Éloge historique de M. l’abbé Barthélemy, l’un des quarante de la ci-devant Académie française

Le 13 août 1806

Stanislas de BOUFFLERS

MESSIEURS,

Nous avons vu, en 1789, M. Barthélemy, déjà sur le déclin de son âge, et trop tard au gré de nos vœux, paraître pour la première fois au milieu de l’Académie française ; et certes il était loin alors de s’attendre à lui survivre ; mais aussi, quand il l’a pleurée avec tous les hommes de lettres, et, nous osons le dire, avec tous les hommes de bien, il pouvait encore moins prévoir qu’un jour viendrait où ce-même corps dont il avait reçu le dernier soupir lui rendrait les derniers honneurs.... Eh ! qui m’aurait dit à moi, quand le sort m’a désigné pour recevoir parmi nous un confrère si désiré, que je serais, après un si long intervalle, invité de nouveau, par un choix trop flatteur, à solenniser sa mémoire ? N’est-ce pas ici l’occasion de nous rappeler les uns aux autres ce vers touchant de Virgile, que tant de voix sont prêtes à répéter ?

O Mœlibée ! un dieu nous a fait ces loisirs.

Maintenant, par où commencer, et comment finir en espérant de faire connaître tout le mérite et tous les mérites d’un homme dont la longue et belle vie présente à la fois un cours d’étude et de morale ; d’un homme dont notre France peut s’enorgueillir, et dont le nom suffit pour répondre aux détracteurs de son siècle ; d’un homme enfin que la science, suivant l’expression d’un grand poëte, avait marqué pour sien, et que l’antiquité recommande à la postérité ? On me dira que la Renommée s’était d’avance occupée de mon travail, et que je n’ai eu qu’à écrire sous sa dictée ; comme si tant de célébrité ne devenait pas en même temps pour l’orateur un écueil de plus ! Je dois, en quelque sorte, exposer ici une image encore présente et toujours chère à bien des mémoires ; et je n’ignore pas combien le sentiment est juge difficile en fait de ressemblance. Ce que je pourrais faire de mieux, ce serait de dire ce que chacun se dit avant moi, ce serait d’exprimer ce que chacun pense ; je crois le lire, mais comment le rendre ? et mes regards ne tombent en ce moment sur personne près de qui je me sente l’infériorité d’un traducteur.

Ajoutez à cela que, pour payer complétement ce tribut si mérité, on se verrait obligé, en suivant M. Barthélemy dans sa longue carrière, de s’y arrêter à chaque pas, car il n’en a point fait d’inutiles : dans tous les traits qui le caractérisent on ne peut choisir qu’avec embarras, on ne peut laisser qu’avec regret : aussi, en m’acquittant, selon mes forces, d’une tâche aussi douce que difficile, suis-je loin de penser que je la remplisse : j’ai connu M. Barthélemy, et je me connais ; mais au moins l’admiration et l’amitié me conseilleront ; ainsi le portrait de notre confrère, ou plutôt l’esquisse que je vais vous soumettre, présentera successivement deux parties dont la réunion compose tout l’homme : SON ESPRIT ET SON CŒUR.

 

PREMIÈRE PARTIE

 

Les plus nobles cités de cet empire pourraient envier à la petite ville d’Aubagne, modeste voisine de Marseille, l’honneur d’avoir donné le jour à M. Barthélemy ; il y naquit en 1716, dans une maison déjà connue par les vertus héréditaires de ceux qui l’habitaient. Il y reçut, au sein de sa famille, ces tendres soins que l’enfance paye de tant de plaisirs ; et ces premières leçons qui préparent l’esprit à recevoir toutes les autres. Mais à peine eut-il atteint l’âge de douze ans, que M. Joseph Barthélemy, son père, connaissant les sacrifices que les heureuses dispositions d’un fils commandent à l’amour paternel, le conduisit au collège des Oratoriens de Marseille, et l’y déposa comme un diamant qui attend son éclat du travail du lapidaire.

Une raison prématurée, une aptitude singulière à tous les genres d’instruction, et surtout une passion impérieuse pour l’étude, qu’on ne tarda pas à remarquer dans le jeune Barthélemy, lui donnèrent de bonne heure, entre les enfants de son âge, le rang qu’il a conservé depuis entre ses contemporains. Avec tous ces avantages on devient bientôt à soi-même son meilleur instituteur ; cependant, jusqu’à la fin de sa vie, notre illustre confrère aimait à se rappeler ce qu’il croyait devoir à des maîtres en plus d’un genre qu’il avait surpassés avant de les quitter, et qui, pour la plupart, presque entièrement oubliés du reste du monde, ne conservaient d’autres titres à la célébrité que celle de disciple.

Du collège des Oratoriens on le conduisit à celui des Jésuites : c’était passer dans un camp ennemi ; heureusement encore trop jeune, et déjà trop sage pour prendre parti dans de pareilles guerres. Condamné, chez ces nouveaux maîtres, à l’ennuyeuse étude d’une philosophie encore barbare, et d’une théologie accusée de trop de subtilité, il regretta beaucoup d’heures précieuses dont il eût aimé dès lors à faire un autre emploi. Le temps qui lui restait, c’est-à-dire celui de ses récréations et de ses nuits, consacré à l’étude du grec et des langues orientales, lui servit, sans qu’il en eût le projet, à préparer sa gloire ; mais sa complexion, encore délicate, souffrit beaucoup d’un genre d’excès bien rare à pareil âge ; sa vie même fut en danger, et peu s’en fallut qu’on ne le perdit, éteint pour jamais avant que d’avoir éclairé.

En sortant de chez les Jésuites, il est placé au séminaire, où il trouve un peu plus de loisir pour ses occupations favorites, que d’incroyables progrès lui facilitaient de jour en jour ; car il paraît que la science est comme une montagne escarpée seulement à son pied : on s’essouffle d’abord en essayant de la gravir, quelquefois on s’arrête, souvent même on retombe ; mais on dit que ceux qui ne se rebutent point, ne tardent pas à trouver une pente plus douce, et qu’à mesure qu’ils avancent ils gagnent de l’haleine et de la vigueur.

Cependant Barthélemy a déjà cessé d’être l’exemple des écoliers ; il ne tardera pas à devenir celui des maîtres. On le voit à Marseille déjà connu, déjà recherché, et comme secrètement pressenti par les hommes éclairés que cette fille de l’ancienne Grèce comptait alors dans ses murs. Le président de Mazangues, ami des lettres, et M. Cari, versé dans la connaissance des médailles anciennes, s’empressèrent de lui ouvrir, l’un sa bibliothèque, et l’autre son cabinet. Barthélemy puisa dans la première cette érudition, ces principes et ce goût qui devaient un jour le placer parmi les plus grands écrivains ; et, dans le cabinet des médailles, initié par le maître lui-même à la science numismatique, il entra dès lors en commerce avec les anciens, et commença du moins à les connaître de vue.

