Discours sur les prix de vertu 1888

Le 15 novembre 1888

Armand PRUDHOMME, dit SULLY PRUDHOMME

DISCOURS

DE

M. SULLY PRUDHOMME

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

15 novembre 1888.

 

MESSIEURS,

Tous les ans, dans la séance publique où elle proclame ses lauréats, l’Académie rencontre et saisit l’occasion de louer la vertu. Mais la vertu jouit déjà d’une excellente et solide réputation : l’éloge en sera bientôt presque aussi difficile que la pratique il devient, chaque année, moins nouveau. À mon tour désigné pour accomplir ce devoir traditionnel, je me sentais fort menacé par l’épuisement du sujet. Une observation que je fis par hasard vint à mon secours. En France, les bonnes actions, grâce à Dieu, sont encore assez nombreuses pour que la Compagnie, malgré ses importantes ressources, se voie obligée de ne récompenser que les meilleures et les plus rares, en un mot les belles actions. Les belles actions ! La Beauté m’apparaissait dans la conduite humaine, et cette invasion de la poésie dans la morale m’encouragea. J’éprouvai un soulagement véritable à pouvoir célébrer la vertu en société des Muses, et je tentai, par fantaisie d’abord, puis avec une foi croissante, de rapprocher, jusqu’à les confondre, les domaines du Bien et du Beau.

Quand j’examinai la vie des lauréats de cette année, ma première impression fut toute favorable à ce rapprochement. Je reconnus le Beau à cette surprise délicieuse et grave dont il remplit l’âme et qui est l’admiration. Merveilles de la Nature, de la Science et de l’Art, tout ce qu’on admire on l’appelle beau ; on nomme donc à bon droit belles aussi les actions morales qu’on admire. Ainsi rassuré, au début même de ma tentative, je la poussai hardiment et je crus découvrir la plus étroite parenté entre les belles actions, œuvres de vertu, et les œuvres d’art.

Une pareille assimilation semble tout d’abord paradoxale et presque impie, car la vertu est un détachement des biens matériels, et l’art, au contraire, n’est plus pour beaucoup aujourd’hui qu’une fête préparée aux sens. Mais je me réclame aussitôt d’un poète dont vous ne sauriez récuser l’autorité. Rappelez-vous ces vers que, dans le premier acte du Menteur, Corneille prête à Cliton :

Tel donne à pleines mains qui n’oblige personne.
La façon de donner vaut mieux que ce qu’on donne.

La façon de donner, c’est la forme même du don, et c’en est précisément l’art. Dans la bonne œuvre, en effet, tout comme dans l’œuvre d’art, le rôle de la forme est de traduire le sentiment qui inspire et dirige la main, de sorte qu’une obole gracieusement offerte, comme un peu de glaise gracieusement modelée, peut en acquérir un prix inestimable. Mais l’œuvre d’art, dira-t-on, doit plaire aux sens pour émouvoir, tandis que la bonne œuvre n’a pas besoin de les séduire pour toucher. J’en conviens : la grâce y peut même consister à dissimuler délicatement l’offrande, mais la forme alors n’en est que plus touchante, c’est-à-dire plus expressive, et voilà bien l’essentiel de l’œuvre d’art.

L’art est délicieusement servi, mais n’est pas défini par l’agréable ; il s’en sert comme d’un signe. En doutez-vous ? De quel droit alors souriez-vous de l’art culinaire ? Pourquoi ne l’admirez-vous pas ? Si les beaux-arts le renient, c’est que les saveurs, même les plus exquises, ne transmettent aucun message de l’âme à l’âme : elles se supplantent dans la mémoire au lieu de s’y coordonner, comme les sons, pour y composer un langage. Non, la caresse des sens uniquement pour eux-mêmes n’est point l’art ; j’en atteste, parmi les plus grands. Corneille encore.

