Discours pour l'inauguration de la statue de Rotrou, à Dreux

Le 30 juin 1867

Ernest LEGOUVÉ

DISCOURS

POUR L’INAUGURATION DE LA STATUE

DE

ROTROU

A DREUX

Prononcé le dimanche 30 juin 1867

PAR M.. E. LEGOUVÉ.

 

MESSIEURS,

L’Académie française, en répondant aujourd’hui à votre appel, a obéi à un double sentiment, et a voulu remplir un double devoir. C’est tout à la fois un hommage d’admiration et un hommage de regret qu’elle rend à votre illustre compatriote, et elle vient honorer en lui un des poètes qui ont le plus contribué à la gloire de la France, et qui ont le plus manqué à la sienne.

Rotrou n’appartint pas à l’Académie.

La faute n’en est pas à elle, mais au temps où vivait Rotrou. Dreux était trop loin de Paris dans ce temps-là. Le règlement qui imposait la résidence à tous les membres de l’Académie, afin qu’ils pussent prendre part à ses travaux, empêcha seul l’auteur de Venceslas, de s’asseoir à côté de l’auteur de Cinna. Aujourd’hui où, grâce au progrès de la science, la distance n’est plus l’éloignement et où l’éloignement n’est plus l’absence, l’Académie a le droit d’étendre ses choix aussi loin que s’étendent ses admirations, et, si Rotrou vivait encore, il pourrait venir se mêler à nos réunions, comme nous venons assister à l’inauguration de sa statue.

On se plaît beaucoup aujourd’hui à élever des statues, presque autant qu’à renverser des renommées. Il n’y a guère de ville qui ne cherche et ne trouve dans les archives de son passé quelque grand homme plus ou moins oublié même par elle, et qui n’immortalise par un monument d’airain

Des héros dont le nom est souvent bien fragile ;
Leur statue est de bronze, et leur gloire est d’argile.

Un tel vers ne pourrait certes pas s’appliquer à Rotrou. Peu de réputations ont mieux résisté au temps, mieux triomphé des vicissitudes du goût, mieux surmonté les épreuves par où doit passer toute gloire durable. De ces épreuves, la plus redoutable, pour lui, fut la première, je veux dire le voisinage de Corneille. Corneille, en paraissant, fit pâlir toutes les illustrations qui l’entouraient ; les étoiles ne s’effacent pas plus vite devant le jour que les œuvres contemporaines ne s’effacèrent devant l’éclat du Cid ; seul, le nom de Rotrou garda son prestige auprès du nom de Corneille, et l’on sait le mot fier et significatif de l’auteur de Cinna « M. Rotrou et moi, nous suffirions à faire vivre même des saltimbanques. »

Le siècle de Louis XIII devint le siècle de Louis XIV. On opposa Britannicus à Cinna, Andromaque au Cid et Corneille fut forcé de partager sa gloire : Rotrou ne perdit rien de la sienne.

Vint le dix-huitième siècle ; Racine grandit encore et sembla presque, sous la plume de Voltaire et de Vauvenargues, s’élever seul à la première place ; Rotrou conserva son rang de second César, et Voltaire, en comparant Saint-Genest à Polyeucte, ne craignit pas de mettre souvent la copie au-dessus de l’original. Enfin, dans notre siècle, où la tragédie est si peu en honneur, et où les maîtres de ce grand art ont été l’objet l’un dédain si irréfléchi, le nom de Rotrou n’a jamais été prononcé qu’avec respect ; on lit encore Saint-Genest ; les artistes de la Comédie française, que vous entendrez ce soir, n’ont eu qu’à repasser leurs rôles pour venir représenter Venceslas devant vous :

Et l’on peut dire enfin que le Temps, dont l’empire
Consacre ou raffermit ce qu’il n’a pu détruire,
Donnant place à Rotrou dans la postérité,
A transformé sa gloire en immortalité.