Notre jeune littérateur avait déjà fait remarquer, par des essais en plus d’un genre, une imagination vive et en même temps docile, un esprit fin, un goût délicat, un style pur, élégant, léger, harmonieux, également propre à tout ce qui aurait exigé de la force ou de la grâce, de la noblesse ou de la gaieté. Ainsi doué par la nature, l’éloquence et la poésie n’avaient point de genres si éloignés, si opposés même entre eux, qui ne lui promissent des palmes ; d’un autre côté, un amour presque effréné pour l’étude, qui la changeait pour lui en volupté ; une mémoire aussi vaste que fidèle, où tout se fixait, où tout se classait, où tout se montrait au premier ordre ; une logique saine, une sagacité attentive, un esprit hardi dans ses aperçus et sage dans ses réflexions, paraissaient l’appeler à des travaux plus sérieux. Comment choisir dans cette affluence de dons si rares, et qu’il montrait sans les voir ? Il a fait mieux que choisir il s’est laissé aller, et a cédé, comme vaincu par une force irrésistible, à cette curiosité toujours plus insatiable, à mesure qu’elle était satisfaite, qui l’entraînait à la recherche des anciens monuments ; mais il s’attacha particulièrement à ceux des Grecs, ce peuple instituteur de l’Univers, ces lumières à jamais vivantes des nations policées qui les ont suivies. On sait qu’une colonie grecque, autrefois établie en Provence, y a fondé Marseille et les villes qui l’entourent ; et l’on eût dit que ce beau sang, qui sans doute coulait dans les veines de Barthélemy, lui parlait en faveur de ses premiers auteurs.

Si les sciences, les arts et les lettres n’avaient jamais cessé d’être en honneur, on n’aurait pas besoin d’antiquaires ; l’antiquité elle-même serait toujours là ; elle parlerait à tous les yeux ; l’instruction irait toujours croissant, et chaque siècle, héritier de ceux qui l’auraient précédé, transmettrait aux siècles qui le suivraient un plus riche patrimoine. Mais rien n’est comme il fut ni comme il sera, et tout ce qu’on admire est condamné à disparaître : la nature le veut ainsi ; elle a besoin de tout, même de nos chefs-d’œuvre, pour en faire autre chose ; les plus cruels fléaux servent à ses desseins impénétrables : il semble qu’elle ordonne aux tremblements de terre, aux volcans, aux inondations, aux pestes, aux ravages de tout genre, de changer incessamment la face du monde ; mais (qui le croirait ?) elle y emploie surtout les hommes, et jamais la faux du Temps n’est plus active qu’entre leurs mains ; voilà près de mille ans que des barbares s’étudient à briser les derniers fragments des statues et des colonnes de la Grèce, tandis que le Vésuve, depuis dix-sept cents ans, conserve des villes intactes, et jusqu’à des manuscrits.

Aux grands désastres qui rendent les pays tout à coup méconnaissables succède d’ordinaire une plus funeste apathie ; la misère suit la dévastation et produit l’abrutissement, qui se complaît dans l’insouciance : dès lors une ignorance générale étend un voile tous les jours plus vaste, tous les jours plus épais sur les vestiges des temps meilleurs. Les générations abâtardies, également indifférentes et à la gloire de leurs ancêtres et à la félicité de leurs neveux, laissent tout finir, tout s’effacer, tout s’enfoncer dans le néant ; elles y travaillent elles-mêmes, comme si elles craignaient jusqu’au moindre indice qui pourrait les accuser devant les races futures. Hélas ! ces tristes lacunes tiennent malheureusement trop de place dans les annales du monde, et les beaux moments sont trop fugitifs ! Que de siècles barbares contre un siècle poli ! et combien, pour l’esprit humain, les nuits sont plus longues que les jours !

Ce n’est donc que de loin en loin, et dans les intervalles lucides des nations, qu’on voit paraître des Hérodote, des Varron, des Spanheim et des Barthélemy. Alors les esprits, réveillés de leur longue léthargie, essayent de ramasser les débris de leur ancienne fortune, de relire les titres de leur gloire, de plonger, pour ainsi dire, dans le Léthé, pour ravir quelque proie, sinon à la mort, au moins à l’oubli, cette seconde mort que les grandes âmes craignent plus que la première.

On s’est quelquefois permis d’accuser ce genre de travail de porter sur des objets dont peu de personnes peuvent sentir l’importance ; on a pensé qu’il entraînait dans des conjectures, des discussions, des recherches, où la réflexion ne s’engage qu’avec inquiétude, où l’on fatigue plus son esprit qu’on ne l’exerce, et sans rien entrevoir au premier aperçu qui promette assez d’avantages ou assez de gloire pour payer tant de veilles. Mais honneur à la science que la futilité seule ose trouver futile ! Ma première réponse à ces vagues objections serait de nommer Barthélemy et les savants qui marchent aujourd’hui avec tant d’honneur sur ses traces. J’ajouterai que toute étude est bonne, parce que c’est déjà un grand pas de fait vers la vérité que de la chercher. Il y a des vérités partout ; heureux qui en trouve ! Une vérité isolée peut d’abord paraître inutile ; mais il n’y en a point d’indifférentes, et chacune tient à une grande famille où elle vous introduit. La pensée de l’homme a besoin de chercher et de trouver ; le présent est trop étroit pour elle, l’avenir est trop obscur ; elle se plaît souvent à errer dans le passé : il est pour elle, ainsi que l’avenir, une région sans limite ; on n’y voyage à la vérité que dans la nuit, mais cette nuit n’est pas sans étoiles ; mais la région a été habitée, mais on y peut apercevoir quelques traces de ceux qui l’ont parcourue ; on peut en reconnaître quelques-unes à la clarté douteuse qui les montre, inventer quelques moyens de les interroger, et vivre en quelque sorte dans d’autres âges, ne fût-ce quelquefois que pour nous dérober à nos contemporains.

Et si de pareilles recherches étaient si peu intéressantes, pourquoi n’auraient-elles jamais été plus en honneur que dans les siècles les plus instruits ? Il en arrive apparemment des trésors de la pensée comme des autres : l’on en devient plus avide à mesure qu’on est plus riche ; et c’est quand l’intelligence a la vue plus perçante, quand l’imagination se sent de plus grandes ailes, que toutes deux s’engagent avec le plus d’audace dans ces romanesques aventures. Aussi, voyez l’activité toujours croissante des esprits qui s’y dévouent ; voyez comme, de tous les points du globe, ces éclaireurs de l’antiquité s’avertissent de ce qu’ils ont aperçu, se font part de ce qu’ils ont recueilli ; voyez l’ordre et l’amortissement qu’ils sont parvenus à mettre entre toutes les pièces de cet immense butin ; voyez comme, de proche en proche, une découverte reflète sur une autre un jour qui l’éclaircit, et qui, de là, se répandant au loin alentour, assure la marche de l’archéologue, en prêtant, à chaque instant, une vraisemblance de plus à ses conjectures. À quel point M. Barthélemy ne l’a-t-il point portée cette espèce de divination qui consulte tout, qui entend tout, qui supplée à tout ! Il ne lui faut qu’une partie pour concevoir un ensemble, qu’un point pour reconnaître une lettre, que cette lettre pour rappeler un mot, que ce mot souvent pour recomposer plusieurs lignes, et que ces lignes quelquefois pour faire revivre des faits et des vérités auxquelles il ne restait que cette chance improbable pour reparaître dans la mémoire des hommes.

Méditez sur ces merveilles qui en facilitent, qui en présagent des plus étonnantes encore, et vous serez tenté de croire que, pour ces êtres extraordinaires, le temps rebrousse chemin, et que le passé se rapproche d’eux à chaque pas qu’ils font vers l’avenir.

Cependant ces vastes excursions de la pensée exigent de grands préparatifs et d’immenses provisions ; et, si nous en jugeons par M. Barthélemy ainsi que par ses successeurs, à combien de sciences, à combien d’arts ne faut-il pas avoir été initié pour mériter d’être compté seulement dans les derniers rangs de ce corps d’élite ! Tous les historiens, depuis les plus fameux jusqu’aux plus ignorés, on doit les avoir lus, médités, comparés, et mis, pour ainsi dire, aux prises les uns avec les autres ; encore doit-on rendre grâce au hasard si, à force d’observer ce qui échappe le plus à l’attention des autres lecteurs, on est parvenu à tirer quelque lumière de beaucoup de fumée, quelques vérités de beaucoup de mensonge, et surtout quelque intérêt de beaucoup d’ennuis !

