Discours sur les prix de vertu 1882

Le 6 juillet 1882

Alfred MÉZIÈRES

DISCOURS

DE M. MÉZIÈRES

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

6 juillet 1882.

 

MESSIEURS,

Un Anglais riche et de grande naissance, sur le point de mourir, disait à ceux qui l’entouraient : « Tout m’abandonne ; aucun des biens que je possédais ne me suivra ; de toutes mes richesses il ne me reste que ce que j’ai donné. »

M. de Montyon aurait pu tenir le même langage. Il a été grand propriétaire, avocat du roi au Châtelet, maître des requêtes, intendant, conseiller d’État : que vaudraient aujourd’hui tous ces titres si chaque année les bénédictions des malheureux ne rajeunissaient la gloire de son nom ?

Les pauvres lui doivent beaucoup ; il leur doit aussi quelque chose. Lorsque leurs souffrances sont soulagées par de grands dévouements ou par une longue suite d’actes de charité, les témoins éclairés de ces belles actions pensent naturellement aux prix fondés par M. de Montyon. Son nom est devenu inséparable de ce qu’il y a de plus rare et de plus exquis dans la vertu.

Par une pensée délicate il associe les lettres à son œuvre, comme s’il reconnaissait une affinité inévitable entre les goûts élevés de l’esprit et le discernement du cœur ; il charge une compagnie purement littéraire de récompenser non seulement les ouvrages utiles aux mœurs, mais la vertu elle-même. Nous ne nous trompons pas sur ses intentions ; nous savons très bien que la vertu n’a pas besoin d’éloges et qu’elle nous fait plus d’honneur qu’elle n’en reçoit de nous. Mais nous remplissons un devoir qui nous est doux en écrivant ici régulièrement un des plus nobles chapitres de notre histoire nationale.

La littérature française ne paraît menacée ni de stérilité ni de langueur. M. le secrétaire perpétuel vous l’a montré tout à l’heure dans le spirituel rapport que vous venez d’applaudir. La source de la vertu française n’est pas non plus près de tarir ; elle coule toujours aussi abondante, à flots aussi pressés. Le fonds national change moins que ne le ferait supposer une observation trop rapide. A travers beaucoup d’inconstances un grand nombre de Français conservent encore un trait de caractère qui date de loin et qui les distingue au milieu de la mêlée des races européennes. Nous avons été les premiers, nous demeu­rons les derniers paladins de l’Europe. Nous avons besoin de sortir de nous-mêmes, de nous mêler à la vie d’autrui, d’entrer dans des chagrins qui ne sont point les nôtres pour les partager et pour les adoucir. Les causes désintéressées nous attirent. Nous aimons les entreprises qui ne rapportent rien ; si elles ont le double mérite d’être à la fois sans profit et dangereuses, nous les trouvons tout à fait séduisantes. La France est le seul pays qui en moins d’un siècle ait tiré plusieurs fois l’épée pour servir des intérêts qui n’étaient pas les siens, pour aider des peuples amis à conquérir leur indépendance. Nous ne nous sommes pas de Mandé si nous n’aurions pas à nous repentir d’élever ainsi des puissances qui pourraient répondre un jour à notre dévouement par leur ingratitude ; nous avons cédé à l’entraînement chevaleresque de notre race. Nous avons décidé par le sentiment des questions qui sont du domaine de la politique et qu’on décide ailleurs par des considérations d’intérêt.

