Panégyrique du Roi sur la paix

Le 25 août 1679

Paul TALLEMANT le Jeune

Panégyrique du Roi sur la paix, prononcé le 25 Août 1679, par Mr. l’Abbé TALLEMANT le jeune.

 

MESSIEURS,

L’avantage que j’ai eu plus d’une fois de vous entretenir en pareil jour qu’aujourd’hui des merveilleux évènements du règne de notre Auguste Protecteur, m’a paru un si grand engagement, que dans cette Fête consacrée à la gloire de son nom, j’ai cru ne pouvoir me dispenser, de vous parler de cette heureuse Paix, qui couronne si glorieusement toutes ses Victoires. Depuis quelques années je ne vous l’ai fait voir que le foudre à la main. Aujourd’hui qu’il s’est désarmé lui-même, il est juste de célébrer cette bonté paternelle, cette clémence magnanime cette modération incroyable qui pacifie toute l’Europe en un moment, et qui change en d’heureuses alliances, des guerres, que mille différents engagements semblaient devoir rendre éternelles.

C’est à présent, MESSIEURS, qu’on va voir sortir de vos mains mille beaux éloges, que la rapidité du Vainqueur vous empêchait toujours d’achever. Ses plus grandes actions étaient surpassées par d’autres, avant que l’on eût eu le temps de les publier ; et l’hiver même qui donnait ordinairement aux Écrivains et aux Auteurs quelque loisir pour célébrer les grands succès de la guerre, fournissait encore de nouvelles matières pour vous accabler. Une Paix glorieuse, que rien désormais n’est capable de troubler, puisque le Conquérant et le Vainqueur consent au repos de tout le monde, vous va donner le temps de repasser sur tant d’actions éclatantes, qui étaient comme étouffées par le nombre, et moi je vais selon ma coutume vous prévenir, et vous tracer les chemins. J’éviterai prudemment de me donner tout le loisir nécessaire aux grands hommes ; et inutile pour moi : J’amuserai la voix de la Renommée, en attendant que vous lui fournissiez des choses plus dignes de l’occuper ; Heureux ! si mon Discours, soutenu par la seule ferveur de mon zèle, peut servir d’agréable prélude aux chants immortels que l’Académie prépare à la gloire éternelle du plus grand Prince qui fut jamais.

Il y avait déjà plusieurs années, comme vous savez, MESSIEURS, que les Ministres des Rois et des Princes étaient assemblés pour la Paix, et que les Médiateurs perdaient en conférences inutiles, un temps qu’ils devaient employer au seul bien de l’Europe, et à la réconciliation de tant de Princes Chrétiens. Si notre invincible Monarque eût voulu profiter de la force, et du bonheur de ses Armes ; quelle vaste carrière s’offrait à son ambition ! La prudence et la raison semblaient avoir abandonné ses ennemis ; toujours refusant la Paix, et toujours vaincus, ne pouvait-on pas croire que leur aveuglement était d’accord avec la gloire de LOUIS ? Il n’avait en effet qu’à suivre le rapide cours de ses victoires, et attendre, en cueillant toujours de nouveaux lauriers, les effets d’une méditation qui ruinait ses ennemis en les voulant favoriser. Ce Roi magnanime en a usé ainsi durant quelque temps, mais la suite nous a fait connaître qu’il voyait avec douleur l’obstination des Confédérés, puis qu’il s’est fait lui-même le Médiateur de la Paix, et d’une manière si généreuse, et si extraordinaire. Il avait seul fait la guerre, il voit qu’il n’appartient qu’à lui seul de faire la Paix, et pour lui en laisser tout l’honneur, les Médiateurs même prennent les armes contre lui. C’est dans cette occasion capable d’exciter son juste courroux, qu’il conçoit l’étonnant dessein de forcer ses ennemis à se procurer un repos, qui les sauvait d’une perte presque certaine. Mais admirez, MESSIEURS, la manière surprenante et nouvelle dont il crut qu’il devait se servir, et qui en effet lui a réussi si heureusement. Toutes les Provinces de la Flandre se trouvent en deux ou trois jours couvertes de soldats, les places les plus fameuses sont toutes à même jour, à même heure investies ; il semble que tout le pays ne soit devenu qu’une grande Ville bloquée de tous côtés ; les Chefs se demandent tous inutilement du secours les uns aux autres, leurs troupes divisées se trouvent à peine assez fortes pour se défendre peu de jours, dans quelques Places où elles attendaient la belle saison, tandis que les nôtres accoutumées à vaincre-au milieu des glaces, tiennent toute la Campagne qui par un miracle inouï fait voir les richesses de l’été, et de l’automne au milieu de l’hiver, et l’abondance des vins, et des bleds au milieu des neiges et des frimas.

