Les aventures de la translittération

Le 6 mars 2014

Danièle SALLENAVE

Bloc-notes de mars 2014

 

Les récents Jeux olympiques d’hiver et les tragiques événements d’Ukraine ont fait revenir régulièrement dans les journaux ou sur les écrans télévisés des noms de personnes ou de lieux transcrits du cyrillique. On a pu voir ainsi apparaître sur les écrans de télévision le nom de deux villes étranges : une certaine ville de « Sochi », à propos des Jeux, et celle de « Zhytomyr », à propos d’un épisode de la « révolution orange ».

À la lettre, ni l’une ni l’autre de ces villes n’existent dans notre langue. « Sochi » et « Zhytomyr » sont la transcription, ou, mieux, la « translittération », anglaise du nom des villes russe et ukrainienne que l’on transcrit en français par « Sotchi » et « Jitomir ». C’est un phénomène qui est malheureusement assez fréquent aujourd’hui, et on ne compte plus, s’agissant du russe, les traductions contemporaines où fleurissent des « Masha » et autres « Natasha » qui surprennent extrêmement le lecteur de Tchekhov ou de Tolstoï – sans parler des « Solzhenytsin » qu’on n’est jamais arrivé ni à prononcer ni à reconnaître.

Pourtant, Sotchi et Jitomir, pour ne parler que de ces deux villes, ne sont pas des inconnues, tant s’en faut. Station balnéaire du Caucase, la ville de Sotchi, avec un t, a été décrite et célébrée par trois Prix Nobel de littérature, Ivan Bounine, Boris Pasternak et Joseph Brodsky. C’est à Sotchi qu’Ostrovski, venu y soigner sa polyarthrite aiguë, écrivit son livre fameux Et l’acier fut trempé..., etc.

Quant à la ville de Jitomir, en Ukraine, à 100 kilomètres de Kiev, son nom est présent dans toute l’histoire du xxe siècle. En 1997, quand on donne le prix du meilleur livre étranger à Mark Sergueievitch Kharitonov, qui y est né en 1937, pour son livre Un mode d’existence (Fayard). Plus récemment, quand sur toutes les chaînes de télévision on signale la naissance de deux animaux monstrueux : un porc et un veau à deux têtes. Jitomir est en effet la ville de Russie, maintenant d’Ukraine indépendante, la plus proche de Tchernobyl. Mais le nom de Jitomir avait déjà une bonne place dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale : la ville est un nœud ferroviaire et donc un enjeu de première importance dans la lutte que mènent les Russes contre l’envahisseur allemand. Un petit film (INA) retrace l’épisode très violent de sa conquête par l’armée allemande le 31 décembre 1943 : on y voit l’entrée d’une colonne de soldats dans Jitomir en ruines.

Quand les journaux et les télévisions l’appellent « Zhytomyr », ou quand ils oublient le t de Sotchi, cela témoigne évidemment du progrès de l’anglicisation de notre langue. Mais surtout, et plus gravement, cela témoigne d’un progrès dans notre oubli de l’histoire, ou dans notre indifférence envers elle.

La question de la transcription des langues ou caractères étrangers est trop vaste pour qu’on la résume d’un mot. Et d’abord de quoi parle-t-on ? De « transcription » ou de « translittération » ? S’agit-il d’une transposition lettre à lettre, ou de la restitution d’une prononciation? C’est à soi seul une histoire à part entière : au xviie siècle, on francise à outrance. La famille bretonne des « Kernevenoy » devient « Carnavalet ». L’anglais « Buckingham », « Bouquincam ». Et l’empereur romain « Titus » s’appelle « Tite » dans la « comédie héroïque » de Corneille, Tite et Bérénice.

S’agissant des caractères cyrilliques, la translittération a connu des évolutions qui suffisent à dater une traduction. Le « v » russe final, par exemple, prononcé « f », était translittéré avec deux « f » autrefois, et depuis 1960 il l’est par un « v ». Des variantes rivalisent parfois au petit bonheur la chance. Ainsi, avant que « Khrouchtchev » s’impose, on a connu « Kroutcheff », « Kroutchev » et même un puriste « Krouchiov » qui serait plus près de la prononciation du nom, en cyrillique « Хрущёв » ! Mais l’usage actuel d’une translittération de type anglais a une signification autrement inquiétante. Écrire « Zhytomyr » ou « Natasha » traduit une ignorance totale du référent de ces noms propres : qui a lu Guerre et Paix ne peut qu’écrire « Natacha ». Qui a lu Bounine ne peut écrire « Sochi », et qui connaît l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, de la Russie, et de l’Ukraine, ne peut pas écrire « Zhytomyr ».

L’exactitude dans la translittération des noms de personnes et de lieux et le respect de sa propre langue devraient pourtant être une exigence de base dans la traduction : le monde de l’information semble pourtant en faire peu de cas. Le recours aux dépêches d’agences internationales rédigées en anglais est la règle dans les bureaux de presse où l’on travaille souvent dans la précipitation. Désinvolture, minceur du bagage culturel, soumission aux modes ? Si l’anglais s’impose en terrain francophone, ce n’est donc pas seulement en raison de sa puissance. C’est aussi en raison de notre faiblesse.

Et c’est la même chose pour l’introduction de certains mots anglais dans notre lexique. Ils ne seraient nullement nécessaires si nous connaissions mieux notre langue.

 

Danièle Sallenave
de l’Académie française