Remerciements lors de sa remise d'épée d'académicien

Le 21 novembre 1991

Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE

Remise à Mme Hélène Carrère d’Encausse
de son épée d’académicien

Au Salon du Figaro,
Le jeudi 21 novembre 1991

 

Remerciements de Mme Hélène Carrère d’Encausse

 

 

Mes chers amis, j’ai la réputation d’avoir la langue bien pendue et j’ai très peur aujourd’hui de ne pas être à la hauteur de cette réputation, car je suis très émue. Quand je vous vois tous ici, je songe à une idée fausse que l’on se forge souvent lorsque le succès frappe à la porte; on se dit que le succès peut entraîner des inimitiés, des malen­tendus. Je constate en ce moment qu’il rassemble les amis. Je ne pensais pas que vous fussiez si nombreux. Je ne savais pas combien vous étiez chaleureux et généreux. Et je voudrais vous dire toute ma reconnaissance. Je le dis probablement mal, car il est difficile d’exprimer de manière juste ce genre de sentiment dans l’émotion. Mais sachez que, dans le fond de mon cœur, elle est considérable.

Lorsque j’ai dit que je souhaitais une épée, j’ai senti — on vous l’a dit tout à l’heure, Henri Troyat l’a exprimé mieux que je ne puis le faire — un moment d’effarement. Une épée ! Pour quoi faire ? Ce n’est pas tellement féminin... J’ai très peur que mes confrères se soient demandé avec inquiétude s’ils n’avaient pas accueilli imprudemment parmi eux une femme dangereuse, vindicative. Sait-on à quoi l’on peut s’attendre dans ces cas-là ? Non, je ne suis ni vindicative ni dangereuse. Je dois tout de même vous avouer que je sais manier, sinon l’épée, du moins le fleuret. J’ai appris à le faire. J’ajouterai que, dans la tradition, il ne faut jamais offrir un objet qui coupe ou qui pique, car il risque de blesser l’amitié. Et, pour conjurer le sort, il faut couper ou piquer avec l’objet reçu en cadeau celui qui l’a donné. Pour bien faire, je devrais traiter de cette manière chacun d’entre vous, ce qui me donnerait tout à l’heure un immense travail. Mais rassurez-vous. Je crois qu’il me suffira, pour préserver notre amitié, après avoir déjà symboliquement dégainé l’épée, de la contempler, de vous regarder tous, et de penser à ce que cette épée représente, pour moi, d’amis et de fidélités.

Une épée, qu’est-ce ? J’ai d’abord recoin s à Flaubert, au Dictionnaire des idées ; sa définition laisse un choix assez vaste : épée de Damoclès ; regretter le temps où on la portait ; brave comme une épée ; quelquefois elle n’a jamais servi. Que puis-je y trouver pour notre usage commun ? Oublions Damoclès, nous ne sommes plus au temps de Denys l’Ancien. Regretter qu’on ne la porte plus : oui, on peut regretter ce temps, et, m’arrêtant à cette défini­tion, je voudrais dire un mot de la signification de l’épée, parure académique, portée sous une coupole pacifique. Portée à l’Académie, elle n’est pas instrument de mort, mais symbole de paix et de justice. Et c’est aussi de cette manière qu’elle a pris place dans l’histoire de France. Et, dans ma vie, tout se réfère d’abord à l’histoire de France, car la France est ma patrie, elle a jadis accueilli et abrité les miens. Dans la longue histoire de France, et dans celle de l’Europe aussi, l’épée est devenue l’arme par excellence après une longue série d’armes réellement meurtrières qui ne pouvaient servir qu’à tuer : la fronde, la massue, la hache... L’épée est apparue en dernier, juste après le poignard. En dépit de mon incompé­tence s’agissant d’armes et de moyens de tuer son prochain, il me semble qu’avec le poignard, il est difficile de faire autre chose que tuer, alors qu’une épée se prête à de tout autres usages. Ceci doit vous rassurer.

