Les trois Dumas

Le 25 octobre 1900

Henri de BORNIER

LES TROIS DUMAS

PAR

M. LE VICOMTE HENRI DE BORNIER

DÉLÉGUÉ DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Séance publique annuelle des cinq Académies

Le jeudi 25 octobre 1900

 

I

 

L’homme qui d’un grand nom reçut la marque insigne,
Moins pour en être fier que pour en être digne,
Doit donner à son tour autant que recevoir ;
L’héritage, avant d’être un droit, est un devoir !
Les gloires d’une race, en s’augmentant peut-être,
Descendent sur le fils, remontent à l’ancêtre,
Et leurs noms, quand chacun fut noblement porté,
N’en forment plus qu’un seul pour la postérité !

 

II

 

Le premier fut soldat. Dans l’immense épopée,
Que ce siècle naissant écrivit de l’épée,
Il eut sa page ; il fut, près de Hoche et Kléber,
Le jeune forgeron qui bat rude le fer ;
Sur l’Adige et le Nil, dressant sa haute taille,
Il souriait, comme au plaisir, à la bataille :
Le danger, quel qu’il soit, le faisait accourir,
Et quand il s’arrêta, c’est qu’il allait mourir !

 

III

 

Le second lut poète, et ce maitre du drame.
Fut un soldat aussi par le courage et l’âme ;
Sa vie est un combat : à son père pareil,
Passant des nuits de fièvre à des nuits sans sommeil,
Trente ans il est resté, d’un effort énergique,
Vainqueur, vaincu, debout sur son œuvre tragique ;
Ses héros, Antony, Don Juan, Caligula,
Dantès et Buridan, lui criaient : Nous voilà
Esclave du travail, nul fardeau ne l’accable.
Il ne chancelle point sous la gloire implacable :
C’est que, pour soutenir son courage indompté.
Il avait sa charmante et robuste gaieté :
Richelieu, le Régent, abbés de cour, marquises.
L’enivraient de leur joie et de leur grâce exquises,
Et quand venaient des jours d’amertume et d’ennui,
Ton rire, ô d’Artagnan, les chassait loin de lui !
Ainsi, par son ardente et féconde pensée,
Son œuvre colossale à nos yeux s’est dressée,
Et le monde, témoin du labeur effrayant,
S’étonna que la mort pût saisir ce géant !

 

IV

 

Le troisième, un moment, hésite et désespère
De suivre d’un pied sûr les traces d’un tel père ;
Mais il sentit bientôt, pour marcher sur ses pas,
La chaleur de ce sang qui ne s’attiédit pas !

Jeune homme, il regarda la vie
Et partout il trouva d’abord
L’angoisse, la haine, l’envie,
Les noirs égouts pleins jusqu’au bord,

L’homme, trompé par sa chimère,
Se livrant à ses vils instincts,
Et pour une étoile éphémère,
Vingt soleils à jamais éteints !

Hélas hélas ! la vie est noire,
Toute clarté fuit sans retour,
Ce n’est qu’un fantôme, la gloire ;
Ce n’est qu’un mirage, l’amour,

Hélas ! dans cette ombre profonde,
Où meurt le siècle châtié,
Que pourrais-je enseigner au monde ?
Dieu lui répondit la Pitié !

La Pitié ! L’auguste clémence
Pour les fautes et les malheurs ;
C’est là que ta gloire commence.
Et te rend égal aux meilleurs !

Ta colère même et ton rire
Finissent en drames touchants,
Et les flèches de ta satire
Ne poursuivent que les méchants ;

La baronne d’Ange t’irrite,
Et tu la frappes ; mais tu viens
Au lit de mort de Marguerite,
Et nous mêlons nos pleurs aux tiens

Pour la femme qu’on tyrannise
Tu protestes juge et témoin,
Et, s’il faut relever Denise,
Aucun pardon n’ira trop loin.

Ami des vierges et des mères,
Indigné, terrible et hautain
Tu brises les coupes amères
Que leur tend le lâche destin !

Consoler les cours, que tout blesse,
D’un mot tendre et d’un doux regard.
Voilà ta force et ta noblesse
Dans les audaces de ton art !

 

V

 

Paris à ces trois noms va rendre un triple hommage,
Ces trois hommes ensemble auront là leur image,
Et le passant, rêveur devant leur monument,
Pour les mieux contempler, ira plus lentement ;
Le soir, quand les rumeurs du jour se seront tues,
Là-haut s’élèvera la voix des trois statues ;
Quand Paris dormira dans le silence obscur,
Quand les astres viendront blanchir le sombre azur,
La nuit seule entendra, sous le ciel solitaire,
Sous le regard de Dieu qui permet ce mystère,
Se parler, d’un accent superbe et souverain,
Ces hommes qui n’ont plus que des lèvres d’airain !
— « Nous voici devant toi, diront les deux poètes,
Notre tâche est finie et nos gerbes sont faites ;
Toi l’aïeul, sois le juge ! Avons-nous à ton gré
Accompli l’œuvre bonne et le devoir sacré ?
Parle n’avons-nous pas mérité ta disgrâce ?
Pour l’honneur de ton nom, pour l’honneur de ta race,
Avons-nous fait assez dans nos combats d’hier ?
Père, que penses-tu de tes fils ?
— J’en suis fier ! »