Discours de réception de Camille Rousset

Le 2 mai 1872

Camille ROUSSET

Réception de M. Camille Rousset

 

M. Camille Rousset, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Prévost-Paradol , y est venu prendre séance le jeudi 2 mai 1872, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

L’Académie, depuis dix ans, m’a si souvent donné des marques de sa faveur qu’aujourd’hui, lorsqu’elle vient de mettre le comble à ses grâces, je serais bien empêché, pour lui témoigner ma reconnaissance, d’imaginer quelque formule nouvelle, si je ne croyais pas avec les bons juges que la meilleure expression d’un sentiment sincère est toujours la plus simple. Souffrez donc, Messieurs, que je vous remercie simplement. En essayant de vous payer une dette dont je ne m’acquitterai jamais d’ailleurs au gré de ma conscience, si mes paroles ne sont point suffisantes, je m’efforcerai d’y suppléer par mes services, et parce que j’aurai moins bien dit, je me sentirai tenu de mieux faire. Lorsque vous avez paru souhaiter que l’époque de cette réception fût hâtée plus que de coutume, il m’a semblé que mon empressement à me présenter devant vous pourrait vous être offert comme un acte de reconnaissance et de respect, et comme un témoignage de l’inclination qui me porte vers les travaux dont il vous plaira de charger mon zèle. En daignant m’appeler à vous, Messieurs, vous m’avez donné part à l’honneur : je suis impatient de prendre part à la peine.

Ainsi pourrai-je du moins chercher à diminuer la perte que vous a fait éprouver la disparition soudaine de M. Prévost-Paradol. Vous lui aviez confié, dans l’ordre de vos occupations intérieures, un rôle considérable. Malgré les entraînements d’une vie répandue, il savait aisément suffire à ses devoirs de toute sorte et d’abord satisfaire à ce que vous pouviez attendre justement de ses facultés rares. Il y avait, dans ce brillant esprit, un foyer de lumière qui rayonnait de toutes parts, sans s’épuiser ni s’affaiblir. Sans effort, presque sans travail, sa vive intelligence étendait partout ses conquêtes ; littérature, morale, philosophie, politique, toutes les richesses de l’esprit humain s’accumulaient dans ses bagages, et lorsque ensuite il lui plaisait de les restituer aussi facilement qu’il les avait prises, il les répandait, sans compter, autour de lui, marquées à son coin, avec l’éclat d’une monnaie neuve et la perfection d’une médaille bien frappée. Ah ! Messieurs, s’il se trouvait quelques jeunes hommes doués comme par les fées, à leur naissance, avec cette prodigalité magnifique, et néanmoins assez peu satisfaits de leur fortune pour oser nier ou accuser la Providence, avouons qu’ils seraient bien ingrats. Il faut cependant reconnaître que M. Prévost-Paradol n’a pas joui, comme il aurait dû, de sa destinée en ce monde.

Écrivain-né, avec une facilité sans négligence qui permet de dire exactement que sous sa plume heureuse tout coulait de source, quelle carrière lui offraient les espaces de la littérature, depuis le vaste domaine des lettres pures et désintéressées jusqu’à ces frontières largement ouvertes où la littérature et la politique se rencontrent et se mêlent ! Ainsi accessibles et hospitalières dans leur incommensurable étendue, les lettres n’ont pas suffi à M. Prévost-Paradol ; il les a traversées, il s’y est reposé par moments ; mais ses désirs l’emportaient au delà. Ce n’était pas assez, selon lui, d’écrire même excellemment sur les affaires publiques, si l’on ne s’y engageait pas de sa personne et si l’on n’avait pas pour objet surtout d’y jouer un grand rôle. « La littérature politique, a-t-il dit, n’a de fécondité, de force véritable, d’éclat, que si elle est liée à l’action, soit qu’elle la devance de peu, soit qu’elle la suive de près. En un mot, écrire pour agir, ou écrire après avoir agi, telle est la condition qui peut seule empêcher la littérature politique de dégénérer en fade éloge ou en vain murmure. » Lorsque je réfléchis aux qualités morales qu’exige l’exercice violent de la vie publique, ma pensée se porte d’elle-même vers le grand orateur, qui, dans une séance demeurée justement célèbre, souhaitait ici même, il y a six ans, la bienvenue à M. Prévost-Paradol. L’énergie, la fermeté d’âme, la sérénité fortifiante, voilà les traits que présente d’abord à mon admiration l’homme d’État sans faiblesse, le combattant dont aucun adversaire n’a jamais étonné ni lassé la vigueur. Le plus persuasif des encouragements, le plus éloquent des conseils qu’il eût pu donner au jeune écrivain aspirant à l’action politique, c’eût été son propre exemple. L’ambition de M. Prévost-Paradol n’a point été satisfaite, et ceux qui l’ont connu disent qu’il ne nous a pas laissé toute sa mesure. Avait-il une puissance de tempérament égale aux rudes épreuves de la vie publique ? C’est à ses amis de répondre ; je m’en rapporte à eux-mêmes. Il me suffit, pour faire son éloge, de m’en tenir aux mérites d’un ordre bien différent dont ses écrits me fournissent la preuve.

