Rapport sur les concours de l’année 1873

Le 28 août 1873

Henri PATIN

RAPPORT

DE M. PATIN

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1873.

 

MESSIEURS,

Au premier rang de ces prix, devenus si nombreux, que de généreuses fondations nous appellent à distribuer chaque année, se place naturellement le grand prix institué par le baron Gobert, dans l’intérêt de notre histoire nationale. Il a droit à cette primauté. non-seulement par l’importance peu commune de la récompense, mais par ce qui y répond, par la valeur des productions auxquelles elle s’applique.

Aujourd’hui y ajoute un nouveau lustre l’attribution qui en est faite à un ouvrage de tous points très-considérable, conçu dans de vastes proportions, d’une simple et imposante ordonnance, que recommandent l’étendue des recherches, la sagacité, la justesse, l’élévation des vues, une élégante fermeté de style, l’Histoire des États généraux, de 1355 à 1614, par M. Georges Picot, juge au tribunal de la Seine.

D’autres déjà l’avaient racontée avec savoir et avec talent. Mais ce qui caractérise l’œuvre du nouvel historien, c’est que, chez lui, l’exposition des faits, exposition d’ailleurs fort habile et d’un puissant intérêt, n’est qu’une introduction, une préparation à l’étude approfondie de l’influence exercée par les assemblées générales de l’ancienne France sur le gouvernement du pays.

Sans doute, il le reconnaît et le regrette, incessamment contrariées, dans leurs persévérants efforts, par les préoccupations de la guerre étrangère et de la guerre civile, par le désaccord des ordres, par la résistance obstinée et insurmontable du pouvoir absolu, il ne leur a pas été donné, comme elles en avaient la noble ambition, d’établir en France la liberté politique. Mais, il croit juste de le remarquer, de bonne heure et en toute circonstance, elles en ont affirmé les principes, ajoutant, par la constance de ces revendications, à l’autorité propre de ces principes, celle de la tradition, dont on tient aujourd’hui trop peu de compte.

Ce n’est pas tout : d’un rapprochement très-attentif et très-complet, entre leurs vœux, leurs demandes et ce qui a suivi, les dispositions des ordonnances royales, les actes de l’administration publique, le nouvel historien des États généraux tire cette conséquence, à l’évidence de laquelle on ne peut se soustraire, que leur part a été grande, beaucoup plus grande qu’on ne le pense généralement, dans l’amélioration progressive de notre société française ; que d’eux se sont inspirés et ont pris en quelque sorte conseil, dans leurs plus sages, leurs plus utiles réformes, quelques-uns de nos meilleurs rois, de nos plus grands ministres, un Charles V, un Louis XII, un Henri IV, un Richelieu.

Tel est, en substance, ce livre des plus remarquables, où revit, dans sa vérité, par le double et heureux effort de la science et de la méditation, notre antiquité française ; qu’anime et rend éloquent, condition du programme quelquefois négligée, un profond sentiment d’estime et de re­connaissance, pour ce que nous oublions avec quelque ingratitude, pour ce qui devrait intéresser davantage notre patriotisme, le travail social des générations qui nous ont précédés.

Un tel ouvrage s’imposait, on peut le dire, aux suffrages de l’Académie française. Mais déjà, dans une autre de nos grandes académies, dans l’Académie des sciences morales et politiques, pour laquelle il avait été écrit, il avait obtenu, avec les éloges des juges les plus autorisés, éloges plus précieux que toutes les récompenses, le prix dont il était digne. L’Académie a donc pensé qu’elle pouvait, en le couronnant à son tour, lui associer un autre ouvrage, lui-même de grande étendue et de longue haleine, dont les parties successives ont été, lors de leur apparition, soumises à son jugement et auxquelles la publication d’un huitième et dernier volume, hélas ! posthume, permet d’attribuer enfin sa récompense longtemps attendue. C’est l’Histoire de la Restauration de feu Nettement, histoire maintenant complète, écrite d’après les précieuses confidences, les communications d’un des premiers hommes d’État du temps, avec impartialité autant qu’avec talent, et où se marquent dans une juste mesure, sans rien retirer à l’équité des jugements, les préférences politiques de l’auteur. L’Académie qui, en 1870, quelque temps après sa mort, a maintenu son intéressante et patriotique Histoire de la conquête d’Alger dans la possession du second prix Gobert, achève de s’acquitter envers sa mémoire, très-digne d’être honorée, et de témoigner en même temps d’un légitime intérêt pour sa famille, par la distinction suprême accordée aujourd’hui à son œuvre capitale.

Des autres livres soumis dans le même concours à notre appréciation nul ne nous a paru mériter le second prix Gobert plus que celui de M. Perrens, professeur de rhétorique au lycée Condorcet et répétiteur à l’École polytechnique : l’Église et l’État en France sous le règne de Henri IV et la régence de Marie de Medicis. Les deux volumes dont il se compose font connaître, dans un détail instructif et attachant, quelles furent alors les vicissitudes de l’antique et éternelle lutte engagée entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, entre la suprématie pontificale et la souveraineté royale ; ils offrent un intérêt à la fois religieux et politique, et, comme les précédentes productions de l’auteur, plus d’une fois déjà distinguées dans les concours de l’Institut, ils se recommandent par une étude curieuse, étendue, pénétrante de documents originaux non encore mis en œuvre par l’histoire.

