ce jour-là les idées d’un sage sur l’homme et la nature, la figure de la terre, le génie des peuples et l’art de seconder les destins. Quel admirable discours, Messieurs, quel riche et souple tissu de pensées augustes et familières ! Un de ceux qui l’avaient écouté du fond d’une de ces tribunes, où se presse un public ami, l’alla voir le soir même dans ce petit salon du Collège de France, qui avait pour unique richesse quelques toiles des deux Scheffer ; et là, après avoir essayé de lui exprimer son admiration, cet inconnu lui rappela une des phrases qui terminent ce beau discours. « Quel était le fond de votre pensée, lui demanda-t-il, quand vous avez dit à M. de Lesseps : « Pour moi, je ne vous vois jamais sans rêver à ce que nous aurions pu faire tous deux, si nous nous étions associés pour fonder quelque chose. » M. Renan lui répondit : « Ne savez-vous pas que M. de Lesseps fut un moment tout-puissant en Égypte et en Syrie ? »

M. Renan avait donc fait le songe d’être le visir philosophe d’un calife chrétien. Sans doute il souriait et ce n’était là que le badinage d’un grand esprit. Ce qui est vrai, c’est que, jaloux d’accomplir tous les devoirs, il aurait volontiers rempli dans son pays le mandat législatif si on le lui avait confié. Mais la démocratie montre parfois quelque défiance à l’endroit des hommes d’esprit. Rabagas, dont on connaît l’austérité, écarta dédaigneusement ce noble Prospero, comme peu capable et de faible vertu. Pourtant, à mettre les choses au pis, Prospero, bien qu’un peu distrait par ses expériences de laboratoire, n’aurait pas fait plus mal que Rabagas, et certes il avait l’âme plus grande.

Ceux qui ont eu le bonheur de connaître M. Ernest Renan et de rapprocher savent qu’il était d’un commerce sûr et que son cœur si doux était ferme. Ils savent qu’il était la droiture même ; que jamais sa bienveillance, sa politesse exquise, la crainte délicate qu’il avait de déplaire, ne le firent céder sur ce qu’il croyait la vérité. Ils l’ont vu garder, dans les travaux de la vie, dans les fatigues de l’âge, dans des souffrances parfois cruelles, une gaieté courageuse. Il me sera permis de dire avec eux qu’il était essentiellement moral et religieux, qu’après avoir connu tous les sujets de doute, il sut garder les illusions nécessaires et qu’il conserva jusqu’à son dernier jour sa foi en ces vérités de sentiment qui font la dignité de l’homme et seules donnent du prix à la vie.

Messieurs, vous entendez sans déplaisir les louanges dues à cet homme excellent, qui vous aimait. Que je les prolongerais volontiers ! Mais il faut que j’achève mon dessein et que je suive M. Ferdinand de Lesseps dans les dernières années de sa vie. Il fut frappé, bien près de la mort, par un malheur qui eut l’étendue d’un malheur public. Le désastre fut grand comme le rêve qui l’avait précédé. L’entreprise du canal interocéanique s’écroula ; les ruines en sont encore pleines de gémissements. Ce n’est ni le lieu ni le temps de les considérer. Vous n’attendez pas de moi que j’en recherche les causes. À peine m’est-il permis d’indiquer les plus générales et de dire qu’en France la volonté lente, sourde, parfois obscure, mais continue et souveraine qui soutint l’œuvre de Suez, n’était plus là pour assurer contre les coups violents des passions, des instincts et des hasards, pour défendre contre elle-même et modérer une nouvelle entreprise, plus aventureuse que la première ; et que plus rien dans la direction faible, diffuse et changeante des affaires publiques n’était désormais capable, ni de contenir les convoitises d’une troupe de financiers, d’aventuriers et de politiciens pillards, ni d’arrêter cette panique instinctive des foules, qui en un moment renverse tout. Tout s’écroula. Vaincu par l’âge, accablé du coup qui le frappait, mais gardant (je crois le savoir) toute la lucidité de son esprit, M. de Lesseps connut son extrême malheur. À l’heure tragique pour sa gloire et pour son nom, seul au milieu des siens dans cette demeure rustique de la Chesnaie, où presque un demi-siècle auparavant il avait tracé sur une carte la petite ligne qui devait unir deux mondes, débile, maintenant, inerte, désolé, ramenant sur ses genoux glacés sa couverture de voyage, le grand voyageur se mourait en silence. Mais, un jour, on vit sur ses joues desséchées couler des larmes.

Ferdinand de Lesseps acheva de mourir le 7 décembre 1894. J’ai du, Messieurs, vous le montrer encore tout chargé des fautes que le temps emportera. Tel que je vous l’ai fait paraître, tel qu’il fut, imprudent, téméraire, trop confiant en lui-même et dans sa longue fortune, mais généreux, mais grand, plein de bonté, de force et de courage, en sympathie avec le genre humain, capable entre tous d’agir et de fomenter l’action, il a travaillé toute sa vie à des tâches vastes et pacifiques, et conquis par labeur sa place dans l’élite des hommes utiles. Ce qu’il a fait est immense et bon. À l’Occident, resserré dans des limites trop étroites, il a ouvert une issue. Il a frayé aux énergies des voies nouvelles, donné aux volontés des causes d’agir utilement dans la concorde et l’harmonie. Un tel homme n’a qu’un juge, l’univers. Il a servi les intérêts de l’humanité ; l’humanité reconnaissante lui gardera les noms de bienfaiteur et d’ami. Et son image, dressée à Suez, sur la berge du canal, sera saluée à travers les siècles par les pavillons des nations.