Lorsqu’elle est apparue, l’épée a tenu dans les rapports de l’homme avec son cerveau, et dans l’histoire de la société, une place considérable. Elle est apparue vers l’an mil, c’est à cette époque que se propage son usage. Ma science, ici, je la tiens d’un confrère dont l’autorité ne saurait être discutée, Georges Duby. Cette référence m’as­sure que je ne dis sur ce point nulle sottise. Et je le remercie pour cette caution. L’épée fut la première encore à être conçue comme le prolon­gement du -corps humain, du bras humain ; de telle sorte que le bras est devenu un intermé­diaire entre le cerveau et l’arme, et, par là même, l’intelligence s’est propagée jusqu’aux extrémi­tés du corps humain, jusqu’à l’épée qui le prolon­geait. L’épée a ainsi contraint l’homme à être plus intelligent, à mieux calculer et contrôler ses mouvements, à réfléchir davantage. Cela, ni la massue, ni la hache ne l’imposaient. Et l’on peut dire que l’épée a contribué à dominer, civiliser la brutalité des rapports humains qui prévalait jusqu’alors. La fortune de l’épée, commencée vers l’an mil et qui domine l’univers de la chevalerie, la société féodale, dépasse largement le domaine des armes, et c’est cela qui est important. C’est à cette époque que se forme peu à peu une société civilisée, que s’organise l’ordre social ; et les porteurs d’épée sont ceux qui inventent l’ordre social et déjà le défendent.

Or, à ce moment-là, l’autre aspect de l’ordre social naissant, c’est celui que les livres lui confèrent. Les livres prennent alors une grande place dans l’univers mental de ceux qui organi­sent la société. Souvenons-nous de Charlemagne qui se levait la nuit pour prier, mais aussi pour apprendre le latin. Et les successeurs de Charle­magne, les seigneurs faisaient traduire Ovide, Sénèque... et ces traductions trouvaient place dans des bibliothèques, certes, mais surtout dans des chapelles où elles voisinaient avec la Croix.

L’Épée, la Croix, le Livre : c’est là un ensemble qui est symbolique de l’Europe qui se civilise, du passage de l’Europe sauvage à l’Europe de la société féodale qui apprend comment les hommes doivent vivre ensemble, qui leur apprend à établir entre eux des rapports pacifi­ques. En ce sens, je crois que ces trois éléments sont inséparables dans ce moment de l’histoire.

C’est la raison pour laquelle mon épée a une forme particulière. Elle est, vous l’avez constaté, en forme de croix, comme beaucoup d’épées de ce temps lointain. C’est d’elles que je me réclame. Ce n’est donc pas un symbole de violence que j’ai souhaité recevoir, mais, tout au contraire, un symbole de paix. Et j’ajouterai que dans l’histoire intellectuelle, dans les mentalités de notre pays, l’épée a très tôt été l’arme que portaient des saints : saint Martin usant de son épée pour remettre au pauvre une part de son manteau, celle qui sans doute contenait des pièces d’or ; saint Paul mourut d’un coup d’épée, mais l’épée, en le tuant, a assuré sa gloire pour l’éternité, et c’est pour cela qu’il est représenté avec une épée ; tous les archanges en sont dotés lorsqu’ils mon­tent la garde de la gloire divine ; le merveilleux archange saint Michel imaginé par Raphaël ne brandit-il pas une épée ? Alors, me reprocherez- vous d’avoir voulu une Épée qu’au demeurant je ne m’apprête nullement à brandir à chaque instant ?

Vous allez, je le crains, me répondre que ces arguments sont fort intéressants, mais qu’ils ne démontrent en rien que l’épée puisse être un attribut féminin, que j’ai voulu en dernier ressort m’emparer de ce qui toujours appartint aux hommes ; et qu’en entrant à l’Académie qui si longtemps fut leur domaine propre, j’ai aussitôt dérobé, non le feu sacré, mais l’épée dont eux seuls s’étaient jusqu’à présent parés. Et, comme pour me défendre j’ai évoqué saint Paul, vous aurez beau jeu de me répondre que saint Paul n’avait pas très bonne opinion des femmes et qu’il n’eût pas souhaité que le port de l’épée leur fût accordé. Cela est probablement juste. Mais, en ce cas, laissez-moi convoquer ici un autre témoin de la défense, quelqu’un qui m’est très cher et dont la quasi-disparition de la mémoire collec­tive des Français, des Églises aussi, me peine infiniment. Et peut-être tenterai-je de profiter de l’autorité que me confère mon entrée à l’Académie pour faire avancer quelque peu une sorte de procès en réhabilitation ou redécouverte de Jeanne d’Arc, car c’est d’elle qu’il s’agit.