Le concours pour le prix fondé par feu M. Thérouanne pour l’encouragement des travaux historiques était, cette année, des plus riches. La liste des productions admises à y prendre part ne contenait pas moins de quatorze ouvrages, très-dignes d’estime pour la plupart. Avant tous se sont placés, par l’intérêt de la composition, par la distinction de la pensée et du style, deux livres entre lesquels il a paru juste de partager le prix : l’un, de M. Aubertin maître de conférences à l’École normale supérieure, déjà couronné, pour une œuvre excellente de haute critique historique et philosophique, dans un des concours de 1870 ; l’autre, de l’écrivain aux grâces sévères, à la pensée virile, qui signe du nom de Daniel Stern des productions fort recherchées, fort aimées du public.

Nous ne manquons pas d’ouvrages où l’on se soit appliqué à suivre, de 1715 à 1789, sous la Régence, pendant le long règne de Louis XV et les premières années du gouvernement de Louis XVI, le mouvement général d’idées et de sentiments duquel est résultée la Révolution française. C’est le sujet qu’a traité lui-même M. Aubertin, sous ce titre : l’Esprit public au XVIIIsiècle. Il l’a renouvelé heureusement. Laissant à l’écart les grands monuments littéraires de cet âge, si souvent et si utilement interrogés par la critique, il a de préférence demande à des documents d’un autre occire, mais non d’une moindre autorité, les traits de cet esprit publie dont il voulait retracer l’image : il les a empruntés, je ne puis mieux faire que de reproduire ses spirituelles expressions, à « cette partie intime et confidentielle de la littérature historique qui, sous le nom de mémoires, traduit jour par jour avec une sincérité négligée, la pensée du moment, et d’une plume libre, inégale, diffuse, mais assez fidèle, écrit l’histoire à mesure qu’elle se fait. » Sans doute dans ces nombreux, mémoires, ou publiés, ou encore inédits, que l’auteur a curieusement analysés, dans ces correspondances qu’il n’en sépare point, les appelant des mémoires involontaires, est contenue l’histoire morale de la société française au XVIIIe siècle ; mais ce n’est pas sans une nécessaire confusion ; il fallait en démêler, en assembler les éléments, tâche difficile dont M. Aubertin s’est acquitté avec beaucoup de sagacité et beaucoup d’art. De là une suite de chapitres dans lesquels une matière des plus complexes se distribue avec aisance et clarté, d’un intérêt varié, d’un sens net et juste, aussi judicieux qu’ils sont élégamment et agréablement écrits.

À cet ouvrage ne le cède en rien celui que l’Académie a cru devoir lui égaler, l’Histoire des commencements de la république aux Pays-Bas, de 1581 à 1625. Ici encore le sujet présentait une complication embarrassante pour l’historien : ce peuple dont il devait raconter la lutte, entreprise avec tant de résolution, poursuivie avec tant de persévérance, pendant de longues années, contre la puissance espagnole, avait été au dedans bien travaillé, bien tourmenté par les conflits sans fin de pouvoirs mal définis, par les prétentions rivales, le perpétuel combat des factions et des sectes ; mais, dominant les intérêts ennemis, les passions discordantes, le patriotisme avait tout confondu dans une action commune, à la fin victorieuse. Aux conditions d’un tel sujet répondent la variété, l’unité d’un récit artistement ordonné, d’un mouvement animé, de formes vives et spirituelles, où ressortent, avec l’intérêt supérieur de la cause qu’ils représentent, les fondateurs de l’indépendance des Provinces-Unies et de leur république, Guillaume le Taciturne, Maurice de Nassau, Barneveldt. Ils sont peints avec sympathie, mais jugés avec équité, comme, au reste, partout dans ce livre, les hommes et les choses du temps passé. Un des principaux mérites de l’auteur, c’est que, sans se séparer de notre manière actuelle de penser au sujet des libertés politiques et religieuses, il sait tenir grand compte, en exposant, en appréciant les faits d’un autre âge, du milieu, si différent, où ils se sont produits. Ainsi. arrivé dans son récit au moment où la trêve de douze ans conclue avec l’Espagne déchaîne dans les Pays-Bas les fureurs longtemps contenues de la passion politique et du fanatisme religieux, où Maurice, ce grand capitaine, ce héros, d’une gloire jusque-là pure, tourne ses armes contre les institutions de son pays, où il permet, s’il ne l’a pas ordonné, que le noble vieillard, leur constant défenseur, Barneveldt, poursuivi par les calomnies des ennemis acharnés que lui a faits sa vertu, par les outrageants soupçons d’une multitude aveugle, soit jeté en prison, et envoyé par des juges iniques à l’échafaud, arrivé, dis-je, à ce triste dénoûment d’une si belle histoire, l’auteur se trouble comme son lecteur : sa raison toutefois reste ferme ; la querelle de Barneveldt et du prince d’Orange n’est pas simplement pour lui une lutte entre la liberté et la tyrannie, entre la république et la dictature. Écartant les raisons vulgaires qu’on a le plus souvent données de ces étranges événements, il recherche ce qui, dans la constitution de l’État, dans les relations des pouvoirs, dans la situation des partis, devait les amener presque fatalement. Mais expliquer n’est pas absoudre : il ne laisse pas de conclure par ces sévères et éloquentes paroles : « C’est en vain que le génie de la guerre proclame les talents du capitaine ; c’est en vain que la religion et la raison d’État semblent d’accord pour approuver les vues du stathouder ; l’humanité offensée se détourne de Maurice. Un meurtre odieux, inutile, le bannit de la compagnie des grands hommes. L’histoire, avec le paysan hollandais, ramasse sur l’échafaud de Barneveldt le sable ensanglanté qui dépose contre le meurtrier au tribunal de l’éternelle justice. »