De tous ceux qui ont approché M. Prévost-Paradol, je ne crois pas qu’un seul ait échappé à son sympathique attrait. Avec cette élégance et cette aisance polie qui est le signe de la distinction naturelle achevée par la bonne éducation, il y avait dans toute sa personne une grâce et une séduction presque féminines ; il y avait cette force à la fois douce et puissante que nous ressentons sans pouvoir la définir, et dont nous essayons d’exprimer l’influence magique par ce seul mot, le charme. La finesse et la souplesse d’esprit, la délicatesse, la vivacité des impressions, le sentiment des nuances, toutes ces qualités exquises dont les femmes ont reçu le divin privilège étaient aussi, par un don particulier, les siennes ; c’étaient elles qui vous charmaient dans son talent comme dans sa personne. Tel a été, Messieurs, le tempérament littéraire de M. Prévost-Paradol ; nous allons en retrouver presque à chaque pas la marque en examinant sa carrière et ses travaux.

On a dit de lui finement qu’il avait été précoce sans être pressé. En effet il avait de bonne heure bien écrit sans beaucoup écrire. Je sais telle de ses compositions d’écolier, à seize ans, qui avait d’autant plus frappé l’un de ses professeurs qu’il n’était point d’ailleurs à ce moment ce qu’on appelle un bon élève : il n’était pas laborieux. Les grands modèles de l’antiquité ne l’avaient point touché encore ; ce mérite du style qu’il possédait déjà, il le trouvait dans son propre fonds. Ce fut seulement dans les classes supérieures, où le grec et le latin laissent au français plus d’espace, qu’il s’éleva tout d’un coup au premier rang. Il eut en rhétorique le prix de discours français au concours général, et, l’année suivante, celui de dissertation française, le prix d’honneur en philosophie. Ce qui, dans sa dissertation, est surtout remarquable, c’est une réfutation de la doctrine de Spinosa, de cette conception rigide et aride, où, privé de soutien et d’espoir, aussi dépourvu de liberté que la force même dont il est le produit fatal, l’homme est jeté ici-bas, comme un enfant abandonné qui ne connaîtra jamais son père et que son père ne connaîtra jamais. Et cependant, c’est cette même doctrine, repoussée d’abord par le jeune philosophe, qui n’a pas laissé plus tard de revenir à la charge et de lui faire sentir parfois ses redoutables atteintes.

Admis à l’École normale, docile aux indications de ses maîtres, il refit en deux ans ses études classiques. Sa vive et facile intelligence butina dans l’antiquité plutôt qu’elle n’y moissonna ; il lui suffit d’en aspirer les sucs les plus riches et les parfums les plus suaves. Ce n’était point un érudit qu’il voulait être ; mais il se fit un bagage de connaissances, de faits et de citations très-suffisant pour défrayer les excursions qu’il se permit plus tard de temps à autre, en s’échappant de la politique dans la littérature. Il y avait alors, autour de lui, à l’École normale, une génération brillante qui n’y acheva pas toute ensemble son cycle régulier. Une bonne part en sortit prématurément après le coup d’État de 1851, au détriment sans doute de ce qu’on appelait jadis les bonnes lettres, mais en revanche au profit des lettres agréables ; et tous ces talents émancipés, cherchant leur voie, qui dans la presse, qui dans le roman, qui au théâtre, n’attendirent pas longtemps à trouver faveur auprès de ce nombreux public dont les applaudissements sont acquis d’avance et avant tout aux gens d’esprit qui travaillent pour son plaisir. Si M. Prévost-Paradol a eu quelque goût pour l’enseignement supérieur, il n’avait assurément aucune vocation pour l’enseignement de collège. Cependant il ne se hâta pas de suivre ses camarades dans leur volée vers les régions profanes ; il s’arrêta, lui, dans les régions académiques. Déjà, de son banc de l’École normale, il vous avait adressé, Messieurs, un Éloge de Bernardin de Saint-Pierre, où le rapporteur à jamais regrettable de vos concours, M. Villemain, se plaisait à signaler la plus exquise des qualités littéraires. « Le goût, disait expressément ce juge incomparable, a marqué toutes les pages de ce premier essai public don rare et brillant jeune homme. » Le prix d’éloquence fut décerné, au mois d’août 1852, à M. Prévost-Paradol ; il avait alors vingt-trois ans. À parler exactement, et bien que l’Éloge de Bernardin de Saint-Pierre, par la date de sa composition, fût le premier de ses essais, quelques morceaux moins considérables, mais empreints du même goût, des articles publiés avant la proclamation de son succès académique, avaient provoqué l’intérêt d’un certain nombre de lecteurs attentifs et choisis. Un recueil universitaire, la Revue de l’instruction publique, jusque-là un peu obscur et consacré plus spécialement à d’utiles travaux de pédagogie et de grammaire, venait, par une heureuse fortune, de s’associer deux jeunes écrivains qui lui apportèrent l’éclat tout d’un coup, M. Prévost-Paradol et Hippolyte Rigault. Permettez-moi, Messieurs, de m’arrêter un instant sur un nom qui m’est cher : c’est celui d’un contemporain de mes études, d’un collègue, d’un compagnon dans cet enseignement public où j’ai passé les années de ma vie dont je m’honore le plus. Laissez-moi dire qu’en ce moment où le peu que j’ai pu faire reçoit une si grande récompense, je cherche au milieu de vous la place où Rigault devrait être, car il méritait de vous appartenir, par le talent et par le cœur.

