Hommage à M. Jean d'Ormesson, en la cathédrale Saint-Louis-des-Invalides

Le 8 décembre 2017

Jean-Marie ROUART

HOMMAGE

à

M. Jean d’ORMESSON

prononcé par

M. Jean-Marie ROUART

en la cathédrale Saint-Louis des Invalides

le vendredi 8 décembre 2017

 

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Jean d’Ormesson pour toujours

 

Je me souviens de Jean un jour tout aussi glacé qu’aujourd’hui : le lendemain de la mort de sa mère qu’il adorait. Il avait néanmoins tenu à prononcer une conférence sur Mauriac devant un cercle littéraire. Il souriait, affable, un mot pour chacun. C’est tout juste s’il n’essayait pas de réconforter l’auditoire. Il fut drôle, plein d’humour, citant le mot de la princesse Bibesco « Mauriac n’a pas assez de santé pour être paien ». Pourtant il était dévasté. Il souffrait de la pire souffrance qui soit. Mais il ne laissait rien paraître. Jean était ainsi : à la société il donnait son sourire ; ses peines et ses souffrances, il les gardait pour lui.

Et aujourd’hui que nous dirait-il ? Je crois l’entendre. Il nous réconforterait. Voyons, soyons sérieux : quelqu’un qui meurt, est-ce que cela signifie quelque chose ? C’est d’une terrible banalité. Ce n’est rien. Une bulle de savon, un ciron, une pelure d’orange au regard des étoiles, de l’infini, du big bang. Ce n’est pas à un écrivain qui dans ses livres avait fait et défait des empires, avait pris Napoléon comme personnage de prédilection, et mis en scène dans ses romans toutes les catastrophes d’un vingtième siècle sanguinaire et meurtrier, qu’il fallait en remontrer sur la fragilité insensée de la vie, si avide de moissonner les vivants. C’est une si petite chose qu’une vie. Pourtant à travers l’homme qu’elle habite elle contient un principe irremplaçable qui tient du miracle : celui de s’émerveiller et d’émerveiller les autres. Cette capacité d’enchantement, Jean d’Ormesson en aura usé et abusé jusqu’au dernier jour.

Jean aimait les plaisirs de la société qui apportent à l’existence son raffinement, ses parfums, l’élégance des jolies femmes, et gomment un peu de la brutalité de la bête humaine. Mais cette société, au fond, il n’y croyait pas. C’était un agnostique social. Il savait que s’y mêlaient avec beaucoup de conformisme et d’hypocrisie le talent et l’imposture, l’honnêteté et le mensonge. Surtout ce poison mortel des gens qui croient avoir réussi : la prétention, l’esprit de sérieux, l’arrogance parfois des riches et celle tout aussi détestable des capitalistes du savoir, des pédants. L’origine de son humour malicieux provenait du décalage vertigineux entre la position prestigieuse qu’il occupait et le peu de cas qu’il en faisait.

Sa vraie vie était ailleurs. Non pas sur les plateaux de télévision, ni dans ses polémiques politiques, ni dans ses superbes conférences qui enchantaient aussi bien les vieux généraux à l’oreille fatiguée que les jeunes filles en fleurs et les jeunes gens chez lesquels il allumait la griserie de vivre et d’aimer. Oui ailleurs : dans la littérature. La littérature était son pays, elle était sa religion, elle était sa passion. Il n’a jamais vécu que pour elle, par elle. Il la vivait, il la respirait en tout. Grâce à elle, il a reconstruit dans son œuvre non seulement un grand château historique et sa parentèle évanouis, mais il a reconstruit à travers tant de beaux romans sa vie selon ses rêves. Pour lui, vivre c’était participer par la magie des mots à ce grand chant du monde célébré par les écrivains et les poètes. Le soleil, la mer Méditerranée, les bains de mer, le ski, l’amour n’étaient pour lui que les compagnons de route avec lesquels il voyageait vers cet autre monde qui l’arrachait à la médiocrité et à l’ennui du monde réel. Notre amitié est née de cette intoxication réciproque. Mais si nous communiions avec les mêmes amis dans le passé et dans l’imaginaire, le rire, la fantaisie y occupaient autant de place que Proust et Chateaubriand. Jamais je n’ai autant ri qu’avec lui. Parfois à force de rire en nous baignant dans la baie de Saint-Florent nous risquions de nous noyer. Il me demandait souvent de lui répéter une phrase d’Henry James qu’il adorait et que curieusement il ne parvenait pas à retenir, lui dont la mémoire était phénoménale : « Nous vivons dans l’obscurité, nous faisons ce que nous pouvons, le reste est la folie de l’art. » C’était, résumés, sa croyance et ses doutes. Les doutes qu’éprouve tout grand artiste.

La poésie l’accompagnait toujours. Ce prosateur si mélodieux plaçait les poètes au plus haut. C’est donc par un poème que je voudrais lui dire adieu en votre nom, au nom des siens qu’il a tant aimés, son épouse Françoise, sa fille Héloïse, sa petite-fille Marie-Sarah et aussi du Bleuet :

J’ai cueilli ce brin de bruyère
L’automne est morte souviens t’en
Nous ne nous verrons plus sur terre
Odeur du temps, brin de bruyère
Et souviens-toi que je t’attends.

Désormais, c’est lui, c’est Jean où qu’il soit, qui nous attend.