Aujourd’hui ce luxe de générosité ne nous est plus permis ; nos malheurs nous obligent à nous replier sur nous-mêmes ; nous n’avons plus ni sang à répandre ni argent à dépenser pour des causes étrangères. Nous ne pouvons distraire au profit de personne la moindre partie des forces dont nous avons besoin pour refaire la patrie. Mais ces grands dévouements collectifs qui trouvaient leur emploi dans des entreprises héroïques se composaient de la réunion des dévouements individuels. Si la nation n’a plus le droit de se sacrifier, elle laisse en disponibilité bien des héroïsmes. C’est la charité qui profite quelquefois de ce que la chevalerie ne demande plus. Nous continuons ainsi sans bruit, silencieusement, les traditions généreuses de notre histoire. Le bien que nous faisons n’a plus le même retentissement ; le monde en parle moins ; mais c’est à nous qu’il appartient de le publier et c’est ici que se révèle ce qu’il y a de patriotique dans la pensée de M. de Montyon et de ses imitateurs. Ils ont voulu que, même pendant les entr’actes des grands événements politiques, si la Tram ne remplissait plus la scène du inonde de sa gloire ou de ses malheurs, elle conservât du moins des historiens de ses mérites les plus cachés, de ses plus obscures vertus.

La vie de la première personne que nous récompensons aurait dû être écrite par un Bernardin de Saint-Pierre. Mme Péroignez de Villecourt est née à la Réunion, bien près de l’île de France ; comme -Virginie, elle habite une cabane, au pied d’un grand morne ; mais elle a eu le malheur d’épouser Paul dont elle a eu quatorze enfants ; Paul ne l’a pas protégée, comme le héros du roman protège sa jeune compagne. C’est elle, au contraire, qui a été obligée de donner ses soins à un mari peu digne d’elle et qui, pendant trente-sept ans, a veillé sur lui avec la plus tou­chante sollicitude, supportant seule le poids de la pauvreté, se privant du nécessaire pour qu’on ne souffrit pas trop autour d’elle, ne se plaignant jamais néanmoins et refusant les secours du dehors afin de mieux cacher les secrètes misères du foyer domestique. La piété conjugale n’est pour elle que la première forme d’une charité dont elle semble avoir la vocation.

Après avoir perdu son mari et douze de ses enfants, après avoir vu s’éloigner les deux fils ‘qui lui restaient, Mme Péroignez de Villecourt se donne tout entière à ceux qui souffrent. Elle soigne gratuitement les enfants malades, les infirmes, les femmes en couches ; elle assiste aux derniers moments des malheureux sans famille, elle prie pour eux et les ensevelit de ses propres mains. Elle n’attend pas qu’on l’appelle : partout où elle apprend qu’il y a une misère ou une souffrance, elle accourt. Elle fait tant de bien clans le pauvre district de Salazie que tout le monde la désigne sous le nom de la « borie. Madame Édouard ».

Cette bonté est si connue que les habitants de la Réunion aiment quelquefois mieux s’adresser à la « bonne Madame Édouard » qu’à des membres de leur propre famille. Un père, obligé de retourner à Madagascar où il venait de perdre sa femme, confie à Mme Péroignez de Villecourt ses trois petits enfants atteints de fièvres paludéennes et qu’il n’ose exposer de nouveau à un climat meurtrier. La « bonne Madame Édouard » les conserve trois ans, en veillant sur eut jour et nuit, et les conduit alors à leur père guéris et fortifiés. Mais elle-même est atteinte à son tour par la terrible fièvre de Madagascar ; elle rentre à la Réunion avec une santé détruite et un enfant d’adoption ; car le plus jeune des petits orphelins n’a pas voulu la quitter. Elle l’élève encore aujourd’hui avec une tendresse maternelle en remplaçant pour lui et la mère qui n’est plus et le père qui paraît l’avoir abandonné.

Une négresse de quatre-vingts ans avait été jetée dans un brasier par son mari. On l’en retira mourante. Lorsque Mm’ Péroignez de Villecourt fut avertie, les vers rongeaient déjà les plaies de cette malheureuse. Pendant quatre mois, la femme blanche, la descendante des anciens propriétaires d’esclaves, fit chaque jour une longue course à travers la montagne pour aller soigner la femme de couleur et réparer ainsi, autant qu’il dépendait d’elle, la longue iniquité de l’esclavage.