C’est en 1852 que Rigault conquit la renommée en soutenant, dans la Revue de l’instruction publique, avec une érudition digne du seizième siècle, mais d’une manière plus souple et plus polie, la cause des grands écrivains de l’antiquité classique, attaqués par un zèle maladroit. À côté de lui et à la même heure, celui qui devait, quelques années plus tard, porter l’art de la polémique à sa perfection, M. Prévost-Paradol exerçait, par des travaux d’un ordre plus paisible, la finesse élégante de sa plume ; les comptes rendus académiques étaient son partage. Pour ses débuts, il fit insérer dans le même numéro deux articles, l’un sur la séance annuelle de l’Académie des sciences morales et politiques où avait été lu, avec un succès qu’il est superflu de noter, l’éloge de M. Droz, l’autre sur une discussion de thèse en Sorbonne où M. Cousin avait donné, selon sa coutume, avec cette verve que je n’ai pas besoin de rappeler davantage. Les sympathies très-vives, mais un peu capricieuses, de M. Cousin furent-elles pour un certain temps acquises à M. Prévost-Paradol ? je l’ignore ; ce que vous savez tous, Messieurs, c’est que le jeune écrivain trouva dès lors, chez l’illustre secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales, une part d’affectueuse estime, élargie bientôt jusqu’à devenir une amitié sincère, et à laquelle M. Prévost-Paradol se fit honneur de répondre par l’expression publique d’une reconnaissance qui ne s’est jamais démentie. Heureux celui qui, dès son entrée dans les lettres, rencontrait les conseils et la direction d’un tel guide ! Plus heureux, s’il avait toujours suivi l’exemple de ce sage qui, après avoir écrit en grand historien sur la politique, pouvait être tenté d’y prendre un grand rôle, et qui, en donnant des limites à son action, n’a pas craint d’en donner à sa gloire !

C’est à la bienveillance de ce maître éprouvé que M. Prévost-Paradol porta l’hommage de l’écrit le plus étendu qu’il ait jamais livré au public. Il s’était attaqué à l’un de ces sujets que l’on aborde quelquefois avec l’audacieuse familiarité de la jeunesse, mais dont on s’écarte à distance respectueuse quand on a un peu plus d’expérience et de maturité ; il avait fait une Revue de l’histoire universelle et il avait, sans frémir, cité Bossuet dans la préface. Ce n’était point, il est vrai, pour l’éducation d’un prince qu’il avait entrepris ce travail ; C’était plus simplement pour l’éducation des jeunes filles. Ramenée à cet objet modeste, l’entreprise était formidable encore ; dire qu’il y a tout à fait réussi, en serait en serait trop de complaisance : reconnaître qu’il y a mis beaucoup de talent, d’art et de souplesse, et qu’en fin de compte, il en est sorti, comme d’une affaire trop difficile à soutenir, avec les honneurs de la guerre, c’est la bonne justice que l’on doit lui rendre. Cette tentative d’ailleurs lui fut pour le moins aussi profitable qu’à pas une de ses lectrices. De même qu’il avait refait à l’École normale ses humanités, il refit, à cette occasion, son éducation historique, et l’on a remarqué judicieusement que ce vaste recueil de faits et d’idées devait être un arsenal pour le polémiste futur.

Un an après, en 1855, nous trouvons de lui deux morceaux d’histoire dans des cadres restreints ; l’un a pour titre : Élisabeth et Henri IV ; l’autre est une étude, plus historique que littéraire, sur la vie et les œuvres de Swift. C’étaient les thèses qu’il avait préparées pour le doctorat et dont la dernière a été publiée telle qu’il l’avait d’abord écrite, c’est-à- dire en français, avant de la traduire en latin pour satisfaire aux usages de la Faculté des lettres. Le fond de la première, ce sont les négociations poursuivies entre deux alliés, l’un desquels, Henri IV, veut se tirer convenablement d’une alliance qui lui est une gêne et un obstacle pour faire la paix avec le roi d’Espagne, tandis que la reine Élisabeth hésite au contraire et répugne même à le tenir quitte de ses premiers engagements. Il y a eu, dans ces négociations, dont la correspondance officielle et surtout le journal particulier de l’envoyé français, Hurault de Maisse, relatent les péripéties, tant d’intrigues mêlées et par conséquent tant d’embarras qu’il ne faut pas s’en prendre à M. Prévost-Paradol s’il en reste quelque chose dans son récit ; mais tout ce qui peut servir à peindre les personnages au physique et au moral, caractères et costumes, incidents de cour et détails de mœurs, y est saisi sur le vif, esquissé d’après nature et rendu de main de maître. Rien de plus singulier par exemple que ces déshabillés galants avec lesquels la grande Élisabeth se produisait aux regards surpris de l’ambassadeur, et se plaisait à le déconcerter, un peu moins peut-être qu’elle ne se l’imaginait, par un mélange original de la coquetterie et de la politique.

L’ordre, la méthode, la composition en un mot, doivent rendre, à mon sens, l’Étude sur Swift préférable à l’autre ; par l’exécution elle ne lui est certainement pas inférieure ; il s’en faut de bien peu que ce ne soit un morceau achevé. L’auteur a dû y prendre un plus vif plaisir parce qu’il y a pris sans doute un intérêt plus personnel. M. Prévost-Paradol ne s’était pas encore essayé dans la polémique ; c’est peut-être l’exemple de ce virulent journaliste, de ce pamphlétaire de génie, qui lui a révélé sa propre vocation.