Le Héros des François, parmi toutes ces Places, choisit d’abord la plus éloignée, et plus importante : l’attaquer, c’est augmenter encore la jalousie des Médiateurs. Trois Fleuves profonds qui l’environnent, et son immense grandeur la rendent presque imprenable, à peine soixante mille hommes suffisent pour l’entourer : Voilà les puissantes raisons qui la font préférer aux autres. Notre Prince infatigable vole en trois jours au travers de toute la Flandre, et se trouve à la tête de son armée ; Gand résiste peu de jours, Ypres suit bientôt après, Mons est aux abois par la cruelle famine ; Lew est surpris en un matin, et la victoire par ces nouvelles conquêtes tend déjà la main au Roy, sur les murs de ces mêmes Villes, dont la prise naguères ne lui avait coûté qu’une Campagne de six semaines. Aurait-on crû que tous ces évènements dussent être les commencements d’une Paix ? La nouvelle Alliance de l’Angleterre flattait la Hollande et l’Espagne, qui d’ailleurs aigries par le malheur semblaient ne pouvoir être apaisées, et d’un autre côté les charmes de la victoire offraient mille douceurs à un Prince jeune, et plein de courage.

A ces obstacles presque insurmontables, LOUIS oppose deux vertus qui pacifient tout, en un moment : sa valeur, et sa modération. La première le rend si redoutable, qu’il ne doute point que ses ennemis n’acceptent la Paix de peur de périr ; la dernière le rend si juste, qu’il croit devoir préférer le repos du monde, au sensible plaisir de vaincre, et de conquérir ; l’une lui permet de renoncer avec honneur à une partie de ses avantages ; l’autre sert à apaiser ce louable désir de conquête si naturel aux grands cœurs : Parce qu’il peut tout, il lui est glorieux de donner ce qu’il peut conserver sans peine ; et parce qu’il est modéré, il lui est facile de quitter les délices de la victoire, pour délivrer l’Europe des malheurs de la guerre. Voilà, MESSIEURS, les vrais motifs de la Paix ; qu’il est beau sur les dernières limites de la Flandre, à la tête de cent mille hommes accoutumés à vaincre, lors que tout tremble, et que tout est soumis, de redonner des Villes et des Provinces, d’offrir la Paix à des conditions honorables aux vaincus, et par une générosité sans exemple, de leur épargner même la honte de la demander. Car enfin, MESSIEURS, il est naturel aux malheureux d’avoir de l’orgueil, et il est dur aux grands cœurs, de s’avouer soumis ; et de se mettre en état de suppliants. LOUIS, dont l’âme est grande, et qui voit en même temps ces ennemis assez faibles pour devoir souhaiter la fin de la guerre, mais assez fiers pour ne vouloir point avouer leur faiblesse et leur impuissance, est assez généreux pour relever leur misère, sans blesser leur fierté. Il propose lui-même la Paix, il y joint des conditions avantageuses qui honorent ceux qu’il a soumis, il leur rend comme s’ils étaient en état de reprendre, et les sauve ainsi de la perte entière de leurs États, et de la honte de supplier, et de demander grâces.

Cette fierté, et cette honte occupaient si fort les cœurs des Alliés, que malgré la bonté infinie de LOUIS, on les a vu longtemps encore balancer à signer des Traités, qu’ils avouaient eux-mêmes être justes, et si raisonnables ; ils trouvaient dur après avoir été vaincus par les armes, d’être encore vaincus en générosité, et de prendre enfin la loi du vainqueur, quoi qu’elle fût honorable pour eux : Et c’est là l’effet d’une magnanimité inouïe dans nôtre Monarque, inimitable en toutes choses, de leur laisser le chimérique honneur de contester vainement, dans le temps ! qu’ils lui devaient rendre des grâces infinies du repos qu’il leur donnait si libéralement.