Un jour, la « bonne Madame Édouard » revenait de la messe lorsqu’elle aperçut, dans le torrent dont elle suivait le bord, deux petites filles qui venaient de tomber d’une passerelle. Les eaux, grossies par les pluies, roulaient des quartiers de roc et emportaient les enfants vers des rapides qui les auraient infailliblement lésées. La courageuse femme se jeta dans la ravine, tout habillée, et arracha à la mort les deux petites filles, au risque d’être broyée elle-même par les rochers.

« Dans notre pays autrefois si prospère, écrivent les représentants de la colonie, on aime à retrouver ce type de bonté, de simplicité et de dignité, qui rappelle nos darnes créoles d’autrefois. Elles ont laissé dans le cœur de cette humble femme l’empreinte de leurs vertus, avec un caractère plus touchant encore, celui qu’y ajoutent nos malheurs publics et privés. » L’Académie décerne à Mme Péroignez de Villecourt un prix Montyon de deux mille francs. Que ce souvenir traverse les mers et porte à des compatriotes, séparés de nous par des milliers de lieues, l’hommage de la mère patrie pour des vertus si véritablement françaises ! Ce n’est pas seulement le drapeau de la France qui flotte sur l’île de la Réunion ; il y a chez cette créole de vieille race comme la tradition vivante encore du grand siècle de la colonisation, d’un des âges héroïques de la patrie.

 

L’histoire de Mlle Saint-Martin, de la petite ville de Nay, dans les Basses-Pyrénées, nous apprend encore une fois ce que la charité peut accomplir de merveilles. Mlle Saint-Martin est une simple couturière : elle ne possède rien, elle vit du travail de ses doigts et cependant elle entreprend de créer un refuge pour les vieillards abandonnés. Elle recueille en 1860 son premier protégé, un vieux mendiant qui couchait dans un coin obscur de la halle ; elle lui trouve un lit ; ce lit est le commencement d’un dortoir, le dortoir deviendra une institution. Grâce à des prodiges d’économie, grâce aussi à la charité des habitants de Nay stimulée par un si noble exemple, Mlle Saint-Martin réussit à acheter deux maisonnettes contiguës. Dès lors l’asile est créé ; elle place d’un côté les hommes, de l’autre les femmes ; elle en a reçu une soixantaine, depuis l’origine, et elle offre aujourd’hui une hospitalité permanente à quatorze personnes. Six hommes et huit femmes trouvent chez elle des salles, des dortoirs, une cuisine, un tout petit parloir, un oratoire. Ailleurs ce sont les riches et les jeunes qui font envie ; à Nay, ce sont les pauvres et les vieillards.

L’Académie décerne à Mariannette Saint-Martin un prix Montyon de deux mille francs. Nous accordons un prix de quinze cents francs à une autre femme de bien qui donne, depuis près de cinquante années, l’exemple du dévouement. Mme Ruault, d’Andigné (Maine-et-Loire), a aujourd’hui soixante-sept ans ; dès l’âge de dix-huit ans elle commençait à soigner les malades : elle sauvait alors la vie à un homme atteint d’une angine et contractait le germe du même mal dont elle faillit mourir. Depuis lors, elle traverse les épidémies, comme si elle n’avait plus rien à craindre de la mort. Lorsque la fièvre typhoïde se déclare à Andigné, elle va porter ses soins de maison en maison, et s’installe de  préférence dans les familles les plus éprouvées. On La vue soigner jusqu’à sept malades sous le même toit. Les plaies horribles, les convulsions, les maux qui inspirent le dégoût et l’effroi, ne font qu’exciter davantage sa charité. Plus elle voit, les gens malheureux et, abandonnés, plus elle a besoin de se dévouer à leur soulagement. Elle fait quelquefois de longues marches pour aller secourir ceux qui l’appellent. Et cependant, qui le croirait ? elle est boiteuse. Il ne lui suffit pas d’élever ses six enfants ; la nuit elle les confie à son mari afin de pouvoir exercer son charitable ministère. Lorsqu’on l’engage à se reposer, elle répond simplement qu’elle n’a pas besoin de sommeil.

