Réponse au discours de réception de l’abbé de Féletz

Le 17 avril 1827

Louis-Simon AUGER

Réponse de M. Auger
au discours de M. de Féletz

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 17 avril 1827

PARIS INSTITUT DE FRANCE

Monsieur,

M. l’archevêque de Paris devait présider en partie cette séance, et répondre au discours que vous venez de prononcer. Mais, engagé depuis plusieurs semaines dans une suite de fonctions pastorales qui absorbent toutes ses méditations et consument tous ses instants, ce prélat, si cher à son troupeau, si cher à l’Académie elle-même, s’est vu dans l’impossibilité de satisfaire à la juste impatience que vous aviez de venir siéger parmi nous, et à celle que nous avions nous-mêmes de vous voir enfin participer à nos travaux. En renonçant à ce devoir académique, il a fait (j’en ai pour garant ses paroles mêmes), il a fait un des plus pénibles sacrifices que pussent exiger de lui les devoirs graves et impérieux de son état. Un de nos plus respectables confrères, M. le comte de Cessac, devait, en qualité de chancelier, suppléer M. l’archevêque de Paris ; mais l’état de sa santé ne lui a point permis de se livrer à un travail qu’il fallait précipiter, et il a exprimé à ce sujet des regrets nobles et touchants, auxquels tous les nôtres ont répondu. Ces explications, simples et franches comme la vérité, m’ont paru nécessaires pour que le public, qui s’empresse à nos solennités, apprenant pourquoi j’exerce des fonctions qu’il s’attendait à voir en de meilleures mains, se résigne à cette espèce de fatalité, comme je m’y suis résigné moi-même. L’Académie a voulu qu’aujourd’hui son secrétaire devînt son orateur : je n’ai songé qu’à obéir. Quand on remplit un devoir, on n’en doit point examiner les conséquences pour soi-même. Je vois à côté de qui je parle, et à la place de qui je vais parler : les comparaisons que ne peut manquer d’amener cette double circonstance seraient bien faites sans doute pour inquiéter mon amour-propre ; mais j’ai déposé d’avance toute prétention, et je me confie à l’indulgente bienveillance dont j’ai déjà reçu plus d’une marque en cette enceinte. À la place que j’occupe en ce moment, la brièveté est toujours une convenance, le temps m’en a fait une nécessité. Je ne demanderais donc point qu’on me pardonne d’être court, heureux si l’on veut bien ne m’en pas savoir trop de gré.

L’excellent homme que vous remplacez parmi nous, Monsieur, méritait vos éloges comme il a mérité nos regrets. Vous avez peint de couleurs douces et vraies sa longue vie remplie d’actions honnêtes et utiles, cette vie qui ne fut, pour ainsi dire, que le développement uniforme d’un seul et même principe, l’amour du bien, incessamment appliqué aux objets que le sort avait mis à sa portée. L’instruction publique, vous en avez fait la juste remarque, fut l’objet principal, l’objet presque continuel de ses travaux, de ses soins, de ses sollicitudes. Il employa les forces de sa jeunesse aux laborieuses fonctions de l’enseignement ; pour prix de ses succès, il obtint, dans son âge mûr, la direction d’un vaste et célèbre établissement ; enfin il concourut, dans sa vieillesse, par les conseils d’une sage expérience, à la création de cette Université de France dont le vénérable chef siège au milieu de nous, et à laquelle vous appartenez vous-même, Monsieur, par des fonctions qui ne peuvent être confiées qu’au zèle le plus éclairé pour les lettres, les mœurs et toutes les saintes doctrines :

Arraché aux paisibles travaux de l’instruction, et jeté sur le plus fameux théâtre de nos fureurs politiques, M. Villar ne mêla jamais sa voix aux seules voix qui pussent alors se faire entendre. Les échos les plus fidèles de ces temps désastreux n’ont pas eu à redire une de ses paroles. Dans nos temps, où l’on ne peut nier que, du moins, la liberté de parler n’existe tout entière, et qu’il n’en soit fait un usage bien étendu, on a peine à concevoir que le silence ait jamais pu être courageux, et l’on est tout prêt à le flétrir d’une épithète contraire. Félicitons notre époque de ne pas comprendre cette vertu des jours de sanglante oppression ; mais ne soyons pas injustes envers les hommes qui l’ont pratiquée au péril de leur vie. Se taire alors, c’était parler, et parler contre des tyrans qui soupçonnaient tout, et n’épargnaient rien de ce qu’ils avaient soupçonné. Ce silence, qu’on aurait tort d’appeler prudent, et au-dessus duquel on ne peut mettre que l’héroïsme, hélas ! inutile qui fit proférer quelques paroles toujours punies d’une mort prompte, ce silence, M. Villar le rompit une fois, et l’histoire ne l’oubliera point. J’imiterai, Monsieur, la louable réserve qui vous a fait passer rapidement sur une horrible catastrophe, dont il serait à souhaiter que la mémoire périt parmi nous, si, au souvenir d’un grand crime, n’était lié celui des plus magnanimes vertus. Je me contenterai de dire, après vous, que M. Villar, s’élevant, par la force du devoir, au-dessus des circonstances et de lui-même, ne craignit pas d’émettre le vote le plus favorable au malheureux monarque, celui qui, protégeant d’abord sa vie, assurait sa liberté pour un terme dont la durée devait dépendre des soutiens mêmes de sa cause.