Que ne puis-je, MESSIEURS, vous faire voir une si grande action dans toute son étendue ! Que de différentes vertus en même temps. Les grandes qualités d’une âme si peu commune, se soutiennent et se modèrent les unes par les autres ; sa valeur soutient sa bonté, sa bonté modère sa valeur ; sa force et son pouvoir maintiennent sa douceur, et sa douceur tempère son pouvoir et sa force ; parce qu’il est le Maître, il est raisonnable, il est bon, il est juste, et parce qu’il est raisonnable, et qu’il est juste, il oublie en quelque manière qu’il est le maître : et c’est de ce mélange admirable de vertus, et de cette mutuelle déférence qu’elles ont entre elles, que se forme le Héros parfait, tel que celui, sous le règne duquel le ciel favorable nous a fait naître.

Il est vrai toutefois que parmi tant de rares perfections il y a toujours un caractère de noble fierté qui prédomine. Et en effet, MESSIEURS, en même temps qu’on le voit attendre, avec une patience honnête, les différentes résolutions de ses ennemis, on le voit d’un autre côté avec une magnanime tranquillité, jouir par avance d’une Paix, que leur orgueil semblait vouloir tenir encore douteuse. Il les laisse débattre l’un après l’autre leurs différents intérêts, sur que tant de vaines contestations n’empêcheront pas l’effet de ce qu’il s’est proposé ; prodige ! qui paraîtra quelque jour incroyable ; Louis au milieu d’une sanglante guerre, ayant toute l’Europe liguée et armée contre lui propose la Paix, en dresse seul tous les articles dans son cabinet, en envoie le projet, juste et sage, à la vérité, mais tel enfin qu’il l’a voulu, et sans se mettre en peine si ses propositions seront acceptées, et si les Alliés en seront satisfaits. Il diminue les subsides, il règle les reformes de ses Troupes, songe à policer son Royaume, à élever des monuments dignes de sa magnificence, et commence enfin les exercices d’une Paix profonde, dans le temps que les nœuds de l’alliance semblent être plus resserrés que jamais. C’est ainsi (s’il est permis de comparer l’image du Tout-puissant avec le Tout-puissant même) que les hommes s’efforcent de prendre des mesures contraires à ce qui a été prévu, et ordonné de toute éternité ; tandis que, du haut de sa gloire, le souverain Maître du monde, les voit malgré tous leurs efforts entraînés, et obligés de se soumettre aux décrets immuables de sa Providence.

Aussi, MESSIEURS, comment eût-il été possible de ne se rendre pas aux volontés d’un Prince juste et équitable, qui, renonce à ses propres intérêts et qui a plus de soin de la sûreté, de l’honneur, et de la satisfaction de ses ennemis, que de ses propres avantages. On dirait qu’il est le Père commun de toute, l’Europe. Il est vrai qu’il a agi avec fermeté pour ses amis opprimés ; il a rompu les injustes fers des Princes ; il a mis Cologne à la raison ; il a ramené ce vaillant, mais que l’on peut dire ingrat, Electeur dans ses propres Etats, qu’il avait depuis peu si libéralement augmentés du fruit de ses propres Conquêtes ; il a ouvert les portes de Stettin, et rendu la Pomeranie à la Suède. Mais considérez d’un autre côté, avec quelle bonté il s’oublie soi-même, pour songer à guérir la jalousie des uns, et à réparer les pertes des autres. Il se remet en deçà des limites qu’il avait passées de si loin ; il redonne des places, et rend tout un pays, que ses conquêtes avoient traversé d’une manière que ce qui en restait ne pouvait subsister que par lui. Il offre de rétablir le Duc de Lorraine ; il laisse à l’Empereur le choix entre deux places : et c’est ainsi que fidèle à ses amis, juste et plein de bonté pour ses ennemis, désintéressé et facile pour ce qui le touche, il trouve le secret d’apaiser une cruelle guerre, en réparant les dommages des uns, en donnant tout aux autres, et se contentant pour lui d’une partie de ses Conquêtes, mais se réservant sur tout la gloire qui suit une action si noble et si généreuse.