Le voici bien près de la politique ; il nous semble qu’il y va toucher : pas tout à fait encore. Un détour l’en éloigne et le ramène pour la dernière fois dans le domaine des lettres ; le professorat, auquel il a paru d’abord se préparer, le réclame. Le 1er décembre 1855, il est chargé du cours de littérature française à la Faculté d’Aix. Il n’y demeure qu’un an, le temps de séduire son auditoire, de ravir son admiration, et d’emporter ses applaudissements avec ses regrets. C’est à cette période de transition qu’appartiennent, non point à l’état définitif et parachevé, comme il nous les a données plus tard, mais dans leur conception première, les Études sur les moralistes français qu’il avait pris pour thème de ses leçons, et le mémoire sur le Rôle de la famille dans l’éducation, un de ces sujets graves à propos desquels on n’improvise pas, où le talent le plus habile ne peut suppléer la méditation et l’expérience personnelle. Écrit pour l’un des concours de l’Académie des sciences morales, le mémoire du jeune professeur y obtint le second prix. Lorsque cette récompense lui fut décernée, l’auteur était déjà revenu à Paris et lancé définitivement dans la politique.

Ici nous retrouvons le souvenir de Rigault. Il y a sur lui un mot de M. Prévost-Paradol, charmant de sentiment et de justesse, quand il nous découvre l’âme de cet ami généreux et « son ardeur à se chercher des émules ». C’était en effet Rigault qui l’avait fait revenir d’Aix pour le produire dans une société d’hommes d’esprit, bien élevés, lettrés et aimables, savants et polis, appelés à porter des jugements sur toutes choses, et les portant avec une compétence reconnue et une bonne grâce parfaite. Messieurs, c’est un journal que je veux dire ; mais parce que, dans les traits généraux que je viens d’esquisser, il pourrait y avoir un certain air de famille commun à la presse, et que d’autres — Dieu me garde de les désobliger ! — seraient tentés peut-être d’y trouver leur ressemblance, je suis bien obligé de particulariser davantage. Le journal que j’ai en vue est, à proprement parler, un salon tout voisin du vôtre et comme votre salle des conférences, car on y passe volontiers pour entrer chez vous ; il n’y a qu’une porte entre-deux ; on y frappe de temps en temps et vous n’hésitez guère à ouvrir, sachant que les visiteurs qui se présentent par là sont de mérite à tenir leur coin dans votre compagnie. La méprise à présent ne me paraît plus possible et je n’ai pas besoin, ce me semble, de nommer le Journal des Débats.

On fit au nouveau venu la réception la plus encourageante ; il fut accueilli surtout avec une bonté paternelle, c’est son expression, même, par l’éminent écrivain qui dirigeait alors la rédaction du journal, et qui est à présent tout à vos travaux. Puis-je mieux faire que de citer, à l’honneur de l’un et de l’autre, le témoignage que lui a rendu M. Prévost-Paradol ? « Homme singulier dans la presse ! a-t-il dit ; la politique ne l’a pas enveloppé tout entier : aussi n’a-t-il jamais livré que la moitié de son cœur aux agitations du temps ; il maintenait la meilleure partie de lui-même dans des régions plus pures, et c’est par là qu’il pouvait se soutenir et se réparer. »

Il y avait encore un maître que je puis bien nommer ainsi, car il a été le mien, et je lui dois, aujourd’hui surtout, l’hommage de ma reconnaissance. Venu après les grands professeurs qui ont illustré cet âge héroïque de la Sorbonne dont, grâce à Dieu, nous pouvons admirer, en l’entourant de nos respects, le dernier et glorieux représentant, ce maître voyait accourir autour de sa chaire une foule pour qui le plus vaste amphithéâtre n’était pas assez large, et il la retenait, non pas en la flattant, mais en lui disant ses vérités, comme il savait dire ailleurs les siennes au pouvoir, avec toute la force du bon sens et toute la malice de l’esprit le plus finement aiguisé. Dans l’enseignement comme dans la presse, M. Prévost-Paradol ne pouvait pas se proposer un plus excellent modèle, et il avait bien raison de dire alors qu’il n’enviait rien de plus qu’une semblable destinée.

Il fut mis tout de suite à la politique, épreuve difficile, car à cette époque, sous un pouvoir ombrageux et fortement armé, la condition des journaux était bien précaire. Un jour, M. Prévost-Paradol a voulu en donner à ses lecteurs l’idée la plus exacte, et voici comme il s’y est pris : « Qu’on le regrette ou qu’on s’en réjouisse, tout le monde s’accorde à reconnaître que la presse française est aujourd’hui, entre les mains de l’autorité centrale, à peu près comme Gulliver était entre les mains du géant qui l’avait ramassé dans les blés : « Il me prit par le milieu du corps entre l’index et le pouce, et me souleva à une toise et demie de ses yeux pour m’observer de plus près. Je devinai son intention et je résolus de ne faire aucune résistance, tandis qu’il me tenait en l’air à plus de soixante pieds de terre, et quoiqu’il me serrât horriblement les côtes, par la crainte qu’il avait que je ne glissasse entre ses doigts. Tout ce que j’osai faire fut de lever les yeux vers le ciel, de joindre les mains dans la posture d’un suppliant, et de dire quelques mots d’un accent humble et triste, conforme à l’état où je me trouvais, car je craignais à chaque instant qu’il ne voulût écraser, comme nous écrasons d’ordinaire les petits animaux qui nous déplaisent. » Que fera le pouvoir gigantesque qui tient ainsi la presse française suspendue entre ciel et terre ? Serrera-t-il de plus en plus les doigts, jusqu’à ce que soit étouffée l’ingénieuse petite créature qui a nourri tant de grandes pensées et qui a répandu de si belles paroles jusqu’aux extrémités du monde ? » Cet échantillon, Messieurs, vous donne toute la manière de l’écrivain ; ce sera du Swift adouci, poli, ajusté aux convenances de l’esprit français ; ce sera, selon la définition de l’écrivain lui-même, « cette manière discrète et délicate qui permet de tout dire à qui sait tout comprendre ; » et il ajoute : « J’entourerai mon épée de feuilles de myrte, dit quelque part un hymne athénien ; bon conseil en vérité : pour être invisible, la pointe du glaive n’en est pas moins acérée. »

