Réponse au discours de réception du duc d’Audiffret-Pasquier

Le 19 février 1880

Charles de VIEL-CASTEL

Réponse de M. le baron de Viel-Castel
directeur de l'Académie française

au discours de M. Audiffret-Pasquier

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 19 février 1880

PARIS PALAIS DE L'INSTITUT

  Monsieur,

Vous avez rendu à la mémoire de votre illustre prédécesseur un hommage si éclatant et si complet qu’en essayant à mon tour de retracer les traits de cette grande physionomie, je ne pourrais que répéter ce que vous avez dit en termes excellents. Mgr Dupanloup fut un évêque accompli dans tous les sens qu’on peut donner à cette qualification. En tout temps, en toute circonstance, aux époques de persécutions et de luttes violentes comme à celles où la religion n’a besoin pour sa défense que des armes de la raison, du savoir, de l’éloquence et d’une haute vertu, il eût été, il a été à la hauteur de tous ses devoirs. Parmi ces devoirs si nombreux, auxquels il se dévouait avec une activité qui ne lui laissait pas un instant de repos et qui a hâté la fin d’une existence si précieuse, il en est deux qui semblent avoir eu pour lui un attrait particulier parce que évidemment il y avait été prédestiné : la direction des âmes et l’enseignement. On sait l’empire presque absolu qu’il exerçait sur les consciences qui venaient chercher auprès de lui des conseils et des consolations. On sait, et vous avez rappelé avec un rare bonheur, tout ce qu’il a fait pour l’éducation de la jeunesse, qui était l’objet de ses plus tendres et de ses plus constantes préoccupations. Parlerai-je de l’ardente charité avec laquelle, ne pouvant disposer que de ressources bien limitées, il trouvait le moyen, en se réduisant parfois lui-même à ce qu’on pourrait presque appeler un état d’indigence, de secourir tant d’infortunes ?

Si je ne craignais d’être mal compris en employant une expression dont on a tant abusé qu’on a fini par en dénaturer le sens, mais qui m’est toujours chère parce que, au temps de ma jeunesse elle désignait ce qu’il y a de meilleur et de plus élevé dans l’ordre moral, je dirais que Mgr l’évêque d’Orléans était libéral, c’est-à-dire qu’il aimait la liberté, la véritable liberté, que, loin de repousser les idées et les institutions nouvelles dans ce qu’elles ont de bon et de généreux, il s’efforçait d’en tirer parti dans l’intérêt de la grande cause à laquelle il s’était voué tout entier. Il aimait, il protégeait les lettres, non-seulement parce que son esprit était assez heureusement doué pour en sentir et en goûter le charme, mais parce qu’il croyait que la culture de l’esprit bien dirigée est un puissant préservatif contre l’entraînement des passions basses et corruptrices.

Il a beaucoup écrit, il a figuré avec éclat à la tribune législative. Comme écrivain, comme orateur, il avait certes des titres suffisants pour être admis à faire partie de l’Académie- française ; mais j’oserai dire que ses actes, que l’ensemble de sa vie, lui en donnaient de plus grands encore.

C’est, en effet, un des privilèges de cette Académie, et non pas un des moindres, d’être appelée à récompenser, à réunir dans son sein, à côté des hommes distingués par leurs mérites littéraires, ceux dont l’intelligence, dans quelque sens, dans quelque direction que ce soit, a rendu de grands services à la société, à la patrie, à l’humanité. C’est par cette voie qu’était arrivé à s’asseoir sur ces bancs l’homme illustre dont vous portez et dont vous soutenez si dignement le nom.

M. le chancelier Pasquier n’a jamais rien écrit, ou plutôt il n’a rien publié, car il a laissé des mémoires qui, lorsqu’ils pourront voir le jour, seront un des documents les plus précieux de l’histoire de la fin du dernier siècle et de la première moitié du siècle actuel. S’il possédait le don de parler avec facilité, avec une lucide abondance, sur les matières diverses qui occupaient les assemblées, sa parole, il le disait lui-même, n’avait pas ce qui fait d’un discours de tribune une œuvre littéraire. Et cependant, lorsque les suffrages de nos prédécesseurs lui ouvrirent les portes de l’Académie, ce choix ne surprit personne et fut généralement approuvé. C’est que, dans la carrière très longue, dès lors, qu’il avait parcourue, il avait fait preuve de tant de capacité, de connaissances si étendues, il s’était rendu si utile à la France, qu’il était impossible de ne pas reconnaître en lui un de ces grands serviteurs du pays que l’Académie s’honore de compter dans son sein.