Le prix fondé par feu M. Bordin doit, aux termes du programme, être spécialement consacré à encourager la haute littérature, et, lorsque l’Académie en dispose en faveur d’un ouvrage publié dans les deux années ou dans l’année précédente, il faut que cet ouvrage se distingue, quels qu’en soient l’objet et la forme, par l’étendue des connaissances littéraires et le talent d’écrire.

Ces conditions n’ont paru pleinement remplies que dans un seul des neuf ouvrages envoyés au concours, celui où M. Georges Perrot, maître de conférences à l’École normale supérieure, a traité de l’Éloquence politique et judiciaire à Athènes, et, particulièrement, des précurseurs de Démosthène ; livre savant, judicieux, bien écrit, qui complète utilement, nos livres d’histoire et de critique littéraires par des études de quelque nouveauté. Car, sauf un petit nombre de pages exquises écrites de nos jours sur Lysias et sur Isocrate, nous n’avions rien en français qui fit réellement connaître ces précurseurs de Démosthène, industrieux ouvriers de son génie, par qui, dans les luttes de la place publique et des tribunaux, dans les enseignements, les exercices de l’école, s’est progressivement formé, s’est constitué, pour le service de sa haute éloquence, l’art de la parole.

M. Perrot, auteur d’un très-remarquable écrit sur le Droit public d’Athènes, couronné en 1868 par l’Académie, était mieux préparé que personne à comprendre et à expliquer le rôle attribué à ces orateurs par les institutions de la démocratie athénienne ; mieux que personne il pouvait les replacer, avec vérité, sur le théâtre même, et dans les scènes d’un intérêt souvent si dramatique, où ils l’ont rempli. Un commerce facile et familier avec les textes qu’ils nous ont laissés, lui permettait de les considérer, non-seulement comme orateurs, mais encore comme écrivains, et de suivre de l’un à l’autre, de constater, tâche assurément bien délicate et bien difficile, les progrès de l’atticisme. En somme, le caractère dominant de l’ouvrage, c’est une très-nette intelligence des hommes et des choses de la Grèce ancienne, de son histoire, de sa civilisation, de son esprit : on sent même en le lisant, à une certaine vérité d’accent, qui ne pouvait provenir de l’érudition toute seule, que l’auteur a habité la Grèce autrement qu’en esprit, par l’étude patiente de ses monuments, et que, dans notre École française d’Athènes, il a vécu sous le même ciel, respiré le même air que les Grecs d’autrefois.

À l’histoire littéraire, que le livre de M. Perrot représente dignement dans les concours de 1873, mais qu’il n’y représente pas seul, on le verra bientôt, confine un autre genre, celui de la traduction, auquel, depuis trois ans, une fondation de feu M. Langlois permet d’attribuer sa récompense spéciale. Elle n’était point disputée cette année par moins de quatorze traducteurs, de caractères très-variés les uns qui étaient hardiment entrés en lutte avec d’illustres originaux, anciens et modernes, très-difficiles à atteindre, et tout ensemble avec leurs meilleurs interprètes, qu’il n’était pas moins difficile d’effacer ; les autres qui, plus prudemment, plus utilement, ne s’étaient attaqués qu’à des productions d’ordre secondaire, pour la plupart, et non encore traduites ; quelques-uns, enfin, qui, dans l’intérêt des études historiques ou littéraires, s’étaient laborieusement consacrés à mettre entre les mains du public français, fidèlement reproduites, et, selon le besoin, complétées et commentées, d’importantes œuvres contemporaines, publiées à l’étranger. C’est à une traduction de cette dernière classe que l’Académie a cru devoir décerner le prix.

Son auteur. M. Magnabal, agrégé de l’Université, chef de bureau au ministère de l’instruction publique, s’était déjà fait connaître avantageusement par un certain nombre d’ouvrages, de caractère historique ou littéraire, qui con­cernent l’Espagne. Nul n’était plus propre à traduire avec exactitude, avec intelligence, et, au besoin, à compléter, l’Histoire de la littérature espagnole, écrite en anglais, par l’Américain G. Ticknor. Ce grand ouvrage, publié en 1849, a singulièrement dépassé, par l’étendue et l’exactitude, des recherches, par les vastes proportions de l’ensemble, ce qu’avaient écrit précédemment, d’assez incomplet, sur un sujet trop peu connu, Bouterweck et Sismondi. L’Espagne, à qui un pareil ouvrage manquait, s’est hâtée de se l’approprier par une traduction ; ainsi a fait l’Allemagne, et nous devons être reconnaissants à M. Magnabal du soin qu’il a pris de le reproduire à son tour pour les lecteurs français, dans trois forts volumes in-8°, dont la publication, achevée en 1872, remonte à 1864. Il ne s’est pas contenté de traduire l’original ; il y a beaucoup ajouté par des notes, des appendices, empruntés aux commentateurs et aux critiques espagnols. L ne grande amélioration qu.il y a apportée, c’est de donner en espagnol, accompagnés, bien entendu, d’une version française, les textes que son auteur n’avait cités qu’en anglais. Un tel travail si judicieusement entrepris, si bien conçu, si soigneusement exécuté, accroît fort utilement nos instruments d’étude, et c’est à ce titre surtout que l’Académie l’a jugé digne du prix institué par M. Langlois.