D’où vient une si heureuse et si rare fortune ? De ce qu’y a dans Rotrou deux hommes qui, réunis, font de lui un vrai grand homme ; de ce que sa renommée littéraire, associée et comme attachée à sa mort héroïque, a reçu de cette mort je ne sais quel reflet d’immortelle grandeur ; de ce qu’au lieu de lui élever une statue, vous auriez pu lui en élever deux, la première au poète et la seconde au citoyen ; de ce qu’enfin, pour tout résumer en un seul mot, Rotrou fut un vaillant ! Vaillant de cœur, vaillant d’esprit, vaillant de caractère ! Étudiez sa vie, partout vous y retrouverez écrit ce que ce beau mot de vaillant exprime de générosité d’âme et de loyauté chevaleresque.

Au début de sa carrière, il est choisi par le cardinal de Richelieu pour travailler aux plans dramatiques de Son Éminence, avec quatre autres poëtes : Colletet, l’Étoile, Bois-Robert et un dernier, obscur, gauche, timide, que ses collaborateurs accablaient de dédains ; Rotrou seul le défend, l’encourage, lui tend une main amie, et l’inconnu, par reconnaissance, lui demande la permission de l’appeler son père. Cet, inconnu, c’était Corneille.

Quelques années plus tard, le Cid paraît. Les dédaigneux de Corneille obscur deviennent les détracteurs de Corneille illustre ; sa gloire excite autant de haine que son obscurité avait excité de mépris ; le grand ministre ameute contre ce génie naissant sa troupe de beaux esprits ; Scudéry brandit contre lui sa plume à la façon d’une lame d’épée. Seul, un poëte, méprisant la colère du terrible ministre, ose prendre la défense du persécuté... C’est encore Rotrou, il vante le rival qui l’éclipsait, il appelle tout haut son maître celui qui la veille l’appelait son père ! Ainsi éclate, sous sa double forme, cette générosité native, aussi étrangère à l’envie qu’à l’amour propre, et qui sait se pencher vers la faiblesse pour la soutenir, s’incliner devant le génie pour l’adorer.

Vous n’attendez pas de moi, Messieurs, une analyse méthodique et détaillée des ouvrages de Rotrou. Je vois d’ailleurs à mes côtés un critique distingué à qui de longues études dramatiques, couronnées par une intelligente pratique théâtrale, ont révélé tous les secrets de la scène. C’est lui qui, mieux que personne, pourra vous définir en traits précis et fins le génie de votre illustre compatriote. Je ne veux, moi, que marquer ici en quelques mots le point par où Rotrou a mérité de vivre à côté de Corneille, c’est-à-dire le point par où il se distingue de lui, car l’originalité seule fait les talents immortels.

Si je pouvais mettre sous vos yeux les deux admirables bustes de Corneille et de Rotrou qui figurent au foyer de la Comédie-Française, ces deux images vous diraient, mieux que toutes paroles, la différence de ces deux esprits. Corneille avec sa figure méditative, sa tête un peu penchée, sa physionomie calme et forte, son rabat tout uni, ses cheveux rares et recouverts d’une calotte de bénédictin, vous représente le génie sévère, puissant, contenu et pauvre. Rotrou, avec sa chevelure à grandes ondes, sa moustache relevée, ses narines gonflées, sa mine fière et ouverte, son œil plein d’éclairs, sa tête haute sans orgueil et la broderie élégante de son col, Rotrou, dis-je, vous exprime ce que j’oserai appeler le génie gentilhomme ; c’est-à-dire quelque chose de libre, d’heureux, de spontané, d’abondant, d’audacieux. Tel portrait, telles œuvres. Rotrou a imité Corneille, il est vrai, mais personne ne l’a proclamé plus haut que lui : c’est encore là un des traits caractéristiques de cette loyale nature. Il ne manque pas, dans les lettres, de gens qui imitent leurs contemporains et qui même les pillent ; mais, semblable aux habiles larrons, ils démarquent les objets dérobés pour faire perdre la trace des vrais propriétaires. Rotrou, loin de déguiser ses emprunts, les signale le premier ; loin de renier son maître, il le loue dans la pièce même où il l’imite, et je ne sais rien de plus honorable dans l’histoire des lettres que ces quelques vers de Saint-Genest, où le poète, par un touchant anachronisme, fait le portrait de l’auteur de Cinna et de Pompée sous les traits d’un célèbre auteur romain. Mais, dans cette pièce même, évidemment inspirée par Polyeucte, comme l’imitateur devient soudainement original ! comme il s’élance vite, je ne dis pas au-dessus de son maître, mais loin de lui !

