Inauguration de la statue de La Fontaine, à Paris

Le 26 juillet 1891

Armand PRUDHOMME, dit SULLY PRUDHOMME

INSTITUT DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE.

INAUGURATION DE LA STATUE DE LA FONTAINE

À PARIS

Le dimanche 26 juillet 1891.

DISCOURS

DE

M. SULLY PRUDHOMME

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.

 

MESSIEURS,

Je viens saluer l’inauguration de ce beau monument dédié à la gloire de La Fontaine, du poète plus qu’immortel, toujours jeune, dont j’ai l’accablant honneur, après deux cents ans, d’occuper le fauteuil à l’Académie française. Je prends la parole au nom de la Compagnie et du Comité qui a préparé et poursuivi l’entreprise, applaudie et néanmoins laborieuse, que nous couronnons aujourd’hui. Il y a sept ans que nous l’avons commencée. La Fontaine, heureusement, pouvait patienter ; il est même trop distrait pour s’en être aperçu.

Sachons interpréter le paisible empressement de ses admirateurs à symboliser dans le plus dur métal et la plus fine pierre la solidité et la grâce impérissables de son œuvre. La lente incubation de ce suprême hommage à son génie serait-elle un signe d’indifférence, un symptôme de désaffection à l’égard du Bonhomme illustre chez ce peuple qu’il a si longtemps récréé ? Oh ! nullement ; j’y vois tout autre chose. Il en est de la gloire comme de l’amour, dont il ne faut pas juger la solidité à l’ardeur. L’attachement de la France pour son vieux fabuliste après deux siècles est devenu conjugal ; il est le lien d’un mariage merveilleusement assorti, où les époux ne sentent plus le besoin de se souhaiter leurs fêtes pour célébrer leur constance. C’est l’union de Philémon et de Baucis :

L’amitié modéra leurs feux sans les détruire.

Aussi, quand nous avons proposé à Baucis une commémoration somptueuse de ses noces avec Philémon. nous a-t-elle répondu simplement :

Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux.

Et ce n’était pas une défaite, mais la naïve expression de l’habitude dans un ménage sans trouble, assuré de sa foi par sa durée.

Ainsi la lenteur même de notre succès a cela de consolant qu’elle assimile au plus inaltérable amour le culte domestique des familles pour l’auteur de ce recueil de fables, chef-d’œuvre de poésie et de morale en action, qui a été jusqu’à présent comme le catéchisme laïque épelé par tous les enfants du sol gaulois.

Sous les auspices de M. Marmottan, maire de cet arrondissement où la pensée de notre entreprise est éclose, Passy, avec l’appoint d’Auteuil, son voisin, a fourni plus de la moitié de la somme souscrite ; il est juste de leur en faire honneur. Le reste de la France, sauf quelques exceptions, a délégué sa libéralité à l’État et à la Ville de Paris. C’est au Ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts et au Conseil municipal de Paris que s’adressent d’abord nos remercîments pour l’accueil sauveur qu’ils ont fait à notre appel forcé. Nous avions espéré l’autorisation de solliciter le tribut des écoles, des collèges et des lycées, mais un règlement, fort sage du reste, n’y permet pas les quêtes. Jamais, sans doute, le respect de la loi n’aura été plus méritoire, car il n’aura jamais dominé davantage le plus naturel mouvement du cœur. Nos dettes de reconnaissance particulière sont nombreuses. S’il se trouvait par hasard dans cette assistance quelque Français qui n’eût en rien contribué à l’érection de ce monument, je serais fier de l’humilier par l’inexorable dénombrement de nos plus ardents collaborateurs. Une élite des comédiens de Paris, accompagnant le doyen de la Comédie-Française, s’est empressée de venir, à notre prière, dans la salle du Trocadéro, réciter des fables de La Fontaine et jouer la Coupe enchantée, faveur toute gracieuse, chère à notre mémoire. Deux habitants de Passy, que je tiens à nommer, car ce sera leur seule récompense, M. Teste, promoteur de l’œuvre, et M. Ray, qui l’a, parmi les derniers écueils, menée à bon port, y ont apporté, le premier, tous ses moyens d’action jusqu’à compromettre ses forces et son avoir, le second, son expérience, sa foi vaillante et son obstination au bien. Je ne saurais oublier non plus ce que doit le Comité au zèle de son regretté secrétaire, M. Ramé, que la mort prive d’entendre, non de recevoir nos remercîments douloureux.

J’ai réservé enfin pour les deux artistes du monument et pour leurs plus proches auxiliaires l’expression de notre suprême reconnaissance. Les fondeurs, MM. Thiébaut, ont, avec un rare désintéressement, sacrifié tout le bénéfice pécuniaire de leur ouvrage irréprochable au renom artistique de leur maison. Quant au statuaire, M. Dumilâtre, auteur de ce groupe superbe, quant à l’architecte, M. Frantz Jourdain, auteur de l’élégant piédestal qui le supporte si dignement, ils ont donné depuis longtemps, et surtout il y a deux ans, dans le Palais de l’Exposition Universelle, des gages de leur mérite qui me dispensent de le signaler. Mais, pour l’honneur des arts, au risque d’embarrasser en eux une modestie plus délicate et plus ombrageuse encore que celle de leur talent, je dois proclamer ici l’entière gratuité de leur concours. J’ajoute que pour le sacrifice du statuaire ce n’est pas encore assez dire ; en lui prodiguant les éloges, récompense de son ébauchoir, la patrie de La Fontaine est bien loin de s’être acquittée envers lui.