Peut-être est-il très naïf aujourd’hui d’invo­quer Jeanne d’Arc. Pourtant, je dois vous dire qu’elle a été l’un des personnages héroïques dont s’est nourrie mon enfance, car tout enfant a besoin de héros. Et elle est restée un personnage emblématique de toute ma vie. Je veux ici vous conter une histoire vraie, qui me paraît très significative de ce que fut Jeanne d’Arc dans l’inconscient collectif. Et Henri Troyat, Maurice Druon, notre Secrétaire perpétuel, me compren­dront sans doute mieux que d’autres, précisé­ment parce que, comme moi, même s’ils ont la France chevillée au cœur et une part de leurs rêves dans le pays où leurs parents sont nés, tout ce qui se rattache à la tradition française, à la défense de la France, est leur bien le plus précieux. En 1940, dans les heures tragiques où les armées allemandes entraient dans Paris, dans un Paris déserté par les pouvoirs publics, aban­donné par des troupes condamnées à se replier vers le Sud, enfumé par les archives que l’on brûlait, dans ce Paris sinistre et effrayant, un ami de mes parents, grand philosophe et théologien russe exilé en France, Léon Zander, dont on redécouvre aujourd’hui la pensée et l’œuvre, décidait d’accueillir à sa manière l’occupant. Cet homme de haute culture, qui maniait à la perfec­tion toutes les langues de l’Europe, vouait un culte particulier à Jeanne d’Arc. Il décida d’orga­niser une procession pour le salut de la France avec sa femme, et sa petite fille handicapée profonde. Ce fut une étrange et bouleversante procession. Léon Zander portait l’effigie de Jeanne d’Arc, sa femme l’icône de la Vierge, et l’enfant un petit drapeau français. Dans la nuit, la solitude, la fumée, ils marchèrent ainsi dans un Paris du désespoir, symboles de l’espoir. Et Léon Zander avait l’impression qu’en ces heures tra­giques, ces protections qu’il invoquait assure­raient un jour le retour de la Paix et de la Liberté.

Cette histoire peut contribuer à vous faire comprendre comme était grand le climat de révérence envers Jeanne d’Arc où j’ai grandi. Une Jeanne d’Arc qui n’était pas une sainte figée de vitrail, mais une jeune fille insolente, inspirée, sûre de sa cause. Et lorsque j’ai demandé une épée, spontanément, repoussant par avance toutes les objections, j’ai dit : « Mais Jeanne d’Arc avait une épée. »

Un dernier mot. En général, les hommes ne donnent pas aux objets qu’ils possèdent un nom de personne ; à l’exception des cloches et des bateaux, l’épée seule porte un nom d’être humain. Cela est très important. Cela signifie qu’un objet qui me vient de vous portera un nom que j’aurai choisi. Songez à Roland, autre héros de mon enfance dont j’ai souvent rêvé les derniers moments lorsqu’il tentait de briser sa chère Durandal pour qu’elle ne tombe pas aux mains de l’ennemi. Comme il savait lui parler ! Victoire, Joyeuse, Durandal, autant de noms dont ceux qui aiment l’histoire gardent la mémoire. Comment pouvais-je nommer cette épée, sym­bole de votre amitié ? « Amitié. » C’eût été un beau nom, mais je ne puis l’utiliser, car je connais une autre épée qui déjà porte ce nom, c’est celle de Félicien Marceau, l’un de mes parrains. Mais l’amitié est source de joie : donc « Joyeuse » ! « Joyeuse », c’était aussi le nom de l’épée de Charlemagne, puis de l’épée du Sacre. Pouvions-nous trouver mieux pour cette épée qui vous représentera toujours près de moi, et dans mon cœur, et qui est le joyeux témoignage de notre amitié ?