Fables lues dans la séance publique

Le 2 mai 1844

Jean-Pons-Guillaume VIENNET

FABLES,

LUES DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU 2 MAI 1844,

PAR M. VIENNET.

 

 

LES TROIS SAINTS.

 

Saint-Ange a le cœur bon, l’âme compatissante ;
Un poulet qu’on égorge, un lièvre ensanglanté
Font frissonner sa sensibilité.
Aux cris plaintifs de leur voix expirante,
Il pâme de douleur ou fuit épouvanté ;
Mais Saint-Ange est gourmand ; et quand la nappe est mise,
Quand du malheureux lièvre et du pauvre poulet
Son odorat aspire le fumet,
Qu’il depèce leur chair exquise,
Adieu pitié, scrupule et souvenir dolent.
Ce n’est plus qu’un mets succulent,
Que savoure sa gourmandise,
Saint-Bris parle toujours d’honneur et de vertu,
De conscience et de droiture.
À la plus faible créature
Il n’oserait faire tort d’un fétu.
Mais des immenses biens que lui légua son père
Vieux croquant, par la fraude et l’usure enrichi,
Saint-Bris jouit en paix sans remords ni souci ;
Et du haut de son char jette boue et poussière
Sur la veuve et sur l’orphelin,
Que son père a laissés sans refuge et sans pain.
Saint-Luc s’est fait un nom dans la littérature
Il aime fort la gloire, et la veut noble et pure.
L’intrigue est à ses yeux une honte, un ennui.
Mais il a des amis qui cabalent pour lui,
Et contre ses rivaux déchaînant la critique,
Remplissent l’univers de son panégyrique.
Il le sait, il l’oublie ; et fou de vanité,
Étourdi du vain bruit que fait sa renommée,
Se pavanant dans sa fumée,
Il jette au nez de tous son immortalité.

Je sais bien d’autres saints que peut-être on devine ;
Mais je m’en tiens à ces trois-là,
Et dis que, pour jouir en paix de ce qu’on a,
Il ne faut pas toujours en chercher l’origine.

 

 

LA CORNEILLE ET LA FRESAIE.

 

Loin de son ténébreux réduit,
Une fresaie, oiseau de nuit,
S’était pendant le jour sur un arbre endormie.
Une corneille l’y surprend,
Et l’attaquant avec furie,
Fait voler sous son bec le plumage sanglant.
La fresaie a grand peine à défendre sa vie.
Sa paupière au soleil ne pouvant se rouvrir,
Elle fuit au hasard devant une ennemie
Qu’elle ne peut voir ni punir.
Dans le creux d’un rocher enfin elle s’abrite ;
Et le peuple fresaie, a ses cris ameuté,
Proclame l’infamie et la déloyauté
De cette brutale poursuite.

La nuit revient ; la fresaie, à son tour,
Voit dans l’obscurité comme l’autre en plein jour ;
Et dans un bois trouvant une corneille.
À coups de bec l’assaille et la réveille.
C’est la corneille alors qui crie au guet-apens,
À l’assassin, à l’infamie,
Qui, fugitive et poursuivie,
Invoque maintenant justice et droit des gens ;
Et le peuple corneille à ses cris se rallie,
Pour condamner ces mauvais traitements.

C’est qu’en ce monde, hélas nous avons deux langages,
Suivant que le destin nous sert ou nous trahit.
Aux dépens du prochain, chacun, à son profit,
Abuse de ses avantages,
De sa force ou de son crédit.
Mais, quand la chance tourne, on change de système,
Tel, qui de grand et fort devient faible et petit,
Condamne dans autrui ce qu’il a fait lui-même.

 

 

LE MINISTRE ET LE TABLETIER,

 

Dans un coin de son atelier,
Un fort habile tabletier
Avait en un monceau balayé ses rognures
C’étaient fragments de buis, de frêne, d’ébénier,
De campêche, de citronnier,
Du bois de toutes les natures.
— « Que faites-vous de ces ordures ? »
Lui disait un noble chaland,
Le ministre d’un roi, que je place en Asie,
Qui venait commander à son rare talent
Un meuble de marqueterie.
— « Tout sert à qui sait l’employer, »
Répond le malin ouvrier,
Qui, le bonnet en main, avec cérémonie,
Jusqu’au bas de son escalier
Reconduisait sa seigneurie,
Tout en songeant à la façon
De lui donner une leçon.
Le voilà donc qui s’ingénie,
Qui reprend ces fragments autrefois rebutés,
Et par le ministre insultés.
Il les tourne et retourne, et si bien remanie,
Nuance leurs couleurs avec tant d’harmonie,
Que de ces bois divers, savamment ajustés,
Sort un chef-d’œuvre d’industrie.
Il apporte son meuble, et chacun se récrie.
Le ministre lui-même accourt ; et Monseigneur
Du tabletier admire le labeur.
« C’est pourtant ce tas de rognures
« Que Votre Grâce appelait des ordures ! »
Dit l’artiste en se rengorgeant.
« Chacune est à sa place, et concourt à l’ensemble.
« C’est ainsi que tout va dans l’État, ce me semble, »
Ajouta-t-il en ricanant.
— « Vous avez raison, notre maître, »
Répond le Monseigneur en riant à part soi.
« C’est ainsi qu’à Paris tout se passe peut-être.
« Là, chaque homme d’État a l’art de bien connaître
« Des hommes de son temps la valeur et l’emploi.
« Mais en Asie on suit une autre loi.
« L’esprit de corps, le patronage,
« L’apostille surtout nous gâtent le métier ;
« Et j’en connais plus d’un qui chez un tabletier
« Devrait faire un apprentissage. »