Notre observateur avancerait peu dans ses recherches, si, à toutes ses lectures, il ne joignait la connaissance des médailles anciennes, qu’on peut regarder comme les sceaux de l’histoire, car on est fondé à penser qu’au moment où elles ont été frappées, les faits qu’elles annoncent étaient récents, et les portraits qu’elles présentent ressemblants ; et, à tout prendre, on doit plus croire encore aux médailles qu’aux livres, parce qu’il paraît plus aisé de mentir sur le papier que sur le bronze. Cette étude, convenons-en, offre une double difficulté, en ce qu’elle est à la fois immense et minutieuse ; mais aussi combien d’attraits elle a pour l’esprit ! et sans parler des lumières qu’elle donne, comment pourrait-on voir indifféremment tous ces nobles personnages dont tant de siècles nous séparent, et qui tous ambitionnaient les regards de la postérité ?

L’antiquaire, en lisant l’histoire, cherchera, sur la géographie actuelle de chacune des contrée où son esprit s’arrête, l’ancienne géographie de cette contrée, ou, pour mieux dire, cette collection de cartes géographiques que les siècles y ont vu faire place les unes aux autres, soumises, comme tout le reste, à cette immuable loi de changement qui déplace tout ce qui peut être déplacé, et qui, en cela même, est si bien servie par l’instabilité des hommes.

Pour voyager avec fruit, il faut entendre la langue de ceux qu’on se propose de visiter. L’amateur des anciens se sera donc, à l’exemple de notre confrère, attaché particulièrement à l’étude des langues mortes. Mais ce serait peu pour lui d’en posséder le vocabulaire, la grammaire, et même les élégances ; il faut encore qu’il étudie l’histoire de ces langues, qu’il les suive dans leurs phases, qu’il sache distinguer les dialectes, les locutions, les caractères, les orthographes, les formules qui ont appartenu à telle ou telle division, ou à telle ou telle époque des pays qu’il observe, et qu’il reconnaisse, pour ainsi dire, les provinces à leur accent et les siècles à leur écriture.

Les religions successives de ces peuples évanouis, leurs liaisons politiques ou commerciales, leurs législations, leurs mœurs, leurs usages, leurs costumes et jusqu’à leur mode (car l’empire de la mode est, je crois, aussi ancien et aussi vaste que le monde) ; tous ces objets, dis-je, fixeront l’attention de l’antiquaire, sans quoi l’antiquité n’aurait laissé après elle que des énigmes dont elle aurait gardé les mots.

Que dirons-nous maintenant de l’architecture, ce faisceau de tous les arts, cette science qui se compose de tant d’autres et qui varie aussi dans ses principes ainsi que dans ses formes, suivant les temps et les lieux ? Ce ne sont point des dessins corrects, des profils, des élévations, des perspectives, des plans en relief, qui sont présentés à l’antiquaire : c’est par des vestiges douteux, des ruines informes, des débris de débris, que souvent il lui faut juger des plus magnifiques édifices ; c’est au milieu des bouleversements qui les ont dispersés ; c’est sous les atterrissements qui les couvrent qu’il en recherchera les mesures, l’ordonnance, la disposition, la décoration et la première beauté ; c’est de la poudre de la destruction, c’est des ténèbres de l’ignorance, que son génie fera renaître aux yeux de la pensée ces monuments dont nos plus grands artistes s’effrayent à force de les admirer ; chefs-d’œuvre énormes et finis, qui sembleraient attester des arts plus avancés alors qu’on ne les a vus depuis, des conceptions plus vastes, des calculs plus hardis, des procédés plus sûrs, enfin, que sais-je ? des bras plus forts et en même temps des mains plus délicates. Mais ne nous décourageons point, nous autres Français surtout, à la vue de ces triomphes des anciens : celui qui nous a fait effacer leurs exploits saura aussi nous faire surpasser leurs travaux.

Hé bien ! ce rassemblement, aussi effrayant qu’incomplet, des éléments dont se compose le véritable mérite d’un antiquaire, est une faible esquisse de l’érudition, des connaissances et des travaux de M. Barthélemy. Si l’on veut lire attentivement, et ses mémoires à l’Académie des Inscriptions, et ses dissertations insérées dans le Journal des Savants, et plusieurs observations ajoutées à divers ouvrages de ses confrères, et ce qui reste d’une correspondance soutenue pendant plus de cinquante ans avec tous les hommes de l’Europe les plus versés dans ce genre d’étude, on verra que chaque page, chaque ligne de ces écrits, ont nécessité la lecture, l’analyse, la confrontation de plusieurs volumes. Passons maintenant à toutes les langues vivantes et mortes qu’il a dû se rendre familières ; joignons-y ces idiomes qu’on ne savait pas même avoir jamais existé, et dont il ne restait de vestiges que sur quelques éclats de pierres brisées. Ces caractères, étrangers à toute autre écriture, étaient devenus le sujet d’un défi entre tous les savants de l’Europe, qui, jusque-là, n’avaient pas même osé hasarder une conjecture, lorsqu’au grand étonnement du monde lettré, M. Barthélemy en présente à la fois l’alphabet et l’explication. C’est ainsi qu’un autre de nos confrères, dont je ménage la modestie, frappé de quelques débris d’ossements qui ne pouvaient appartenir à aucune classe connue du règne animal, a su les rapprocher, les assortir les uns aux autres, et que, jeune encore, il est parvenu à reconstruire onze espèces disparues de notre globe, rétablissant, pour ainsi dire, de sa main, sur le tableau de la création, ce que le temps avait essayé d’en effacer.

Je me rappelle encore avec admiration ces renseignements précis, ces détails presque minutieux que M. Barthélemy avait su recueillir sur l’ancienne géographie, l’ancienne topographie, et même les anciens aspects de ces contrées fameuses où il n’avait jamais porté ses pas, mais où sa rêverie se plaisait. De pareilles connaissances feraient honneur à qui les rassemblerait sur le pays qu’il habite, et pourraient même faire soupçonner notre savant d’avoir moins besoin de guide autour d’Athènes ou de Lacédémone que dans les environs de Paris.

Plus d’une fois en Italie, dans des terrains où les regards de ses compagnons auraient à peine aperçu des traces de ruines sous les herbes et les broussailles qui les couvraient, on l’a vu s’arrêter tout à coup, et reconnaître, comme par ressouvenir, des camps, des temples, des cirques, des hippodromes, des édifices publics ou particuliers ; en sorte que, conversant intérieurement, avec les illustres mânes qui semblent toujours errer autour de la capitale du vieux monde, on l’eût pris pour un citoyen de l’ancienne Rome voyageant dans la moderne.

Parlerai-je de ce tact exercé en peinture, en sculpture, en gravure ; de cet œil de lynx qui portait la lumière sur tout ce qu’il observait ? Un trait jusqu’alors inaperçu par tous les connaisseurs, un reste de signe effacé pour tout autre, lui indiquait le sujet, l’époque, la raison d’un monument, et jusqu’au nom de l’artiste ; vous eussiez dit que le génie invisible de l’antiquité, à l’exemple du démon de Socrate, le suivait partout, et n’avait point de secrets pour lui.

Voilà certes une longue liste de titres, sinon à notre reconnaissance, au moins à notre admiration : il me serait aisé d’ajouter sans doute ; mais en y ajoutant, je serais toujours sûr d’en oublier ; et, pour en donner la preuve, je n’ai point encore parlé d’environ quatre cent mille médailles ([1]) qui toutes ont passé par ses mains, toutes examinées de l’œil de la science, toutes pesées au poids du sanctuaire, toutes appréciées suivant le triple tarif de l’authenticité, de l’importance et de la rareté… Quatre-cent mille médailles ! Il semble voir le contrôle et les signalements de l’armée de Darius, ou de cette vaste multitude d’ennemis qui des confins de l’Europe accouraient naguère à notre perte, et que notre armée, portée sur des ailes d’aigle, a moissonnés au lieu de les compter.

