Hommage prononcé en séance lors du décès de M. Marc Fumaroli

Le 17 septembre 2020

Jean-Luc MARION

HOMMAGE

À

M. Marc FUMAROLI[1]

PRONONCÉ PAR

M. Jean-Luc MARION
Directeur en exercice

dans la séance du jeudi 17 septembre 2020

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Marc Fumaroli est mort. – Il nous reste difficile de l’admettre et même de l’imaginer, tant la vigueur de son esprit, l’éveil de sa parole et la fermeté de son regard semblaient, même lorsque la maladie étendait son ombre sur ce visage illustré d’intelligence, si intrinsèquement et essentiellement vivant. Mais nous pourrons apprendre de lui à vivre comme lui. Car il vécut de ses lectures et, devenu ce qu’il lisait, il se conformait à ce qu’il apprenait. Commençons donc à apprendre de lui ce qu’il était en relisant ses lectures et nous saurons d’autant mieux ce qui nous manquera désormais.

Homme du Sud, né en 1932 à Marseille, il vécut son enfance à Fès, marqué par la lumière, les espaces et les ombres de l’Afrique du Nord, comme tant d’autres (sans remonter à Lyautey, on pense à Camus et à Derrida), à une époque qui commençait de finir. Il revint en métropole, d’abord en khâgne à Marseille, puis à Aix-en-Provence et Paris pour passer l’agrégation de lettres classiques en 1958. Il ne se déroba pas à son devoir militaire et, après l’École militaire interarmes de Coëtquidan, retourna servir dans le Constantinois de 1958 à 1961. Presque aussitôt, un autre service, cette fois à la Fondation Thiers l’accueillit pour trois autres années, de 1963 à 1966. Homme d’armes et de lettres, il fut élu assistant en la faculté des lettres de Lille dès 1965 et, dix ans plus tard, fit sonner dans les études de littérature française ce coup de tonnerre, sa thèse consacrée à – et plutôt consacrant – ce qu’il nomma L’Âge de l’éloquence : rhétorique et « res litteraria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique (1976, rééditée en 1994). Presque aussitôt nommé à la succession de Raymond Picard en Sorbonne, il prenait l’essor d’une carrière hors de pair, qui le conduisit, là encore dix ans plus tard en 1986, à occuper au Collège de France la chaire « Rhétorique et société en Europe (xvie-xviie siècles) ». Et, dix ans encore après, en 1995, il entrait dans notre Compagnie, où il succédait à Eugène Ionesco – ce qui ne doit pas surprendre, au contraire, car, en deux manières opposées, ils considéraient l’un et l’autre l’unique secret de la rhétorique classique : ce qui se dit ne signifie quelque chose que si certains l’entendent, c’est-à-dire le comprennent déjà, parce qu’ils s’entendent même sans rien dire. De ce secret, dont Ionesco décrivait la fin, Fumaroli montrait la genèse européenne. Ainsi devint-il une figure éminente parmi nous et ailleurs, urbi et orbi.

Urbi donc : en 1997, il fut élu à l’Accademia dei Lincei de Rome ; et la « Petite Académie », celle, dit-on, des vrais savants, l’Académie des inscriptions et belles-lettres l’accueillit aussitôt en 1998. Orbi tout aussi bien. Le temps manque pour énumérer toutes les universités et institutions qu’il a honorées de son enseignement, en Italie, en Grande-Bretagne, en Espagne et aux États-Unis, comme pour dresser la liste de ses affiliations aux sociétés savantes ou des doctorats honoris causa qu’il reçut. Mais vous me permettrez d’évoquer les épisodes que j’ai personnellement connus, quand j’ai eu la chance de travailler avec lui. Lorsqu’il dirigeait la revue xviie siècle (en Sorbonne dans les années 1980), à l’époque où il fondait la « Société internationale pour l’histoire de la rhétorique » et régentait le « Centre d’étude de la langue et de la littérature françaises du xviie siècle » en Sorbonne, il m’en avait confié le pan philosophique, faisant fi de la sacro-sainte séparation des disciplines. En effet, Fumaroli n’admettait pas de frontières dans l’effort pour comprendre la civilisation classique : histoire de la littérature certes, mais d’abord de la parole et de la langue, donc aussi bien histoire des idées, des sciences, mais de la philosophie et de la théologie aussi bien. C’est pourquoi il s’épanouissait tant en Italie, particulièrement à Rome, où je l’ai souvent croisé (avec cet autre savant si romain qu’est Jean-Robert Armogathe) autour de Tullio Gregory, qui fut son alter ego d’érudition, d’intelligence et de distinction et qui disparut peu avant notre ami. Je n’ai jamais autant eu l’impression non seulement de pénétrer la pensée du xviie siècle, mais d’y respirer et d’y vivre, qu’en en débattant avec eux deux. Cette précieuse expérience, celle de la communauté des lettrés, de la res publica litteraria qu’il avait su redécouvrir, je la faisais aussi lorsque nous nous retrouvions chaque printemps pendant une dizaine d’années, parfois avec aussi François Furet, au Committee on Social Thought de l’université de Chicago. Les Français se retrouvaient avec nostalgie non pas d’une patrie abstraite, comme des émigrés isolés (Fumaroli rencontrait un succès social énorme au Nouveau Monde, avec un anglais grammaticalement parfait que rehaussait un accent français volontairement appuyé, scandé par des rires éclatants et pour ainsi dire royaux), mais avec la nostalgie de la rhétorique ancienne, celles des salons et de la Cour, des collèges et du théâtre français, bref de notre vraie patrie – la langue classique du Grand Siècle.