Quoi qu’ait pu penser de sa propre condition M. Prévost-Paradol, quoiqu’il se soit plaint d’être né trop tard ou trop tôt, la vérité est que, comme journaliste au moins, il est venu précisément à son heure. Ç’a été, dès ses premiers articles, l’opinion des bons juges que celles imposée à la presse d’alors était particulièrement favorable à son génie de polémiste ; et cette opinion est si vraie que, lorsqu’il a pu, sur un sujet de politique générale, s’exprimer- plus librement et s’étendre, l’appétit de lecture qu’il excite ailleurs est ici plus tôt satisfait. C’est qu’il y manque la force de l’esprit comprimé. La compression toutefois ne faisait pas jaillir sa pensée avec une violence que les circonstances lui interdisaient et qui d’ailleurs ne lui était pas naturelle ; mais elle donnait à son expression un certain tour qui s’accordait mieux avec la délicatesse de son tempérament, l’ironie. Il y a, selon lui, trois manières, pas davantage, de parler des affaires publiques, bassement, nettement et légèrement ; et il nous assure que c’est bien contre son gré qu’il se réfugie dans la troisième manière ; il sent bien qu’il y est chez lui, sur le terrain qui lui convient le mieux, et, si quelqu’un s’avise de contester l’efficacité morale de l’ironie, il faut voir comme il prend feu sur une question qui lui est personnelle : « Si l’ironie disparaissait du monde, elle emporterait le dernier asile, que dis-je ? la dernière dignité du faible et de l’opprimé. L’indomptable et insaisissable ironie, qui enveloppe et dissout peu à peu les dominations les plus superbes, a souvent servi les meilleures causes qu’on puisse défendre en ce monde, et l’on a vu des temps malheureux où le sourire d’un honnête homme était la seule voix laissée à la conscience publique. » L’ironie est son arme favorite, son épée de chevet ; il ne permet pas qu’on l’émousse. Le coup d’œil sûr, la main preste, il avait tout pour réussir dans ce genre d’escrime ; aucun de ses coups n’était perdu. Un bon connaisseur, qui lui-même y était passé maître, M. Sainte-Beuve, ne lui marchandait pas les louanges. « Il tirait sur nous, sur nos amis, mais il tirait bien, disait-il ; c’est une justice qu’on aime à se rendre en France, même entre adversaires. » Pour achever la citation, le même écrivain me fournit dans un autre endroit cet adage : « Il vaut toujours mieux avoir les gens d’esprit pour soi que contre soi. » Voilà l’éloge expliqué ; s’il y entre un peu d’intérêt, après tout, la courtoisie n’en vaut pas moins, et le compliment reste aussi mérité que sincère. Je dois dire que jusqu’à la fin les rapports de M. Sainte-Beuve avec M. Prévost-Paradol furent excellents ; ils avaient du goût l’un pour l’autre.

Le journal où le brillant polémiste avait fait une si rapide et si éclatante fortune avait des habitudes de prudence qui gênaient un peu trop, au gré de M. Prévost-Paradol, la fantaisie de ses allures ; il ne voulait point s’en séparer, c’eût été de l’ingratitude ; mais il souhaitait de trouver, dans les environs, un terrain où il pût, à l’occasion, s’espacer davantage. Des amis, champions généreux des idées libérales, lui en fournirent les moyens ; le Courrier du Dimanche lui fut ouvert. Tous les quinze jours, il y insérait, sous forme de lettres ou de dialogues, des morceaux plus étendus et plus libres. Il y avait alors un grand salon politique dont l’anarchie sauvage de l’an dernier a fait une ruine, sans pouvoir atteindre, heureusement, l’esprit qui l’animait naguère, et qui, plus vif que jamais en présence du danger, s’ingéniait pendant ce temps, à Versailles, pour le salut de Paris et de la société française. Accueilli depuis longtemps dans ce salon avec bienveillance, M. Prévost-Paradol y eut ses grandes entrées dès qu’il eut pris sa place au premier rang de la presse. L’illustre historien, dont l’intelligence est faite de lumière, et qui venait d’éclairer jusqu’au fond les grandeurs et les faiblesses du premier Empire, avait remarqué les infirmités du second et en connaissait bien les parties vulnérables. L’homme d’État avait lui commencé, lui aussi, par être journaliste, et le jeune écrivain lui plaisait. Sans prendre absolument des directions, M. Prévost-Paradol reçut au moins des conseils qui s’ajoutèrent à ce qu’il avait déjà lui-même d’expérience acquise. Toujours est-il que dès lors il régla mieux ses visées et rectifia son tir. Les coups suivis, rapides, portaient avec une précision mathématique. Ce fut pour l’adroit tireur une succession de triomphes que ne gâtèrent pas, bien au contraire, les représailles de l’adversaire irrité. Enfin il y eut un jour où, dédaignant un peu trop l’habile tactique qui lui avait si bien profité jusque-là, il se découvrit, marcha droit à l’ennemi, le fer à la main, et lui fit une blessure profonde et sanglante. Ce jour-là, ce n’était pas de myrte qu’il avait entouré son épée ; c’était de je ne sais quelle plante au suc amer et âcre. Aussi bien, Messieurs, vous vous rappelez cette application virulente d’un passage de Gulliver ; car c’était encore de Swift que M. Prévost-Paradol s’était inspiré. Le Courrier du Dimanche avait déjà subi huit avertissements, deux suspensions, une condamnation judiciaire : Il fut de ce coup.