En prononçant son nom, je sens que le souvenir de nos longues relations et des bontés qu’il m’a constamment prodiguées peut m’entraîner à parler de lui plus longuement que ne semble le comporter le devoir que j’accomplis en ce moment. J’espère que ceux qui m’écoutent me le pardonneront. Quant à vous, Monsieur, je connais trop les sentiments de tendresse filiale et de reconnaissance que vous lui portez pour ne pas être certain que vous me saurez gré de consacrer à honorer sa mémoire une partie du temps qui m’est accordé pour vous répondre. Sans doute, c’est de vous que je dois parler ; mais serait-ce sortir de mon sujet que de rappeler l’école où s’est faite votre éducation politique et l’illustre maître de qui vous avez reçu de si précieuses leçons ?

La vie du chancelier Pasquier a été longue, elle a duré près d’un siècle, et pourtant on est étonné du nombre des emplois importants qu’il lui a été donné de remplir successivement. On a surtout peine à comprendre que, dans des temps où toutes les passions étaient en jeu, où l’esprit de parti agitait violemment tous les esprits, il ait pu se montrer constamment au niveau des fonctions les plus diverses, souvent les plus difficiles et qui exigeaient les aptitudes les plus variées. Ce qui l’explique jusqu’à un certain point, c’est que sa faculté maîtresse était le bon sens, le bon sens élevé à cette hauteur qui touche presque au génie ; c’est aussi qu’il n’était pas un homme de parti.

Loin de moi de médire des partis et des hommes de parti. Sans eux les choses humaines ne marcheraient pas ; mais il est bon, il est nécessaire qu’à côté d’eux, au milieu d’eux, il se trouve d’autres hommes, dont la ferme raison sache résister à leurs entraînements, qui, dans les grandes luttes politiques, se portant alternativement au secours des opinions momentanément opprimées, empêchent les vainqueurs du jour de trop abuser de leurs succès et de préparer ainsi à leur propre cause et au pays tout entier de funestes catastrophes.

Tel a été constamment le rôle du chancelier Pasquier. Ainsi s’explique qu’il ait figuré, non pas, comme le lui ont reproché ses adversaires, dans tous les gouvernements, dans toutes les combinaisons qui ont successivement présidé aux destinées de la France, mais dans un grand nombre de ces gouvernements et de ces combinaisons, toujours avec le caractère de modération que je viens d’indiquer. Sa présence au pouvoir ou dans les rangs des amis du pouvoir a toujours coïncidé avec le triomphe d’une politique sage, prudente, conforme aux vrais besoins du pays, et, s’il s’est quelquefois résigné à accepter un rôle dans l’opposition, ce n’a jamais été par choix, pour satisfaire des rancunes ou par calcul d’ambition : c’est que sa rare sagacité lui faisait entrevoir de bonne heure les dangers de la voie où s’engageaient les gouvernants. La vivacité, l’accent irrité avec lesquels il exprimait quelquefois ses prévisions, et qui tenaient moins encore à son tempérament qu’à la force de ses convictions, pouvaient faire croire à ceux qui l’entendaient qu’il y portait quelque exagération. À la lumière des évènements qui se sont accomplis, on a pu voir que ce n’était pas lui qui se trompait.

Lorsqu’arriva la révolution de 1848, plus qu’octogénaire, n’entendant plus que difficilement, y voyant à peine, bien que ses forces physiques fussent loin d’être épuisées et que ses facultés intellectuelles n’eussent reçu aucune atteinte, il avait déjà pensé à se démettre de la présidence de la Chambre des pairs. La suppression de cette Chambre l’en dispensa.

Sa vie politique était finie, mais son esprit ne se reposait pas. Pour certains hommes, le repos absolu serait une insupportable fatigue. Il suivait attentivement la marche des évènements publics. Il se faisait lire, ne pouvant plus les lire lui-même, toutes les publications nouvelles dont le sujet était de nature à l’intéresser, et il dictait à ses secrétaires les réflexions, les rectifications qu’elles, lui suggéraient. Aussi longtemps qu’il n’en fut pas empêché par le progrès des infirmités de l’extrême vieillesse, par une cécité à peu près complète et par une surdité qui ne l’était guère moins, il continua à fréquenter un petit nombre de salons où il avait depuis longtemps ses plus chères habitudes. Il assistait assidûment aux séances de cette Académie, prenant à ses délibérations le vif intérêt qu’il portait à toutes les choses sérieuses, à tous les travaux de l’intelligence.