Ce n’est qu’à partir de cette expérience fondamentale que se comprennent ses engagements sociétaux (comme on dit), pour défendre la langue dans la Commission interministérielle de terminologie (à partir de 2006) ; pour illustrer les humanités anciennes comme président de l’Association pour la sauvegarde des enseignements littéraires (1993-1999), succédant à Jacqueline de Romilly) ; ou comme président de l’Association des amis du Louvre (1996-2006) pour en renforcer les interventions. Ainsi s’expliquent aussi ses polémiques, dont le grand public a ignoré la querelle de fond, comme dans L’État culturel : essai sur une religion contemporaine (de Fallois, 1991), Paris-New York et retour : voyage dans les arts et les images (Fayard, 2009) et surtout l’admirable recueil des Partis pris. Littérature, esthétique, politique (Robert Laffont, 2019).

Il faut donc, pour bien le lire, remonter à l’origine du projet de Marc Fumaroli et se demander pourquoi il a privilégié la rhétorique et le xviie siècle. Il les a privilégiés parce qu’il les a inventés, au sens où l’on découvre un trésor. Il a inventé le continent, dissimulé par les deux derniers siècles, de la parole entendue et dite, mais qui suscite le cercle qui peut l’entendre. La conversation, la conférence pour le dire comme Montaigne, désigne un fait social exceptionnel, où il faut s’entendre pour se comprendre, parce qu’on ne cesse de répondre à ce que, parfois tacitement, l’on entend dire. Et si l’on se comprend en disant des grands mots, c’est parce qu’on s’entend d’abord à mi-mot. L’entourage fait la conversation, la conversation fait le sens et l’intrigue. Pour reconstituer cette intrigue langagière, il faut donc étudier la pédagogie des collèges jésuites, les thèmes discutés dans les salons, les rites de la Cour, les éclats du théâtre, les méandres des correspondances à la fois privées et publiques. Immense continent donc qui permet d’écrire une autre histoire de la littérature, pour reprendre un titre de Jean d’Ormesson – exactement ce qu’accomplit l’un des derniers recueils, et des plus éclairants, La République des Lettres (Gallimard, 2015). Ainsi l’extraordinaire présentation et commentaire de La Fontaine, Fables (1985, puis 1995) avec la synthèse sur Le Poète et le Roi. Jean de La Fontaine en son siècle (1997) ; ainsi l’anthologie sur La Querelle des Anciens et des Modernes (avec Jean-Robert Armogathe, Gallimard, 2000), et surtout peut-être le livre qui m’a ré-ouvert un monde, Chateaubriand. Poésie et Terreur (de Fallois, 2004).

Ce qu’accomplit la conversation, c’est la république des Lettres. Mais cette conversation ne fut elle-même rendue possible que par la réussite unique de la langue française. Le programme de la Pléiade et de Vaugelas, repris par l’Académie, aboutit en un siècle à élever le français au rang non seulement d’une langue des savants (Montaigne, Descartes, Pascal, Malebranche, etc. écrivent en français et plus seulement en latin) mais aussi, voire surtout, d’une langue raffinée et pourtant publique, distillée à son meilleur par les cercles concentriques des salons, des gazettes et libelles, partagée par les nobles réduits à l’oisiveté éloquente et bavarde de la Cour, par les nouveaux nobles de robe et de parlements, par les bourgeois érudits, par même la rue frondeuse de Paris. Cela, durant la même période, ni l’italien ni l’espagnol, ni l’allemand, ni le néerlandais, ni encore l’anglais ne le purent ; c’est donc en français que se réalisa le projet plus ancien d’une république des Lettres, après la Chrétienté médiévale, le seul véritable village global, la seule véritable communauté européenne des esprits, la seule organisation des nations unies. Ce que, remarquait Fumaroli, la droite n’envisagea jamais sérieusement (faute de dépasser son matérialisme économique) et que la gauche caricatura toujours (faute de se libérer de son besoin irrépressible d’idéologies). Certes les Italiens avaient lancé le thème ; par exemple Francesco Barbaro à Venise dès 1417 (Respublica litterarum, Respublica litteraria), puis Pinelli (Respublica christiana), puis le cardinal Pietro Bembo (Respublica litteraria en 1536) et Alde Manuce (Respublica litteraria dans ses manifestes de 1550). Mais il revint, plus encore qu’Érasme, à Nicolas Peiresc de mettre en œuvre cette république des Lettres, rassemblant dans les filets de sa prodigieuse correspondance la philosophie (Gassendi, Descartes), les sciences (Galilée, Roberval), la peinture (Rubens), la théologie et la musique (Mersenne, qui lui dédia la seconde partie de son Harmonie universelle, le Traité des consonances, dissonances, des genres, des modes, et de la composition, 1637), etc. Bien que desservie par son usage trop exclusif du latin, méconnue par Charles Perrault (Les Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, 1697) et Bayle (Dictionnaire historique, Rotterdam, 1720), la pensée de Peiresc trouva, grâce à la traduction par Bernier de l’Abrégé de la philosophie de Gassendi (1674), une large diffusion en français. Jacques Auguste de Thou (Historia sui temporis, 1734), Leibniz, Adrien Baillet et Voltaire (Le Siècle de Louis XIV, 1751) reconnurent en lui, définitivement, la république européenne des Lettres. L’abbé Grégoire à la Convention pouvait soutenir que « sans les efforts de la République des Lettres, la République française serait encore à naître » (1794).

