Fables inédites lues dans la séance publique

Le 2 mai 1846

Jean-Pons-Guillaume VIENNET

FABLES INÉDITES

LUES DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU 2 MAI 1846,

PAR M. VIENNET.

 

 

UNE BATAILLE DE CHIENS.

 

Deux chiens s’étaient pris de querelle,
Et pour moins qu’une bagatelle,
S’aboyaient l’un à l’autre, et se montraient les dents.
De tous les quartiers de la ville,
Cent autres couraient à la file
Prêter main-forte aux contendants ;
Et, sans savoir d’où venait la dispute,
Quel était l’agresseur, qui des deux avait tort,
Les survenants se jetaient dans la lutte,
Et mordaient l’ennemi que leur offrait le sort.
Bassets, griffons, dogues et braques,
Mêlaient leurs aboîments, confondaient leurs attaques.
C’était un tintamarre à ne s’entendre plus,
Une Babel de gueules glapissantes,
De fémurs fracassés, de museaux pourfendus,
Et de cuirs éraillés, et d’oreilles sanglantes.
Mais que faisaient, pendant tout ce fracas,
Les deux provocateurs de ces bruyants combats ?
À cent pas du champ de bataille,
Des restes d’un gigot tous deux faisaient ripaille,
Et dînaient côte à côte, aussi calmes et doux
Que s’ils n’eussent jamais éprouvé de courroux.

 

Bonnes gens de province, il faut bien vous le dire
Au bruit de la tribune, au fracas des journaux,
Vous croyez que, sous vingt drapeaux,
Le monde politique à Paris se déchire.
Calmez vos sens un peu trop agités ;
Tout ce tapage est peu de chose.
Le journal fait et la séance close,
Journalistes et députés
S’en vont dîner ensemble, et boire à leurs santés.
Faites comme eux ne choquez que les verres.
S’égorger sur parole est le métier des fous ;
Et quand il pleut du fer, tous ces prêcheurs de guerres
Ont toujours le secret d’être à l’abri des coups.

 

LE CANETON GOULU.

 

Dans la champêtre solitude,
Où, dans un doux loisir embelli par l’étude
À l’ombre des bosquets que ma main a plantés,
S’écoulent sans ennui mes rapides étés
J’errais, cherchant peut-être une rime rebelle,
Quand au-devant de moi vinrent en piaulant
Dix jolis canetons au plumage éclatant,
Sollicitant du bec, du regard et de l’aile,
Les croûtons ou miettes de pain,
Que, sur mon repas du matin,
Je prélevais souvent pour leur faim éternelle.
Je m’étais pourvu cette fois
De leur pitance accoutumée ;
Et, pour la départir à leur troupe affamée,
Je l’émiettais entre mes doigts,
Quand un des plus gourmands, se fatiguant d’attendre,
Se dressa sur ses pieds, et son bec allongé
S’enfuit en un clin d’œil triomphant et chargé
D’un gros croûton qu’il venait de me prendre.
Les autres, satisfaits de leur modeste part,
En canards bien appris jusqu’au bout me restèrent ;
Et, me remerciant par un dernier regard
Dans le canal voisin gaîment se replongèrent,
Tandis que mon goulu, ne pouvant avaler,
Contre sa proie encor luttait avec furie,
Et, justement puni de sa gloutonnerie,
Avait fini par s’étrangler.

Contentez-vous de peu, dit la vieille sagesse,
Et sur votre gosier réglez vos appétits.
Mais le monde est d’un autre avis ;
Au risque d’étrangler, sa faim n’a point de cesse ;
Et les plus gros morceaux sont toujours trop petits.

 

LE BŒUF GRAS.

 

Pendant que le bœuf gras et son brillant cortége
Paradaient sur le boulevard
Un jeune échappé du collége,
Que par la main conduisait un vieillard,
Lui disait : « Grand papa, pourquoi cette allégresse,
« Et cette foule qui se presse,
« Qui remplit les airs de ses cris,
« Ce bœuf, qui sur ses pas attire tout Paris,
« Cette pompe qui l’environne,
« Et ces fleurs dont on le couronne ?
« D’un hommage public sont-ce là les témoins ?
« D’où vient qu’à ce point on l’admire,
« Qu’il est l’objet de tant de soins ?
« Et dans cet appareil où va-t-on le conduire ? »
À cet enfant, dont les discours
Lui rappelaient ses premiers jours,
L’aïeul répond d’abord par un triste sourire.
C’était un vieux tribun, qui, jeté par le sort
Dans nos discordes politiques,
Avait, en défendant les libertés publiques,
Dans ce peuple jadis excité ce transport ;
Et qui plus tard au déclin de l’empire,
L’avait vu, travaillé par un autre délire,
Demander à grands cris son exil et sa mort.
« Viens, dit-il à l’enfant, mêlons-nous à l’escorte
« De ce nouveau triomphateur, »
Et perdus dans les flots d’un peuple admirateur,
D’un immense édifice ils atteignent la porte.
« Quel palais, dit l’enfant, vient de le recevoir ?
« Comment le nomme-t-on, mon père ? – Un abattoir.
« La foule, qu’à présent un autre espoir anime,
« Attendra que le bœuf tombe sous le couteau.
« Elle applaudissait la victime ;
« Elle applaudira le bourreau. »

 

LE CHÊNE COMMUNAL.