Ici, Messieurs, se termine l’œuvre polémique accomplie pendant dix années par M. Prévost-Paradol ; pour avoir tout ensemble son œuvre politique, il faut y ajouter le livre qu’il a publié en 1868 sous ce titre : la France nouvelle. Le succès de cet ouvrage, très-grand dès l’origine, a été ravivé, dans ces derniers temps, par le spectacle des événements cruels qu’avait entrevus la sagacité inquiète de l’auteur. Le chapitre où, passant en revue les gouvernements qui se sont succédé chez nous depuis 1789, il constate, avec leur chute, nos échecs en quelque sorte périodiques ; celui où il a rassemblé, sans les y comprendre tous, les signes les plus apparents de la décadence d’un peuple ; le dernier enfin qu’il a marqué comme d’un point d’interrogation en écrivant en tête ces deux mots : de l’Avenir, et dans lequel, après avoir mesuré les forces de l’Allemagne unie, obéissant à la même impulsion, il a calculé les chances inégales et les résultats d’une lutte que d’irréparables fautes avaient rendue fatale, toutes ces pages sont du plus douloureux, mais du plus actuel et du plus pressant intérêt. A-t-il résolu le problème de l’avenir ? L’expédient qu’il propose n’est point une solution et ce n’est pas en Algérie que se refera la grandeur de la France. Au reste peut-on lui reprocher d’avoir laissé tout entier le problème ? Celui qui le résoudra, s’il plaît à Dieu, sera un grand génie, le plus grand peut-être qu’on aura jamais vu en ce monde.

Il y a ainsi, dans l’œuvre de M. Prévost-Paradol, beaucoup de morceaux qui nous saisissent aussi vivement qu’à l’époque où nous les avons lus d’abord ; il en est d’autres qui ont perdu de leur premier attrait et de leur force. C’est le souci de tout écrivain que l’effet inévitable du temps sur son œuvre ; c’est l’inquiétude surtout de celui qui écrit à un certain moment sur un certain détail ; ç’a été la préoccupation de M. Prévost-Paradol, et elle a été d’autant plus grande que les rigueurs exercées de son temps contre la presse lui ont paru à la fois plus odieuses et plus contraires à sa renommée. À ne considérer que le succès du moment, il n’était pas fondé à se plaindre que son talent fût mis à la gêne, car c’était la condition même du succès ; mais il se plaignait justement quand il songeait à l’avenir. L’écrivain avait raison lorsque le journaliste avait tort. Qu’est-ce le plus souvent qu’un recueil d’articles de journal ? Un herbier. Vous vous rappelez une fleur que vous avez admirée un jour ; vous avez encore la sensation toute fraîche de son vif éclat, de son parfum pénétrant ; elle vous a causé tant de plaisir que vous l’avez conservée ; si vous m’en croyez, ne la recherchez pas et contentez-vous de votre souvenir ; autrement vous ne retrouveriez plus qu’un document botanique. Tous les recueils d’articles ne sont pas des herbiers. La vie s’y conserve à mesure que l’intérêt, s’y élève. Les détails se flétrissent, les incidents se décolorent ; mais les vérités générales et les idées généreuses ne passent pas ; le temps ne peut rien contre elles, et, lorsqu’un souffle littéraire les anime, elles traversent les âges avec leur immortelle beauté.

C’est pour cela que la renommée de M. Prévost-Paradol ne souffrira pas ; son recueil se réduira peut-être, mais tout ce qu’il contient de littérature en sauvera la meilleure part. Et quand bien même il s’en irait dispersé, jouet des vents, çà et là, feuille à feuille, voici un petit volume qui ne sera diminué ni d’une page ni d’une ligne : les Études sur les moralistes français sont le chef-d’œuvre de M. Prévost-Paradol ; s’il a si bien compris les modèles, c’est qu’il était fait lui-même pour prendre son rang auprès d’eux. Cette intelligence déliée, cette délicatesse de perception, ce vif sentiment des impressions et des nuances, autant de qualités excellentes, autant d’instruments ténus pour l’analyse du cœur humain ; et ce style assoupli à tous les caprices de l’ironie, c’était le vêtement le mieux ajusté qui se pût faire aux fines pensées du moraliste. Ce livre a été l’œuvre de prédilection de M. Prévost-Paradol ; il y a mis un soin, une recherche du fini qu’on ne remarque pas au même degré dans ses autres ouvrages ; c’est ici qu’il est arrivé à la perfection de l’art d’écrire. Dans ce volume de pure littérature, je ne m’étonne guère de retrouver un coin de politique : était-il possible à l’auteur de s’en désintéresser tout à fait ? Il vient d’étudier La Boétie et d’analyser le traité de la Servitude volontaire ;mais, depuis le seizième siècle, le despotisme s’est produit sous des formes nouvelles et l’on a vu des peuples sacrifier différemment leurs droits et leurs libertés aux pieds d’un maître. Les raisons générales qui suffisaient à La Boétie pour expliquer la tyrannie et la servitude ne répondent plus à toutes les conduites ; c’est pourquoi M. Prévost-Paradol reprend la question pour son compte, et il montre comment et dans quelles circonstances variables selon les temps, les lieux, l’état des sociétés, l’obéissance légitime et nécessaire d’un peuple peut s’altérer et se dégrader jusqu’au lâche abandon de ses plus chers intérêts. En complétant l’œuvre de La Boétie, M. Prévost-Paradol est dans son droit, et bien qu’il n’y ait pas à se méprendre sur l’objet qu’il a en vue, le sujet en lui-même est assez largement compris pour franchir les limites étroites de l’allusion, et traité d’assez haut pour passer dans l’ordre des vérités générales. Il est également dans son droit lorsqu’il soutient la protestation de Vauvenargues contre Pascal en faveur de la nature humaine, et lorsqu’il apporte au champion du dix-huitième siècle, avec son propre concours, l’autorité de deux philosophes, l’un que par le fait Vauvenargues ne connaissait pas, l’autre qu’il ne pouvait absolument pas connaître, Spinosa et Kant. Son intervention n’a donc rien qui me surprenne, mais je suis frappé de l’insistance avec laquelle il revendique pour Vauvenargues l’honneur d’avoir traité à fond le problème du libre arbitre et de l’avoir résolu contre la liberté humaine. L’état, ou pour mieux dire, l’habitude de son âme m’est ainsi révélée, comme elle me l’est plus loin par le simple titre des trois morceaux qui terminent ce volume : lAmbition, la Tristesse, la Maladie et la Mort. Ces morceaux appartiennent en propre à l’auteur ; ajoutés aux Études qui précèdent, ils marquent la place qui lui était réservée, s’il avait voulu la prendre, à côté des grands moralistes. Mais, entre deux vocations, il a méconnu ou plutôt il a sacrifié la meilleure.