Il y avait, pour Marc Fumaroli, encore plus dans cet événement littéraire. La république des Lettres, héritière des humanités rénovées d’abord en Italie, ne peut se séparer de l’Église de Rome : il s’agit des « ... deux grandes institutions unitaires de l’Europe, l’Église romaine et la république des Lettres ». En effet, « depuis longtemps les papes avaient compris l’autorité symbolique de la Respublica litteraria et avaient fait de leur mieux pour l’associer à l’unité de la communion romaine ». Et de souligner qu’« il y a chez Peiresc cette onction salésienne qui est le fruit d’une véritable oblation du “moi” à un ordre, celui des lettres, aussi consubstantiel à l’Église romaine que la Société de Jésus pouvait l’être à un jésuite» (La République des Lettres, 2015). Là où Nietzsche avait cru déceler une contradiction entre le christianisme et les papes de la Renaissance (erreur reprise, entre autres, par Hazard et Pintard), Marc Fumaroli a su voir une profonde convergence. Il la faisait remonter au moins à Érasme, qui, dit-il, « ... exprime à plusieurs reprises [entre autres dans sa correspondance avec Budé)] la crainte qu’il ne s’élève dans la république des Lettres un tumulte aussi grand que celui que la Réforme a introduit dans la République chrétienne. Pour lui, les deux “républiques” ont des analogies profondes, il est possible de les comparer, mais l’une est supérieure à l’autre et ne doit pas se laisser diviser contre elle-même comme l’autre ». Tel fut le Grand Siècle de Fumaroli : il date de Montaigne et va jusqu’à Chateaubriand. Certes, il saute une bonne partie du xviiie siècle, car il ne s’agit pas tant d’une périodisation chronologique, littéraire ou politique, que d’un style de parole et de pensée, d’une pratique de la conversation, d’un ton de la langue, et surtout d’un art d’habiter cette langue. Homme d’un tel style, mettant toujours l’érudition au service d’une vision, élu par ses lectures, il devint lui-même ce que les livres qu’il comprenait lui apprenait. Découvrant un âge classique qu’on ignorait avant lui, il a peu à peu assimilé une vision du monde, expérimenté un espace et une spiritualité que notre temps a presque entièrement oubliés. Il les a faits siens, au point d’en devenir l’illustration vivace. Il ne s’agissait pas d’une statue intérieure (illustrée par notre regretté confrère François Jacob), mais d’une statue venue d’ailleurs se dresser parmi nous. De là, pour reprendre l’un de ses titres, sa grandeur et sa grâce (voir La Grandeur et la Grâce, 2014).

Sans prétendre ajouter à ce que le père Armogathe a si bien dit de la vie spirituelle de Marc Fumaroli, je voudrais souligner enfin que la beauté fut son chemin instinctif vers la vérité, car ce qui ne rayonne pas de beauté ne peut ouvrir à la moindre vérité. Il n’a jamais polémiqué contre la culture populaire, mais contre sa massification par de fausses élites, qui interdit au peuple l’accès à la beauté ; contre le règne du concept en art et en littérature ; donc contre la fin de l’art au sens de Hegel. Il tenait, avec Kant, pour le beau qui plaît sans concept. Il recommandait l’esthétique comme une ascèse envers le concept, en exacte opposition à la vulgate du Musée imaginaire : l’art et la littérature n’ont rien d’une facile jouissance, d’un agrément paresseux, mais demandent le travail d’un long apprentissage. Il s’agit d’acquérir un sixième sens, au-delà même du sens commun qui, selon Aristote, organise les cinq sens, pour que l’entendement y distille le concept en une révélation et que le beau surgisse en personne. C’est-à-dire comme le vrai, qui s’impose sans ou contre nos conceptions, notre désir et nos idoles.

Je lui appliquerai ce qu’il disait d’Érasme (qu’il se voulait pour modèle) : « Un “stade esthétique” et ironique [...] est la meilleure propédeutique possible au “stade religieux” » (Partis pris). Qu’on ne s’étonne pas, en songeant à son sourire, qu’il ait reconnu, en profond catholique qu’il était, « l’ironie théologique du Christ » (Partis pris).

 

[1] Décédé le 24 juin 2020 à Paris.