Lors même qu’il dut renoncer à sortir du modeste appartement qu’il occupait dans la rue Royale depuis que la Révolution l’avait expulsé du palais du Luxembourg, la solitude ne se fit pas autour de lui. Chaque jour il recevait des visites d’autant plus nombreuses qu’on était certain de le rencontrer et qu’au désir de rendre hommage à sa longue et glorieuse carrière, à la dignité de son imposante vieillesse, se joignait la certitude de trouver dans sa conversation, dans les souvenirs que sa puissante mémoire avait accumulés pendant près d’un siècle, un trésor d’instruction, je pourrais ajouter d’amusement, car il racontait à merveille.

Deux fois par semaine, il réunissait à sa table une société dont les éléments variés étaient en quelque sorte la représentation des phases si diverses de son existence. Dans ces réunions, je me souviens d’avoir vu un de ses collègues du Parlement de Paris, le seul probablement qui vécût encore. J’y ai vu aussi plusieurs survivants des hommes qui, avec le chancelier, avaient servi l’Empire et la Restauration, ceux, en plus grand nombre, avec qui il avait pris part aux affaires publiques sous le gouvernement de Juillet, beaucoup de membres de la Chambre des pairs qu’il avait si longtemps présidée, et aussi de cette Académie dont il aimait à se rappeler qu’il faisait partie, alors même qu’il ne pouvait plus se transporter au milieu d’elle. On comptait parmi les convives bien des octogénaires, des nonagénaires même. Les hommes de soixante-dix ans y représentaient l’âge mûr et ceux de cinquante à soixante ans, comme j’étais alors, la jeunesse. Si j’emploie cette expression dont le caractère paradoxal peut ressembler à une plaisanterie, c’est qu’aux yeux de ce grand vieillard témoin de tant d’évènements, de tant de révolutions que nous ne connaissions que par les récits des contemporains, nous étions tous jeunes. Dirai-je, au risque de vous faire sourire, qu’il lui arriva, en parlant de moi avec sa bienveillance ordinaire, de m’appeler cet excellent jeune homme ? Il est vrai qu’il était aveugle. Nous-mêmes, nous nous sentions jeunes en nous comparant à lui, jeunes par l’expérience, car pour la vivacité des impressions, l’énergie des sentiments, nous étions forcés de reconnaître que nous étions loin de l’égaler.

Il y avait pourtant au milieu de nous quelques véritables jeunes gens, tels que vous, Monsieur. C’est là, comme auparavant au Luxembourg, qu’à peine sorti de l’adolescence vous avez connu et entendu la plupart des hommes qui s’étaient illustrés dans les luttes parlementaires et dans les conseils du gouvernement, les Decazes, les Molé, les Portalis, les Broglie, les Guizot, les Villemain, les Rossi, les Cousin, les Montalembert ; je ne parle que de ceux que la mort nous a enlevés. C’est en écoutant leurs graves entretiens, en recueillant de leur bouche comme de celle de votre père adoptif les traditions du passé et les leçons d’une haute raison mûrie par tant d’expérience, que vous avez fait votre éducation politique, que vous vous êtes préparé en silence à la carrière qui devait plus tard s’ouvrir devant vous.

Ce n’était pourtant pas votre début dans la vie publique. Membre depuis trois ans du conseil d’État au moment de la catastrophe de 1848, le renversement de la monarchie vous avait fait penser que, comme la plupart de vos amis politiques, vous deviez renoncer à un emploi qui vous aurait placé dans la dépendance du parti dominant. Le coup d’État de 1851 et ses conséquences immédiates n’avaient pu changer votre détermination. Vous vous étiez ainsi trouvé rejeté en dehors de la politique pour n’y revenir qu’après un intervalle de près de vingt ans. Mais il n’entrait pas dans votre pensée de vous désintéresser des affaires de votre pays. Dans le département où vous aviez fixé votre résidence, fidèle aux principes d’un sage libéralisme qui n’ont jamais cessé d’être les vôtres, vous avez, dans la mesure que comportait votre situation personnelle, lutté constamment pour la cause de la liberté constitutionnelle.