Tant de travaux, et ceux dont ils sont le résultat, ne semblent-ils pas exiger les siècles d’un patriarche du premier âge du monde, au lieu des années d’un de nos contemporains ? Que M. Barthélemy paraît jeune en comparaison de ce qu’il a fait ! Il prouvait du moins une grande vérité, encore plus évidemment démontrée par de récents prodiges : c’est que l’emploi des moments les multiplie, c’est que l’activité trouve plus que des jours dans des heures ; c’est que ceux qui ont mesuré la vitesse de la lumière n’ont point encore calculé tout le chemin que peut faire l’esprit dans un temps donné.

On serait tenté de croire que les hommes qui amassent le plus de matériaux ne sont pas ceux qui les mettent le mieux en œuvre. Et en effet, ce n’est point dans les travaux des carrières de Paros qu’on aurait espéré trouver un Praxitèle ; mais Anacharsis fera changer d’opinion.

Sans doute il n’est personne ici qui n’ait lu, qui n’ait relu avec transport ce livre dont chaque page nous instruit, dont chaque ligne nous intéresse ; ce livre où notre admiration, continuellement excitée, hésite entre la conception et l’exécution, l’ensemble et les détails, le dessin et le coloris. Jamais peut-être le savoir et le talent, jamais l’exactitude et la grâce ne s’étaient montrés dans un aussi aimable accord, et n’avaient produit un aussi heureux effet. Que de choses, ou qu’on ne savait pas, ou qu’on n’avait pas encore si bien sues, qui se tiennent, qui se lient, qui témoignent les unes pour les autres, qui s’éclaircissent réciproquement, et qui s’entr’aident, à plaire ! Un rayon de soleil a dardé sur l’ancienne Grèce ; il a dissipé soudain le nuage ténébreux qui la couvrait, et vous invite, à la parcourir. Quel délice de revoir dans leur ancienne fraîcheur, et les ombrages du Taygète, et les bords du Pénée, et les vallées de l’Hémus, et l’Attique, et l’Élide, et l’Argolide, et la Messénie, et l’Achaïe, et tant de contrées autrefois superbes, autrefois délicieuses, qui, sous le sceptre de l’ignorance, le plus horrible des fléaux, ont perdu leurs ornements, ont perdu leurs charmes, mais sur qui luira toujours au loin la gloire de leurs immortels habitants, comme pour annoncer au monde que l’esprit survit à la matière ! On aimerait à se promener ; que dis-je ? on se promène à son aise dans ces belles habitations des Grecs, avec un interprète, ou plutôt un ami, toujours prêt à satisfaire votre curiosité. À chaque station, vous observerez ensemble d’autres lois, d’autres mœurs, d’autres intérêts, d’autres préjugés. Athéniens, Spartiates, Thébains, Corinthiens, Macédoniens, Sybarites, passeront en revue sous vos yeux ; temples, théâtres, lycées, bibliothèques, archives, gymnases, ports, arsenaux, vous seront ouverts ; vous assisterez à toutes les solennités des Grecs, à leurs fêtes, à leurs spectacles, à leurs jeux, à leurs courses, à leurs combats. Admis dans l’intérieur des maisons qu’il vous plaira de choisir, chacun vous prendra bientôt pour confident ; et ne vous en étonnez pas, car presque partout on se cache plus du voisin que de l’inconnu. Les personnages de tout rang, de toute profession, commerçants ou guerriers, prêtres ou magistrats, répondront à vos moindres questions ; pas un artiste qui ne brigue votre suffrage ; pas un peintre, pas un sculpteur qui ne vous appellent dans leurs ateliers. Vous verrez Polyclète divinisant le marbre, et Pamphile corrigeant les premiers traits de crayon du jeune Apelle. Désirez-vous aussi connaître ceux qui ont excellé dans les travaux de l’esprit, là, comme ailleurs, les auteurs ne demanderont pas mieux que de vous lire leurs ouvrages ; ils se persuadent tous que les applaudissements de l’étranger portent d’avance leurs noms au delà des bornes de leur patrie, et ce sont pour eux des arrhes de célébrité. Vous rencontrerez tantôt un rhéteur, tantôt un grammairien, un critique ou un rapsode, et vous ne pourrez pas leur refuser votre attention ; plus loin, vous entendrez des sophistes, des gymnosophistes, des hiérophantes, exposer chacun leur système, attaquer ceux de ses rivaux, et se livrer entre eux des combats philosophiques, où chacun frappe si bien et se défend si mal, qu’il ne reste personne debout.

Mais vous préférez sans doute l’honorable familiarité des vrais philosophes, des héros et des sages. Réjouissez-vous : Platon, Xénophon, Épaminondas, Phocion, vous recevront dans leurs saintes demeures, et vous prouveront, à mesure que vous les connaîtrez mieux, tout ce qu’un homme peut laisser d’intervalle entre lui et le reste du genre humain. L’illusion est complète ; vous êtes chez les Grecs, vous les voyez, non tels qu’ils sont, mais tels qu’ils étaient ; vous les reconnaissez à leur esprit, à leur grâce, à leur instruction, à leur politesse, à toutes leurs manières, et presque à leur accent ; car, même en vous parlant votre langage, ils conservent toujours l’harmonie du leur.

Tel est le prestige dont on ne peut se défendre en lisant ce chef-d’œuvre : ce n’est point un roman, car tout est vrai ; ce n’est point un poëme, car tout est sage ; ce n’est point une histoire, car tout se montre à la fois ; c’est un tableau peint avec les choses mêmes, une mosaïque d’un nouveau genre, où le sujet a fourni de quoi éterniser son image. Disons mieux, on rêve la Grèce : un songe nous la montre ; songe bienfaisant que le ciel nous envoyait dans des temps d’agitations et d’alarmes, où nous en avions trop besoin. En effet, nous nous en souvenons tous, quand cet ouvrage, si longtemps attendu, parut enfin, une fermentation secrète agitait déjà cet empire : le volcan ne lançait point encore ses flammes, le sol ne tremblait point encore ; mais des mugissements souterrains imprimaient partout la terreur et nous annonçaient une grande catastrophe...., Anacharsis paraît ; et chacun de nous, pour un moment du moins, distrait de ses craintes, de ses projets, de ses affaires, de ses querelles même, a pu se croire transporté loin de son pays et de son temps. Le voyageur scythe, attirant et fixant sur lui, tous les tous regards, établissait en quelque sorte un armistice au milieu de nos guerres intestines. Tous les partis, réunis, sans sen apercevoir par un égal enthousiasme, avaient comme abandonné la France pour se reposer en Grèce ; on voulait aussi avoir vécu, ne fût-ce qu’un jour, dans l’heureuse Arcadie.