Hâtons-nous d’échapper à ces temps de douloureuse mémoire, et de montrer M. Villar dans des jours devenus plus doux, donnant des marques plus faciles et plus heureuses de cet amour du bien qui ne l’abandonna jamais, Les autels des Muses avaient été renversés, ou des Furies s’y étaient assises à leur place. Quelques restes du feu sacré vivaient encore sous les débris entassés par une barbarie raffinée et systématique, plus habile à détruire que la barbarie grossière et aveugle. M. Villar recueillit ces étincelles et les ranima. N’exagérons rien : ce n’est pas dans la patrie des Français, à la fin du dix-huitième siècle, que le culte des lettres pouvait être aboli sans retour ; on peut même prédire que, quoi qu’il arrive, il n’y périra jamais. Mais soyons justes aussi ; sa prompte restauration dut beaucoup aux efforts de M. Villar, efforts persévérants, qui avaient à vaincre des résistances politiques. La Convention, satisfaite d’avoir brisé le pouvoir qui la décimait, et bientôt effrayée des suites de sa victoire, craignait tout acte réparateur comme un pas rétrograde vers la royauté. Membre, et quelquefois rapporteur de son comité d’instruction publique, M. Villar ne se lassa point de plaider la cause des lettres et de ceux qui les cultivent. À sa voix, des établissements littéraires qui avaient été détruits se relevèrent de leurs ruines ; d’autres, qui restaient menacés, échappèrent à la destruction. À sa voix encore, des écrivains, des savants, des artistes, avancés en âge, et dépouillés des épargnes lentement amassées en des temps plus favorables, obtinrent des secours qui soulagèrent leur honorable détresse ; d’autres, plus jeunes, reçurent des encouragements qui leur permirent de se livrer à d’utiles entreprises avec une ardeur moins distraite par le besoin. M. Villar, qui avait dans le cœur cette tolérance, cette humanité qui est de l’essence des lettres, n’hésita point de proposer à la munificence de l’assemblée, des hommes de toutes les opinions, de tous les partis, confondus dans une même liste par l’égalité du malheur et la communauté des travaux.

Ces mêmes faits que j’ai rapidement esquissés, vous les avez racontés, Monsieur, avec une élégante et noble simplicité. Je ne les ai rappelés moi-même, en des termes plus abrégés et moins heureux sans doute, que pour unir mon témoignage au vôtre, et commencer ainsi à m’acquitter du pieux tribut que je dois à la mémoire de votre prédécesseur. Il me reste à le peindre, en peu de mots, tel que m’ont mis à même de le voir dix années d’une douce confraternité, et les rapports fréquents que me procuraient avec lui nos communs travaux pour l’achèvement du dictionnaire de la langue.