Depuis le conseil municipal jusqu’aux élections législatives, vous avez fait toutes les campagnes qui, peu à peu, d’une manière plus ou moins directe, en préparaient le retour. Membre pendant dix-huit ans du conseil général de l’Orne auquel, chose presque inouïe dans les premières années de l’Empire, vous aviez été appelé malgré l’opposition du gouvernement, vous n’y trouvâtes pas, les séances de ces assemblées n’étant pas alors publiques, un théâtre qui pût révéler à la France tout ce que vous valiez. Mais ceux qui avaient eu le plaisir de vous entendre s’accordaient à dire que, dans les délibérations auxquelles vous preniez une part active, vous faisiez preuve d’un talent de parole et d’une aptitude aux questions administratives tout à fait remarquables. On put même espérer, dans la dernière période de ce régime, lorsque la force des choses et la réaction de l’opinion publique parurent ramener l’Empire aux errements du régime parlementaire, que les portes du Corps législatif allaient s’ouvrir pour vous : dans trois élections successives, il s’en fallut de peu que votre candidature, bien que combattue avec la dernière violence par les agents du pouvoir, triomphât des candidatures officielles.

Les terribles évènements de 1870, source de tant de maux pour la France, eurent au moins l’avantage de permettre à tous ses enfants de lui venir en aide en levant l’espèce d’ostracisme qui pesait encore sur plusieurs d’entre eux, et non pas sur les moins capables et les moins méritants. Les obstacles contre lesquels vous aviez eu jusqu’alors à lutter s’aplanirent comme d’eux-mêmes, et, lorsque la nation fût appelée à nommer l’Assemblée nationale qui devait mettre fin à une guerre désastreuse, comme aussi, on le croyait du moins, fonder un gouvernement définitif, les voix de 78,000 électeurs vous placèrent en tête de la liste des députés de l’Orne.

Il n’est pas temps encore, et, en tout cas, ce ne serait pas ici le lieu de porter un jugement sur cette Assemblée. Qu’on me permette seulement de dire que, sortie, en quelque sorte, des nécessités de la situation, comptant dans son sein des représentants de toutes les opinions et presque tout ce qui restait encore des hommes d’État et des orateurs éminents des régimes antérieurs avec les hommes plus jeunes qui étaient parvenus, pendant le sommeil de la liberté, à se créer des titres à la confiance de leurs concitoyens, elle apporta, à l’accomplissement de la tâche effrayante dont elle était chargée, un patriotisme, un dévouement incontestables mêlés de quelques illusions qu’explique l’inexpérience d’un grand nombre de ses membres ; qu’elle partagea avec l’illustre M. Thiers l’honneur du rétablissement de la paix extérieure et intérieure, de la restauration des finances et de l’armée, et que, si elle n’a pas réussi dans tout ce qu’elle avait entrepris, il serait bien sévère de lui en faire un sujet de reproche : quelle est l’assemblée, quel est le gouvernement qui, en France, depuis un siècle, aient été plus heureux ?

Quoi qu’il en soit, Monsieur, il ne vous fallut qu’un moment pour prendre une des premières places parmi les représentants de la nation. À peine s’étaient-ils réunis à Versailles en présence de l’anarchie triomphante dans Paris, qu’une discussion importante s’engagea parmi eux. Il s’agissait de la position d’un certain nombre d’hommes qui, immédiatement après le coup d’État du 2 décembre, cédant à l’entraînement des circonstances et oubliant qu’il n’est pas permis à des magistrats, même pour éviter de plus grands maux, de se mettre au-dessus du principe le plus sacré de la justice, celui qui prescrit de ne jamais condamner des accusés sans les entendre et en violant les formes légales, avaient consenti à faire partie des fameuses commissions mixtes. On proposait de punir cette illégalité par une autre illégalité tout aussi injustifiable, tout aussi dangereuse, en les destituant ; arbitrairement, en portant ainsi atteinte à cet autre principe non moins digne de respect que celui dont on blâmait si sévèrement la violation, le principe de l’inamovibilité des fonctions judiciaires. Une telle façon de procéder n’eût pas été seulement plus qu’irrégulière, elle n’eût pas seulement constitué un funeste précédent ; elle eût été bien rigoureuse après un intervalle de vingt années qui créait une sorte de prescription et envers des magistrats qui, un moment égarés, avaient, au moins plusieurs d’entre eux, rendu depuis d’utiles services. Votre intervention dans ce débat fut ce qu’on devait attendre d’un homme formé à l’école du dernier et du plus illustre survivant des héritiers des vieilles traditions parlementaires : dans un langage grave, élevé, dont la sévérité avait d’autant plus de force que l’expression en était plus contenue, tout en frappant d’un blâme énergique des actes que rien ne pouvait complètement justifier, vous fûtes du nombre de ceux qui contribuèrent à écarter de leurs auteurs un châtiment qui eût fait à la chose publique un mal peut-être irréparable.