 

SECONDE PARTIE

 

Ce ne serait point assez pour moi ni pour vous, Messieurs, que j’eusse essayé de peindre M. Barthélemy comme la postérité le verra ; j’aimerais encore à vous le présenter comme ses amis l’ont connu, c’est-à-dire au moins aussi aimable dans son commerce qu’étonnant dans ses travaux, et prêtant autant de charmes à la vertu que de grâces à la science ; heureusement que ces deux bienfaitrices de l’homme ne peuvent être rivales ! Qui sait même si, pour atteindre chacune à leur plus haut période, si, pour remplir toute leur tâche, elles n’ont pas quelque besoin l’une de l’autre ? car, sans la pureté du cœur, la science resterait en arrière, retenue ou détournée par de fausses considérations, et de méprisables intérêts en même temps, sans cette clarté plus vive que tous les genres d’instruction répandent dans tout l’esprit, la vertu risquerait souvent de s’égarer, ou du moins d’hésiter dans sa marche, faute de pouvoir discerner le mieux d’avec le bien. M. Barthélemy a constamment prouvé ce que l’une peut pour l’autre : il doit à la vertu de n’avoir pas eu d’autre passion que la science ; il doit à la science d’avoir mieux connu la vertu ; et, sous ce dernier rapport, sa vie entière paraîtrait une longue suite d’efforts au-dessus du commun des hommes, si la douceur de son caractère, l’aménité de ses mœurs, la touchante simplicité de ses manières, n’avaient répandu sur toutes ses actions un air de facilité qui en cachait le mérite. Heureux celui que la nature a d’avance incliné vers les devoirs qui l’attendent, et qui, dans la route de la perfection, n’aura qu’à suivre ses penchants, au lieu d’être obligé, comme tant d’autres, de les surmonter ! doublement heureux, si de sages parents se sont empressés à profiter de ces premières données pour tracer, avant qu’il s’en aperçoive, une direction invariable à tout son avenir ! semblable à un lit creusé pour y recevoir un fleuve tranquille, qui, de sa source à son embouchure, serpentera toujours entre des fleurs et des vergers, ne dépassant jamais ses rives, et roulant doucement, de l’or dans ses eaux.

Mon imagination trouve je ne sais quel plaisir mélancolique à se représenter un homme en deuil ([2]) conduisant tristement un enfant de quatre ans par la main, et s’arrêtant avec lui dans un endroit solitaire où il n’aura que cet innocent témoin des pleurs qu’il a besoin de répandre : hélas ! il vient de voir moissonner dans sa fleur une compagne aimable et vertueuse, qui du moins lui a laissé ce tendre gage ; et il essaye d’expliquer à son fils quel bien c’eût été pour lui qu’une mère, et quel malheur c’est de l’avoir perdue. De pareils discours passent de beaucoup la portée de la faible créature qui les écoute, mais l’accent les explique. Et qui pourrait se représenter tout ce que le nom de mère fait germer de pensées dans une imagination enfantine ? Et puis, quel est l’enfant qui ne comprend pas les larmes ? Celui-ci s’accoutume de bonne heure à aimer encore, à aimer toujours cette mère que la tombe lui cache ; et ses yeux ont appris des yeux de son père à la pleurer ; moment décisif, et qui, souvent renouvelé, doit influer sur toute la vie. Cette leçon pieuse reçue par ce tendre enfant avant l’âge d’en comprendre d’autres, ce culte incompréhensible qu’il rend en bégayant à un être qu’il ne verra plus, ont développé les plus précieuses facultés de son âme. Disciple de la douleur de son père, le voilà, dès sa première aurore, initié aux mystères, aux peines, aux douceurs de la sensibilité ; il sait plaindre, il saura aimer, et cet enfant… sera M. Barthélemy.

De cette petite scène solitaire des environs d’Aubagne ma pensée se transporte à un exercice public d’un collège de Marseille, où les personnes les plus distinguées de la ville se trouvaient rassemblées. J’y vois un jeune écolier retiré dans un coin de la salle, n’osant porter les yeux sur personne, et se dérobant aux regards qui paraissent le chercher : appelé à haute voix par ses supérieurs, il obéit avec peine, et voudrait encore se cacher derrière ses compagnons, comme s’il s’attendait à des réprimandes publiques ; ce sont des applaudissements qu’il fuit. Il est question d’une description de tempête en vers latins : l’auteur de la pièce a quatorze ans ; elle a charmé tout le collège ; on en parle dans toute la ville ; et pendant que les maîtres en sont fiers, l’écolier rougit : cet écolier, c’est M. Barthélemy.

Je me suis peut-être arrêté avec trop de complaisance à considérer l’homme dans l’enfant ; mais j’aimais à voir germer et croître ces deux qualités primitives qui ont le plus distingué celui dont je parle, et qui, portées l’une et l’autre au même degré, ont toujours fait, qu’on me passe l’expression, les deux moitiés de son caractère ; la sensibilité, dont la chaleur douce prépare toutes les vertus ; et la modestie, qui, en leur servant comme d’enveloppe, les préserve de toute altération Elles se sont tellement approprié cet homme rare, elles l’ont rendu tellement étranger à lui-même, qu’elles auraient pu défier la fortune de le séduire, et la gloire de l’enivrer.

Jetons néanmoins encore un dernier coup d’œil sur son jeune âge, pour l’observer dans une des circonstances les plus embarrassantes de la vie humaine, celle où l’homme, à l’entrée de la carrière virile, doit se décider sur l’adoption d’un état, choisir la bannière sous laquelle il veut marcher, et se marquer à lui-même sa place dans une société qu’il n’a fait qu’entrevoir où moment critique où le calcul des pères et mères a peut-être encore plus de danger que l’inexpérience des jeunes gens. La place de M. Barthélemy paraissait marquée dans le clergé ; ses parents l’y avaient destiné ; c’était le but où ses études avaient tendu ; et même, si dans Marseille il a quitté les Oratoriens, auxquels il est resté toute sa vie attaché, pour les Jésuites, qu’il n’a jamais aimés, c’est que de cette ville, M. de Belsunce, n’avait consenti à lui conférer les ordres qu’à cette condition ; partialité peut-être condamnable ; mais, après la peste de Marseille, qui oserait accuser l’immortel Belsunce, ce héros consolateur, dont l’humanité audacieuse ne devait trouver d’émules que dans les murs de Jaffa ?

M. Barthélemy était entré dans le clergé par obéissance pour ses parents ; mais, lorsqu’il fut question des fonctions du ministère ecclésiastique, il crut devoir ne prendre conseil que de lui-même ; et, malgré les perspectives les plus séduisantes, malgré les dispositions, les qualités et les mœurs les plus assorties à cet état, il n’osa point s’engager plus-avant, quoique pénétré, ce sont ses paroles, des sentiments de la religion ; et il ajoute : Peut-être même parce que j’en étais pénétré. — Remercions-le tous d’avoir donné cet utile exemple de délicatesse, et de s’être voué tout entier à la belle profession de savant. Anacharsis nous a prouvé que c’était là sa véritable vocation.

Il vint à Paris, et, par un de ces hasards qui décident les destinées, il est d’abord adressé à M. de Boze, garde du cabinet des antiquités. La froideur glaciale de l’un, l’embarras presque invincible de l’autre, firent bientôt place à la plus étroite union ; et bientôt le savant M. de Boze, en demandant M. Barthélemy pour adjoint, montra qu’il n’était pas moins connaisseur en hommes qu’en médailles.

Peu d’années après, M. Burette laisse une place vacante à l’Académie des belles-lettres ; les deux concurrents sont M. Le Beau et M. Barthélemy. Puisse cette Académie n’avoir jamais à prononcer entre de moins dignes émules ! M. Le Beau devait l’emporter, parce qu’il était alors plus connu ; mais il connaissait M. Bartélemy, et il se retira cette fois pour le laisser passer. La même Académie avait pour secrétaire perpétuel M. de Bougainville, le frère d’un Nestor de nos jours, plus sage, plus brave, plus savant, et malheureusement moins grand parleur que celui d’Homère : cet utile académicien pensait depuis quelque temps à se démettre de sa place. Il demande au ministre d’y nommer M. Barthélemy, son ami intime. Le ministre y consent ; M. Barthélemy refuse, et obtient de l’un et de l’autre de lui préférer M. Le Beau… Quelle école que cette Académie !

