« L’Académie française et le roman »

Le 29 octobre 2015

Florence DELAY

Centenaire du Grand Prix du roman

L’Académie française et le roman

Discours prononcé le jeudi 29 octobre 2015

 

Les remarques qui vont suivre doivent beaucoup à une journée et à un livre. La journée fut un colloque invité à la Fondation Singer-Polignac par notre confrère, le professeur Yves Pouliquen, le mardi 20 octobre. Le livre sur le Grand Prix du roman que décerne la Compagnie depuis cent ans a été édité avec soin et beauté par les Éditions des Cendres. Il est passionnant à plus d’un titre si l’on s’intéresse, de près ou de loin, à l’histoire littéraire.

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La création de prix littéraires à l’Académie française, grâce aux dons de bienfaiteurs, remonte au milieu du XVIIe siècle. Le premier fut un prix d’éloquence. Les grands genres littéraires demeurèrent longtemps, avec l’éloquence, la poésie et le théâtre. J’insiste, la poésie et le théâtre.

Lente fut donc la Vieille Dame du quai Conti à leur adjoindre le roman, il lui fallut presque trois siècles. Est-ce parce que ce genre n’obéit à aucune règle et n’en fait qu’à sa tête ?

Quand elle décerne son premier prix, en 1915, elle semble suivre un mouvement né hors les murs. La « société littéraire des Goncourt », qui se baptisera plus tard académie Goncourt, se posant ainsi en rivale, avait décerné son premier prix en 1903.

C’était une société d’hommes. Un groupe de femmes s’insurgea aussitôt en créant, dès 1905, le prix Vie heureuse, qui deviendra le prix Femina.

Voilà pour la chronologie.

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Lente fut donc notre Compagnie à accueillir dans sa troupe les romanciers. Aucun des grands romanciers du XIXe siècle ne l’a rejointe : ni Balzac, ni Flaubert, ni Stendhal, ni Jules Verne, encore moins Zola, dont le roman naturaliste en choquait plus d’un.

Exception faite pour Victor Hugo. Mais si Hugo insista pour entrer (il fut à notre grand dam recalé quatre fois), ce n’était pas en son nom propre. Il voulait que le mouvement dont il était chef de file, le romantisme, entrât à sa suite sous la Coupole, et avant tout le drame romantique. Il ouvrit les portes à Alfred de Vigny, à Alfred de Musset, comme lui des poètes. Les romanciers en tant que tels n’arrivent qu’à la charnière du XIXe et du XXe, citons Pierre Loti, Paul Bourget, Anatole France, Maurice Barrès, Marcel Prévost.

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Comme vous le savez, le premier sens de « roman », au XIIe siècle, est « langue vulgaire parlée en France », soit le français — la langue savante étant le latin. C’est pourquoi on parle du Roman d’Alexandre, compilation de poèmes retraçant la légende du conquérant en vers de douze syllabes — désormais appelés pour toujours alexandrins, d’après le titre du roman.

Encore au Moyen Âge, le « roman courtois » s’écrit en octosyllabes, mais dès le XIIIe siècle le Roman de Tristan est écrit en prose.

 Le sens actuel du mot se fixe à la Renaissance.

La plasticité du mot ou du genre est telle qu’il désigne aussi bien Gargantua qu’À la recherche du temps perdu, remarquait François Taillandier à la journée que j’évoquais plus haut.

On a tenté de le définir par son thème : roman d’amour, roman de guerre, d’aventures, roman d’apprentissage ou d’éducation (bildungroman qui nous vient d’Allemagne) ;

par ses héros : roman de chevalerie, roman pastoral, roman picaresque (qui nous vient d’Espagne), roman policier ;

par son pays d’origine, comme si la géographie en dictait l’originalité : roman breton, roman russe, roman anglais, roman américain ;

par l’invention de sa forme : roman d’analyse à la française, souvent court, contraire du roman fleuve, ou « nouveau roman » qui posa ses propres critères.

On l’a même qualifié par le jugement porté sur lui : roman à l’eau de rose ou roman de gare.

Pierre Loti succédant sous la Coupole à Octave Feuillet loua de ce dernier la psychologie de ses « romans d’âmes »… Expression qui apparaît bien vieillotte…

Son confrère Henri de Régnier, plus connu comme poète, dirigeait chez Albin Michel une collection ayant pour titre « Le roman littéraire ». Pléonasme ? Non. Preuve qu’il existait déjà nombre de romans ne relevant pas de la littérature.

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1915. « Messieurs, L’Académie française réserve ses prix littéraires de 1915 aux écrivains morts en soldats. » Ainsi commence le discours prononcé par le Secrétaire perpétuel lors de la séance publique annuelle de novembre. C’est ainsi que le premier Grand Prix du roman, distinct du Grand Prix de littérature qui lui est antérieur, fut décerné à titre posthume à Paul Acker pour l’ensemble de ses romans. La commission des prix avait d’abord retenu Le Grand Meaulnes, mais ce merveilleux roman était la seule œuvre publiée  par Alain-Fournier (tombé aux Éparges le 22 septembre 1914). On lui préféra l’œuvre abondante et populaire de Paul Acker, mort en service commandé. Le Grand Meaulnes reçut le prix destiné « au meilleur ouvrage en prose ». Charles Péguy (tombé à Villeroy-sur-Marne le 5 septembre 1914) fut honoré par le Grand Prix Broquette-Gonin.