Il a dédaigné l’observation de nos agitations intérieures pour courir aux agitations du dehors ; c’est un trait de ressemblance avec Vauvenargues. « L’action ! a-t-il dit ; voilà le mot qui revient peut-être le plus souvent dans les écrits de Vauvenargues ; voilà l’image et le rêve qui obsédaient sa pensée ; et il entendait surtout par l’action l’influence sur les affaires humaines, la lutte de l’intelligence aux prises avec les difficultés et avec les hommes. ». Je trouve encore ce passage d’un Essai sur M. de Tocqueville : « C’était le temps où écrire avec éclat sur la politique paraissait un titre pour participer aux affaires du pays, et l’on n’avait pas encore découvert l’incompatibilité radicale qui paraît s’être établie depuis ce temps-là entre l’action et la pensée. M. de Tocqueville était ambitieux et de l’ambition la plus légitime, celle d’arriver par l’élection à siéger dans une assemblée libre. » Touché d’une ambition pareille, M. Prévost-Paradol se présenta aux élections générales de 1863, à Paris et dans la Dordogne. Il avait vaillamment combattu, toujours au premier rang, pour la cause libérale, et il portait les marques honorables des luttes qu’il avait soutenues ; il avait revendiqué par ses écrits les droits que la nation s’était laissé ravir, et il s’offrait pour contribuer plus efficacement à les lui faire rendre. Mais il ne connaissait pas le suffrage universel, ou plutôt le suffrage universel ne le connaissait pas. La couche supérieure de la société avait seule éprouvé l’effet de sa culture intelligente ; c’était un sol riche, meuble, tout propre à être façonné par une main légère ; mais au-dessous, pour entamer le tuf compacte et résistant, il fallait un bras plus vigoureux, un travail moins délicat, des instruments plus solides. Il échoua dans sa double tentative ; ce fut pour ses illusions une déception amère. L’ignorance ou l’indifférence du suffrage populaire lui parut une injustice insupportable. Trois ans plus tard, lorsque le Courrier du Dimanche fut supprimé, il eut un mécompte aussi violent. « Le peu d’émotion que cette mesure a produit en dehors de la classe éclairée, écrivait-il au mois d’octobre 1866, peut servir à nous rappeler une fois de plus que les progrès de la démocratie n’ont rien à faire avec les progrès de la liberté, et qu’une société peut devenir de plus en plus démocratique sans avoir même l’idée de ce que c’est qu’un État libre ; » et il ajoutait : « Ne suis-je pas devenu une sorte de proscrit dans la république des lettres ? » Plainte excessive et qui paraîtrait injuste, s’il ne fallait pas rapporter l’expression, sans trop de rigueur, aux lettres associées à la politique ; car il ne pouvait avoir oublié qu’ici, dans cette enceinte, vous veniez de lui donner l’hospitalité littéraire. Mais, Messieurs, vous l’aviez choisi si jeune qu’il ne s’était point fait encore à cette glorieuse retraite. En 1869, il éprouva de nouveau l’ingratitude électorale ; Nantes lui donna moins de voix qu’il n’en avait obtenues, dans les élections précédentes, à Périgueux et à Paris. Irrité, dégoûté même d’écrire, il fut tenté d’abandonner aux distractions faciles un temps qu’il ne consacrait plus volontiers au travail. Cependant il n’était pas guéri de son ambition, c’était un feu qui couvait au fond de son âme ; au moindre souffle la flamme s’agitait, un vent nouveau la fit jaillir. Le 2 janvier 1870 fut pour M. Prévost-Paradol en particulier une date mémorable.