Le mérite de M. Villar n’avait ni l’éclat qui impose, ni la grâce qui séduit ; c’était un de ces mérites solides et paisibles qui, formés dans l’obscurité des classes ou dans l’ombre du cabinet, ignorent l’art de se produire au grand jour. La simplicité de son âme respirait dans ses discours, que n’animait aucune ambition de succès, que n’aiguisait aucune intention malicieuse. Sa modestie, bien réelle d’ailleurs, l’empêchait de se confier assez en lui-même pour tirer parti, et, à plus forte raison, avantage de ses talents et de ses lumières. Nous avons entendu plusieurs fois demander quels étaient ses titres pour siéger parmi nous, et douter qu’il en eût de suffisants. Nous répondrons tous, d’une commune voix, que sa place était marquée à bon droit dans une compagnie instituée pour veiller à la pureté du goût et à celle du langage. Sur ce dernier point, il était d’une sévérité peut-être excessive. Craignant les altérations de la langue, il allait quelquefois jusqu’à en redouter les progrès, et il avait pour les décisions de nos devanciers un respect quelque peu superstitieux. Vous l’avez dit avec raison, Monsieur, il possédait parfaitement les deux langues savantes, base nécessaire de toute éducation lettrée. Mais il avait pour le grec une prédilection sensible, et l’on pouvait même croire qu’il l’avait plus particulièrement étudié. Cette connaissance nous était précieuse. Lorsque, dans nos discussions, il s’agissait de déterminer le vrai sens d’un mot emprunté ou formé du grec, sa mémoire lui fournissait, avec une promptitude et une sûreté rares à tout âge, les éléments étymologiques propres à fixer notre opinion. Amoureux de cette belle langue, était-il étonnant qu’il se fût passionné pour le grand poëte qui l’a parlée avec le plus de sublimité ? J’aurai toujours présent à la mémoire le jour où, cédant à de pressantes instances, il consentit à réciter devant nous des morceaux de cette traduction de l’Iliade, dont quelques autres fragments ont reçu, Monsieur, vos justes éloges. Nous étions tous convaincus qu’il avait approfondi les secrets de la langue d’Homère ; mais peu de nous croyaient qu’il eût su pénétrer dans les secrets de son génie, et nous aurions plutôt attendu de lui de savantes scolies sur l’Iliade, qu’une traduction en vers, animée du feu de l’original. Nous fûmes agréablement détrompés, et ce bon vieillard reçut avec une joie modeste les témoignages d’une satisfaction qui avait quelque peine à se défendre d’un certain air d’étonnement. Qu’on nous pardonne d’insister sur ces détails, c’est un confrère que nous avons perdu : nous nous plaisons principalement à rappeler celles des particularités de sa vie dont nous avons été les témoins, celles de ses qualités qui étaient le plus à notre connaissance, nous pourrions presque dire à notre usage. Ce zèle académique, qu’affaiblissent aujourd’hui tant d’impérieuses distractions, subsista chez lui, dans toute sa force, jusqu’aux derniers moments de son existence. Il aimait l’Académie comme on aime sa famille. Ni l’intempérie des saisons, ni ces fréquentes incommodités qu’elles joignent aux maux ordinaires de l’âge, ne l’empêchaient de se rendre à nos séances. Il y était le plus exact, le plus assidu ; et sa première absence, peut-être, eut pour cause la courte maladie qui devait nous priver à jamais, de sa présence.

Il vous appartenait, Monsieur, de redire les travaux de la critique, les services qu’elle a rendus, la hauteur où elle s’est élevée, l’éclat qu’elle a jeté durant cette longue période commencée par la chute du pouvoir révolutionnaire et terminée par celle du despotisme. C’était raconter votre propre histoire, préparer, sans le vouloir, votre éloge, et me laisser le plaisir facile d’une application que chacun a déjà faite en vous écoutant. L’homme prodigieux qui, à l’époque dont je parle, reconstruisait parmi nous l’ordre social à son profit, croyait ne pouvoir accomplir sa tâche qu’en nous désarmant de toutes nos libertés. Celle de traiter de matières exclusivement littéraires nous fut seule laissée, et les esprits les plus distingués tournèrent vers ces objets toute l’activité de leur pensée. D’anciens ouvrages furent remis en lumière, qui étaient nouveaux pour les générations récentes, dont la révolution avait interrompu les études ; de nouvelles productions parurent dont quelques-unes respiraient les maximes coupables ou insensées des temps qui venaient de s’écouler. Du besoin universellement senti d’éclairer l’ignorance et de combattre l’erreur, naquirent spontanément quelques associations d’écrivains qui se donnèrent cette mission et la remplirent avec un succès inespéré. J’en atteste les souvenirs de la plupart de ceux qui m’entendent dans ce silence profond de la politique, qu’interrompait seulement dans nos cités le bruit de la chute de quelque trône, ou le canon, écho de quelque grande victoire, un article de critique littéraire dans une feuille estimée était l’événement du jour et l’aliment de toutes les conversations. La feuille qui recevait les vôtres, Monsieur, et qui continue de s’en enrichir, devint une véritable puissance : elle dirigeait, on pourrait aller jusqu’à dire elle maîtrisait l’opinion, qui semblait craindre de se prononcer ayant elle ; elle donnait la vie ou la mort aux ouvrages ; elle faisait ou défaisait les réputations... Quelques abus sont inséparables d’un grand pouvoir ; et quand ce pouvoir s’exerce aux dépens des amours-propres, il suscite des inimitiés nombreuses ; mais le jour de la justice arrive pour tous, et tout enfin est remis à sa place. Le journal célèbre dans lequel j’aime à me souvenir que mes articles parurent, pendant plusieurs années, à côté des vôtres, peut se rendre ce témoignage, qui ne lui sera refusé par personne, que presque tous les vrais talents de l’époque ont dû quelque chose de leur mérite à ses conseils, quelque chose de leur renommée à ses éloges ; et un petit nombre de bons écrivains, qui furent plus particulièrement en butte à ses rigueurs, ont vu confirmer, par cette épreuve même, la solidité de leurs titres à l’estime publique.