Plusieurs des ouvrages auxquels elle l’a préféré lui ont paru toutefois devoir être cités dans ce rapport, avec de justes témoignages d’intérêt.

Cette distinction est assurément bien due à l’importante traduction que, par un méritoire effort, nous a donné le premier de la Bible des septante un estimable interprète d’Homère, M. Giguet. Deux autres traductions encore, l’une de M. Lapatz, l’autre de M. Nicolas, professeur de littérature étrangère à la Faculté des lettres de Rennes, y ont elles-mêmes d’incontestables droits.

Les Lettres de Synésius, lettres d’un tour agréable, offrent surtout un intérêt historique : elles comptent, parmi les monuments propres à nous faire connaître l’état de l’Empire et de l’Église au Ve siècle, et M. Villemain, dans son beau livre sur les Pères, en a tiré un très-beau parti. Il eût certainement applaudi à l’idée qu’a eue le premier M. Lapatz de les faire passer dans notre langue, en les accompagnant d’Études sur les derniers moments de l’hellénisme. Mais peut-être n’eût-il pas trouvé assez naturel et assez simple le style du commentaire et, bien que Synésius ne soit pas exempt de quelque affectation, celui de la traduction elle-même.

Ce qu’on nous a donné en français, vers 1824, je crois, de l’Araucana, cette épopée espagnole de don Alonzo de Ercilla, n’interdisait pas à M. Nicolas de s’en dire le premier traducteur, car il l’a le premier traduit complétement. Cette traduction atteint à la mesure de deux forts volumes, l’auteur y ayant joint, sous forme d’introduction et de notes, un commentaire très-étendu, sans proportion, je le crains, avec la valeur, au fond assez médiocre, de l’original, et où les formules de l’admiration semblent trop prodiguées. Quoi qu’il en soit, il y a là un grand travail qui nous a paru digne, ainsi que le savant et ingénieux volume de M. Lapatz, sinon d’obtenir le prix, du moins d’être cité comme en ayant approché.

Cette revue est déjà longue, et je n’ai point encore abordé celui de nos concours qui, par le caractère un peu indéterminé du programme, attire le plus de concurrents, et où, grâce à la munificence du fondateur, on compte le plus de lauréats. Le nombre des ouvrages qui, chaque année, se disputent les prix d’utilité morale institués par M. de Montyon, va toujours croissant, comme aussi, par une conséquence naturelle, le nombre de ceux que l’Académie croit devoir particulièrement distinguer. Cent vingt et quelques étaient, cette année, soumis à notre jugement. Doit-on s’étonner que nos choix, devenus par là plus difficiles, plus embarrassants, se soient étendus quelque peu au-delà de leurs limites ordinaires ?

Et pourtant, parmi tant de productions que, par des raisons diverses, nous avons dû écarter, il s’en trouve quelques-unes auxquelles nous n’avons pas renoncé sans des regrets dont il est juste que je rappelle d’abord le souvenir.

Tel est le recueil considérable (il forme trois volumes) qu’un étranger distingué, M. le colonel Staaf, a publié sous ce titre : la Littérature française. C’est un recueil de morceaux choisis. Or, quelque zèle et quelque goût qui aient présidé au choix de ces morceaux, quelque estime et quelque reconnaissance que méritent de telles recherches, entreprises surtout par un étranger, il n’a pas paru qu’il y eût là une œuvre assez personnelle pour qu’elle pût convenablement prendre place dans le concours.

Telle est encore l’édition nouvelle, donnée par M. Louandre, de l’Histoire des Français de divers états, d’Alexis Monteil. Sans doute ce n’est pas une reproduction pure et simple ; les matières ont été autrement distribuées ; des introductions, des compléments, des notes, ont ajouté à l’ouvrage original. On n’a pas pensé toutefois qu’il y eût convenance à admettre dans le concours, malgré les remaniements, les additions qui le renouvelaient, un ouvrage déjà ancien, qui a dès longtemps pris son rang dans la littérature et que, pendant sept années, l’Académie des inscriptions et belles-lettres a maintenu dans la possession du second prix Gobert.

Tel est enfin un livre de M. Boissonade, professeur agrégé à la Faculté de droit, livre savant, non moins bien écrit que bien pensé, mais déjà couronné par l’Académie des sciences morales et politiques et relevant trop spécialement de cette Académie pour qu’il appartînt à la nôtre de s’en occuper à son tour. Ce titre seul : Histoire de la réserve héréditaire et de son influence morale et économique, le fait assez comprendre.

Mais il est temps de faire connaître quels sont, des ouvrages, encore nombreux eux-mêmes, qui, après examen, ont été maintenus dans le concours, avec des chances de succès, ceux qu’a définitivement choisis l’Académie.

