Rapport sur le concours de prose de l’année 1828

Le 25 août 1828

François-Juste-Marie RAYNOUARD

RAPPORT

DE M. RAYNOUARD,

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,

SUR LE CONCOURS DE PROSE DE L’ANNÉE 1828.

 

 

MESSIEURS,

Un homme éloquent, Balzac, fonda parmi vous le prix d’éloquence. Non moins zélé pour la gloire de Dieu que pour celle des lettres, ou peut-être, considérant que, dans l’état de société, tel qu’il existait alors, les applications de l’art oratoire se bornaient presque uniquement à la prédication, et qu’il importait d’ouvrir une lice où se pussent exercer ceux qui se destinaient au ministère de la parole évangélique, il voulut qu’il ne fût mis au concours que des sujets de piété, ou, si l’on veut, de morale religieuse. Dans une période de quatre-vingt-sept ans, quarante-cinq discours furent couronnés qui n’étaient tous que la paraphrase de quelques paroles de l’Écriture ; et tous étaient terminés par une prière à Jésus- Christ. Il faut sans doute commencer par la Divinité ; et les païens eu étaient d’avis comme les chrétiens même : ab Jove principium. Mais ce n’est que dans les cieux que peut être chanté l’hymne sans fin : sur la terre, tout a un terme ; et les mortels sont condamnés au changement. L’Académie résolut donc de fermer cette mine épuisée, et d’en ouvrir une nouvelle, en proposant l’éloge des grands hommes de la nation. La nombreuse et brillante élite des rois, des ministres, des magistrats, des guerriers, des orateurs et des poètes qui ont illustré la France, promettait une ample et riche matière aux concours académiques. Heureuse la nation qui peut ainsi puiser dans sa gloire de quoi l’augmenter en fécondant sa littérature ! Le talent n’a point manqué à ces sujets que semblait lui proposer la patrie elle-même. Durant soixante ans, vingt-cinq concours ont vu décerner la palme de l’éloquence aux heureux panégyristes de nos grands hommes en tout genre. Mais, chez la nation la plus favorisée, la liste des personnages qui se sont immortalisés par l’excellence du génie ou de la vertu n’est pas inépuisable. Des gloires qu’on pourrait appeler de premier ordre, il a fallu descendre à des gloires secondaires, qui, excitant une admiration moins vive et moins pure, permettaient l’examen, autorisaient la discussion, souffraient que la louange ne fût pas sans restriction, et ménageaient ainsi le passage aux pures questions de critique historique, littéraire ou philosophique. C’est à ce terme que nous en sommes arrivés.

Ce changement causé par l’épuisement de sujets propres au panégyrique, s’il n’était une nécessité, pourrait passer pour un calcul. Dans les différentes branches des connaissances humaines, on semble se plaire aujourd’hui plus que jamais à remonter aux sources des choses, à interroger les origines ; on aime surtout à exhumer les monuments de notre vieille histoire, à les restaurer, à les étudier, à les comprendre, pour comprendre mieux les siècles qu’ils racontent.

Cette tendance des esprits ne pouvait échapper à l’Académie française, et elle la vit avec trop de plaisir, pour ne pas la vouloir seconder. Longtemps nos yeux, comme éblouis de la splendeur de nos deux grands siècles littéraires, semblaient ne rien apercevoir dans les temps plus ou moins obscurs qui les ont précédés, et notre littérature, quoique de bonne maison, quoique pouvant se glorifier à bon droit de son ancienneté, faisait trop comme ces parvenus qui rougissent de leurs aïeux, et qui le plus souvent les ignorent. Connaître nos vieux auteurs était le partage exclusif de quelques érudits, qui n’en comprenaient que la lettre s’attachaient uniquement à la critique verbale, et négligeaient ou ne voyaient pas les traits de mœurs publiques ou privées, de caractère ou d’esprit national, que laissent échapper en abondance ces naïfs et sincères témoins des temps passés. Une critique plus haute et plus intelligente devait s’emparer de ces richesses devenues nouvelles par leur ancienneté même. L’Académie lui a fait un appel, en demandant un discours sur la marche et les progrès de la langue et de la littérature françaises, depuis le commencement du seizième siècle jusqu’en seize cent dix.