J’ose donc affirmer que la bienfaisance, dans les belles actions, devient un art. La forme y est essentielle, puisqu’elle peut rendre l’offrande des trésors du cœur plus consolante que celle de la bourse. La plus haute forme de la charité n’est visible qu’à la conscience, car elle suppose le secret de l’œuvre observé par le bienfaiteur. C’est, à coup sûr, la seule œuvre d’art qui se contente du regard de Dieu. Mais il n’est pas accordé à tous les dévouements d’être obscurs. Sans parler des actes de courage militaire que nous n’avons pas mission de récompenser, il en est d’autres, tels que les sauvetages, qui sont forcément notoires et même éclatants ; la forme en est belle alors par sa seule simplicité, par l’élan tout spontané qui signifie l’oubli de soi devant le péril. La simplicité dans l’héroïsme exprime donc le pur désintéressement ; de là vient qu’elle nous impose une admiration enthousiaste. Dans l’aumône, la délicatesse est la grâce du bienfait ; c’est pourquoi elle nous charme et nous cause une admiration attendrie et souriante comme toute chose à la fois douce et ingénieuse.

Ces qualités de grandeur et de grâce conviennent aux bonnes œuvres comme aux œuvres d’art. Dans l’un et l’autre cas, elles confèrent à l’exécution les qualités mêmes de l’inspiration. Je me crois donc enfin autorisé à dire que l’Académie en récompensant les belles actions couronne des chefs-d’œuvre.

Le meilleur exemple à l’appui de ma thèse, elle l’a choisi pour moi en décernant, cette année, le prix de vertu le plus considérable, qui est de deux mille francs, à Mlle Marie-Pauline Rault. Mlle Rault est, en effet, une véritable, une grande artiste en charité.

Née aux environs de Saint-Brieuc, élevée à Nantes par les sœurs de la Sagesse, elle les a quittées à vingt ans pour commencer aussitôt et, poursuivre jusqu’à ce jour, pendant plus de trente années, une admirable carrière de bienfaisance. Il semble qu’avant d’accomplir sa plus belle œuvre, son cœur, j’allais dire son génie, se soit, progressivement essayé à tous les genres de dévoûment, elle débute par la profession d’institutrice où elle excelle, comme en témoignent les touchants regrets de ses élèves et de leurs parents lorsque, en 1865, elle se sent obligée de se rendre à Paris pour surveiller une jeune sœur. Il faut, dès son arrivée, qu’elle s’assure des moyens d’existence. Obéissant à ses généreux instincts, elle se fait garde-malade, et le salaire pour elle est bien moins le pain gagné que le soulagement des maux d’autrui ; elle a même fini par soigner gratuitement les pauvres, sans autre objet que la charité, comme on fait de l’art pour l’art. Mais déjà les misères de l’âme tentent sa vaillante douceur. Elle se consacre à la régénération morale des malheureuses filles libérées de la maison de Saint-Lazare, si peu libérées, hélas ! de leur dégradation. Après huit ans d’utile persévérance, ses forces seules trahissent sa tâche ; elle se retire épuisée. Mais pouvait-elle renoncer aux joies du sacrifice ? Elle trouve sur son chemin une petite bossue ; sa tendre pitié l’adopte et ne la cède plus qu’à la mort. Toute détresse devient l’heureuse proie de son ardente charité. Un jour, par une aumône à rendre jaloux saint Martin, elle se dépouille de ses propres effets pour qu’une servante indigente les engage au Mont-de-Piété. Nous devons la connaissance de ce trait à la pieuse indiscrétion d’un vénérable prêtre qui, dans l’intérêt même de la dernière œuvre qu’elle a fondée, a dû se faire le confesseur adroit de sa modestie et lui surprendre l’aveu de quelques-unes de ses bonnes actions dissimulées comme des péchés.