Par un prix de même valeur nous associons à cette bienfaisante personne une servante de soixante-quatorze ans, Marie-Anne Fournier, d’Albaret-Sainte-Marie (Lozère). La vie de cette simple fille n’est qu’un long acte de vertu. Elle n’a rien su des joies de l’enfance ; à huit ans, à l’âge où nos filles ne connaissent que le bonheur de vivre et d’être aimées. Marie-Anne Fournier travaillait déjà chez les autres. Elle « se louait », comme on dit dans la Lozère, pour gagner le pain que ses parents ne pouvaient lui donner. Depuis lors elle n’a pas eu une éclaircie clans sa dure existence. Entrée chez ses maîtres il y a quarante-sept ans, elle y est encore. Sa maîtresse, dévorée par un cancer au sein, menaçait quelquefois de la frapper, sous l’empire de dangereuses hallucinations. Elle a été plusieurs fois en danger de mort, jamais elle ne s’est découragée. Son maître, atteint d’infirmités incurables, de lui témoigner aucune reconnaissance des soins qu’il reçoit d’elle. Elle n’en continue pas moins sa lourde tâche pour ne pas abandonner un malheureux, couvert de dettes, du caractère le plus difficile et qui, sans elle, ne trouverait aucune assistance. Savez-vous. Messieurs, quels sont les gages de cette courageuse servante ? Vous auriez peine à le deviner : 50 francs par an. Environ francs par mois. Voilà à quel prix on est admirablement servi dans la Lozère. Malheureusement la Lozère ne fait point encore école. À Paris, nous sommes assurés de payer dix fois plus cher, mais nous ne sommes pas aussi certains d’être bien servis.

Le sort a de singulières ironies : il envoie à des maîtres- excellents, — quelques-uns d’entre nous se reconnaîtront peut-être à cette épithète, — de mauvais domestiques et d’excellents domestiques à de mauvais maîtres. Ici je suis assuré que personne ne se reconnaîtra il faudra désigner les coupables qui. Heureusement, sont loin de nous. Louise Maignan, de Saumur, à laquelle nous décernons un prix Montyon de mille francs, ne trouve pas chez ses maîtres beaucoup plus de reconnaissance que Marie-Anne Fournier chez les siens. Elle est entrée chez eux à dix-sept ans ; elle y est encore à cinquante-neuf’ ans. C’étaient des commerçants très gênés, mais qui tenaient à cacher leur gêne, pour ne rien perdre de leur crédit. La vaillante fille comprit tout de suite qu’il fallait travailler comme deux pour suffire aux besoins de la famille. Elle se dédoubla en quelque sorte : tout le jour, elle s’occupait des soins du ménage : de trois à six heures du matin, elle allait cultiver le jardin, à quelque distance de la ville, et en rapportait des charges énormes de légumes ou de fruits. On s’habitua si bien à son dévouement qu’on ne l’en remercie même plus. Elle ne voulut pas quitter sa maîtresse atteinte de la petite vérole noire ; on trouva tout simple cet acte de courage. Elle-même ne paraît pas se douter qu’elle eût pu faire autrement. Lorsqu’on lui propose une place moins pénible ou un mariage avantageux, elle répond simplement : « Mes maîtres ne pourraient se passer de domestique et ils n’en trouveraient pas une qui les servirait comme moi. » Je le crois sans peine. Où trouver des domestiques qui restent neuf ans, comme Louise Maignan, sans qu’on leur paie leurs gages ? C’est là un exemple bien isolé et qui ne risque pas, jusqu’à nouvel ordre, de devenir contagieux.