Suivre les progrès d’une langue et d’une littérature est une étude au moins aussi philosophique que littéraire. Des vers et de la prose ne sont pas seulement des produits spontanés de l’aptitude ou du loisir de quelques esprits ; ils sont aussi l’expression des idées dominantes d’un siècle, et l’image du caractère d’une nation. Quand l’éloquence ou la poésie subissent des changements notables, reçoivent des modifications profondes, ce n’est pas un pur effet du dégoût de ce qui est, du besoin de ce qui n’est pas ; c’est aussi, c’est surtout que quelque cause politique, religieuse ou morale, a donné une direction nouvelle aux intelligences. Rechercher ces causes, les saisir, les rendre sensibles, c’est l’œuvre d’une tête pensante, qui ne s’attache point à la superficie des objets, pour qui les faits sont des idées, leur succession un raisonnement, et leurs résultats des conséquences.

Peu d’époques, sans doute, offraient un champ plus vaste et plus fécond aux recherches du savoir et aux aperçus de la sagacité, que celle dont le programme a posé les limites. Au commencement du XVIsiècle, notre langue et notre littérature, faibles encore et mal assurées dans leurs mouvements, étaient animées d’un principe de vie qui permettait d’espérer un heureux développement. On pouvait tout at­tendre du génie d’une nation qui avait déjà produit les chroniques de Froissart, les mémoires de Comines, le roman de la Rose, les ballades de Villon, et l’immortelle farce de-Patelin. Mais ce génie sortait à peine de l’enfance ; et il entrait dans cet âge qui, pour les nations comme pour les individus, est un temps d’épreuve et de crise, d’où dépend presque toujours le sort de la vie entière. Combien de causes diverses pouvaient presser ou ralentir, régler ou désordonner son essor ! Ces mises se présentèrent en foule.

Le XVIsiècle s’était ouvert, précédé de deux faits immenses, l’invention de l’imprimerie, multipliant les œuvres de la pensée jusqu’à les rendre impérissables, et la découverte de l’Amérique révélant un nouveau monde à l’ancien, qui en avait fait sa conquête : ainsi, le globe était connu tout entier et l’univers intellectuel était assuré de son éternité. Faut-il s’étonner qu’un siècle annoncé, préparé de la sorte, ait été rempli d’événements et de personnages mémorables, plus que dix autres siècles ensemble ? François Ier et Henri IV, Charles-Quint et Philippe II, Henri VIII et Élisabeth, Léon X et Sixte-Quint, Soliman et Barberousse, le duc d’Albe et Juan d’Autriche, Bayard et Gaston de Foix, occupant, attaquant ou défendant les trônes de l’Europe ; en Allemagne, la réformation sortant d’une querelle entre deux ordres religieux pour le trafic des indulgences ; en Angleterre, le schisme naissant, au sein de l’hérésie, des caprices voluptueux et sanguinaires d’un tyran : aux Pays-Bas, les Bataves arrachant à l’autorité despotique de l’Espagne le sol qu’ils avaient conquis sur l’Océan ; en France, des concitoyens, des frères s’égorgeant, au nom d’un Dieu de paix, pour la manière de le prier et d’entendre sa loi ; plus tard, dans cette même France, des sujets tournant contre leur roi des armes bénies par Rome et soudoyées par l’Escurial ; enfin, le plus grand, le plus populaire de nos monarques, obtenant le sceptre de sa naissance, le conquérant par sa bravoure, et le méritant par ses vertus aimables : voilà quelques-uns des principaux acteurs, quelques-unes des principales scènes du grand drame appelé le XVIsiècle.

Au milieu de tant de guerres acharnées, de factions sanglantes et de révolutions terribles, la littérature fut comme le siècle même, belliqueuse et politique, catholique et protestante, républicaine et monarchique, ligueuse et royaliste. Cette part qu’elle prit aux événements publics, quelquefois comme instrument, quelquefois même comme mobile, et toujours comme écho des faits et des opinions, fortifia les esprits, étendit les idées et assouplit le langage. Le style, défaut de l’élégance et du poli, que peut seule lui donner une civilisation avancée et paisible, reçut, des passions d’une société adolescente et agitée, la saillie, le nerf et le mouvement, La poésie, qui est la langue du caprice et de l’imagination, dut éprouver, à un beaucoup moindre degré que la prose, l’influence des événements politiques et religieux. Mais elle eut ses révolutions intérieures, qui tiennent à des causes toutes littéraires. La muse naïve et maligne de Villon, courtisée par Marot, qui lui donna plus de finesse et de grâce, fut bientôt négligée pour la muse mignarde et affétée des faux imitateurs de Pétrarque ; et, presqu’en même temps, on vit régner sur notre Parnasse je ne sais quelle muse hétéroclite, pédantesquement affublée de lambeaux grecs et latins, essayant, en dépit de la nature, de régler son pas sur la mesure antique, et ne s’élevant sur de ridicules échasses que pour tomber plus vite et de plus haut. Enfin Malherbe vint. Son sage despotisme comprima le désordre ; et, si la froide réserve de son imagination, trop secondée par la marche méthodique de notre langue, fit rentrer l’essor de la poésie française dans des limites un peu étroites, du moins il lui rendit cette justesse, cette clarté, qui sont les qualités dominantes de notre esprit, parce qu’elles répondent à la droiture et à la franchise, qui sont les qualités principales de notre caractère. Telle est l’esquisse imparfaite du grand tableau que l’Académie demandait à la jeunesse lettrée.