Enfin nous touchons au chef-d’œuvre de son active bienfaisance. Qui de nous n’a été obsédé par la mendicité silencieuse ou machinalement plaintive de ces petites filles déguenillées offrant une fleur au passant, dont l’aumône est parfois plus périlleuse encore pour elles que les mauvais traitements de parents exigeants et barbares ? Mademoiselle Rault s’est donné pour mission de recueillir ces malheureuses et de les sauver. Elle y a réussi depuis deux ans pour une dizaine d’entre elles, dont la plus jeune a sept ans et l’aînée quinze. Elle leur enseigne d’abord l’oubli de leur passé en feignant de l’oublier elle-même, et dans son logement exigu de la rue Servandoni leur donne le viatique du travail et de l’éducation. Elle leur apprend sa modeste industrie, la confection des parapluies, et elle est obligée de prendre sur son sommeil pour restituer à cette industrie peu lucrative le temps consacré aux leçons et à l’apprentissage. Considérez l’extrême difficulté de son entreprise. Elle ne compte que sur ses propres ressources ; elle a sacrifié ses économies jusqu’à son dernier titre de rente vendu pour ne pas repousser une enfant suppliante qui s’était, pendant une nuit entière, étendue sous la pluie en travers de sa porte. Elle couche par terre ; elle a cédé son lit et trouvé le secret de faire la classe à ses dix écolières avec une seule petite table pour tout mobilier scolaire. Quelle fête ce fut, un jour, pour ces pauvres fillettes d’avoir pu, en amassant des sous gagnés à faire des commissions, offrir à celle qu’elles appellent leur mère le régal extraordinaire d’un litre de lait ! Vous pouvez juger à cette débauche de ce que doit être l’habituel menu des repas. On vit pourtant et la menace la plus redoutable pour cette famille improvisée ce n’est pas celle de la faim, c’est la réclamation toujours imminente des vrais parents ; car ils n’ont pas tous renoncé à l’exploitation fructueuse de leurs enfants. Ils épient l’heure où ils feront valoir leurs droits avec le plus d’avantage, et Mlle Rault doit souvent leur paver la rançon de sa charité, trop heureuse quand elle ne se voit pas arracher brutalement son élève au moment où elle achevait de la conquérir à la vie honnête et laborieuse. Une petite saltimbanque, sauvée par elle de la misère et de la dépravation, vient d’être impérieusement redemandée par son père ; elle allait faire, cette année-ci, sa première communion ; sa conversion au bien, à force de patiente habileté, était accomplie. Rien n’a pu la soustraire au supplice d’un brusque retour vers l’existence odieuse dont elle se croyait délivrée. Ah ! pauvre créature ! le cœur éclate d’indignation douloureuse au spectacle d’une aussi cruelle vicissitude. Mais, à ce prix, du moins, nous pouvons contempler la beauté du parfait désintéressement, car Mlle Rault, dans son œuvre toujours en péril, ne trouve de pleine satisfaction et d’entière sécurité que pour sa conscience. Elle a mérité, certes, par son héroïque, ingénieuse et féconde vertu, par la portée morale de son exemple, le plus haut témoignage d’estime de l’Académie.

Un prix de quinze cents francs est décerné à M. l’abbé Boudringhin, né à Arras en 1835, pour plusieurs œuvres du même genre, mais auxquelles il a pu, grâce à des moyens d’action plus favorables et plus puissants, donner un plus important développement. C’est aussi sur les malades et les infirmes d’abord, puis, par une prédilection décisive, sur les enfants vagabonds, qu’il a depuis plus de vingt-cinq ans exercé son infatigable bienfaisance. Il fonde, en 1867, à Bapaume, dans un local acheté avec des dons péniblement recueillis et obstinément accumulés, un patronage encore prospère aujourd’hui, qui dispute les adolescents aux pernicieux entraînements des mauvaises compagnies en leur procurant, les dimanches et les jours de fête, toutes sortes de distractions agréables et honnêtes. Nommé, sept ans après, aumônier de l’hospice de Calais, il s’attendrit sur l’abandon misérable des enfants qu’il rencontre errants dans les rues. Il en prend un chez lui, en accueille un second, puis d’autres, et manque bientôt d’espace et de temps pour soigner tous ceux qu’on lui présente. Il donne alors sa démission d’aumônier et, secondé par une personne charitable, il fonde un orphelinat dans un local plus étendu, qui, bientôt encore, ne suffit plus à l’affluence croissante des enfants. Mais la charité ne s’embarrasse de rien ; elle est aussi entreprenante et moins inquiète que l’amour du lucre. Avec le produit de ses quêtes, il achète pour y installer les plus jeunes, le couvent des Passionnistes à Hardinghen. Pour les autres, déjà grands, il établit à Calais une imprimerie et successivement divers ateliers de reliure, de cordonnerie, de menuiserie, de confections. Au prix de quels efforts, de quelles instances parfois humiliantes, on le devine ; mais les chefs d’industrie, confiants dans son œuvre, la protègent et ne laissent pas chômer ses jeunes ouvriers. Ce qu’il a fait pour ceux-ci, de toutes parts on le sollicite de le faire pour leurs sœurs. Aussitôt avec une pieuse témérité il agrandit la maison de Calais, y place les orphelins de l’asile de Hardinghen et transforme cet asile en orphelinat de filles confié à des religieuses sous sa direction tutélaire. Cet établissement a déjà recueilli trente-cinq petites filles et celui de Calais compte aujourd’hui cent cinquante orphelins ; plus de cent enfants en sont sortis bien armés pour entrer honorablement dans le combat de la vie.