L’Assemblée ne tarda pas à vous donner une preuve éclatante de sa confiance et de son estime en vous appelant à siéger dans cette commission des Quinze qu’elle plaça à côté de M. Thiers, alors chef du pouvoir exécutif ; pour l’aider à combattre la Commune. Un peu plus tard, elle vous nomma membre de la Commission des marchés et aussi de celle de l’enquête sur les ouvriers qui, toutes les deux, vous choisirent pour leur président.

Qui ne se souvient de l’impression profonde que produisirent les discours dans lesquels, examinant les marchés conclus pendant la guerre pour procurer à la France, au milieu de ses désastres, les ressources qui lui étaient indispensables, vous vous trouvâtes amené à apprécier les fautes, les erreurs qui nous avaient conduits à cette situation presque désespérée ? Ce n’est pas sans quelque embarras que j’aborde cette période éclatante de votre carrière politique. Il est pénible d’évoquer le souvenir de certaines époques douloureuses, même pour y puiser d’utiles leçons. Il est pénible surtout de raviver les ressentiments des partis, de rouvrir des blessures encore bien incomplètement cicatrisées. Sans doute, lorsque vous dénonciez à l’indignation et au mépris publics les aventuriers qui n’avaient vu dans les malheurs de la France qu’un moyen de faire de scandaleuses fortunes en vendant à l’État, à des prix fabuleux, des armes et des munitions hors de service ou même en ne les lui livrant pas après en avoir reçu le prix, et aussi certains fonctionnaires qui, par leur incurie, peut-être même par leur connivence, avaient favorisé ces exécrables fraudes, il n’y avait, comme il n’y a encore aujourd’hui, qu’une voix pour vous applaudir. Vous vous rendiez également l’interprète d’un sentiment universel en signalant à la France, trop tard réveillée d’un long et funeste assoupissement, les calamités qu’une nation se prépare lorsque, dans un moment de découragement et de lassitude, elle abdique, pour se placer sous la protection d’un homme, ses libertés et le contrôle qu’elle doit exercer sur les actes de son gouvernement, lorsqu’elle renonce à ces mœurs, à ces pratiques libérales qui font que les affaires de tous sont les affaires de chacun, lorsque les bons citoyens croient faire preuve de sagesse en disant bien haut qu’ils ne s’occupent pas de politique, oubliant apparemment que la politique, c’est tout à la fois notre honneur et notre argent auxquels, sans doute, ils ne sont pas indifférents. Vous étiez également d’accord avec l’opinion de la France presque entière dans le blâme que vous infligiez aux égarements qui, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, avaient préparé ces déplorables résultats. Mais, lorsque, sortant de ces généralités, vous en faisiez l’application à tel ou tel parti, quelquefois à tel ou tel homme, il était impossible que vos ardentes paroles ne fissent pas de cruelles blessures à ceux qu’elles atteignaient. Étaient-elles excessives dans leur sévérité ? C’est ce que je ne veux pas rechercher. Mais dussé-je admettre par hypothèse que, sur certains points, vous avez été bien rigoureux, je demanderais à ceux qui seraient disposés à vous le reprocher si, en présence des maux effroyables dont la France était alors accablée, l’entière et froide impartialité, à peine possible même aujourd’hui, ne dépassait pas les forces de ceux qui pensaient que ces maux étaient dus, soit au régime qui venait d’être renversé, soit, dans une certaine mesure, à celui qui lui avait immédiatement succédé. Je leur demanderais si, à supposer qu’il y eût quelques inexactitudes, quelques exagérations dans vos appréciations, ce qu’encore une fois je n’admets qu’hypothétiquement, ils croient qu’on n’aurait pas. pu en signaler également dans ces chefs-d’œuvre de l’éloquence antique, dans ces philippiques, dans ces catilinaires, dans ces verrines où Démosthène et Cicéron dénonçaient à l’indignation de leurs concitoyens l’ambition et les perfidies de Philippe et d’Antoine, les complots des ennemis de l’ordre social, les cruautés, les dilapidations du fameux proconsul de Sicile, et aussi dans ces magnifiques harangues où Sheridan appelait les sévérités du parlement britannique sur les oppresseurs de l’Inde.

