Discours de réception de Jean-François Marmontel

Le 22 décembre 1763

Jean-François MARMONTEL

M. MARMONTEL ayant été élu par Messieurs de l’Académie française, à la place de M. de BOUGAINVILLE, y vint prendre séance le jeudi 22 décembre 1763, et prononça le discours qui suit :

 

Messieurs,

Lorsque des hommes qui ont éclairé leur siècle, illustré leur patrie, enrichi et consacré la langue par des ouvrages immortels, obtiennent l’honneur d’être assis parmi vous, il vous apporte leur gloire en échange de vos suffrages ; et le nouveau lustre qu’ils donnent à l’académie, se joint à l’éclat qu’elle répand sur eux.

Mais le talent faible et timide qui vient se jeter dans vos bras, que vous daignez y recevoir, et à qui vous rendez l’espoir et le courage, vous doit tout avant d’avoir rien mérité ; et moins vous avez exigé de lui, plus vous avez droit d’en attendre. Ma reconnaissance envers vous, Messieurs, n’est donc pas le tribut d’un moment, c’est le devoir de toute ma vie : je l’emploierai à justifier mon ambition et vos espérances. Heureux si je pouvais adoucir vos regrets sur la perte de l’homme de lettres dont je viens occuper la place !

Dans ses écrits, comme dans ses mœurs, tout fut louable, et rien n’annonçait le vain désir d’être loué. Avec les talents qui rendent célèbre, il n’aspira qu’à l’honneur d’être utile.

Sans lui le poème de l’Anti-Lucrèce serait peut- être encore étranger parmi nous. Ce poème, écrit en latin, était une espèce d’injure faite à notre langue par l’un des hommes qui la parlait avec le plus de grâce et de facilité. M. le cardinal de Polignac regardait la pompe et l’harmonie des vers latins, comme un avantage qu’il était dangereux de laisser à son ennemi ; et pour l’attaquer, il prit les mêmes armes.

M. de Bougainville osa croire que la vérité dans tout son éclat, pouvait se passer de l’illusion ; que les deux objets les plus sublimes où l’intelligence humaine pût s’élever, la religion et la nature, n’avaient pas besoin, pour nous attacher, du faible artifice des vers. À ce prestige il substitua le charme d’une prose nombreuse, et il eut soin d’y réunir la précision, la clarté, la justesse, l’élégance et le coloris : qualités qu’il eût été peut- être impossible de concilier avec la gêne de traduire en vers un poème qui demandait l’exactitude la plus fidèle.

Il fit plus encore ; et dans la crainte d’avoir affaibli les grâces de l’original, il voulut du moins y suppléer par un nouveau degré de force et de lumière. Il donna donc à l’Anti-Lucrèce un frontispice aussi éclatant que solide, le parallèle raisonné de la doctrine d’Épicure et des anciens matérialistes, avec celle de son auteur : exposé fidèle et frappant, où l’on voit l’erreur se détruire elle-même, et tomber confondue aux pieds de la religion pour en assurer le triomphe.

Ce service rendu aux lettres lui obtint les suffrages d’une académie qui doit, Messieurs, sa naissance à la vôtre, et qui soutient avec tant d’éclat la gloire de son origine ; société savante et laborieuse que l’on croit voir, le flambeau à la main, errant sur les débris du monde, lutter sans cesse contre le temps, pour lui arracher la vérité qu’il s’efforce d’ensevelir.

Après avoir partagé ces travaux avec autant de succès que de zèle, M. de Bougainville fut chargé du soin d’en rédiger l’histoire. Les volumes qu’il en a donnés attestent la variété et l’étendue de ses connaissances, l’exactitude, la netteté, la facilité de son esprit, la précision et la pureté de son style.

Mais un soin plus touchant pour lui fut d’honorer, par des éloges la mémoire des hommes recommandables que la mort enlevait à sa compagnie. Et qui mieux que lui pouvait s’acquitter d’un emploi qui demande un cœur droit, un discernement juste, une plume éloquente, une âme également au-dessus des bassesses de l’envie et de celles de l’adulation ?