Le prêtre, nous le savons, n’attend pas des hommes la rémunération de ses sacrifices, et celle que nous lui offrons n’a pas l’ambition d’entreprendre sur le ciel ; ce n’est qu’un simple hommage de la société laïque à l’un de ses bienfaiteurs. M. l’abbé Boudringhin l’acceptera d’autant plus volontiers qu’il n’en cherchera pas longtemps l’emploi.

Deux autres prix de quinze cents francs sont accordés, l’un à Louis Clément, l’autre à Louis-Marie Lecorgne.

Louis Clément, fils d’un forestier de Courtenay, dans le Loiret, est âgé de soixante-dix-sept ans. Seul à dix-neuf ans, il se sent une vocation dominante pour la bienfaisance et se fait recevoir infirmier dans l’hôpital civil de Sens. Appelé, quatre ans après, pour une affaire de famille à Tours, il y rencontre de charitables ecclésiastiques projetant d’y fonder un orphelinat. Il leur offre ses services et se dévoue pour toujours à leur œuvre. Le voilà qui fait gratuitement l’office de quêteur, de cuisinier, de bonne d’enfants. Depuis cinquante ans il est attaché à cet établissement dont la prospérité croissante peut seule le consoler d’y voir ses fonctions diminuer avec ses forces. Il semble possédé de la passion rare de servir sans gages. Bien plus, il donne, tous les ans, à la communauté, le revenu des modiques économies qu’il a pu faire autrefois à Sens. En retour de tant de dévouement, il aspire à l’unique faveur de passer dans cet asile tout plein de sa vie ses derniers jours qu’il y consacre encore. En 1883, le fondateur de l’œuvre, par son testament, recommandait ce vétéran des serviteurs du Bien à la Commission administrative de l’orphelinat ; une rétribution lui fut aussitôt offerte, mais, avec autant de simplicité que d’empressement, il la refusa. Pourvu qu’il ne refuse pas son prix !

Louis Lecorgne, né à Dinan en 1831, compte dix ans de services dans la flotte et trente ans dans les douanes, dont il est préposé-visiteur à Saint-Malo. Il a fait les campagnes de Crimée, de Cochinchine, du Maroc ; il a combattu tous les éléments, les flots, les flammes, et, entre temps, des chiens enragés. Trente-trois personnes, sauf erreur, Lui doivent la vie. Le surprenant et douloureux privilège de rencontrer tant d’accidents n’échoit qu’aux braves, aux marins surtout ; ils vont au-devant. Lecorgne enfin donne la vie avec autant, de générosité qu’il la sauve, car ce brave homme est père de onze enfants qu’il a nourris à grand’peine. La maladie, hélas ! plus traîtresse encore que la mer, plus rebelle que le feu, lui en a pris sept. Sa poitrine est couverte de médailles d’or et d’argent témoignage de tous ses généreux exploits. Je ne puis qu’énumérer les plus saillants. En 1845 il sauve un jeune homme à Brest et, cinq ans après, un autre à Philippeville ; en 1854, il a failli périr dans un incendie à Dinan ; en 1861, il sauve d’abord un homme, puis quatre, puis deux autres encore ; deux ans plus tard, il participe au sauvetage du Thomas-Élisabeth, et sauve trois hommes sur le Haumet ; il concourt, en 1867, au sauvetage de la Julie ; l’année suivante, il sauve, la nuit, un homme tombé dans la grande écluse, et, en 1874, un marin tombé entre son navire et le quai. L’Académie en couronnant Lecorgne pourrait le jalouser, elle qui n’entreprend qu’un sauvetage, celui de la politesse française, et n’y réussit qu’à moitié.