En tête de sa liste elle a placé, sans contestation, avec attribution d’un prix de 2,500 francs, une histoire de l’éloquence latine, ou, plus exactement, de la littérature latine, depuis l’origine de Rome jusqu’à Cicéron, œuvre digne de grande estime, dont M. Victor Cucheval, professeur de rhétorique au lycée Saint-Louis, partage l’honneur avec feu M. Berger.

M. Berger, élève distingué de l’École normale, a été, pendant le cours d’une vie troublée par la maladie et le malheur, l’un de nos meilleurs professeurs de l’enseignement secondaire et de l’enseignement supérieur. Bien des générations d’élèves du lycée Charlemagne se souviennent avec reconnaissance de cet excellent professeur de rhétorique, aussi zélé qu’il était docte et judicieux, très-habile à tirer parti des jeunes disciples qui lui étaient confiés et, particulièrement, à mettre en valeur, pour le développement de leur esprit, des exercices scolastiques consacrés par la tradition et dont l’utile influence n’était pas encore contestée. De longues années ont suivi pendant lesquelles M. Berger a professé la littérature latine, soit à l’École normale, comme maitre de conférences, soit à la Faculté des lettres, comme suppléant et, plus tard, comme successeur, et très-digne successeur, de M. Le Clerc. Il a parcouru, dans ses leçons, l’histoire complète de la littérature latine. C’étaient des leçons très-solides, par l’étude sévère des documents originaux, par un sage esprit de critique, également éloigné d’une admiration superstitieuse de l’antiquité, et des jugements aventureux, des paradoxes en vogue. Aussi savant que les Allemands, il joignait à son érudition plus de justesse et de mesure. Ces qualités étaient relevées par un tour d’esprit très-piquant, fort apprécié d’un public nombreux, et qui gagnait aux études sérieuses même les esprits frivoles.

Il n’est resté de ces leçons que les notes sur lesquelles parlait M. Berger et quelques rédactions d’élèves. C’est de là que M. Victor Cucheval a tiré deux volumes d’une science exacte et attrayante, sur l’époque la moins étudiée, la moins connue, la plus difficile à connaître de l’histoire de la littérature latine, celle qui a précédé la venue de Cicéron. En les couronnant, l’Académie récompense le zèle pieux et le talent avec lesquels M. Victor Cucheval a sauvé de l’oubli un enseignement des plus précieux. Elle rend en même temps un juste hommage à la mémoire d’un maître éminent, qui a fait honneur aux études françaises, et dont il n’est pas inopportun de rappeler le souvenir dans un moment où ces études, tombées en disgrâce, donnent lieu à de si désobligeants parallèles avec l’étranger.

Un même rang, un prix de même valeur, sont attribués à un ouvrage d’un genre bien différent. L’Académie avait couronné, l’année dernière, comme propres à éveiller dans de jeunes esprits, par l’attrait d’une nouvelle sorte de merveilleux emprunté à la science, de nobles et utiles curiosités, les voyages imaginaires de M. Jules Verne. Elle couronne, cette année, un voyage véritable, dont la lecture, aussi attrayante, peut être aussi profitable, le Voyage autour du monde, de M. de Beauvoir. Le voyageur avait vingt ans à peine, lorsque, en 1866, il le commença, dans une compagnie qui devait lui assurer, en tous lieux, l’accueil le plus empressé, le plus sympathique, les plus rares facilités pour voir et pour connaître. Malgré son extrême jeunesse, il sut mettre à profit de tels avantages, et ses notes, écrites à la hâte, au jour le jour, pour sa famille, sont devenues, au retour, un livre à l’usage du public, dont les nombreuses éditions (c’est la sixième qui a été mise sous nos yeux) attestent le grand et durable succès. Le public s’est plu à suivre, dans les régions encore si imparfaitement connues de l’extrême Orient, le jeune voyageur, charmé par le naturel et l’entrain juvénile de ses récits et de ses peintures, par la sincérité, la vivacité de ses impressions, par la soudaineté heureuse de ses appréciations et de ses jugements, en présence de si nouveaux et si étranges spectacles.

Dans le même temps, nous avons un titre particulier pour le rappeler, nos sentiments nous en font même un devoir, dans le même temps, un autre voyageur, bien jeune lui-même, explorait, avec la plus intelligente curiosité, l’Indo-Chine et l’empire chinois ; mais, moins heureux, épuisé, au retour, par la fatigue et la maladie, il n’a vécu, que le temps nécessaire pour achever la relation de son voyage, léguant à son père, notre cher et honoré confrère, M. de Carné, le soin douloureux, de le présenter au public.

C’est encore à l’histoire littéraire, partout présente dans nos concours de cette année, c’est de plus à la poésie, qu’appartiennent les ouvrages de deux écrivains, MM. Édouard Fournier et Paul Déroulède, à chacun desquels est décerné un prix de 2,000 francs.