Elle ne s’attendait pas à un concours nombreux. Le sujet exigeait de grandes études faites ou à faire : c’était plus qu’un discours, c’était presque un livre qu’il fallait composer. De telles conditions écartaient naturellement ce peuple d’écrivains, légers d’études et vides de pensées, doués de la facilité si commune de revêtir d’un style sans originalité des idées d’emprunt et des jugements de tradition. Sept pièces seulement furent envoyées au concours, et trois ont été distinguées. Le discours enregistré sous le n° 7 et portant pour épigraphe : Magnus ab integro saeculorum nascitur ordo, a obtenu une mention honorable. Il a très-peu détendue : et cette brièveté n’est pas tout à fait celle qui naît de la vigueur de l’esprit et de la concision du style. L’auteur. du reste, a envisagé son sujet sous le vrai point de vue : il a senti que l’histoire de la politique de la religion et des mœurs, doit éclairer celle des lettres, de qui elle reçoit de la lumière à son tour ; mais il n’a fait qu’indiquer avec justesse des rapports qu’il dit fallu marquer d’une manière plus ferme et plus approfondie. Quelques jugements, conçus en des termes trop peu précis, trop peu caractéristiques, s’ils ne donnent pas le droit d’affirmer qu’il n’est point entré dans un commerce direct avec tous les écrivains dont il parle, pourraient au moins en autoriser le soupçon. Peut-titre que, trompé par les traditions et les exemples du passé, il a cru que l’Académie demandait un ouvrage plus oratoire que philologique, où l’élévation du style n’ut plus signalée que l’exactitude des recherches. L’Académie serait innocente de son erreur, qu’elle n’était point obligée de prévenir. De la nature même d’un sujet doit se conclure la manière de le traiter, c’est-à-dire, le ton qu’il faut prendre dans l’ouvrage, et la dimension qu’il faut lui donner. Comprendre et observer ces convenances est une des difficultés que l’Académie propose à l’intelligence des concurrents, et c’est un des mérites qu’elle récompense en eux.

M. Émile Mazens, mentionné honorablement dans le concours de poésie de l’année dernière, est l’auteur de ce discours, digne d’estime par la sagesse des doctrines et l’élégance de la diction.

Deux autres discours ont principalement fixé l’attention de l’Académie. L’un, enregistré sous le n° 4, porte cette épigraphe : « Destati, pigro ingegno, da quel sonno, destati omai !... »  (Génie, éveille-toi ! sors de la langueur qui t’accable.)

L’autre discours, inscrit sous le n° 6, a pour épigraphe : « Fert animus mutatas dicere formas. »

Le discours n° 4 est un ouvrage très-étendu, très-développé : il embrasse l’ensemble du sujet ; il en comprend les principaux détails. Après un coup d’œil jeté sur l’état des lettres avant le XVIsiècle, l’auteur entre dans la route tracée par le siècle même ; caractérise, à mesure qu’il avance, le genre et le talent des différents écrivains en prose et en vers qui ont brillé d’un éclat plus ou moins légitime, plus ou moins durable ; analyse avec soin les productions dont la postérité a gardé le souvenir, et note d’un trait rapide, mais significatif, la foule des écrits tombés dans l’oubli. Fidèle à la lettre et à l’esprit même du programme, en même temps qu’il suit la littérature dans sa marche, il observe la langue dans ses progrès : il signale, du moins en partie, les changements introduits dans notre vocabulaire, dans notre syntaxe, dans notre orthographe même. La composition était un genre de mérite que le sujet semblait peu comporter, puisqu’il consiste dans l’examen de deux choses progressives de leur nature. Mais, tout en suivant l’ordre chronologique, l’auteur ne s’est pas interdit de grouper les faits analogues ou de rapprocher les faits opposés, pour en faire sortir plus de lumières ; et, dans sa marche directe, il s’arrête plus d’une fois pour embrasser d’un regard l’espace qu’il vient de parcourir, ou pour décrire quelque phase politique qui a donné aux lettres, et quelquefois a reçu d’elles, une impulsion forte et inattendue. En quelque sorte plus occupé de son sujet que de lui-même, il a peu de ces morceaux, d’un effet prémédité, qui peuvent se détacher facilement d’un ouvrage, parce qu’ils y tiennent faiblement. Il est loin, toutefois, d’avoir négligé les ornements de la pensée et de l’expression : il ne prodigue pas les traits d’esprit ; mais son économie n’est point de l’avarice, et elle est encore moins de l’indigence. En un mot, son discours est fait pour instruire, et, en instruisant, il saura plaire.