Par sa définition, le Prix du roman était « destiné à récompenser un jeune prosateur pour une œuvre d’imagination d’une inspiration élevée ».

Dans sa remarquable histoire du Grand Prix qui introduit le volume auquel nous avons tous participé (chacun de nous commentant un des romans choisis par nos prédécesseurs), Marie-Claire Chatelain souligne : « D’emblée, les circonstances de la guerre engageaient le prix dans la voie de l’exception par rapport à sa définition : il ne devait couronner qu’un jeune auteur prometteur et voilà qu’il était accordé, par nécessité puisqu’à titre posthume, comme un prix de consécration. »

La voie de l’exception… Oubliant la guerre, j’ai souri en lisant ces lignes et songé au nombre de fois où la Compagnie a dérogé à la définition canonique. Même une fois modifiée, quand, ayant raisonnablement laissé tomber la jeunesse et l’inspiration élevée, le prix fut destiné « à récompenser un prosateur pour une œuvre d’imagination », que de dérogations !

Dès 1919, le Grand Prix va à L’Atlantide de Pierre Benoit. C’est le roman qu’a choisi de commenter Hélène Carrère d’Encausse qui ne partage pas, mais alors pas du tout, les réticences gênées du Secrétaire perpétuel d’alors : « une érudition abondante et factice », « une histoire qui pourrait être licencieuse mais échappe à l’obscénité »…, les « pointes de mauvais goût laissant percer la jeunesse » de l’auteur ! Notre Perpétuel, elle, laisse libre cours à son plaisir devant tant d’extravagance. Elle a même une thèse sur la reine Antinéa que je me garderai de révéler mais qui intéressera tant les féministes que les sociologues.

Autre exemple : en 1922, le prix est décerné à Francis Carco pour L’Homme traqué. Ce formidable roman noir a pour décor le quartier des Halles, les trottoirs, pour héros un boulanger criminel et une prostituée. Le Perpétuel d’alors en rend compte de façon horrifiée : ce « petit livre de M. Francis Carco, l’auteur de Jésus la Caille, de Bob et Bobette s’amusent, et de quantité de livres où la vie à Montmartre, et autour de Montmartre, est racontée avec des observations détaillées et lugubres » n’illustre pas du tout la définition du prix.

C’est dire les tensions qui peuvent exister entre la Commission du roman et l’ensemble de la Compagnie.

Dernier exemple : le Grand Prix du roman va en 1939 à Terre des hommes d’Antoine de Saint-Exupéry, tout sauf un roman, composé à partir d’articles parus dans France-Soir, Jean-Christophe Rufin nous explique pourquoi.

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Vous pourrez lire, si elle vous intéresse, l’histoire mouvementée du Grand Prix dans le très beau volume déjà cité, publié par les Éditions des Cendres. Vous y verrez pourquoi la date de sa proclamation changea de saison, passant du printemps à l’automne puis de nouveau au printemps pour se fixer à l’automne.

Vous y lirez les rapports des membres de la Commission du roman qui entraînèrent l’adhésion de la Compagnie. Ils reflètent davantage des goûts que des critères mais tous sont atteints du même vice impuni, « ce vice impuni, la lecture », comme disait notre cher Valery Larbaud. Hélas nous ne sommes pas des lecteurs aussi admirables que lui qui ne se trompait jamais. La liste des cent titres n’est pas exemplaire, mais elle en dit long avec ses hauts et ses bas sur la vie littéraire et la vie tout court.

Beaucoup de premiers romans furent couronnés ces dernières années, comme si nous rejoignions la jeunesse requise par la première définition du prix. Sauf que l’auteur de Court Serpent avait soixante-treize ans, tandis que le dernier jusqu’à l’an passé, l’auteur de Constellation, en avait vingt-huit. Je ne résiste pas à vous citer leurs réactions de lauréats — le livre du centenaire les ayant recueillies ainsi que d’autres témoignages. Une fois apprise la bonne nouvelle, l’auteur de Court Serpent se change, il y a des vêtements partout, « départ en tornade, cravate fignolée dans l’ascenseur ». L’auteur de Constellation se revoit le jour X, assis, la liste énumérant les Grands Prix entre les mains, où il découvre le roman qui l’avait bouleversé quand il avait dix-huit ans, le Journal d’un curé de campagne. 1936.

Commentant ce roman, sir Michael Edwards écrit : « Comme tout grand romancier, Bernanos n’a pas de style, il écrit le langage de la réalité telle qu’il la découvre, une langue sombre et violente qui discerne, et qui cherche à répandre, la joie. »

 Joie presque introuvable pour le lecteur actuel, mais Bernanos disait encore : « J’apprends aux gens à lire entre les lignes. »

Les deux romanciers que nous couronnons cette année ont la même ambition.