Les savants ne sont immortels qu’après leur mort : on les voit tomber, ainsi que le reste des hommes ; mais ceux-ci comme des feuilles séchées, ceux-là comme des fruits mûrs. La place de M. de Boze est vacante, et sans doute beaucoup de gens n’avaient pas attendu cette époque pour le désirer ; mais dix ans d’un travail assidu consacrés à la disposition et à l’accroissement de cet immense dépôt, et les soins d’une piété vraiment filiale prodigués pendant ces dix années au respectable M. de Boze, donnaient un double titre à M. Barthélemy ; le cabinet devenait pour lui en quelque sorte une conquête et un patrimoine. Louis XV lui-même l’avait senti, et, au premier bruit de la mort de M. de Boze, il avait nommé son successeur, non sur le rapport du ministre ; mais, comme il convient pour de tels hommes, sur celui de toute l’Europe. Voilà M. Barthélemy grand prêtre de ce temple dont il était déjà l’oracle, et devenu, pour ainsi dire, le trésorier de l’antiquité. Jamais avare ne fut aussi occupé de conserver et d’augmenter son trésor, preuve que ce trésor ne lui appartenait pas ; et cependant, jusqu’à lui, jamais l’approche n’en avait été aussi facile. M. Barthélemy savait trop ce qu’on gagne au commerce des anciens pour ne pas y admettre quiconque aurait voulu s’y associer : la vraie science n’a que des idées libérales. Il avait donc établi que, pour voir le cabinet des médailles, il suffirait de l’en prévenir, et personne n’a été refusé ; mais alors il regardait comme un devoir sacré d’en faire lui-même les honneurs ; et, ce qui le fait encore mieux connaître, il ne montra jamais de regret à une dépense de temps que la plupart des curieux ne pouvaient pas évaluer ; car le prix du temps varie suivant les personnes ; et dans le même sablier qui marque à tous les yeux la fuite des heures, c’est moins que du sable qui se perd pour un oisif ; pour un homme studieux, c’est plus que l’or.

L’histoire d’un homme comme M. Barthélemy ne peut rien offrir qui ne doive intéresser ; mais il ne faut pas s’attendre à y rencontrer beaucoup de faits remarquables par eux-mêmes. L’ami de la science et de la sagesse ne travaille qu’à tranquilliser sa vie : à moins que d’être bien mal, il se trouve toujours à peu près bien, et demande surtout au sort d’être envers lui avare d’événements. Il survient cependant quelquefois telles circonstances où les plus tranquilles se trouvent engagés sans avoir pu les prévoir ; et c’est alors que se montre l’âme de ceux dont on ne connaissait que l’esprit.

Une grande partie de cette assemblée a pu entendre parler d’une parodie assez maligne de la belle scène de Cinna ; elle avait été arrangée dans la gaieté d’un souper où quelques gens aimables s’étaient amusés, comme il arrive quelquefois, aux dépens de quelques gens estimables. Dans le nombre de ces derniers se trouvait un homme assez puissant à la cour, contre qui les traits les plus piquants étaient particulièrement dirigés. L’injure invite à la vengeance : mais sur qui se venger ? On suppose que le coupable doit être un homme de lettres ; or, M. Marmontel, rédacteur du Mercure, était de la partie. On le soupçonne, mais à tort ; on l’interroge, il nie ; on le somme de déclarer l’auteur, il s’y refuse ; et, en conséquence, on lui retire le Mercure, qui alors faisait les délices de la France. C’était punir le public de la fermeté d’un honnête homme, et c’était faire plus de tort au Mercure qu’à son rédacteur, car Marmontel du moins s’en est relevé. On demandera quel rapport entre cette affaire et notre savant. Le voici. On cherchait un écrivain qui pût consoler tous les amateurs du Mercure d’être privés de Marmontel, et l’on croyait avec raison l’avoir trouvé dans M. Barthélemy. Celui-ci refuse d’abord, hésite après, accepte enfin. Mais, dira-t-on, encore, pourquoi accepter ? Ne nous pressons pas de confondre M. Barthélemy avec le commun des hommes : il accepte en effet cette place, dont le produit, dans ce temps-là, s’élevait au-dessus des vœux ordinaires d’un homme de lettres ; mais c’est d’abord pour qu’un autre n’y soit pas nommé ; c’est ensuite pour se procurer par là un accès auprès de la personne offensée, pour acquérir le droit de parler en faveur de l’honnête homme puni, et tâcher d’obtenir la grâce de lui remettre son bien. Jamais droit aussi clair n’eut un aussi digne défenseur. Mais ce n’est ni le premier ni le dernier exemple d’une bonne cause perdue par un bon avocat. M. Barthélemy, obligé de renoncer à sa noble entreprise, renonce en même temps au Mercure. On exige qu’il y conserve au moins une pension, et il obtient de la partager entre des hommes de mérite qui ont longtemps ignoré d’où partait le bienfait. Observons, Messieurs, qu’à cette époque Marmontel n’était point l’ami de l’auteur de la parodie ; ajoutons que l’abbé Barthélemy n’avait eu jusque-là aucune liaison particulière avec Marmontel ; et glorifions-nous de les avoir eus tous les deux pour confrères.

Il faudra néanmoins, pour bien juger du cœur de M. Barthélemy, toujours en revenir à ses ouvrages ; c’est là que l’homme paraît ce qu’il est. Il y a dans le choix des sujets, dans le point de vue sous lequel on les présente, et jusque dans le style et dans le ton, quelque chose plus aisé à sentir qu’à définir, mais qui ne trompe jamais. Les lecteurs en ce point sont souvent plus fins que les auteurs. Toujours quelque gène, quelque embarras démasque l’hypocrite, ou du moins montre son masque, et c’est assez. Mais suivez Anacharsis chez les Grecs, voyez de quelles couleurs il sait peindre les vertus et les vices ! quel attrait il sent pour les bons ! quelle répugnance pour les méchants ! et en cela même il trahit encore la bonté de son caractère ; car, après avoir montré comme il aime franchement les premiers, on voit seulement qu’il haïrait les autres, s’il pouvait haïr.

Une chose assez remarquable, c’est que M. Barthélemy avait conçu de bonne heure le projet de peindre les Romains aussi bien que les Grecs : et qu’il nous reste même de lui une ébauche précieuse d’un voyage d’Italie. Ce pays, qu’il avait vu de ses yeux, lui offrait sans doute plus de facilité que des contrées qu’il ne connaissait que par les yeux des autres. Pourquoi s’en est-il tenu à écrire sur les Grecs ? Si je l’ai bien démêlé, c’est uniquement son cœur qui a décidé son choix. La Grèce avait plus d’un titre à sa prédilection : il y trouvait tous les talents, tous les arts, toutes les sciences à leur source ; il y observait des mœurs plus aimables, une société plus douce, une civilisation plus amie du reste du globe ; il y voyait des peintres, des sculpteurs, des architectes, des poëtes, des historiens, des orateurs, des philosophes, des généraux dont les Romains n’étaient que les disciples. Il comptait chez les Grecs, entre des limites beaucoup plus rapprochées, dans une période beaucoup plus courte, sur une population beaucoup moindre, infiniment plus de chefs-d’œuvre et de grands hommes en tous genres que de l’autre côté ; enfin les premiers lui paraissaient faits pour éclairer le monde, et les autres seulement pour le conquérir.