M. Édouard Fournier, poursuivant le cours de ses curieuses et utiles recherches, s’est appliqué récemment à rendre plus accessibles, par l’exacte reproduction des textes, par de savants et intelligents commentaires, le Théâtre français avant la Renaissance, le Théâtre français au XVIe et au XVIIe siècle. À des publications de grande étendue, formant chacune un très-fort et très splendide volume in-8°, s’est ajoutée une œuvre de dimensions plus modestes, dans laquelle la science et la sagacité du critique se sont pro duites, en quelque sorte, sous une forme vivante : elle replaçait entre les mains des lecteurs, discrètement, ingénieusement rajeunie, elle rendait à la scène, l’annonçant par un spirituel prologue, l’antique farce de maître Pathelin.

Il n’est pas toujours donné, même à d’habiles critiques, de se transporter véritablement, de nous transporter avec eux dans les âges anciens de la littérature. M. Édouard Fournier y a réussi, grâce à la traduction, si voisine du texte original, par laquelle il a remplacé la prose trop moderne de Brueys : grâce aussi à ce qui lui est venu puissamment en aide, ces interprètes non moins fidèles à l’esprit de l’ancien temps, que lui a adjoints le Théâtre français. Avec eux il a pu faire revivre, dans sa naïveté, le chef-d’œuvre comique du XVsiècle, lointain antécédent de la comédie de Molière. Cette bonne fortune dramatique, qui était venue si à propos couronner de doctes et intéressants travaux consacrés à l’histoire de notre théâtre, ne pouvait manquer d’attirer de nouveau sur leur auteur l’attention et l’intérêt de l’Académie, de le lui désigner, avec d’autres historiens des lettres, diversement recommandables, pour une de ses premières récompenses.

Auprès de lui elle a placé sans hésitation, de préférence à un certain nombre de poètes distingués qui figuraient honorablement dans le concours, l’auteur des Chants du soldat, M. Paul Déroulède. Il a droit au double titre de brave soldat et de bon poète. C’est la part personnelle prise par lui à nos luttes et à nos malheurs qui lui a inspiré ses vers, dans lesquels s’expriment avec énergie de bien nobles sentiments, l’ardeur militaire, l’amour du pays, la sympathie pour ses disgrâces, le désir, l’espoir passionné d’un temps meilleur, le culte des mâles vertus propres à l’amener. La poésie de M. Déroulède, étrangère aux nouveaux procédés de versification aujourd’hui à la mode, se distingue par la précision, la fermeté de la forme et, dans son habituelle familiarité, par une assez constante élégance. Elle a parfois quelque chose de cornélien ; l’auteur semble lui-même la placer sous l’invocation de Corneille, dans de généreuses stances récitées avec de grands applaudissements au Théâtre-Français, le jour anniversaire de la naissance de notre grand tragique, le 6 juin 1872, et qui comptent pour beaucoup dans la valeur du recueil couronné par l’Académie.

Des mérites d’un autre ordre, d’un autre caractère, de l’harmonie, de la grâce, l’élégance du rhythme, la délicatesse du tour, l’expression tendre ou élevée du sentiment, distinguent un autre recueil intitulé Fleurs d’été, auquel l’Académie décerne un prix de 1,500 francs. Il est de Mme Barutel, dont nous avons en 1868, par l’attribution à Mlle Bonnet du prix Maillé-Latour-Landry, encouragé les heureux débuts poétiques.

Un autre prix de 1. 500 francs est décerné à M. Duchesne, professeur à la Faculté des lettres de Rennes, pour une curieuse Histoire des peines épiques français du XVIIe siècle. Des analyses étendues, accompagnées de nombreuses citations, y font connaître toute une série de compositions du genre épique, depuis longtemps disparues, qu’on ne serait guère tenté de rechercher, dont on n’aborderait pas volontiers la lecture directe. Quelles causes, tenant particulièrement à la nature de l’épopée, ont condamné à une chute inévitable leurs auteurs, imprudemment engagés dans une entreprise d’un succès à peu près impossible, même pour des talents plus forts ; par quels mérites ont-ils quelquefois racheté la bizarrerie de leurs conceptions, la faiblesse de leurs vers, et auraient-ils pu désarmer la sévérité de la critique, la cruauté de la satire. M. Duchesne s’applique à le montrer, non sans quelque partialité pour ces victimes de Boileau, comme on les a appelés, et contre leur redoutable et inflexible adversaire. Il consacre, en finissant, des chapitres un peu épisodiques, mais eux-mêmes instructifs et intéressants, à rechercher ce qui, dans d’autres genres, par quelque chose d’épique, a dédommagé, au XVIIe siècle, les lettres françaises de l’épopée manquée.

Deux ouvrages de forme romanesque, ont encore été distingués par l’Académie, et, comme aux précédents, il leur a été attribué un prix de 1,500 francs.

Mlle Zénaïde Fleuriot, douée d’une imagination féconde, avait déjà, plus d’une fois, appelé l’attention de l’Académie sur des productions de ce genre. Le moment semblait arrivé où elle devait atteindre à une récompense, poursuivie par de si constants et si louables efforts, et dont elle avait toujours fort approché. Son nouveau roman est, comme tous ceux qui sont sortis de sa plume, écrit dans une excellente intention morale, et il reçoit des faits de notre histoire contemporaine, qui en forment comme le cadre, un bien sérieux intérêt. Une fable simple y donne lieu à d’agréables, de vives peintures de mœurs et de caractères, à des scènes bien posées, bien développées. Le style est animé, élégant, spirituel ; trop spirituel, si on peut le dire. Il n’est pas assez exempt d’une recherche que pouvait faire craindre ce titre un peu prétentieux, comme en général les titres dont fait choix Fauteur : Aigle et Colombe.