Mme veuve Goubert, de Saint-Simon (Cantal), a élevé plus de 60 enfants assistés, pour chacun desquels elle ne recevait que 7 francs par mois, 23 centimes par jour. Tous sont sortis de ses mains bien portants, vigoureux. Mais hélas ! avec le cœur d’une mère, elle n’en a pas les joies. Ses enfants la quittent pour ne jamais revenir chez elle et ils sont trop jeunes pour n’être pas ingrats. Nous décernons un prix Montyon de mille francs à Mme veuve Goubert ; la même récompense est accordée à Eulalie Durand, de la Poitevinière, (Maine-et-Loire), qui, non contente de faire vivre, avec un maigre salaire dei franc par jour, sa mère nonagénaire, consacre souvent ses nuits à visiter les malades, sans être arrêtée par le caractère dangereux ou repoussant de la maladie. Elle ne s’effraie pas de soigner un enfant de douze ans dont le corps s’en va en lambeaux et répand une odeur infecte. Elle panse, pendant dix-huit mois, les plaies purulentes d’une pauvre femme atteinte d’une maladie de la moelle épinière.

Léonie Breuil, infirme depuis l’âge de huit ans, reste tout le jour assise dans un fauteuil. Son père et sa mère étaient concierges à Paris dans la rue Notre-Dame-des-Champs ; sa mère meurt, son père devient aveugle. Elle renonce à entrer dans une maison de secours pour garder son père, elle recueille une sœur malade et une nièce sans ressources. Elle fait vivre tout ce monde en passant ses jours et une partie de ses nuits à piquer des bottines. Sa résignation, la douceur de son caractère sont admirées de tous ceux qui la connaissent. Non seulement elle ne se plaint point ; mais la satisfaction du devoir accompli donne à son visage un air de sérénité. Cette infirme, qui aurait tant besoin elle-même d’être soignée, oublie son mal en soignant les autres.

Nous accordons à Léonie Breuil un prix Montyon de mille francs et nous lui associons par un prix de même valeur Marie-Catherine Paris, de Dienville (Aube), qui a refusé tout établissement pour nourrir son père vieux et infirme. Elle a cédé son petit logement à un frère qui se mourait de la poitrine et lui a sacrifié toutes ses économies ; aujourd’hui elle a quitté sa maison, son pays ; à cinquante-quatre ans, elle est entrée en condition, afin d’envoyer ses gages à la veuve et aux enfants de ce frère. Le dévouement est chez elle une vertu, en quelque sorte instinctive : un jour elle voit un enfant tomber dans la rivière, elle se jette à l’eau et le sauve. Une autre fois, des enfants mettent le feu à une grange avec des allumettes ; elle v court et arrête l’incendie, au risque de se brûler elle-même.

On sait combien le sentiment de la fraternité est développé chez les ouvriers des villes. Ils s’entr’aident dans le malheur, ils partagent le peu qu’ils ont avec ceux qui n’ont plus rien ; ils recueillent la veuve, ils donnent du pain aux enfants du camarade qui vient de mourir. Pour eut la famille n’a pas de frontières, elle s’étend partout où il y a des compagnons dans le besoin. La conduite du forgeron Jollinier, de Nantes, auquel l’Académie décerne un prix de mille francs, dépasse les proportions ordinaires de cette solidarité qui unit les travailleurs. Ce n’est pas pour un jour, dans un élan de sensibilité passagère, qu’il a tendu la main à un ami malheureux. Il a consacré sa vie à élever la famille qu’un mourant lui avait léguée, vingt ans, il arrivait à Nantes, pour chercher du travail, et se logeait dans la même maison qu’un de ses camarades d’atelier, père de six enfants, dont le plus jeune n’avait que treize mois. Ce camarade meurt, laissant une veuve d’une santé délicate qui, au bout de trois ans, succombe à son tour. Jollinier renonce au mariage et, avec le prix de ses journées de travail, élève les six enfants qui tous aujourd’hui gagnent honorablement leur vie. Chez ce volontaire du célibat il y avait, vous le voyez, toute la tendresse de cœur et toute la bonté du père de famille.