Un ouvrage moins connu pourrait encore mieux faire juger de son caractère : c’est un plan d’institution, ou, pour mieux dire, un petit traité de morale écrit pour le jeune d’Auriac, neveu du sage Malesherbes. La morale y est présentée sous la forme la plus attrayante, c’est-à-dire comme une production spontanée du cœur humain, comme un enchaînement de corollaires de toutes nos affections naturelles, comme l’émanation d’une sensibilité d’abord aveugle, bientôt éclairée, qui souffre du mal d’autrui, qui, craint de nuire, qui s’attriste d’affliger, qui a autant besoin de faire du bien que d’en éprouver ; qui s’alimente de sentiments délicats, et de nobles jouissances, et qui, de la tendresse filiale, ce premier né des amours, s’étend de proche en proche à la passion d’être utile au genre humain. Le style, proportionné à l’âge du lecteur, n’en a pour cela ni moins d’élégance ni moins de charmes ; c’est Orphée qui chante à demi-voix.

Cette belle âme se montrait encore tout entière lors de sa réception à l’Académie française. Depuis longtemps cette académie l’enviait à celle des belles-lettres, et l’on eût dit qu’elle se trouvait incomplète tant qu’elle ne pouvait le compter parmi les siens. Il parait enfin, cet illustre vieillard annoncé par la joie de ses confrères, par les applaudissements des amis des lettres, par les acclamations de la plus imposante assemblée ! Il paraît ! mais toujours semblable à cet écolier dont j’ai parlé plus haut, qui, environ soixante ans auparavant, se cachait derrière les bancs de ses condisciples pour se dérober aux premiers rayons de sa gloire. Oh ! comme alors son embarras contrastait avec notre triomphe, et comme son remercîment, dicté par une amitié éloquente, portait en même temps l’empreinte d’une modestie à l’épreuve de toute admiration !

Suivons-le maintenant dans le commerce habituel, dans les devoirs, dans les délassements de la société, dans ses rapports avec les gens qui lui ressemblent le moins, et il va nous inspirer, s’il est possible, encore plus d’intérêt. Alors il oubliera ce qu’il sait, et, du plus instruit des hommes, il deviendra le meilleur homme du monde, ne mesurant les autres ni à leur rang, ni à leur importance, ni même à leur savoir, mais les jugeant d’après leur âme ou plutôt d’après la sienne ; partout même obligeance, même franchise, même gaieté, même soin de plaire, même crainte d’offenser : tantôt une confiance amicale, tantôt des attentions flatteuses, souvent même une plaisanterie fine, mais dont les traits presque imperceptibles portent toujours avec eux de quoi guérir leurs blessures. Il permettait au premier venu de lire dans sa pensée, et toute sa dissimulation se bornait à cacher deux choses : son mérite et son ennui. Il regardait la conversation comme un jeu de société ; mais il avait la délicatesse, bien rare pour un homme aussi riche, de ne pas mettre à ce jeu-là plus que les autres ; en sorte que tout le monde pouvait se croire en état de faire sa partie, et que personne ne l’a jamais quitté mécontent de lui ni de soi. Tout son extérieur peignait son âme ; il semble voir encore ces traits qui portaient à la fois l’empreinte de la modération, de la douceur et de la gaieté, et cette physionomie expressive et tranquille, toute attention quand il vous écoutait, toute bienveillance quand il vous parlait. Chacun se rappelle cette haute stature qui paraissait courbée par la complaisance et la modestie longtemps avant que d’avoir cédé au poids des années, symbole de cet esprit transcendant et flexible qui se baissait de lui-même au niveau de tous les esprits. Sa démarche, s’il vous en souvient, était ordinairement lente et incertaine, à moins qu’il ne fût aiguillonné par l’espérance de quelque bien à faire. Si vous l’approchiez sans qu’il en fût prévenu, son air distrait et pensif s’éclaircissait tout à coup et semblait vous remercier de l’interrompre. Ses manières n’étaient celles de personne autre. Ceux qui le voyaient pour la première fois auraient pu s’amuser un moment d’une sorte de gaucherie, qui pourtant n’était point sans grâce ; mais ceux qui le connaissaient y voyaient l’urbanité des Grecs mêlée à la politesse française. Enfin plus d’un indice découvrait, à son insu, autre chose que le peu qu’il voulait montrer, et laissait entrevoir un sage sous les dehors d’un homme ordinaire.

Ne nous étonnons pas que cette humeur facile, cette heureuse disposition à se mettre en harmonie avec tous les esprits et tous les caractères, aient servi comme de talisman au bon M. Barthélemy, et l’aient constamment garanti des orages qui troublent si souvent la tranquillité dont les hommes de lettres auraient tant de besoin. On eût dit qu’il répandait autour de lui la paix de son âme. Il n’a jamais su ce que c’était qu’un ennemi ; et comment haïr un homme qui n’aurait jamais pu rendre haine pour haine ? douce récompense que la bonté cependant n’obtient pas toujours ! Il a conjuré (et ce n’est pas son moindre prodige), il a conjuré l’envie ; et le démon de la critique même a laissé son mérite impuni.

Une vie utile et tranquille, l’étude, la bonne conscience, la bienveillance publique, en voilà sans doute assez pour n’être pas malheureux ; mais tant de vertus méritaient encore un prix plus flatteur ; l’amitié s’en est chargée ; c’est elle qui a complété le bonheur de M. Barthélemy, et le choix de ses amis achève son éloge. J’en nommerai quelques-uns, selon que ma faible mémoire me les présentera. Je commence par M. de Bougainville, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, qui, aux connaissances et aux talents les plus distingués, joignait les principes les plus sévères, mais que son rigorisme ne rendait pas insensible aux charmes de l’aménité ; M. de Fonsemagne, ce parfait modèle du bon goût et du bon ton, celui de tous les sages qui a le plus sacrifié aux Grâces, et qu’elles ont le plus favorisé ; cet immortel M. de Malesherbes, la lumière, l’honneur et les délices de son temps, M. de Malesherbes qu’on ne peut assez louer ni assez pleurer ; M. le président de Cotte, qui, plus et mieux que personne, a su jusqu’à la fin lire dans l’esprit et le cœur d’un ami dont il aime toujours à s’honorer, et que la destinée se plaît à conserver pour nous faire aimer les hommes d’alors.

J’ai trop tardé peut-être à parler de M. de Choiseul, qui, jusqu’à la fin de sa vie, et même après sa mort, a occupé une si grande place dans les affections de M. Barthélemy. M. de Choiseul a eu beaucoup d’amis et beaucoup d’ennemis ; peut-être que les uns et les autres lui font honneur ; espérons que les avis contraires dont se compose d’abord la réputation d’un homme qui a joué un si grand rôle seront débattus par une postérité absolument sans passion, qui saura le mettre à sa vraie place ; mais, en attendant, on ne doit pas oublier qu’au milieu des succès, des honneurs, des affaires, des intrigues, M. de Choiseul, jeune encore, et qu’on aurait cru fait pour l’être toujours, attacha ses regards sur un homme, qui ne les cherchait point, et qu’à travers le nuage brillant qui l’environnait il a été frappé du sublime de la simplicité. On doit savoir gré au pouvoir de faire le premier pas vers le mérite. Leur amitié ne s’est jamais démentie, parce que l’un et l’autre y ont fourni chaque jour un nouvel aliment. M. de Choiseul, le plus Français des hommes, cachait autant de vraie capacité sous sa grâce que M. Barthélemy, le plus aimable des Grecs, cachait de grâce toujours nouvelle sous sa profonde érudition. J’ose me donner ici pour témoin entre eux, que le premier, malgré sa toute-puissance, ne prit jamais le ton d’un protecteur, et que le second, en gardant scrupuleusement toutes les mesures prescrites par la hiérarchie sociale, n’eut jamais l’attitude d’un protégé, mais qu’il montra constamment l’indépendance de l’homme de lettres dans son jour le plus clair et le plus doux. En effet, qui ne désire rien ne dépend de personne ; et M. Barthélemy donnait aux autres amis du ministre un exemple que tous n’ont point suivi, celui de ne lui rien demander. Tous deux se portaient, se devaient entre eux une égale considération ; à cela près que bien souvent le respect dont jouit l’homme en place lui est retiré avec sa place, au lieu que la dignité d’homme de lettres est inamovible. M. de Choiseul n’eut point occasion de remarquer cette différence, et les hommages qu’il reçut dans son exil justifièrent ceux qu’on lui avait rendus pendant sa faveur.