Le discours n° 6, une fois moins étendu que celui dont il vient d’être parlé, comprend par conséquent beaucoup moins de développements de critique et de philologie. L’auteur a conçu, disposé, exécuté son sujet d’une manière qui lui est propre. Il ne s’attache pas à suivre exactement l’ordre des temps. Ainsi, il décrit, à son début le parti politique dont l’existence ne fut révélée que vers la fin du siècle qu’il doit parcourir en entier ; et il termine, en dépit de la chronologie, par le portrait de Rabelais, qu’il présente comme un auteur dramatique, quoiqu’il n’ait pas fait de drames, mais pour remplir l’espèce de lacune que laissent des auteurs de drames qui n’ont point été dramatiques. Faisant aussi quelquefois de l’accessoire le principal, il paraît plus entraîné à montrer la politique du siècle que sa littérature, à raisonner sur les événements qu’à disserter sur les écrits. Ce n’est cependant pas que le jugement des écrivains n’occupe une grande place dans son ouvrage ; niais sa critique, laissant à d’autres le soin de dénombrer les auteurs effacés dans le lointain des âges, ne s’occupe guère que des chefs d’école et des modèles de genres. Ses portraits de Villon et de Marot, de Montaigne et de de Thou, de l’Estoile et de Brantôme, de Montluc et de d’Aubigné, de Rabelais et de Régnier, sont à la fois faits de verve et finement touchés : ils ont le relief et la couleur même de la nature. Il fait plus quelquefois que de peindre ses personnages ; il leur rend la vie, les met en scène, les revêt de leur costume, leur fait parler leur propre langage : ce sont eux-mêmes qu’on voit et qu’on entend. En tout, il parait impossible de rassembler, dans un plus court espace, un plus grand nombre de traits spirituels, de tours animés, d’aperçus fins, de rapprochements heureux et d’allusions piquantes.

Une vue ingénieuse et juste, qui est commune aux deux auteurs, c’est de montrer l’esprit français, mélange de beaucoup de malice et de beaucoup de raison, se perpétuant, malgré mille obstacles, à travers tous les âges de notre littérature ; inspirant les fabliaux de nos vieux trouvères ; dictant les ballades de Villon, les épîtres et les épigrammes de Marot ; prêtant à la sagesse le langage de la folie dans les romans de Rabelais ; devisant avec un nonchalant scepticisme dans les Essais de Montaigne ; luttant avec énergie contre le pétrarquisme qui veut l’affadir et le pédantisme qui veut l’étouffer ; perçant le monstre de la Ligue des traits échappés de la satire Ménippée ; rentrant, à l’aide de Régnier, dans la poésie d’où on l’avait banni ; se combinant bientôt avec une sage imitation de l’antiquité pour composer notre véritable génie littéraire, et arrivant jusqu’à nos jours en versant successivement ses dons les plus heureux sur Molière, la Fontaine, Despréaux, Dufresny, le Sage, la Bruyère, Hamilton, et enfin Voltaire, ce Voltaire qu’on peut présenter à tous les yeux comme sa plus vive et sa plus complète image.

Les deux discours ont balancé et tenu en suspens les suffrages du plus grand nombre : et ceux des juges qui penchaient pour l’un ou pour l’autre ont tous reconnu que l’accessit ne serait point une récompense suffisante de celui des deux qui n’obtiendrait pas le prix. L’Académie cependant n’avait qu’un prix à donner : elle a donc cru juste de le partager, mais en regrettant que chacun des deux vainqueurs ne reçût que la moitié d’une récompense qu’il avait méritée tout entière. M. le ministre de l’intérieur, informé de cette décision et de ce regret, a signalé, encore cette fois son amour pour les lettres, en mettant l’Académie à male de décerner un prix entier à l’un et à l’autre des deux jeunes lauréats.

L’auteur du n° 4 est M. Philarète Chasle ; celui du n° 6 est M. Saint-Marc Girardin. Tous deux ont déjà triomphé dans nos concours. Le premier a remporté en 1823 un prix pour un discours sur la vie et les ouvrages de Jacques-Auguste de Thou ; et le second a obtenu, l’année dernière, un prix pour l’éloge de Bossuet.