Quoi qu’il en puisse être, Monsieur, en me reportant au moment où vous débutiez à la tribune avec un tel éclat, je n’hésite pas à affirmer que celui de vos collègues qui s’écriait, comme hors de lui, qu’en vous entendant il lui avait semblé entendre la conscience de la Chambre et voir passer la justice de Dieu, que celui-là exprimait le sentiment de l’Assemblée à peu près entière et de la grande majorité de la nation.

Il y avait dans votre accent une passion en quelque sorte contagieuse, parce qu’on sentait que la probité révoltée, l’amour du bien public, le dévouement à la patrie malheureuse, une légitime colère contre ceux qui avaient contribué à la perdre, étaient les sources de votre éloquence. Les interruptions dont vous étiez quelquefois assailli par un petit nombre de dissidents, loin de vous troubler, vous arrachaient des répliques triomphantes qui achevaient de déconcerter vos adversaires. C’est là un des traits auxquels on reconnaît les grands orateurs et qui les distinguent de ceux qui sont seulement des discoureurs agréables et faciles.

On remarqua aussi en vous une autre qualité d’un ordre moins élevé, peut-être, mais non moins précieuse parce qu’elle est d’un usage bien plus fréquent : le talent de répandre de la clarté sur les matières qui en paraissent le moins susceptibles et d’en rendre par là la discussion intéressante, j’ai presque dit amusante. C’est ce qu’on éprouve en lisant dans vos discours l’histoire de ces fameux marchés dont vous dévoiliez les odieux scandales.

Dans un débat d’une tout autre nature où les passions étaient moins en jeu, quoiqu’elles n’en fussent pas non plus tout à fait absentes, vous eûtes encore l’occasion de faire preuve de ce genre de talent. Je veux parler de la délibération qui avait trait à la réorganisation de notre système militaire. Là se présentait une question agitée, en quelque sorte, depuis qu’il existe des armées régulières et qui a reçu bien des solutions différentes : le service de l’administration militaire, de ce qu’on appelle aujourd’hui l’intendance, doit-il être subordonné à l’autorité du général en chef ou en être indépendant ? Dans l’une comme dans l’autre hypothèse, convient-il de soumettre ce service à un contrôle supérieur, étranger au commandement comme à l’intendance et qui en prévienne ou en réprime les abus ? Je n’ai certes pas la prétention de résoudre cette question délicate autant que compliquée. Je dirai seulement que vous avez su l’exposer avec une lucidité, avec un heureux mélange de détails curieux et de considérations judicieuses qui m’ont fait éprouver à vous lire un véritable plaisir et qui, à plus forte raison, ont produit le même effet sur ceux qui vous ont entendu. Rarement on a parlé avec autant de bonheur le langage des affaires.

Il est encore un de vos discours qui m’a singulièrement frappé, mais sur lequel je ne m’étendrai pas, parce qu’il ne serait que trop facile d’en faire sortir un appel à des passions qui ne doivent pas trouver leur expression dans cette enceinte : c’est celui par lequel vous repoussiez les pétitions envoyées à l’Assemblée nationale pour la contraindre à se séparer avant qu’elle eût achevé ce qu’elle considérait comme sa tâche, la réorganisation du pays. Vous attaquant au radicalisme, initiateur, selon vous, de ce mouvement, « les radicaux », disiez-vous, « ne sont pas des républicains. Ils veulent la souveraineté du nombre qui a amené le plus terrible despotisme, le despotisme inconscient et brutal de la multitude. Je vous repousse, non parce que je suis monarchiste, je vous repousse au nom de la liberté, parce que je suis libéral... Les excès de 93, ce qui s’est passé sous la Commune, sont la conséquence directe de vos principes. » J’abrège à regret cette citation pour ne pas m’aventurer sur le terrain compromettant des personnalités. Le même motif m’interdit de rappeler des passages où votre éloquence, animée par la lutte, s’épanchait peut-être avec plus de chaleur, d’abondance et d’énergie que dans ceux auxquels j’ai cru pouvoir faire allusion.