La critique, soit qu’elle s’étende à loisir dans des pages destinées à devenir un livre, soit qu’elle improvise brièvement ses arrêts dans des feuilles éphémères, doit toujours être le discernement du bien et du mal dans les ouvrages d’esprit ; l’éloge des beautés et le blâme des défauts, l’un et l’autre également équitables, également motivés. Mais la critique, sous la forme expéditive et sommaire qui convient aux journaux, a ses conditions spéciales, dont les unes sont des mérites et des avantages sans doute, mais dont les autres sont des inconvénients, des dangers et des piéges. Les bornes étroites du cadre ‘où se placent vos jugements, vous forcent à presser vos idées et à serrer votre style ; mais, faute de développements, de modifications, vos plus justes décisions peuvent prendre une forme tranchante, qui, blessant trop l’amour-propre, semble quelquefois blesser l’équité même. La rapidité obligée de ce genre de travail, quand elle est secondée par un esprit prompt et une plume facile, donne à la diction un air libre et dégagé qu’elle a rarement dans les écrits tracés avec plus de lenteur ; mais cette même précipitation est exposée à laisser, en courant, échapper des négligences, des erreurs, que relève avec joie un auteur avide de se venger, en présence d’un public qui se plaît au spectacle de ces représailles. Le jugement des écrivains vivants, ordinaire attribution du critique quotidien, a quelque chose de personnel qui produit de plus fortes impressions et qui excite un plus vif intérêt ; mais tandis que la louange fait des ingrats, la censure fait des ennemis ; et le lecteur malin, d’un goût tout contraire à celui des auteurs, trouve toujours que l’une est trop insipide, sans jamais trouver que l’autre soit assez piquante.

Si je me suis arrêté, Monsieur, à marquer les écueils de la carrière où vous vous êtes signalé, c’est que j’avais à dire que vous les avez presque tous évités avec une rare habileté. Une raison saine et une âme droite ont été vos guides, et votre plume fidèle n’a pas plus trahi les inspirations de votre esprit que les mouvements de votre conscience. Aussi vos articles furent de tout temps remarqués entre les plus remarquables. Goûtés des gens de lettres par la solidité des principes, l’exactitude des jugements et les heureuses qualités du style, ils ont paru, de tous peut-être, les plus propres à plaire aux gens du monde, que charment ce don d’une plaisanterie à la fois naturelle et fine, douce et piquante, de bon ton et de bon goût, qui égaye le savoir et assaisonne la raison, et par qui l’ignorance, heureusement trompée, reçoit l’instruction en croyant n’accepter que le plaisir ; ce talent de badiner sans futilité, de raisonner sans pesanteur, et de décider sans air de suffisance ; enfin, cet art si difficile de rendre la louange agréable à ceux qui n’en sont pas l’objet, sans lui ôter de sa douceur pour ceux qui la reçoivent, en plaçant à côté d’un juste éloge la restriction non moins juste qui, si j’ose ainsi parler, ajoute à son poids ce qu’elle retranche de son étendue.

L’Académie, Monsieur, n’est pas seulement une collection d’écrivains qu’ont placés les uns auprès des autres des titres littéraires diversement égaux ; c’est aussi une réunion d’hommes qui sont liés entre eux par les mêmes goûts, et qui trouvent une grande douceur dans des communications personnelles dont rien n’altère la cordialité. Parmi nous, des paroles violentes sembleraient aussi déplacées que pourraient l’être de graves erreurs de jugement ou de grossières fautes de langage. On peut dire des unes comme des autres qu’elles ne sont point académiques. En entrant dans cette compagnie, Monsieur, vous vous y voyez accueilli par quelques anciens amis. J’ose vous prédire qu’en peu de temps la sûreté de votre commerce, l’égalité de votre humeur, la modération de vos discours et la politesse de vos manières, vous y auront fait des amis nouveaux de presque tous vos autres confrères

Je n’emploierai ni transition ni circuit de paroles pour arriver à l’éloge d’un prince qui est l’objet de toutes nos pensées, à qui nous rapportons le mérite de tous les biens dont nous jouissons, en qui nous nous confions dans tous les maux qui peuvent nous menacer ou nous atteindre. Parlant en ce même lieu, au nom de l’Académie, j’ai le premier salué les riantes espérances de son règne naissant ; et plus tard, dans une circonstance pareille, j’ai fait voir la France répondant par des cris d’allégresse aux augustes serments de son sacre. Les promesses de Charles X sont inviolables, et ses vertus sont incorruptibles. Les sentiments de confiance et d’amour que les unes et les autres nous inspirent ne peuvent, de même, ni défaillir ni s’altérer : heureux de les éprouver toujours, il nous sera toujours doux de les exprimer.