Elle vous demeurera toute entière cette gloire, Prince sage et valeureux et la mémoire n’en périra jamais. On verra plusieurs différents Traités, on y lira les noms des Médiateurs, des Plénipotentiaires, et des Ministres ; on y remarquera les différentes ratifications de plusieurs Souverains ; mais l’Histoire, mais les Panégyriques apprendront à nos neveux avec admiration, que tous ces Traités, ces noms, ces ratifications, sont de vains titres que vôtre bonté a tolérés, que vous seul avez été le Médiateur, et le Plénipotentiaire, que tant de Princes n’ont signé que pour reconnaître les dons de votre main libérale et pour se rassurer davantage de la crainte de vos armes ; Et qu’enfin ce grand ouvrage de la Paix a été conçu, et achevé par vôtre valeur, votre générosité, votre sagesse, et votre patience.

Nous en jouissons, MESSIEURS, de cette Paix, et la jalousie, et la haine rendent enfin hommage à la souveraine vertu, nos ennemis réconciliés trouvent chez nous toutes sortes d’avantages, et y viennent chercher les fruits de la Paix que nous avons toujours conservée : ils partagent avec nous, nos vendanges, et nos moissons, et tout ce que nos fertiles terres offrent de délicieux et de nécessaire, et ils nous enlèvent encore quelque chose de plus précieux, puisque nous leur donnons une Reine, qui est la gloire du sang de nos Rois, et l’ornement de nôtre Cour. Que de biens vont suivre de si heureux commencements ! que de peuples soulagés ! que de misérables secourus ! que de savants récompensés ! Chaque jour nous va faire voir de nouvelles merveilles ; cependant pour consacrer les hauts faits d’armes d’un Roi toujours vainqueur, et pour célébrer cette Paix qu’il a bien voulu donner à la Terre, les Historiens, les Poètes et les Orateurs vont faire de nouveaux efforts, et les Peintres et les Sculpteurs nous feront revoir sur la toile et sur le marbre, toutes ces grandes actions qui lui ont acquis tant de gloire.

Déjà je vois s’élever un superbe Arc de Triomphe, et dans son immense grandeur, à peine peut-il contenir une partie de tant d’exploits mémorables, qui y seront représentés en mille manières ingénieuses, poétiques, et agréables. Je m’imagine voir à l’entour tout le peuple amoureux, et attentif à regarder avec admiration la vive image de tant d’extraordinaires évènements : ici on verra la Hollande éplorée se faisant un rempart de l’Océan, et Neptune qui lui avait cédé quelque partie de son Héritage pour tant de richesses dont chaque jour elle embellit son Palais, rompt avec son Trident, pour la sauver, les digues qu’il avait respectées : Là on verra des troupes qui passent le Rhin à la nage, les Naïades alarmées se sauvent dans des roseaux, d’où toutefois curieuses elles considèrent le jeune Héros, qui a la noble audace d’exécuter un pareil dessein. D’un côté l’on remarquera la fameuse Ville de Maastricht, on tremble encore à l’aspect de ses remparts, tandis qu’aux pieds du Conquérant elle vient implorer sa miséricorde. D’un autre côté l’on reconnaîtra les agréables rivages du Doux, et le fleuve plein de joie montre à la Saône à qui il porte le tribut de ses eaux, son urne nouvellement enrichie de fleurs de Lys ; Mais ce qui charmera sur tout, sera de voir la Victoire qui amène aux pieds du Roi mille peuples différents, et qui lui offre un monde, comme lui en promettant la conquête assurée, et ce généreux Prince lui présentant la Paix, lui fait connaître qu’il trouve plus de gloire à pacifier le monde qu’à le conquérir. Mille nobles inscriptions accompagneront ces magnifiques Monuments, et apprendront à la postérité la plus éloignée, que lors que la Fortune et la Victoire offraient à LOUIS LE GRAND toutes les couronnes de ses ennemis par une bonté et une modération sans exemple, il a donné libéralement la Paix à toute l’Europe.