Dans ses éloges il s’est peint lui-même : on y voit partout le goût du vrai, l’amour du bien, une sensibilité délicate pour le mérite et la vertu, quelquefois même la franchise d’un bon citoyen, qui dans les grandes choses dédaigne les petits égards ; espèce de courage qu’on doit regarder comme l’héroïsme des gens de lettres.

Avec le même zèle qu’il loua les talents, il loua ceux qui les avaient aimés. Dans l’éloge qu’il a fait de M. le cardinal de Rohan, c’est la vérité qui peint la vertu, mais la vertu avec tous ses attraits, parée des grâces de l’esprit, unie à tous les dons de plaire, décorée de tout l’éclat des dignités et de la naissance, telle enfin qu’elle se montre aux hommes, quand elle veut rentrer dans tous ses droits. Je vous rappelle, Messieurs, une perte sensible, mais vous en êtes dédommagés : le plus doux de vos vœux est rempli ; le même nom revit dans vos fastes ; les muses reposent sous le même ombrage.

Tant qu’il y aura des grands dignes de l’être, jamais les muses ne manqueront d’appui. L’amour des lettres est, de tous les goûts, le plus naturel aux belles âmes : il tient à l’amour de la gloire et à l’amour de l’humanité. Qu’on ne s’étonne donc pas de voir dans tous les siècles éclairés, et singulièrement dans le nôtre, les rois, les peuples se disputer la possession des hommes de génie. Cet honneur, que plusieurs d’entre vous, Messieurs, ont si modestement reçu, est comme un droit acquis aux hommes éloquents et aux sages. La nature leur a donné l’empire de l’opinion, leur voix est celle de la renommée ; et de tout le bruit qu’auront fait dans leur temps les plus belles actions des mortels, la postérité n’entendra que le témoignage des gens de lettres, placés d’âge en âge comme autant d’échos qui retentissent dans l’avenir. Ce n’est point en passant de bouche en bouche, que les faits, que les noms dignes de mémoire peuvent échapper aux outrages de la barbarie et du temps. Il faut, pour les en garantir, qu’un historien vrai les écrive, qu’un digne orateur les célèbre, qu’un poëte inspiré les chante, qu’un philosophe les apprécie. Eux seuls se soutiennent par eux-mêmes au-dessus du vaste abyme de l’oubli, et rien n’y surnage qu’avec eux et par eux.

Cette vérité, Messieurs, si flatteuse pour les lettres, semble avoir frappé votre illustre fondateur. Tandis que, occupé des plus grandes vues, il repoussait la guerre au-dehors, enchaînait la discorde au-dedans, affermissait le trône de son roi, et consommait, à force de courage, de constance et d’habileté, le grand dessein de ramener l’État à l’unité de pouvoir et d’obéissance ; ce ministre, à qui la flatterie compare tous ceux qu’elle veut louer, comptait au nombre de ses projets celui de fonder cette académie. Il était bien juste qu’après le soin de mériter sa gloire, il n’en eût pas de plus pressant que celui de l’éterniser.

Plus le témoignage des lettres lui devait être avantageux, plus il voulut le rendre imposant ; et pour donner aux talents plus d’autorité, il en fit un corps honorable. Il sentit combien il était important qu’une classe d’hommes sur la foi desquels les siècles se jugent l’un l’autre, qu’une société dispensatrice de la louange et du blâme, et qui donne ou refuse à son gré la plus belle des récompenses, la gloire et l’immortalité, eût dans sa constitution même un caractère de dignité qui lui imposât la loi d’être juste. C’est dans cette vue qu’il vous réunit ; et ce fut dès-lors, Messieurs, que les lettres formèrent un état dans l’ordre public ; époque mémorable pour elles. Mais leur titre le plus glorieux fut la protection immédiate de nos rois accordée à l’académie.