M. Barthélemy alla plus loin, et ne voulut point conserver sa place de secrétaire des Suisses quand M. de Choiseul eut donné sa démission de la charge de colonel général. Partagé dès lors entre son cabinet et Chanteloup, il continuait, d’un côté, à passer des heures délicieuses entre les plus beaux génies des temps anciens, et pouvait, de l’autre, comparer cette élite avec celle de son temps, rassemblée en foule autour du plus aimable et du plus heureux des exilés. C’est là qu’il apprit à connaître plus particulièrement le charme de la société intime de Mme de Grammont, digne sœur de son noble frère, et qui, également douée du caractère qui subjugue et de l’esprit qui plaît, aurait trouvé aussi peu de rivaux de son courage que de rivales de ses agréments.

Il aimait surtout à contempler toutes les perfections de l’esprit et du cœur réunies dans une autre personne incomparable que les plus aimables Athéniennes eussent enviée, que les dames romaines les plus sévères eussent honorée. Mme de Choiseul avait à peine dix-huit ans lorsqu’il la connut ; mais, déjà digne de recevoir et capable de décerner le prix du vrai mérite, elle conçut bientôt la plus tendre estime pour le plus estimable des hommes ; et, fidèle toute sa vie à ses sentiments comme à ses devoirs, le modèle des épouses le fût aussi des amis.

Envions donc le bonheur de ce digne homme jusqu’à l’époque où la mort lui enleva M. de Choiseul ; alors ses larmes, mêlées à celles d’une épouse et d’une sœur également éplorées, les rendirent moins amères ; et il éprouva que l’office de consolateur est doux même pour un affligé : ajoutez que, dans ces tristes moments, la douleur de M. Barthélemy se complut à elle-même en traçant ce beau portrait d’Arsane et de Phédine, où il était impossible à la prévention même de ne pas reconnaître M. et Mme de Choiseul ; monument préférable à tous les chefs-d’œuvre des arts imitateurs, et fait pour fixer les jugements de l’avenir ; c’est le génie qui peint comme l’amitié voit ; l’un et l’autre peuvent quelquefois embellir, mais ne fardent jamais.

Ils sont arrivés trop tôt ces jours d’égarement et de tumulte, où, semblable à un maniaque acharné à briser tout ce qu’il y a de plus précieux, la France, déchaînée contre elle-même, paraissait avoir résolu de n’épargner ni grandeurs, ni talents, ni vertus ! M. Barthélemy, comme les autres, perd à la fois ses revenus, ses places, ses pensions. Il aurait pu vivre sur ses épargnes, si sa générosité lui en avait laissé. Voilà donc qu’il connaît l’adversité ; mais que peut l’adversité contre un tel homme ? Le philosophe privé de ses biens ressemble à l’athlète dépouillé pour le combat. On va plus loin ; des forcenés l’arrachent à son humble retraite et l’entraînent en prison. À l’arrivée de ce nouveau captif, tous les infortunés qui attendaient leur arrêt dans ce vestibule du temple de la mort, oublient qu’ils y sont, et ne s’étonnent que d’y voir M. Barthélemy ; triomphe d’un nouveau genre, mais qui ne dura guère. Bientôt, semblable à l’ange de l’amitié descendu du haut des cieux dans ce lieu d’horreur, M. de Choiseul accourt et annonce à son ami qu’il est libre. Jusqu’aux satellites mêmes chargés de ces absurdes forfaits, comme frappés d’une lumière imprévue, et pareils aux lions qui lèchent les pieds de Daniel, passent de l’offense à l’excuse, de l’insulte à l’hommage. À peine M. Barthélemy est-il ramené dans ses foyers, qu’en réparation du sacrilége, la direction en chef de la Bibliothèque nationale lui est offerte par le ministre Paré avec une politesse qu’on eût applaudie même dans d’autres temps. M. Barthélemy refuse, content de chercher ses distractions dans l’étude et son repos dans l’obscurité.

Hélas ! cette même philosophie qui offre à l’homme tant de ressources contre son propre malheur est bien loin de s’affermir de même contre le malheur des autres. L’âme de notre confrère, ébranlée par toutes les secousses de la France, ne peut supporter l’aspect de cette terre souillée de carnage, et ses yeux n’ont point assez de larmes pour les pertes successives de tant d’amis si chers, de tant d’illustres personnages que leur innocence, que leur richesse, que leur vertu menaient tous les jours à l’échafaud. C’est en vain qu’il cherche des diversions dans le travail ; son corps, plus faible que son esprit, succombe par degrés à la fatigue de la tristesse, et va mourir des maux de sa patrie.

Ce n’est pas qu’avant sa fin, il n’ait pu entrevoir pour la France une première aurore de jours moins malheureux : l’orage n’était plus dans toute sa violence ; la pluie de sang avait cessé au dedans, la guerre avait pris au dehors un aspect moins farouche ; si l’on n’était pas las de combattre, ou l’était de haïr ; on recommençait à voir dans ses ennemis des hommes, et bientôt les traités de Bâle prouvèrent que nous pouvions avoir des amis. L’abbé Barthélemy vivait encore quand cette première bonne nouvelle vint ranimer l’espoir des hommes de bien ; et ce qui la rendait encore plus consolante, c’est qu’on la devait à son neveu, son élève sans doute. C’est lui qui, joignant à ses talents politiques la modération, la sagesse, l’aménité de son oncle, ramenait alors à la France l’estime de tous les peuples, en leur prouvant mieux que personne qu’il y avait toujours des Français. Hélas ! ils ne l’étaient point encore assez, et celui qui les avait si bien servis, rejeté par eux au delà de l’Océan, devait acquérir un nouveau droit à leur estime par le calme qu’il opposerait à leur ingratitude.

Mais les jours de cet homme regrettable sont écoulés ; il ne lui reste plus que des heures ; celles-là même ne seront pas oisives : ses regards, pour qui tout va disparaître, s’arrêtent une dernière fois sur une page d’Horace, peut-être à ces paroles qui convenaient si bien au moment : « Je ne mourrai pas tout entier », et le livre tombe de ses mains défaillantes....

C’est dans ces moments de silence et de mystère où le corps fait un dernier et vain effort pour arrêter l’âme prête à rompre ses liens ; c’est alors, dit-on, que la pensée tout à coup ranimée, et semblable au dernier éclair d’une lampe tarie, inonde la mémoire d’une lumière plus vive, et présente à l’homme le tableau soudain de sa vie entière. Ah ! s’il est ainsi, puisse M. Barthélemy avoir une fois contemplé toute la sienne ! et sans doute, à la vue des travaux et des exemples qu’il laissait après lui, à la vue de cette longue suite d’années si pleines, et dont pas un moment n’a été perdu pour le bien, il avait plus de droit que personne de dire en mourant : J’AI VÉCU.

 

[1] À toutes ces médailles il faut en ajouter une que M. Barthélemy ne connaissait pas : c’est la sienne, on peut se la procurer à l’hôtel de la Monnaie, et sans doute elle fera autant de plaisir à ceux qui la verront qu’elle fait d’honneur à l’artiste qui l’a gravée, M. Dumarest, membre de l’Institut.

[2] Cette petite anecdote est rapportée par M. Barthélemy lui-même