J’ai rappelé quel lien d’ancienne et touchante accoutumance nous unit tous à notre bon La Fontaine ; d’où résulte que la plupart de ses meilleurs amis se seraient indéfiniment contentés de porter son image dans leurs cœurs. Il y a plus : l’accoutumance à la longue rend inconscients les nœuds qu’elle fortifie. Mais plus ces attaches semblent oubliées, plus elles sont en réalité sensibles, irritables pour peu qu’on y touche. En France, à coup sûr, personne ne toucherait impunément à la popularité de La Fontaine ; ce serait un attentat au génie de la nation même, et nos écoles de poésie les plus révolutionnaires n’en ont pas affronté l’aventure. C’est que le tempérament littéraire de ce maître invincible représente par excellence ce qu’il y a de plus inaliénable dans notre caractère national. Son vers en rallie tous les traits essentiels : la démarche légère et ferme à la fois, le bon sens gai comme la lumière, la précision autant ennemie de la subtilité que du vague. Il est par l’accent et l’allure le plus Français de tous nos poètes, il est de son pays plus que tous les autres : voilà son originalité. Ses écrits ont une saveur de terroir qui dénonce le cru et défie toute contrefaçon. Aussi est-il pour les étrangers le plus intraduisible de tous. Il ne leur est même pas entièrement intelligible ; le sens littéral de sa phrase ne leur en livre pas le sens purement français, que les mots tiennent, non pas de la convention, mais du mouvement vif et gracieux qui les rapproche. Par contre, ce qui le rend inimitable l’empêche de pouvoir imiter. Ses emprunts à l’antiquité grecque ou latine s’ajustent d’eux-mêmes à son humeur, qui est foncièrement gauloise. Ainsi la morale, toute païenne, de ses fables, transposée, humanisée par sa bonhomie, s’accommode spontanément à nos mœurs ; dans ses vers elle n’est plus froide, parce qu’elle sourit, mais elle reste virile parce qu’elle ne s’est pas attendrie :

Travaillez, prenez de la peine,
C’est le fonds qui manque le moins.

Je n’ai ni le dessein ni le loisir d’analyser ici les qualités techniques de son œuvre. Devant le solennel témoignage de fidélité que sa patrie donne à sa mémoire, je ne me sens d’autre mandat que de rappeler combien fidèlement lui-même il en représente par son génie littéraire la franchise, l’élégance et la santé aux yeux du monde.

C’est bien à Paris, où le monde entier se rencontre, que ce témoignage lui était dû. Pourtant ce joli coin de verdure, mes collègues du Comité et moi nous avons dû le conquérir pour lui, autant, du moins, qu’il est possible de rien conquérir dans un tel domaine sans la baguette magique de mon éminent confrère M. Alphand. Mais nous avons dû lutter ; qu’on nous pardonne les réflexions un peu sévères que nous ont suggérées nos efforts. Chacun de nos grands hommes nous est rappelé dans sa ville natale par son buste ou par sa statue qu’elle lui a dressée en signe de gratitude pour le lustre dont il la décore. Ces monuments, de proportions trop souvent chétives comme les ressources municipales, attestent surtout l’orgueil local, bien légitime certes, mais étroitement jaloux. C’est dans la capitale de la France, et le plus près possible de son cœur, que notre reconnaissance et notre fierté communes cherchent un lieu de ralliement patriotique. La centralisation ne saurait être ici que juste et bienfaisante. Quelle réputation née en province n’a dû, tôt ou tard, se faire consacrer à Paris pour devenir une renommée nationale ? Loin de confisquer les talents supérieurs qu’il attire à soi, Paris, au contraire, ne les emprunte aux autres villes que pour les leur rendre couronnés par lui d’un éclat qui rejaillit sur elles. Cet auguste service lui vaut à bon droit le privilège d’évoquer dans le bronze et le marbre et de réunir dans son sein les grandes figures immortalisées par son adoption ; il les donne à la fois en parure à ses places publiques et en exemple aux passants innombrables qui s’y croisent. Mais par cela même la parure et l’exemple doivent être, autant que possible, incontestés ; c’est le devoir attaché à ce privilège. Ah ! là-dessus notre conscience est bien tranquille en présence du monument que nous inaugurons aujourd’hui. L’épanouissement de tous les visages reflète ici l’approbation sans réserve de toutes les âmes. Cette unanimité dans un hommage public est remarquable et précieuse, car, hélas ! elle devient rare. Plus chez nous les sentiments se partagent sur l’idéal littéraire, artistique ou social, plus les statues vont se multipliant ; de sorte que nos glorifications nationales, au lieu de proclamer ce qui unit la nation, dénoncent ce qui la divise. Aucune méthode réfléchie, aucun ordre équitable n’y préside ; on y sent le pêle-mêle d’une lutte d’opinions militantes, où les gloires sereines sont sacrifiées aux gloires orageuses. Je ne soulève ici aucune question de préséance des unes sur les autres ; c’est l’égalité seule que je revendique pour toutes.

Qu’on n’ait plus à se demander pourquoi le plus ancien suffrage universel, celui qui, depuis un temps immémorial, est né sans inventeur et s’est renouvelé sans vicissitudes, celui qui a investi Homère de la magistrature suprême dans la république des lettres, ne reçoit pas, au moins en la personne de Corneille, les mêmes honneurs que son cadet politique !

Pour tous les créateurs et les bienfaiteurs de la patrie, pour tous indistinctement, je réclame l’impartialité dans l’apothéose : je le dois aux belles-lettres que je suis fier de représenter ici, et puisque j’ai mission de remettre ce monument à la Ville de Paris, je la remercie encore d’avoir si bien commencé, en honorant La Fontaine, la réparation que la poésie avec confiance attendait de sa justice.