Les muses éplorées autour du tombeau de l’illustre Séguier, redemandaient au ciel leur appui. Louis XIV les voit, les appelle, leur tend une main triomphante, et les invite à venir s’asseoir au pied du trône, à l’ombre des lauriers. Quelle faveur plus signalée ! mais aussi quel en sera le prix ! Je n’ai garde de vouloir honorer les lettres aux dépens de la renommée de ce grand roi : il la mérita tout entière. Mais c’était aux lettres à la perpétuer.

En vain la nature semblait avoir exprès choisi son règne et ses États, pour y faire naître les arts et le génie dans tous les genres ; en vain ce monarque lui-même, par son discernement dans le choix des hommes, par son habileté dans l’emploi des talents, avait su mettre en valeur l’ouvrage de la nature, et en seconder les efforts ; sa mémoire l’eût suivi de près au tombeau, si les lettres ne l’en avaient sauvée. Ce roi fit fleurir l’éloquence et la poésie ; l’éloquence et la poésie le feront revivre à jamais ; et le marbre et l’airain qui nous le rappellent seront réduits en poudre, lorsque les écrits où sa gloire est vivante feront l’entretien et l’admiration de tous les peuples de l’univers.

Oublions toutefois l’intérêt qu’ont eu les grands hommes à protéger les lettres, et n’en considérons que le charme et l’attrait. Quelle jouissance plus douce pour celui qui les encourage, que de développer les germes du génie ? La nature a-t-elle des productions plus rares ? Est-il un spectacle plus digne d’une âme élevée et sensible, que de voir la poésie animer ses tableaux, l’éloquence déployer ses ressorts, l’histoire percer la nuit des temps, la philosophie lever le voile de la nature, de nouvelles générations d’idées éclore du sein d’un petit nombre d’hommes, et se répandre dans tous.les esprits ? Les lettres, sous ce point de vue, peuvent-elles ne pas attacher les regards des rois, des héros et des sages ?

Mais c’est à ceux mêmes qui cultivent les lettres que le commerce en est précieux. Que ne puis-je en exprimer l’avantage comme je le sens ! Que ne puis-je avec tous les vrais citoyens de la république littéraire, voir ce qu’ils ont tant souhaité, les talents unis et l’intelligence ! Non, ce n’est point un vœu chimérique. L’amitié, ce lien des cœurs, est des dons du ciel le plus rare : il l’est parmi les gens de lettres, comme il l’est dans tous les états. Mais le commerce, l’accord des esprits, ce goût, mutuel qui les attire, ce besoin de se communiquer, ce plaisir délicat qu’ils éprouvent à s’éclairer, à s’animer l’un l’autre, cette union, dis-je, a fait, dans tous les temps, le bonheur et la gloire des lettrés. Le siècle passé la vit régner parmi ses écrivains les plus célèbres. Elle est la même, et plus paisible encore, entre les premiers talents de nos jours. Plusieurs en ont goûté les charmes auprès de ce génie aimable qui manque ici à mon bonheur, auprès de cet homme universel qui m’a permis de l’appeler mon maître, lui qui dans Athènes aurait eu pour disciples les Euripides et les Xenophons. Pourquoi son exemple et le vôtre, Messieurs, n’engagerait-il pas les gens de lettres à s’honorer par l’intimité de leur union ? Leur gloire en dépend, leur besoin les en presse, leurs succès y sont attachés.

Je ne parle point du goût que leur commerce épure, des finesses de l’art qu’il décèle, des replis de la nature qu’il développe, des traits délicats qu’il y fait saisir ; je me borne au courage, à l’émulation qu’il inspire, à l’essor qu’il fait prendre aux idées, à l’enthousiasme qu’il donne aux talents ; le dirai-je ? à cette espèce d’électricité que les esprits se communiquent, sitôt que l’intérêt de l’art vient les animer et les mettre en action.