Lecorgne, ajouterai-je, n’est pas le seul des lauréats que je proclame dont nous puissions envier les œuvres. Indépendamment du mérite, leurs œuvres à tous l’emportent sur les nôtres par de précieux avantages. D’abord, pour être accomplies ou admirées, elles n’exigent pas une longue initiation ; la générosité est innée. Tandis que les œuvres de l’esprit sont interdites ou fermées aux humbles privés d’instruction et d’expérience, celles du cœur trouvent immédiatement dans le cœur même leur source intarissable et un écho toujours vibrant. En second lieu, les beautés de la nature, de la science et de l’art en général, n’éveillent pas en nous une joie sans mélange. Il s’y glisse une vague mélancolie, car l’attrait même de ce qu’elles nous révèlent nous fait sentir ce qui nous manque et rêver à l’inaccessible. La beauté de l’œuvre morale, au contraire, procure une joie absolument pure par le spectacle, unique ici-bas, d’un idéal réalisé. Une pleine satisfaction est, en effet, dominée au besoin de justice et de bonté ; l’homme y jouit entièrement de sa valeur la plus haute. Enfin, comme les belles actions ne relèvent que du cœur, on ne peut les admirer sans en aimer les auteurs.

Dix prix de mille francs chacun sont prélevés encore sur les fonds légués par M. de Montyon. Je dois à ceux qui les ont remportés de citer leurs noms avec une mention, forcément sommaire, de leurs titres. Ce sont d’abord trois sauveteurs d’une vaillance aussi belle et presque aussi heureuse que celle de Lecorgne : Gabriel-Louis Lerondel, de Saint-Malo, dont l’honnêteté égale la bravoure ; Charles-Henri Sélame, pontier à Saint-Omer, qui depuis trente ans a arraché quantité de personnes à la mort, entre autres six enfants qu’il a retirés d’un canal ; Jean Colombet, conducteur de voiture au Puy, mis dans l’incapacité de travailler par les lésions qu’il s’est faites en arrêtant des chevaux emportés, en affrontant les neiges pour sauver des voyageurs et des dépêches. Voici maintenant une humble bienfaitrice, émule de Mlle Rault, Joséphine Charolois, de Troyes, qui a disputé au vice et à la misère, depuis vingt-six ans, un nombre de jeunes filles qui s’élève aujourd’hui à deux cent cinquante. Voici enfin des serviteurs incomparables : les époux Achain, dans l’Aisne ; des garde-malades étonnamment courageuses devant les épidémies et les maux les plus répugnants, Françoise Daffos dans la Haute-Garonne, Marie-Constance Bertin dans l’Yonne, Henriette Bossard en Vendée, et Julie Leray dans l’Ille-et-Vilaine. Julie Leray joint à un zèle sans bornes auprès des indigents qu’elle soigne la plus difficile abnégation : elle sacrifie entièrement pour eux ses modiques ressources, pratiquant ainsi la charité sous toutes ses formes. J’ai hâte d’arriver au plus intéressant peut-être de tous ces lauréats.