 

 

LE MOUTON RÉVOLTÉ.

 

« Pourquoi me chasses-tu du champ où je veux paître ? »
Disait, au chien qui lui mordait la peau,
Un mouton séparé du reste du troupeau.
— « C’est que le champ n’est pas à notre maître, »
Répondait le chien irrité.
« Le bien d’autrui doit être respecté. »
Le maraudeur n’admet point la sentence
Qu’oppose à ses désirs le fidèle gardien.
Les règles du tien et du mien
Révoltent son indépendance.
Il veut incorporer dans le code mouton
Les doctrines de Saint-Simon.
Il crie au privilége, à l’abus de puissance ;
Et sur le besoin de manger
Fondant le droit de paître en tout lieu, sans défense,
Finit par demander avec impertinence
À quoi servent les chiens et même le berger.
Pendant qu’il argumente en profond communiste,
Un loup terrible arrive et s’élance en hurlant.
Le mouton s’enfuit en bêlant.
Mais à cet ennemi le chien court et résiste ;
Le terrasse, le mord ; et, le berger aidant,
Le laisse inanimé sur le gazon, sanglant.
— « Eh bien ! » dit-il au tribun porte-laine,
Dont la peur rabattait la parole hautaine,
Et qui se tenait coi parmi ses compagnons,
« Tu vois à quoi les chiens et les bergers sont bons.
« Empêcher qu’on te nuise, et t’empêcher de nuire.
« Voilà ma charte et rien de plus. »

Solon n’eût pas mieux dit ; et, sans suer à lire
Les cent et cent traités à ce thème cousus,
Avec ces mots bien entendus,
On gouvernerait un empire..
Mais de ce pacte social
La moitié seulement plaît à mon réfractaire.
En trouvant juste et bon d’être à l’abri du ma,
Il voudrait retenir le plaisir de mal faire ;
Et je connais sur cette terre
Bien des portraits de cet original.

 

 

LES DEUX VOYAGEURS.

 

Un jeune homme au pied leste, à la tête bouillante,
À l’âme avide, impatiente,
Gravissait une côte assez rude à monter.
Un beau vieillard, au front calme et sévère.
À la démarche grave et fière,
Sans effort et sans haleter,
Suivait la même route ; et, malgré son grand âge,
En souplesse, en vigueur, semblait le disputer
À son compagnon de voyage.
Cependant le jeune homme, en sa fougueuse ardeur,
De ce vieillard accuse la lenteur.
Tantôt il le devance, et l’appelle et le presse ;
Tantôt par l’épaule et les reins,
Il le saisit, le pousse des deux mains,
Criant : « Allons, point de mollesse ;
« Marchons ; avant d’atteindre au sommet du coteau,
« Nous serons tous deux au tombeau ;
« Et j’aurai perdu ma jeunesse. »
Le vieillard ne s’en émeut pas.
Au jeune impatient il aurait trop à dire.
Il lui jette un malin sourire,
Et va toujours du même pas.
Cependant de la côte ils atteignent le faîte.
Quelque temps sur la plaine ils cheminent tous deux ;
Et tout en cheminant ils gagnent l’autre crête
Du mont qui désormais s’abaisse devant eux.
La pente en avançant est toujours plus rapide ;
Et dans un nébuleux lointain,
On entrevoit comme un gouffre liquide,
Où semble finir le chemin.
Le plus jeune à présent a moins d’impatience ;
Sur cette pente il voudrait retenir
Le vieillard qui toujours avance,
Dont naguère sa voix gourmandait l’indolence,
Qui maintenant semble courir,
Au-devant du vieillard le voilà qui se jette.
« Arrête, lui dit-il ; arrête ;
« Respirons un moment, pourquoi tant se hâter ?
— « Qu’es-tu, dit le vieillard, pour vouloir m’arrêter ?
« Ne vois-tu pas que c’est folie ?
« La route où nous marchons n’est autre que la vie.
« Tu pressais mon pas à vingt ans,
« Et veux le ralentir quand ta tête est blanchie.
« Mon pas ne change point comme ta fantaisie.
« Adieu, mortel ; je suis le Temps. »