Vous trouveriez encore, Messieurs. bien des variétés de la vertu : le dévouement aux parents âgés, aux maîtres malheureux, aux infirmes et aux malades, aux enfants abandonnés, chez les douze personnes auxquelles l’Académie accorde une médaille de cinq cents francs et dont je ne puis que vous citer les noms : la dame veuve Amblard, à Faremoutiers (Seine-et-Marne) ; Bernard Dinnat, à Campagnan (Hérault) ; Marie Tillard, à Sainte-Geneviève (Aveyron) ; Marie Bouquet, à Estables (Lozère) ; la dame veuve Labédan, à Auterrive (Gers) ; Virginie Leclerc, à Torigni‑sur-Vire (Calvados) ; Euphémie Flamery, à Fontainebleau (Seine-et-Marne) ; Joséphine Perrot, à Lyon (Rhône) ; Fanny Prévost, à Liancourt (Oise) ; les époux Blondelot, à Mouy-sur-Seine (Seine-et-Marne) ; Marguerite-Virginie Barbé, à Elbeuf (Seine-Inférieure’, ; la dame veuve Descombes, à Écully (Rhône).

Comme chaque année, dans ce grand concours de la charité, les femmes l’emportent de beaucoup sur les hommes. C’est une des supériorités que nous sommes habitués à reconnaître chez elles. Admirons-la, Messieurs, mais que l’admiration ne nous dispense pas de l’émulation. Aussi bien notre sexe prend quelquefois sa revanche : témoin le forgeron Jollinier dont je vous parlais tout à l’heure ; témoin l’excellent abbé Petitjean, curé d’Herméville (Meuse), auquel l’Académie décerne le prix Souriau, de la valeur de mille francs. Ce digne prêtre, âgé aujourd’hui de soixante-douze ans, se consacre avec une infatigable charité au soulagement des malades ; il a étudié la médecine pour leur donner des soins plus efficaces ; il traite lui-même la fièvre typhoïde ; pendant une épidémie, il est allé étudier en Allemagne, jusqu’à Berlin et jusqu’à Dantzig, le traitement des cholériques. Deux fois, dans les deux paroisses où l’abbé Petitjean a exercé son ministère, le choléra s’est déclaré. Dans une seule commune, son dévouement a sauvé plus de 3oo malades. C’est sous cet aspect bienfaisant qu’on aime à se représenter le curé de campagne, semant les bonnes œuvres en même temps que la bonne parole. Que de fois le malheureux va frapper à la porte du presbytère et en revient avec un conseil utile, avec la dernière pièce de monnaie du pauvre prêtre, souvent plus pauvre que celui auquel il fait l’aumône !

Il faut are possédé du généreux démon de la charité pour porter avec soi ce souci à l’étranger, comme le font M. Descemet et Mme Descemet, sa sœur. Tous deux habitent Rome ; ils y sont retenus par ce charme de la Ville éternelle qui s’insinue peu à peu dans les âmes poétiques et enveloppe le voyageur de mille liens invisibles en l’attachant chaque jour davantage à des liens si remplis des souvenirs de l’antiquité, du christianisme, de la Renaissance. L’un y poursuit des études archéologiques, l’autre y exerce la peinture. Mais ces joies de l’esprit ne suffisent point à des cœurs consumés du désir de faire le bien. M. et Mme Descemet ont institué, depuis cinq ans, un refuge de jeunes orphelines qu’ils entretiennent en partie à leurs frais, par des prélèvements sur leur très modeste fortune, en partie avec des aumônes venues de Paris. Vingt enfants reçoivent en ce moment dans cet asile une éducation chrétienne et y apprennent un métier qui leur permettra plus tard de gagner leur vie. L’Académie remercie M. et Mme Descemet de faire ainsi honorer le nom fran­çais sur la terre étrangère ; elle les remercie également d’avoir souvent secouru, si loin de la patrie, des Français malades ou dénués de ressources, et leur décerne le prix anonyme de mille francs fondé par une personne charitable.

