Discours pour la remise du prix de la latinité

Le 27 juin 1999

Maurice DRUON

DISCOURS

POUR LA REMISE DU PRIX DE LA LATINITÉ
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RIO-DE-JANEIRO, le 27 juin 1999

 

Excellences,
Mesdames et Messieurs,

La présence d’autant de chefs d’État à la remise d’un prix littéraire, lui portant la caution de peuples si divers et si nombreux, est un évènement non seulement insolite, mais probablement unique dans toute l’histoire du monde moderne. Doit-il tout au hasard, à la coïncidence des dates et des conférences ? Quand les coïncidences s’organisent si bien, ce n’est plus de hasard qu’il faut parler, mais de destin.

Dans la solennité d’aujourd’hui, j’invite à reconnaître l’un des premiers symboles de la nouvelle civilisation universelle qui émerge, sous nos yeux à la fois surpris, émerveillés, inquiets et incompréhensifs, comme lorsque nous contemplons un nourrisson qui vient de pousser son premier cri en arrivant au jour. Au long des dix dernières années de ce siècle l’humanité vient d’accoucher, et elle ne sait pas encore de quoi.

Réseau informatique qui enserre d’un filet, moins palpable qu’une toile d’araignée, la totalité du globe, installation de l’homme dans l’espace extra-terrestre, capacité de clonage des espèces et intervention sur le génome, perfectionnement des engins autonomes de destruction, exploration des plus profondes racines de la matière et de la vie comme de l’infini galactique, il y a là un ensemble de savoirs et de pouvoirs qui, pour l’heure, ne nous semble pas encore cohérent, mais qui à n’en pas douter le deviendra.

Grands mots, et qui peuvent sembler disproportionnés avec l’objet de notre cérémonie. Non, Messieurs ! C’est à des Compagnies comme les nôtres, et aux esprits qui les composent, de considérer les modifications du monde, non seulement par comparaison au passé, mais en se plaçant du point de vue de l’avenir; c’est à nous qu’il appartient de devancer le temps, et de prévoir la signification que ces modifications revêtiront au regard des siècles prochains.

Qui donc ne parle, dans les années présentes, d’un nouvel ordre mondial ? Qui n’en proclame la nécessité ? Qui ne se dit à sa recherche ? Mais il est là, déjà préfiguré, ce nouvel ordre d’une civilisation en gésine. Il n’est pas la traduction d’une idéologie ; il n’est pas un corpus juridique arbitrairement fabriqué. Il est le produit de la force des choses.

La mondialisation, ou « globalisation » comme on dit en anglais, est celle en premier lieu des communications. Celle-ci détermine la mondialisation de l’information, la mondialisation des savoirs, mais aussi la mondialisation des techniques de production, mais aussi la mondialisation des marchés, ce qui conduit naturellement et obligatoirement à la création de grands ensembles économiques régionaux structurés, telle l’Union européenne et tel le Mercosur. Le rapprochement ici, à Rio de Janeiro, et pour la première fois, de ces deux vastes marchés, l’ouverture d’un dialogue entre eux, au plus haut niveau des responsabilités publiques, est un acte fondateur du futur. La nouvelle civilisation, la civilisation naissante, doit être et sera celle de la victoire sur la misère.

Mais pour qu’il en soit ainsi, il faut que les réalités économiques dont nous ne sommes pas, nous, philosophes, écrivains, juristes, historiens, et savants, complètement ignorants, il faut que ces réalités matérielles soient transcendées par des valeurs éthiques et spirituelles, transcendées par une certaine conception générale de l’homme, transcendées par une certaine conscience de sa situation dans le cosmos, en un mot transcendées par la culture.

À cette fin, voici que se forment complémentairement, et comme d’eux-mêmes, de grands ensembles culturels, dessinés ceux-là non pas par la proximité géographique, mais par le langage, par l’usage commun d’une langue en de multiples points de la planète.

D’où la constitution, en 1986, de la Francophonie, c’est-à-dire la Communauté des peuples qui ont le français en partage, et qui compte aujourd’hui cinquante États ou pays ; d’où la constitution, en 1996, sur des principes directeurs très proches, de la Lusophonie, c’est-à-dire la communauté des pays de langue portugaise. Ces deux entités sont désormais des réalités géopolitiques.

Aujourd’hui, à Rio de Janeiro, en même temps que Mercosur et Union Européenne, la Francophonie et la Lusophonie se rejoignent, idéalement, symboliquement.

En fondant le Grand Prix de la Latinité, nous avons voulu, créer un symbole.

Lorsque l’an dernier, et le 14 juillet précisément, l’Académie brésilienne des Lettres a tenu une séance spéciale et solennelle d’hommage à la France, à sa langue, à sa culture, la délégation de l’Académie française a été si touchée, si émue qu’elle s’est demandé comment, par quel acte il pourrait être répondu à ce magnifique témoignage. Et nous avons pensé que rien ne serait plus démonstratif de notre proximité, de notre amitié foncière, que d’accomplir quelque chose ensemble, que d’imaginer et réaliser un projet commun. Oh ! bien évidemment, un projet à la mesure de nos vocations et de nos moyens.

Ainsi est né le Grand Prix de la Latinité. Que veut-il exprimer, que veut-il représenter ? D’abord, une affirmation des liens entre les deux institutions chargées de veiller sur deux grandes langues universelles, et ensuite plus largement l’affirmation de la place et du poids des civilisations latines. Car, si les expressions du monde latin venaient à s’affaiblir et s’estomper, l’humanité risquerait de se glisser vers une uniformité culturelle stérilisante. La vitalité créatrice tient au nombre et à la valeur des échanges. Si nous n’avons rien de particulier à offrir, il n’y a plus d’échanges, et il n’y a plus de création.

Voilà notre propos, voilà notre intention.

Messieurs les chefs d’État apprécieront que ce prix littéraire soit le premier dont le montant est libellé en euros.

Et qui avons-nous élu pour premier lauréat ? Un auteur triplement universel. Universel par son talent qui s’est exercé avec un égal bonheur dans tous les genres, toutes les catégories de l’art d’écriture : le roman, la nouvelle, l’essai critique, l’essai politique, le théâtre et même le cinéma. Universel également par ses voyages, car il a parcouru la planète et a puisé dans ces errances la nourriture de ses œuvres ; universel enfin par son audience car, nombreusement traduit, il a des lecteurs par millions sur toute la terre. La France, pour sa part, n’oublie pas qu’il y fut ambassadeur.

Il y a du prophète en lui. L’un des chapitres de l’essai Un temps nouveau pour le Mexique s’intitule « Se souvenir de l’avenir ». L’un de ses plus célèbres romans, Terra Nostra, écrit il y a vingt-cinq ans, était une anticipation de l’an 2000. Eh bien, nous y sommes ! Et si la situation est moins tragique que la préfiguration qu’il en avait faite, c’est peut-être en partie à cause de la prise de conscience que ce livre a déterminée.

Que maintes couronnes se soient déjà posées sur son front ne nous a pas retenus dans notre choix. Nous avons voulu lier d’un ruban doré la gerbe de tous les lauriers qu’il a recueillis.

Le prix de la Latinité est un hommage à Carlos Fuentes lui-même, un des grands universaux de ce temps ; il est un hommage à son pays, le Mexique, et à son peuple qu’il a su nous faire mieux connaître et aimer ; il est un hommage à toute l’Amérique Latine, qui aura produit l’une des plus puissantes et plus inventives écoles littéraires du vingtième siècle ; et c’est enfin un hommage rendu au futur de notre nouvelle civilisation.