Il est, Monsieur, des orateurs qui éprouvent le besoin de se produire sans cesse, qui usent, qui abusent de la facilité et des dons précieux dont la nature les a doués pour prendre part à toutes les discussions. Bien loin de là, vous n’avez occupé la tribune que lorsque vous vous y êtes senti appelé par une passion forte, par la conviction que vous remplissiez un devoir en venant y défendre une cause qui vous semblait juste ou y combattre des propositions dangereuses. Des devoirs d’une autre nature n’ont pas tardé, d’ailleurs, à vous en interdire en quelque sorte l’accès. Élu président de l’Assemblée nationale, puis du Sénat où vous avait porté, à la presque unanimité, en tête des membres inamovibles, cette même Assemblée au moment où elle allait terminer sa carrière, vous auriez pu difficilement descendre du fauteuil pour vous mêler aux combattants. Un tel intervertissement des rôles, lorsqu’il n’est pas justifié par des conjonctures exceptionnelles, a un grave inconvénient : il risque d’enlever à l’homme chargé de modérer, de diriger les débats, la réalité ou, tout au moins, l’apparence de l’impartialité nécessaire pour qu’il puisse le faire avec une complète efficacité.

Les circonstances ont changé, vous avez recouvré votre liberté. Ceux même qui le regrettent à un certain point de vue s’en consolent en pensant que rien ne vous empêchera dorénavant de prendre une part directe à ces luttes dans lesquelles vous avez joué, il y a quelques années, un rôle si éclatant. Une fois, déjà, il y a peu de mois, dans une grande et mémorable discussion encore trop présente à tous les souvenirs pour qu’il soit nécessaire d’en indiquer l’objet, vous avez prouvé que vous étiez toujours l’orateur que nous avions admiré à l’Assemblée constituante et que c’était sans rien perdre de vos puissantes facultés que vous aviez traversé des situations si diverses. Nous avons donc la certitude que, dans les épreuves auxquelles la France peut encore se trouver exposée, votre talent, votre patriotisme ne lui feront jamais défaut.

Nous vivons dans un temps où il n’est permis à aucun de ceux qui ont le droit de se croire capables de rendre à leur pays d’utiles services de se tenir à l’écart. Un des propos qu’on entend le plus habituellement répéter aujourd’hui, c’est que la France manque d’hommes d’État, ce qui ne veut pas dire qu’elle manque d’hommes distingués et même éminents. Une telle assertion est-elle fondée ? Lorsque je me sens porté à y ajouter foi, je me défie de mon jugement, ne fût-ce qu’à raison de mon âge. Nestor disait à Achille, à Ulysse, à Ajax, qu’il avait connu des guerriers qui valaient mieux qu’eux, ce qui n’était pas vrai bien qu’il le crût. Qui ne sait qu’on est presque irrésistiblement enclin à s’exagérer les mérites de ceux qui nous ont précédés ou que nous avons connus dans notre jeunesse et qui ont disparu de la scène du monde, parce que le souvenir de leurs grandes qualités frappe tous les yeux et que celui de leurs défauts disparaît en quelque sorte dans l’éclat qu’elles jettent sur leur mémoire, tandis qu’au contraire, lorsqu’il s’agit des contemporains, l’impatience, l’irritation que nous causent leurs imperfections et le mal qu’elles nous font nous disposent naturellement à ne pas rendre une justice entière à leurs vertus, à leurs mérites, et à leurs services les plus incontestables ? Je me rappelle qu’alors que la France pouvait se glorifier de compter, soit dans les conseils de son gouvernement, soit dans les assemblées politiques, un duc de Broglie, un Thiers, un Guizot, et d’autres qui, comme eux, n’existent plus, et tel autre que nous avons le bonheur de posséder encore, on se plaignait aussi quelquefois d’une prétendue disette d’hommes d’État. Il est vrai que, dans d’autres moments, lorsque leurs dissentiments faisaient apparaître des nuages sur l’horizon, on déplorait tout au contraire le trop grand nombre de ces éminents personnages et leurs inévitables et périlleuses compétitions.

Je le répète donc, j’hésite à ajouter foi à ce que j’entends dire de tout côté de l’appauvrissement des intelligences et des caractères. Il y a au moins de l’exagération dans ces regrets ; mais je n’irai pas jusqu’à dire qu’ils sont tout à fait dépourvus de fondement. La France a incontestablement traversé des époques plus riches, plus fécondes en grandes personnalités.

L’infériorité que je suis obligé de reconnaître tient-elle à cette loi dont l’existence semble démontrée par l’histoire de toutes les nations et de tous les siècles, qui veut que les générations illustrées par le génie et l’énergie soient remplacées par d’autres générations qui ne les égalent pas, de même qu’une terre qui a porté pendant quelques années des récoltes extraordinaires par leur abondance est condamnée à se reposer pendant quelque temps pour se remettre de l’épuisement où elles l’ont réduite : analogie singulière, témoignage non équivoque des rapports mystérieux que le Créateur a établis entre les lois de l’ordre intellectuel et celles de l’ordre matériel ?