Le prix Laussat, de la valeur de quatre cents francs, est attribué à Berthe Riard, de Sanvic (Seine-Inférieure), qui, malgré une santé délabrée, partage ses soins entre une mère âgée, une belle-sœur sourde-muette et un neveu presque idiot. Vous décernez aussi les six prix, de la valeur de trois cents francs chacun, fondés par Mme Marie Lasne ; à la dame veuve Baumont, à Marseille (Bouches-du-Rhône) ; à Marianne Laure, à Valbonnes (Alpes-Maritimes) ; à Rosette Tempère, à Rosière Haute-Loire) ; à Marie-Caroline-Bernardine Leclair, à Herqueville (Manche) ; à Barbe Deloy, à Saint-Nicolas-du-Port (Meurthe-et-Moselle) ; à Antoinette Leguet, à Lyon (Rhône).

Sept noms de femmes se suivent ainsi dans la série de nos récompenses. C’est à elles, —nous aimons à le reconnaître encore une fois, — que reviendrait presque tout l’honneur de nos concours, si la vaillante population de nos côtes ne rétablissait l’équilibre en faveur de notre sexe. Il y a trente-deux ans, le marin Rassicot, de Granville, sauvait un de ses camarades tombé à la mer dans la rade de Cadix : l’année dernière, à Granville, il sauvait encore une femme qui allait se nover sous la glace. Dans l’intervalle, il a exposé sept fois sa vie pour arracher des hommes à la mort et des bâtiments à leur perte.

L’Académie lui décerne un prix Montyon de mille francs ; elle accorde une récompense de même valeur au syndic des gens de mer de Bréhal (Manche), à l’intrépide Ponée, dont la vie n’est qu’un long exemple de dévouement. Embarqué comme mousse à bord de la Chevrette, il recevait à quinze ans les félicitations de son commandant pour le courage et le sang-froid qu’il avait déployés dans le naufrage du bâtiment. À dix-huit ans, en rade de Brest, il sauvait devant tout l’équipage de la Durance un matelot tombé à la mer. Ce fut dès lors une de ses vocations. Depuis ce moment, vingt-sept personnes lui doivent la vie. Deux médailles d’argent, une médaille d’or, attachées sur sa poitrine, le désignent à la reconnaissance publique.

Mais ce n’est encore que la moindre partie de ses titres. Il y a quelque chose de plus difficile que la hardiesse du marin qui se jette à la mer, dans un élan d’héroïsme ; c’est le dévouement obscur, patient, aux devoirs meurtriers ; c’est le sacrifice de la vie renouvelé tous les jours, sans aucune espérance de gloire, pour l’unique satisfaction de la conscience.

Au Mexique, Ponée a demandé comme une faveur de rester à bord de l’Amazone dépeuplée par la fièvre jaune et par le vomito negro. En quinze jours, il soigne et il ensevelit de ses mains 54 de ses camarades. Lorsque le bâtiment est renvoyé en France, lui seul a échappé au fléau, il demande à être débarqué pour soigner à terre de nouvelles victimes. On le lui refuse et, en voulant le sauver, on lui offre simplement une occasion différente de montrer son courage. Le bâtiment est resté un foyer d’infection. De nombreux malades meurent en route ; il y a des victimes jusque dans le lazaret de Toulon. Sur la demande des médecins chargés d’étudier la nature du mal, c’est Ponée qui les aide à faire l’autopsie des cadavres, c’est lui qui désinfecte ou qui brette les effets des hommes morts et qui reste enfermé le dernier au milieu des germes de la contagion. Lorsque les débris de l’équipage obtinrent la permission de descendre à terre, le commandant fit dire une messe d’actions de grâces par l’aumônier du bord. À la sortie de la cérémonie, les marins de l’Amazone, dans un élan de reconnaissance, prirent Ponée entre leurs bras et le portèrent en triomphe à travers les rues de la ville. La médaille militaire lui fut ensuite remise par l’amiral, sur le champ de bataille, devant toutes les troupes réunies. Lorsque vous verrez, Messieurs, sur l’humble uniforme d’un marin ou d’un soldat le ruban vert et jaune, pensez à l’héroïque Ponée, songez à ce qu’une simple médaille peut représenter de dévouement et de sacrifices.