 

Un chêne, dont le front chargé d’épais rameaux,
Bravait depuis longtemps les célestes carreaux,
Abritait de son vaste ombrage
La grande place d’un village.
Les vieillards à ses pieds tranquillement assis,
Y venaient de leur âge oublier les misères,
Louer les temps passés comme avaient fait leurs pères,
Comme auraient fait leurs petits-fils.
Les jeunes gens, en plus grand nombre
Après le travail de six jours,
Y cherchaient le repos et la fraîcheur de l’ombre,
Ou les plaisirs, la danse et les amours ;
Et l’enfance vive et folâtre,
Au sortir de l’école, en faisait le théâtre
De ses ébats et de ses tours.
Mais aucun ne songeait au chêne séculaire
Qui leur prêtait ce doux abri.
Quand l’été desséchait son feuillage flétri,
Nul n’y venait porter une onde salutaire.
Le fer du bûcheron n’en retranchait jamais
La mousse, le bois mort, la plante parasite,
Et par nos lois en vain la chenille proscrite
Des feuilles du printemps le dépouillait en paix.
Ce n’était point assez de tant d’indifférence.
Les dénicheurs d’oiseaux les pierres, les bâtons,
Les tireurs d’arbalète et les jeux de l’enfance
Déchiraient ses rameaux, meurtrissaient ses bourgeons.
Un jour advint que le vieux chêne
Ne sentit plus la fécondante haleine
Du printemps par qui tout renaît ;
Et quand son triste front sans verdure et sans sève,
Abattu par la hache, et couché sur la grève,
N’eut laissé qu’un grand vide aux lieux qu’il habitait,
Tous se mirent alors à pleurer son absence,
À louer la magnificence
De son feuillage et de son port,
Du bien qu’autour de lui répandait sa présence
De l’abri protecteur dont les privait sa mort.

 

Ainsi des gens de bien, que vivants on oublie,
Que souvent même on calomnie,
Le trépas fait soudain éclater la vertu ;
Et pour sentir le prix des biens de cette vie,
L’homme a souvent besoin de les avoir perdus.

 

L’AIGLE ET LE ROSSIGNOL.

FABLE DÉDIÉE À M. VILLEMAIN,
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,

 

Heureux, cher Villemain, qui, fuyant les grandeurs,
Se livre tout entier aux charmes de l’étude !
Le pouvoir est toujours mêlé d’inquiétude,
Quand, pour l’ami des lettres, des neuf sœurs,
Le travail et la solitude
N’ont que des plaisirs purs, d’ineffables douceurs.
Bénis donc l’heureuse disgrâce
Qui te rend à toi-même, à tes premiers travaux.
Préfère à la grandeur qui passe
La gloire, qui du temps brave les vains assauts.
Crois-en mon amitié fidèle,
Et ce qu’en pareil cas dit au roi des oiseaux
Un petit-fils de Philomèle.

 

Aux sons mélodieux que dans l’air embaumé
Lançait d’un rossignol l’harmonieux ramage,
Sur un ormeau de son riant bocage,
Un aigle s’abattit et, d’un œil enflammé,
Eut bientôt découvert à travers le feuillage,
Le chantre qui l’avait charmé.
« Que fais-tu là, dit-il, digne émule d’Orphée ? 
« Pourquoi donc te cacher dans cet obscur séjour ?
« Viens, suis-moi dans l’espace, et parais au grand jour.
« Dans l’ombre de ces bois ta gloire est étouffée. »
À ce discours flatteur mon rossignol fut pris :
De plus gros ont cette faiblesse.
Le voilà donc fuyant dans une folle ivresse
De son bosquet natal les ombrages fleuris,
Oubliant par orgueil sa nature timide,
Fier de suivre en son vol l’oiseau de Jupiter,
Défiant le soleil ; et d’un élan rapide,
Il se perd triomphant dans les champs de l’éther.
Mais il arrive à peine au séjour des orages,
Qu’autour de lui, de toutes parts,
Les vents ont refoulé les humides brouillards,
Dans les airs assombris entassé les nuages,
Et mêlant ses éclats à leurs mugissements,
La foudre épouvantait de ses longs roulements
L’hôte paisible des bocages.
« Que ce spectacle est beau ! s’écriait l’aigle altier :
« Chante des éléments la fureur et la guerre ;
« Oppose au fracas du tonnerre
« Les merveilleux accords de ton brillant gosier. »
À lui complaire en vain, le rossignol s’apprête ;
Il ne retrouve plus que des sons languissants ;
Sa voix n’a plus d’éclat, et ses faibles accents
Se perdent dans le bruit de l’horrible tempête.
Il le regrette alors, il le cherche des yeux,
Ce paysage aimé, ce bosquet solitaire
Qu’il faisait retentir des accords gracieux
De sa voix flexible et légère,
Où s’écoulaient pour lui des jours délicieux.
Il croit le reconnaître au travers de la nue ;
Comme au fond d’un abîme, apparaît à sa vue
La terre cet objet de ses vœux les plus chers ;
Et se précipitant du haut de l’Empyrée,
« Adieu, s’écriait-il, superbe roi des airs ;
« Ces bruits, ces tremblements de la voûte éthérée,
« Pour mes pareils et moi sont de tristes concerts. »
II regagne à ces mots sa joyeuse retraite,
Retrouve ses bocages verts,
Sa voix, ses chants si purs, j’allais dire ses vers ;
J’oubliais mon héros pour songer au poëte
Qui vous raconte ses travers.