Sans écarter complètement cette explication, j’en trouve une autre plus simple : la fréquence, j’ai presque dit la continuité des révolutions, des bouleversements qui se succèdent parmi nous depuis près d’un siècle.

On dit pourtant que les époques de discordes civiles, par cela même qu’elles excitent les passions et provoquent chez un plus grand nombre d’individus le développement et l’emploi de leurs facultés diverses, sont celles qui voient éclore le plus de grands hommes et de puissants génies. Cela est vrai, mais à certaines conditions : il faut que ces déchirements intérieurs ne se prolongent pas indéfiniment, au point de fatiguer et d’épuiser le pays ; il faut que les dissentiments qui y donnent lieu reposent sur des motifs sérieux, que les partis engagés dans la lutte représentent des opinions et des intérêts qui n’aient rien de factice, qu’ils ne se subdivisent pas en une multitude de coteries d’autant plus irréconciliables que leur existence tient à des motifs personnels, à des amours-propres, à des rancunes que rien ne saurait calmer ou satisfaire ; il faut enfin que ces partis acceptent une discipline et qu’il ne soit pas loisible à chacun de leurs membres de s’en séparer, au moindre mécontentement, au moindre désaccord, pour former d’autres partis propres seulement à augmenter la confusion. C’est à ces conditions que l’Angleterre, partagée en tories et en whigs, ou, pour parler notre langage, en conservateurs et en libéraux, d’accord d’ailleurs sur certaines bases essentielles et qui se succèdent presque régulièrement au pouvoir et dans l’opposition, a pu, pendant deux siècles, grandir et se fortifier sans cesse, même dans les périodes où des esprits superficiels, trompés par quelques défaillances passagères, proclamaient sa décadence et sa ruine prochaine.

La France a-t-elle eu ce bonheur ? hélas, non. Les douze révolutions ou contre-révolutions qui l’ont bouleversée depuis 1789 ont été pour elle, à bien peu d’exceptions près, autant de catastrophes où les vainqueurs se sont efforcés de supprimer les vaincus et y ont quelquefois réussi, ou, par un travers particulier à l’esprit français, le parti victorieux a toujours pris à tâche d’effacer complètement le passé. Quiconque avait joué un rôle un peu marquant dans les régimes successivement renversés, bien souvent même ceux qui n’y avaient figuré qu’obscurément et dans les rangs les plus infimes, étaient, en attendant retour de fortune, réduits à une sorte d’ilotisme pour faire place à de nouveaux venus. De là tant de carrières brusquement terminées, tant de talents étouffés dans leur germe au moment même où ils commençaient à se développer et où d’heureuses perspectives s’ouvraient devant eux, tant de découragement succédant à de brillantes espérances. Faut-il donc s’étonner si, dans un pays fatigué, surmené, si l’on peut ainsi parler, par de si cruels mécomptes, les caractères et les supériorités intellectuelles ne se sont pas maintenus à la hauteur où on les avait vus alors qu’ils n’avaient pas encore passé par toutes ces épreuves, alors que les croyances politiques, les illusions, si l’on veut, n’avaient pas encore reçu des atteintes aussi profondes ? Ne serait-il pas surprenant qu’il en fût autrement ?

Où veux-je en venir, Monsieur, en traçant ce mélancolique tableau ? Ma pensée serait-elle qu’à de tels maux il n’y a pas de remède ? Non, je ne crois pas à la fatalité du mal. La France a en elle de puissantes ressources ; ce ne sont pas seulement ses ressources financières qui sont inépuisables, comme on l’a dit il y a longtemps déjà et comme on n’est peut-être que trop enclin à le croire, ce sont les ressources de l’intelligence et du courage. Mais, pour les mettre en valeur, pour les rendre efficaces, il faut que tous les hommes à qui leurs talents, leur situation et un ensemble d’heureuses circonstances donnent la possibilité de prendre, dans quelque position que ce soit, une part active aux mouvements de la politique s’y mêlent avec dévouement, avec persévérance, sans se laisser rebuter par des contre-temps et des échecs peut-être passagers. Vous êtes, Monsieur, un de ces hommes, un des plus éminents, et c’est pour cela que je fais appel à votre patriotisme.