Jean-Baptiste Sirven, de Castres, est un vieillard de 80 ans qu’ont laissé sans ressources, après une vie de travail opiniâtre, des sacrifices constants à la famille nombreuse de sa très digne femme. Phénomène édifiant ! une quinzaine d’alliés, beau-père, belle-mère, beau-frère et belle-sœur, fille, gendre et petits-enfants de ceux-ci ont éprouvé tour à tour sa générosité qui tient du prodige par l’exiguïté de ses ressources et par sa persévérance indomptable dans des circonstances toujours difficiles et souvent dramatiques. Ce n’est pas l’instinct paternel, remarquez-le bien, ce n’est pas la voix du sang qui l’a poussé à tant de dévouement ; c’est l’abnégation la plus pure. Il remplit les modestes et pénibles fonctions de porteur de contraintes. Sa pauvreté l’y force, mais sa bonté y répugne : de là un perpétuel conflit dans son âme entre le devoir et la pitié. Aussi sa façon de poursuivre les débiteurs est-elle étrangement nouvelle, car il leur facilite lui-même leur libération et parfois même il paye de sa propre bourse, si peu garnie, les frais qu’il est obligé de leur faire. L’intérêt que nous inspire cet excellent vieillard est d’autant plus vif qu’il a un fondement historique. Jean-Baptiste Sirven est l’arrière-neveu du fameux protestant Sirven dont le nom, associé à celui de Calas dans les ardentes campagnes de Voltaire pour la justice contre les juges, a, pendant neuf années, rempli l’Europe. Avec lui s’éteindra son nom. L’Académie s’est sentie particulièrement heureuse de le récompenser. C’est une sorte de réparation in extremis offerte en sa personne par la France à une famille qui a fourni aux anciennes passions religieuses une célèbre et bien malheureuse victime. Jean Sirven est né catholique ; le mémoire en sa faveur nous a été présenté par un pasteur protestant. M. Camille Rabaud, historien de son grand-oncle. Ce rapprochement et ce contraste, tous deux honorables pour M. Rabaud, n’étaient pas indifférents à signaler.

Parmi les belles actions qui ont valu à leurs auteurs le complément des prix Montyon, à savoir sept médailles de cinq cents francs chacune, j’ai à signaler d’autres sauvetages encore, ceux que Philibert Arragain et Antonin Renucci, tous deux de Marseille, ont accomplis avec une valeur à toute épreuve. Je dois, en outre, mentionner au moins les bienfaits patients et inappréciables de deux institutrices dont la carrière est très longue : Mmes Cros, de l’Aveyron, et Lefoulon, de la Manche.

Nous avons maintenant à décerner les prix Souriau, Gémond et le prix anonyme fondé par une personne charitable, tous trois de initie francs chacun et de même destination que les prix Montyon.

Le premier de ces prix a été attribué à Mme veuve Condamine, de Frayssinet-le-Gélat, dans le Lot. Cette dame, qui vit du produit de quelques lopins de terre, s’est faite la providence du bourg qu’elle habite. Elle a rendu sans aucune rémunération les plus utiles services aux mères que leur travail sépare de leurs enfants, en improvisant une crèche, aux femmes infirmes ou abandonnées en les encourageant et les secourant soit de ses propres deniers, soit des aumônes, que, malgré sa fierté naturelle, elle va, de porte en porte, mendier en leur faveur. C’est elle qui ensevelit les morts. Sa charité est bénie de tous les malheureux qui l’entourent.

Le second de ces prix est donné à Félix Planque, éclusier à Marchiennes, dans le Nord. C’est encore un de ces hommes qui semblent voués par leur courage au salut de leurs semblables ; en dix-neuf sauvetages il a soustrait vingt et une personnes à une mort certaine, les deux dernières dans des circonstances extraordinairement difficiles. Il en a contracté une maladie qui rend sa pauvreté plus menaçante pour sa femme et ses enfants, l’époque de sa retraite réglementaire étant imminente. Cette récompense est pour lui un honneur et un secours également justifiés.

Le prix anonyme a été obtenu par Anne Lepage, de Bellême, dans l’Orne, servante d’une dame âgée qui fut directrice des postes. Anne Lepage a quatre-vingt-huit ans et sert depuis soixante-dix ans la même famille avec un dévouement tour à tour filial et maternel. Elle a vu mourir, après leur avoir prodigué ses soins, les parents d’abord, puis les enfants de sa maîtresse, deux jeunes filles, seul espoir de leur mère, et a cessé d’accepter aucun gage de la survivante solitaire, malheureuse et ruinée. Elle rencontra, dans sa jeunesse, la proposition d’un mariage qui lui eût fait partager deux mille francs de rente, plus tard l’offre d’une place lucrative auprès d’un de ses frères qui punit son refus en la déshéritant ; rien ne réussit à ébranler sa fidélité de servante ou bien plutôt de véritable amie.