Ce défaut est aussi celui des Récits champêtres.de M. Eugène Müller. Ils se recommandent d’ailleurs par un vif sentiment des choses de la campagne, et, dans de petits drames domestiques d’un intérêt touchant, dont la scène est le village, par une image curieusement étudiée des habitudes, des mœurs, des affections rustiques.

Les ouvrages de science, de philosophie, de morale, d’éducation, d’économie sociale et domestique, ne manquaient pas plus dans ce concours que dans les précédents, mais ils s’y produisaient avec moins d’avantage. Seule, ou à peu près seule, une Étude sur la question des peines, par M. E.-H. Michaux, sous-directeur des colonies, paraissait pouvoir prétendre aux suffrages de l’Académie. C’est un livre écrit avec une grande vivacité, une grande liberté d’esprit, et qui répond à des inspirations très-généreuses. Mais on y professe sur le régime officiel de la société, sur les réformes dont on le croit susceptible, des idées trop hardies, pour que l’Académie pût convenablement, par l’attribution d’une de ses récompenses, s’y associer, en partager la responsabilité. Elle a dû, bien à regret, se réduire à témoigner dans ce rapport de son estime pour l’esprit distingué et le talent de l’auteur.

Elle a voulu aussi qu’il y fût fait mention, avec de justes éloges, de quelques écrits dont les auteurs semblent n’avoir prétendu qu’à l’honneur de cette recommandation publique.

C’est d’abord la remarquable et bien opportune étude de M. le duc d’Ayen, sur le Revenu, le Salaire et le Capital.

Ce sont deux brochures de M. Alfred de Courcy, administrateur des Assurances générales. Dans la première, il traite à son tour très-pertinemment de la Querelle du capital et du travail ; dans la seconde sont exposées ses vues, si judicieuses, si approuvées, si fort en voie d’entrer dans la pratique, de prendre place dans les lois, sur les caisses de prévoyance des employés et des ouvriers et les pensions de l’État.

Au même ordre de recherches et de considérations se rattachent deux petits ouvrages entre lesquels l’Académie a partagé un prix de 2.000 francs, dont la fondation de M. de Montyon lui permettait encore de disposer.

L’un, qui met ingénieusement à la portée des enfants, et par conséquent des esprits les plus simples, les principes de la science économique, a déjà obtenu, dans l’Académie des sciences morales et politiques, les suffrages des juges les plus compétents : c’est le Petit Manuel d’économie pratique de M. Maurice Block.

Dans l’autre, intitulé Bourgeois et Ouvriers, et où conversent ensemble sur les inégalités de la fortune, comme l’annonce aussi le titre, un socialiste et un homme de bon sens, M. l’abbé Tounissoux a, comme dans beaucoup d’autres ouvrages animés du même esprit et par lesquels il exerce une sorte d’apostolat moral, prêté le secours d’une raison très-persuasive aux principes, trop souvent méconnus, sur lesquels repose l’ordre de la société.

Avec les prix Montyon n’est pas sans analogie le prix Lambert, d’un caractère à la fois moral et littéraire. L’Académie a pensé que la marque d’intérêt dont il est l’expression devait s’adresser cette année à un littérateur qui porte dignement un nom difficile à porter. M. Charles Nisard. Il était depuis longtemps désigne à son choix par les ouvrages, déjà nombreux, où il s’est montré, en fort bon style, un historien des lettres à la fois docte et judicieux. Mais une dernière publication qu’elle a été mise à même d’apprécier, et qui se distingue par des mérites pareils, a particulièrement influé sur sa décision. C’est une Étude sur le langage populaire de Paris et de sa banlieue, complément d’un Dictionnaire de ce tangage, qui devait faire partie de Histoire générale de Paris, entreprise, il y a quelques années, par l’administration municipale. Le Dictionnaire, préparé par sept années de travail, et déposé, après son achèvement, dans le bureau des travaux historiques, à l’Hôtel-de-Ville, a péri, avec cet édifice, dans l’incendie allumé par la Commune. Le complément de l’ouvrage subsiste seul, et l’Académie y a vu un titre bien particulier à son intérêt.

Elle doit s’applaudir de ce qui sans doute ajoute de plus en plus à ses devoirs et à ses occupations, mais qui aussi lui permet d’atteindre, par la variété toujours plus grande de ses récompenses, des mérites de caractère et d’ordre très-divers. Cette sorte de fonds littéraire, dont la gestion lui est confiée, vient encore de s’accroître. Dès l’année prochaine, elle pourra disposer annuellement d’un prix de valeur considérable dû aux dispositions généreuses d’un ancien magistrat, feu M. Marcelin Guérin. Comme le prix Bordin, le nouveau prix s’adresse à la haute littérature, mais avec des conditions qui en rehaussent singulièrement l’importance. Les livres et écrits de tous genres auxquels il pourra être décerné devront, pour répondre aux intentions du fondateur, être propres à honorer la France, à relever parmi nous les idées, les mœurs et les caractères, à ramener notre société aux principes les plus salutaires pour l’avenir. Un tel programme honore beaucoup l’ami éclairé des lettres, le bon citoyen qui l’a proposé à l’émulation de nos écrivains, et il ne sera pas moins honorable pour eux de répondre à ce noble appel.