Voyez l’homme de lettres dans sa solitude ; épuisé de fatigue et de veilles, plein d’inquiétudes et d’alarmes, ayant sans cesse devant les yeux un public difficile et sévère, découragé, tantôt .par les difficultés de l’art, tantôt par les variations du goût : une ombre l’effraie ; il se craint lui-même : s’il lui vient une lueur d’espoir, c’est un trait de présomption ; il se défie de sa confiance. Livré à lui-même, il ne sent pas ses forces : il n’osera jamais tout ce qu’il peut. Qui lèvera le faible obstacle qui l’arrête au milieu de sa course ? Qui le ramènera dans la voie, d’où peut-être il n’est éloigné que d’un pas au moment même qu’il se croit égaré ? Sera-ce celui qui s’amuse des lettres ? Non, mais celui qui s’en occupe. Le monde est pour un écrivain une école de bienséance, de délicatesse, de politesse et d’agrément ; mais pour les coups de lumière et de force, les grandes vues, les hardis desseins, il doit consulter ses pareils. Il les consulte ; il est ranimé. L’espoir renaît, les craintes se dissipent, les difficultés s’aplanissent. Ce n’est point une critique froide, minutieuse, stérile qui préside à leur examen ; c’est .une critique sévère, mais lumineuse et féconde en ressources : c’est peu d’éclairer, elle inspire ; et quel est l’homme de lettres, Messieurs, qui n’est pas redevable d’une partie de sa gloire à de telles inspirations ? Combien de traits de génie ont attendu qu’une idée étrangère les fit éclore, semblables à ces feux rapides et brillants qu’une étincelle fait éclater ? Qui sait ce que Racine, Despréaux, Molière et La Fontaine se devaient réciproquement ?

Mais ce commerce si intéressant du côté de l’esprit, peut l’être encore plus du côté de l’âme ; et j’ose le dire à la gloire de mon siècle, jamais l’émulation des vertus n’a plus ennobli celle des talents ; jamais des mœurs si pures n’ont honoré les lettres ; jamais votre exemple n’a été mieux suivi. Et quelle épreuve n’ai-je pas faite de la sensibilité, de l’élévation d’âme qu’un homme de lettres est sûr de trouver dans ceux de son état ? Qui sait mieux que moi avec quelle chaleur le fort y protège le faible ; combien leur estime est solide, leur bienveillance active, leur amitié constante, et combien ce qui serait pénible et courageux pour des, âmes vulgaires, paraît simple et facile à ces cœurs généreux ? Pardonnez-moi, Messieurs, ce retour sur moi-même. C’est peu pour moi que le souvenir de ce que je dois aux gens de lettres soit gravé au fond de mon cœur ; je veux, pour le rendre immortel, qu’il soit consacré dans vos fastes.

Mais pourquoi, dans la société littéraire, voit-on les esprits se concilier, se rapprocher de plus en plus ? C’est que la raison, quoi qu’on en dise, fait d’heureux progrès parmi nous ; c’est qu’à mesure que les hommes s’éclairent, ils sentent mieux le besoin de s’aimer ; c’est que tout se ressent de l’exemple d’un roi à qui l’orgueil est odieux, et qui ne connaît d’autre gloire que celle d’être bienfaisant et juste.

Voilà, Messieurs, le héros que les muses doivent se plaire à célébrer. Malheur à elles, si elles flattaient l’ambition et la violence. C’est aux furies à s’abreuver de sang et à se baigner dans les larmes. Les muses sont filles de la paix ; elles doivent aimer leur mère. Leur règne est donc celui d’un bon roi. C’est une âme sensible, équitable et modeste qu’elles aiment à contempler sur le plus beau trône de l’univers : la reconnaissance et les vœux de la terre sont le tribut qu’elles lui présentent ; seul hommage digne d’un roi, qui, absolu dans sa puissance, n’a pour volonté que l’amour de l’ordre, du bien public et de la paix. Avec la force, un roi se fait craindre, et c’est un avantage que les tyrans peuvent disputer aux héros : mais l’inébranlable empire de l’amour n’est réservé qu’à la vertu même ; et si Louis en partage la gloire, ce n’est qu’avec le petit nombre de rois modérés, sages et bienfaisants, qui ont fait les délices du monde.