Le prix fondé par M. Honoré de Sussy se divise en vingt médailles de cinq cents francs chacune à distribuer cette année. Ces médailles viennent s’ajouter aux vingt-sept de même valeur composant le prix fondé par Mme Camille Fabre.

Le couronnement de la vertu ne saurait, j’en suis sûr, lasser mon auditoire que par ma faute : cette responsabilité m’inquiète. Aussi m’attacherai-je à signaler moins les actes que les genres de mérites récompensés par ces nombreuses médailles. Ces mérites sont surtout le dévouement des serviteurs, la piété filiale et l’amour fraternel, en un mot, dans tous ces divers cas, l’esprit de famille. La domesticité, bien comprise, crée un lien d’adoption qui, nous venons de le voir, peut même devenir, à la longue, réciproque ; mais ce lien tend à se relâcher, je ne l’apprends à personne. Les domestiques récompensés cette année sont pour la plupart extrêmement âgés. L’Académie regrette d’avoir plus rarement l’occasion d’en admirer de moins vieux. Peut-être, en dispersant les enfants, le régime actuel des héritages contribue-t-il à détacher du foyer commun tous ceux qui s’y groupaient avec eux. En outre les domestiques d’aujourd’hui, dans leur dépendance, qui n’est pourtant ni forcée ni surtout gratuite, nourrissent une sourde révolte. Ce serait un étrange fruit de la liberté politique, car ils n’ont jamais été plus libres de ne pas servir. Ils ne diffèrent plus guère des journaliers que par la mensualité de leur salaire, et, leur inconstance croissant, il est à craindre qu’ils ne travaillent bientôt plus qu’à l’heure. Ils y perdraient notre confiance et que pourraient-ils gagner de plus en dignité ? Ne sont-ils pas devenus nos égaux ? Ils changent déjà de maîtres aussi souvent que nous, avec l’avantage de ne subir jamais que ceux qu’ils ont choisis.

La piété filiale est bien naturelle, on souffre d’avouer qu’elle n’est point générale. J’en salue donc les précieux témoignages, tout en m’arrêtant de préférence à l’amour fraternel, vertu moins spontanée. Je veux vous en citer un exemple bien émouvant. Deux sœurs, Mlles Caroline et Ernestine Godard, ont perdu leurs parents ruinés. Pendant plusieurs années elles combattent courageusement la mi­sère par le travail. Mais Ernestine perd la santé et par surcroît la vue. Sa sœur la soigne, la sert, la protège. Elle la conduit chaque jour à l’église dont les offices sont la seule -consolation de la pauvre aveugle. La maladie d’Ernestine est pire encore que son infirmité ; c’est la plus redoutable qui se puisse imaginer dans sa condition : la boulimie, qui est une fringale insatiable. Caroline secrètement, par une héroïque et délicate supercherie, prend sur sa modeste part de nourriture et s’en prive pour grossir la part de sa sœur. Celle-ci, dans l’ignorance de ce sacrifice, revient sans cesse aux mets qui la tentent sans l’assouvir. Une mère en donnant son lait ne donne que son superflu ; Caroline n’est-elle pas plus qu’une mère pour sa sœur ? Vous ne serez pas surpris si j’ajoute que, pour ne point abandonner sa compagne, elle a refusé une place d’infirmière qui lui était offerte dans l’hospice de Sainte-Anne.