Polyeucte, malgré ses admirables familiarités de langage et ses audaces d’analyse psychologique, demeure dans le cercle sévère et volontairement restreint du poème tragique. L’œuvre de Rotrou entre en plein dans le champ illimité du drame. Il embrasse tous les contrastes de la vie et des conditions humaines. On sent comme un souffle de Shakespeare dans cette pièce étrange où les comédiens se mêlent aux empereurs, les martyrs aux coquettes de théâtre, et le tableau des coulisses de la scène à la peinture des coulisses de palais. il faut traverser tout le dix-septième siècle, tout le dix-huitième, et arriver aux innovations de notre temps, pour trouver un pendant à cette œuvre singulière : Marion Delorme, avec son assemblage de grands seigneurs, de rois et de comédiens ambulants, semble parfois la rappeler, et il est tel passage de Saint-Genest, qui par l’originalité du coloris et l’audace de l’image, dépasse, ou, pour mieux dire, passe par-dessus la langue même de Corneille et vient se rattacher aux plus heureuses hardiesses de notre époque. Ces quatre vers :

J’ai vu des enfants tendre une gorge assurée
À la sanglante mort qu’ils voyaient préparée
Et tomber sous le coup d’un trépas glorieux
Ces fruits à peine éclos déjà mûrs pour les cieux ;

ces vers admirables ne semblent-ils pas éclos eux aussi sur les lèvres de la muse moderne ? Si Rotrou vit encore, c’est que cet imitateur fut un précurseur, c’est que son génie est à la fois contemporain de Corneille et de l’auteur d’Hernani.

Un autre trait caractéristique du talent de Rotrou, c’est l’accent qu’il a donné à la passion. La passion dans Corneille n’apparaît jamais, même dans le Cid, qu’en lutte avec le devoir : de là son caractère élevé, mais de là aussi sa contrainte, sa réserve un peu froide, quelquefois même sa subtilité mêlée çà et là de déclamation. Chez Rotrou, elle éclate dans toute sa fougue, dans tout ‘son emportement, dans toute son égoïste et insatiable ardeur. Moins élégante et moins délicate que chez Racine, moins sobre, moins précise dans son expression, elle est plus abondante, plus impétueuse, plus oublieuse de tout excepté d’elle-même. Il faut remonter dans l’antiquité aux incomparables élégies de Properce et de Catulle, il faut, dans le monde moderne, se redire les âpres accents de Regnier ou les désespoirs les plus fougueux de nos drames pour retrouver les déchirants transports d’amour de Ladislas, et les jalouses douleurs d’Orantée pleurant sur le seuil de la porte de Laure sans pouvoir se défendre ni de l’adorer ni de la maudire, semblent souvent un écho anticipé des admirables plaintes du chantre des Nuits.

En vérité, Messieurs, quand on pense que l’homme de qui sont partis ces cris de passion toute terrestre et tout humaine est le même qui, se transformant tout à coup en stoïque, vint mourir esclave du devoir, à son poste d’honneur et de danger, on ne peut s’empêcher de saluer en lui non-seulement l’élève du génie de Corneille, mais l’élève de ses héros. Les accents de Cinna et d’Horace ont fait écho ailleurs et plus loin que dans l’esprit de Rotrou ; ils ont passé dans son âme ! Par ce côté du moins, il s’élève au-dessus de son maître lui-même, car si Corneille est Romain, ce n’est que quand il écrit ; Rotrou fait plus, c’est en Romain qu’il meurt.

Aussi, je ne crains pas de le dire, l’Académie française ne représente pas seulement ici les lettres françaises : elle revendique un plus beau rôle, elle vient comme mandataire d’une plus noble cause. La libéralité de l’homme de bien qui nous a chargés de juger et de récompenser les actions vertueuses nous permet, disons mieux, nous ordonne de déposer aux pieds de cette statue une autre couronne encore que la couronne poétique, car nos suffrages appartiennent deux fois à Rotrou ; ils sont à lui par droit de génie et par droit de vertu.