« L’essence du gouvernement parlementaire, avait-il écrit dès son entrée dans la presse politique, c’est d’ouvrir à l’ambition aidée du talent et aspirant au pouvoir, un chemin si large et si droit qu’on peut s’y engager sans s’alléger de sa conscience, et qu’on peut le suivre jusqu’au bout sans rien perdre de ce qui assure aux hommes publics l’estime générale et leur propre estime. » Qu’il ait cru sincèrement à la renaissance des institutions parlementaires, à leur application loyale et complète, à l’achèvement définitif et régulier de l’évolution qui commençait à s’accomplir, je n’en fais, Messieurs, aucun doute. Qu’il ait eu tort ou raison d’y croire, c’est une question que je n’ai point ici l’intention de décider ni d’examiner même ; ce n’est ni le lieu ni le montent d’user des franchises de l’histoire.

M. Prévost-Paradol avait accepté le poste de ministre de France aux États-Unis ; il y fut nommé, le 12 juin ; il partit, le 1er juillet, pour s’y rendre. La veille, au Corps législatif, le principal organe du gouvernement déclarait en termes exprès « qu’à aucune époque le maintien de la paix en Europe ne lui avait paru plus assuré, et que, de quelque côté qu’il portât ses regards, il ne voyait aucune question irritante. » C’était bien avec cette confiance que M. Prévost-Paradol s’était embarqué pour l’Amérique. La politique et les affaires de la légation, disait-il à ses amis, allaient lui laisser des loisirs ; il comptait les employer à poursuivre, sur cette grande et singulière nation, les études admirablement faites en son temps par M. de Tocqueville, mais auxquelles trente-cinq nouvelles années, dans la vie d’un peuple si prompt à développer sa puissance, exigeaient impérieusement, selon lui, qu’il fût donné une suite. Et puis, les matériaux de son travail recueillis, riche d’observations personnelles et de connaissances acquises, il reviendrait bientôt en France prendre sa place légitime et désormais incontestable dans les assemblées qui donnent le pouvoir. Telles étaient sans doute les espérances dont il berçait les ennuis de la traversée. Mais, tandis que le navire qui portait le ministre de France et sa fortune glissait rapidement sur les lames, au-dessous, dans les profondeurs sombres de l’Océan, la foudre — car l’électricité n’est pas autre chose — passait et jetait au Nouveau-Monde la nouvelle qui venait d’éclater dans l’Ancien. La note du 6 juillet agitait toute l’Amérique depuis cinq jours lorsque, chez les passagers impatiemment attendus, rien ne troublait encore la sécurité des esprits dans le salon du La Fayette. Ils arrivèrent enfin. La science connaît ce phénomène qui s’appelle le choc en retour ; ainsi fut frappé M. Prévost-Paradol. Il fut étourdi d’abord, et il essaya de douter. Il avait bien songé par moments à la guerre ; il l’avait même annoncée dans la France nouvelle, mais idéalement en quelque sorte et dans le vague indéterminé du temps ; il ne l’attendait certainement pas à si courte échéance. Cependant les mauvais bruits se suivaient avec une rapidité violente : les armements, la déclaration du 15 juillet, la rupture. Sous ces coups redoublés, M. Prévost-Paradol défaillit : il tomba foudroyé, le 19 juillet, treize jours avant l’engagement de Sarrebrück. Saluons, Messieurs, la première victime de la guerre.

Vous me reprocheriez avec raison, je me reprocherais moi-même de vous laisser sur cette fin tragique. Permettez-moi de vous ramener de quelques mois en arrière : je voudrais replacer l’image de M. Prévost-Paradol dans le cadre où j’aurais toujours aimé à la voir, dans la paisible région des lettres pures, au milieu de vous, dans cette enceinte. Vous n’avez pas oublié assurément la séance du 9 décembre 1869, la dernière que vous ayez tenue publiquement, avant la guerre, pour la distribution de vos récompenses annuelles. C’est là que vous attendez d’ordinaire celui d’entre vous, Messieurs, à qui vous avez confié la tâche de faire le rapport sur les prix de vertu, épreuve justement redoutée, car le sujet est toujours le même ; si fécond qu’il soit, il faut bien reconnaître que, depuis tant d’années, le meilleur en a été moissonné, souvent par de grands maîtres, et qu’il ne reste plus qu’une glane, chaque fois plus rare et plus stérile. Mais c’était M. Prévost-Paradol qui présidait ce jour-là, et vous n’aviez pas plus de doute sur le mérite de son discours qu’il n’avait lui-même de souci ; et en effet il s’en tira si naturellement, il tourna l’écueil avec une aisance si élégante qu’on ne pouvait même pas soupçonner la difficulté de la manœuvre. Je vois encore M. Villemain, à moitié tourné et penché vers lui, les yeux à demi clos, souriant à cette jeunesse fortunée qui lui rappelait les brillants triomphes de la sienne. L’orateur avait si bonne grâce à se déclarer, avec Boileau,

Ami de la vertu plutôt que vertueux ;

il louait avec une si fine galanterie la charité féminine, que l’auditoire charmé, vraiment suspendu à ses lèvres et craignant de perdre une seule de ses paroles, contenait à grand’peine ses applaudissements qui éclatèrent à la fin aussi vifs que j’aie souvenance d’un avoir jamais entendu sous ces voûtes ; et lui cependant, radieux de ce grand succès, goûtait sans arrière-pensée une satisfaction sans mélange. Ce fut une belle journée pour lui, la plus belle et la dernière. Voilà, Messieurs, l’image de M. Prévost-Paradol que je voudrais graver dans vos souvenirs. Laissez-moi souhaiter qu’elle puisse autant vous plaire que j’ai eu, pour moi, de plaisir à la peindre.