Le dernier de nos lauréats. Messieurs, celui auquel nous avions accordé le prix Gémond de quinze cents francs, le patron Lecroisey, du Havre, ne recevra pas sa récompense. El l’avait méritée par vingt-six ans d’héroïsme mais combien les plus beaux témoignages de la reconnaissance humaine nous paraissent peu de chose en comparaison de cette mort admirable qui honore un pays tout entier. Nous avons voulu du moins que l’Académie déposât sur sa tombe la couronne qui lui était due. Mme Lecroisey recevra de nous le prix Gémond ; qu’elle nous permette ainsi, non pas d’essayer de lui offrir un dédommagement dont nous sentons la vanité, mais de nous associer à sa douleur, au deuil de toute une population maritime.

Ceux qui écriront l’histoire de notre temps ne devront point oublier, s’ils veulent être justes, le grand exemple qui a été donné au Havre, dans la journée du 26 mars 1882. La mer était furieuse, un sloop de pêche désemparé faisan des signaux de détresse, à un mille du port. Le directeur du sauvetage s’approcha du patron Lecroisey, dont le bateau était armé, et lui demanda s’il pouvait partir. Sans hésiter, Lecroisey donna à ses dix compagnons l’ordre du départ. Pendant deux heures, on vit ces onze hommes lutter contre les vagues, s’approcher du sloop en détresse et guetter le moment d’en recueillir l’équipage. Puis tout coup la tempête emporta le sloop dans la direction de Honfleur ; acharnés à leur œuvre de salut, les intrépides marins se dirigèrent du même côté. Hisser la voile, dans les conditions où ils se trouvaient, mettre l’embarcation en travers à la lame, c’était risquer leur vie à tous ; « mais, comme on l’a dit sur leurs tombes[1], il y avait là près d’eux six hommes à sauver, dont les regards étaient tournés vers eux, qui n’avaient d’espérance de salut qu’en eux. » Ils ne purent résister à cet appel et tentèrent un suprême effort. Quelques minutes après, un paquet de mer avait déchiré leur voile et fait chavirer leur bateau. Quelques têtes humaines apparurent un instant au milieu des vagues, puis la mer se referma sur ses victimes. Les onze marins du Havre avaient vécu.

Il y a dans ce drame pathétique un épilogue auquel on ne fait pas assez attention. Notre pensée se porte naturellement vers ceux qui ont péri. Mais derrière eux, au moment même où leur embarcation venait de sombrer, un nouveau canot prenait la mer, s’exposant aux mêmes dangers, affrontant les mêmes chances de mort. Et il en est toujours ainsi dans cc noble pays de France. Partout où des victimes vont succomber, dans les mines, dans les puits, dans les incendies, les dévouements sont prêts : on se dispute l’honneur de les sauver ou de mourir avec elles. La société française ne se sert pas de tous les sacrifices qui lui sont offerts. Puisse-t-elle n’avoir jamais besoin de tous ! Mais lorsque nous passons en revue ses richesses morales, nous croirions diminuer la part qui lui revient, si nous n’ajoutions aux vertus qui sont récompensées celles qui auraient mérité de l’être, aux actions héroïques que publie la renommée cette réserve de dévouements obscurs où la France peut puiser sans jamais en trouver le fond.

 

[1] M. Mallet, président de la Chambre de commerce du Havre.