Les seuls prix dont il me reste à parler sont le prix Laussat de trois cent cinquante francs et les prix Marie Lasne de trois cents francs chacun. Ils récompensent aussi des actes très dignes d’éloge, de même nature que les précédents. Je vous laisserai, après ce long exposé, sous une impression attendrissante et gracieuse en vous racontant brièvement l’histoire des frères Émile et Auguste Taschet, à qui le prix Laussat est attribué. Ce sont de tout jeunes gens qui n’étaient encore que des enfants quand ils ont commencé à le mériter : l’un avait alors quinze ans et l’autre douze. Ils se trouvent un jour seuls avec un petit frère de quatre ans devant un lit d’hôpital où leur mère vient d’expirer. Leur père est on ne sait où : il a déserté depuis longtemps le foyer, emmenant un autre de ses fils, voué au vagabondage. L’administration offrait de recueillir le dernier-né. Émile et Auguste refusent ; ils n’acceptent que pour eux la privation de protecteurs naturels. « Vous le feriez vivre, répondent-ils, mais il n’aurait plus de famille. » Et les voilà qui, dans leur pauvre chambrette, par leur intelligente sollicitude, suppléent le père en fuite et la mère qui n’est plus. Ils soignent l’enfant, l’habillent, le font manger, le conduisent à l’asile des sœurs, vont travailler dans une usine voisine et le ramènent le soir pour le coucher. Ah ! la morte peut dormir en paix ! Ce n’est pas tout : trois ans après, le frère absent, abandonné du père à son tour, reparaît tout à coup, sans gîte et sans pain. Il a maintenant douze ans et il ne rapporte du dehors que l’ignorance et la faim. Émile et Auguste le prennent encore à leur charge. L’Académie a cru devoir traiter en hommes ces adolescents que peu d’hommes égalent en généreuse énergie. Mais je dois avouer qu’elle a été devancée par le directeur excellent de l’usine où ils gagnent leur vie et celle de leurs frères, car il leur alloue des salaires exceptionnels comme leur conduite.

Voilà bien des exemples de belles actions, en voilà trop peut-être, car peut-être ces chefs-d’œuvre du cœur ont-ils encore cela de commun avec ceux de nos musées qu’on n’en puisse goûter qu’un petit nombre à la fois.

On a dit poétiquement : le Beau est la splendeur du Vrai. Ce n’est pas assez dire ; dans les belles actions ne nous apparaît-il pas comme la splendeur du Bien ? Il y est le bien même qui étonne et ravit par le prodige de l’entier désintéressement au service et au profit de l’ordre social. Et quelle bonne fortune de surprendre le seul cas, peut-être, où, avec une pleine évidence, l’Idéal moral et l’Idéal esthétique ne font qu’un ! S’ils nous semblent partout ailleurs divisés, c’est que le Bien nous commande le sacrifice tandis que le Beau, nous fait aspirer au suprême bonheur. Mais cette opposition n’est qu’apparente, car le bonheur n’est vraiment humain que s’il diffère du bien-être par l’estime de soi, par la dignité.

Avoir osé confier à la dignité seule tout le bonheur de l’homme en formulant le premier défi de la volonté à la douleur, ce fut l’honneur du stoïcisme. Malheureusement l’autel de la Pitié antique n’en fut guère élargi ; restait à soulager la douleur. Mais avoir persuadé à chacun la résignation et fait planer la compassion sur tous, avoir fait accepter et même, ô miracle ! bénir la souffrance en la sacrant comme une épreuve et comme un gage de béatitude éternelle, voilà l’indéniable bienfait de la charité chrétienne. En dépit du progrès des lois et des sciences économiques, ce naïf remède à l’infortune et au désespoir n’est pas encore discrédité. Vous venez d’en avoir l’assurance : la part la plus touchante de la beauté morale que l’Académie couronne encore aujourd’hui, c’est la charité chrétienne qui la lui apporte.

Mais cette création laborieuse et sublime du Beau par le Bien n’est pas le privilège de l’homme. L’univers tout entier justifie son immense lutte intérieure par une lente mais sève victoire de l’Ordre. N’est-ce pas le Bien même que nous saluons dans cette harmonie victorieuse qui, sous le nom de Vérité, se découvre à l’intelligence par ses lois et, sous le nom de Beauté. se révèle et s’impose au cœur par l’éclat de son triomphe ? À ce point de vue la Morale et l’Art servent la même cause : tous les cieux collaborent à l’Ordre en pressentant les modèles parfaits que poursuit la Nature, en achevant ses ébauches sans la trahir. Admirer une chose, c’est la sentir émerger du chaos et la proclamer d’autant plus belle qu’elle s’en éloigne davantage. Ce qui nous émeut dans les belles choses les plus diverses, c’est une même révélation de délivrance par un même essor dont la hauteur mesure la dignité de leur cause. Et, proclamons-le ici en faveur de la vertu, la dignité de notre espèce n’est pas moins attestée par les œuvres du cœur que par celles du génie. Humanité, dans la langue française, est synonyme de Bienfaisance.