Nous avons encore à annoncer un prix de valeur et de portée plus modestes, mais bien propre lui-même, dans sa spécialité plus restreinte et plus accessible, à exciter une utile émulation. À dater de 1875, il pourra être décerné, tous les deux ans, à un ouvrage, soit d’observation, soit d’imagination, soit de critique, ayant pour objet l’étude des mœurs actuelles. Il s’appellera le Prix de Jouy, dénomination bien légitime et bien caractéristique. L’institution en est due à feu Mme Bain-Boudonville, fille de l’ingénieux moraliste qui, dans la première moitié de ce siècle, datait de son très-mondain ermitage de la Chaussée d’Antin des peintures de la société française si piquantes, et alors si applaudies.

Malgré la concurrence de tant de fondations nouvelles, nos anciens prix d’éloquence et de poésie, nos seuls prix pendant longtemps, n’ont pas perdu leur importance et leur attrait. De très-nombreuses pièces de vers, sur des sujets librement choisis, se disputaient, cette année encore, la palme poétique. Celles qui ont le plus frappé l’Académie, a crues dignes d’une distinction particulière, rappellent, par des traits plus ou moins directs, de bien graves événements, dont la pensée publique a peine à se distraire, dont la France ne peut ni ne doit laisser s’effacer le souvenir.

Cet intérêt n’est, il est vrai, qu’accessoire, dans un poëme intitulé Liliane, auquel est accordée une mention honorable ; simple roman d’amour, conté avec aisance et avec grâce, et que termine un dénouement tragique une noble mort cherchée avec désespoir, par un étranger, dans les rangs de l’armée française, sur un de ces tristes champs de bataille, où la fortune a trahi notre cause.

C’est d’inspirations plus exclusivement patriotiques et morales que relèvent les deux pièces entre lesquelles a quelque temps hésité le choix de l’Académie.

Celle qui obtient l’accessit et qui eût pu prétendre à un rang plus élevé, si le mérite de l’exécution eût répondu davantage à des intentions, à des imaginations très-poétiques, porte un titre qui en annonce, d’abord le saisissant intérêt : la Veille du ler octobre 1872, en Alsace-Lorraine : elle a pour épigraphe, ces paroles de Virgile, non moins significatives : Collectam exsilio pubem. L’auteur y a retracé pathétiquement un bien douloureux exode ; il y a fait entendre la voix même de la terre natale qui a cessé d’être la patrie, et qui, par de tendres instances, s’efforce vainement de retenir ses enfants volontairement fugitifs on entend, échangeant entre eux de pénibles adieux, et se regardant également les uns et les autres comme exilés, ceux qui partent et ceux qui demeurent ; les morts eux-mêmes y sont représentés comme atteints, dans leurs monuments, par la douleur de l’exil ; ils sentent, dit le poëte :

Qu’ils ne sont plus couchés dans la terre française,
Que leur tombe héroïque a perdu son drapeau.

L’hésitation cruelle, le déchirement de cœur, le mouvement généreux qui précèdent, qui accompagnent la décision suprême, sont éloquemment exprimés dans ces stances touchantes :

Respecte, cher pays, notre amère souffrance :
Tu sais si nous t’aimions tant que tu fus la France.
Faut-il partir ? Faut-il rester ?
Choix impie, exigé du peuple au cœur fidèle !
Demeurer avec toi, c’est nous séparer d’elle ;
Te rester. c’est la déserter.

Adieu : notre ame emporte au loin ta pure image.
Adieu : ne parle plus de la maison bénie
D’où pour nous à jamais toute joie est bannie ;
Ne nous les montre plus, ces tombeaux désolés.
Leurs habitants muets sont des fils de la France :
S’ils pouvaient se lever, s’ils rompaient le silence,
Ils diraient : « C’est là-bas qu’est la patrie, allez. »

Un plus grand art de composition, une plus grande fermeté de style, l’expression forte, franche, discrètement familière de sentiments vrais, de l’effet dramatique, de l’élévation morale, voilà ce qui a mérité le prix à la pièce qui a pour titre LE REPENTIR, récit d’un curé de campagne. Elle est de M. Albert Delpit, déjà couronné par l’Académie, pour un recueil poétique d’un intérêt et d’un succès très-populaires, en 1871. Enfant adoptif de la France et, par un noble entraînement, son soldat dévoué pendant le cours d’une guerre malheureuse, M. Delpit faisait alors retentir, dans ses vers véhéments, le cri de nos douleurs et de nos colères. Ce qu’il déteste, ce qu’il flétrit aujourd’hui, ce sont les crimes de la guerre civile. Mais ces tristes objets, il n’en fait, avec goût, que le fond de son tableau ; il place, au premier plan, l’image consolante de la charité religieuse, réconciliant avec Dieu, avec la patrie et l’humanité, une de ces âmes qu’en ont misérablement séparées, qu’ont dépravées, remplies de fureur, rendues capables des plus détestables œuvres, d’aveugles penchants, une brutale ignorance, des excitations perverses. Je me borne, je dois me borner à ces indications générales sur un ouvrage que vous allez entendre et qu’interprétera, mieux que toutes les analyses et tous les éloges, une habile et expressive lecture.