Réponse au discours de réception d’Antoine Portail

Le 28 décembre 1724

Jean-Baptiste-Henri de VALINCOUR

DU VÉRITABLE USAGE DE L’ÉTUDE DES BELLES-LETTRES,

Par M. DE VALINCOUR.

Dans sa réponse[1] au discours de réception de M. DE PORTAIL, premier président, prononcé le 28 décembre 1724, lorsqu’il fut reçu à la place de M. l’abbé DE CHOISY.

 

C’est un grand sujet de joie pour l’Académie, de pouvoir aujourd’hui compter au nombre de ceux qui la composent, un Magistrat, que le Roi vient de mettre à la tête du premier Parlement de son Royaume. Mais accoutumée à voir les personnes les plus illustres par leur naissance et par leur rang, se faire un plaisir d’oublier toute leur grandeur à sa porte, pour n’entrer ici qu’avec leur seul mérite, elle s’applaudit bien moins de l’éminente dignité dont vous êtes revêtu, que des grandes qualités qui vous en rendoient digne long-temps avant que vous l’eussiez obtenue.

Issu de tous côtés d’un sang qui fera éternellement honneur à la Magistrature, élevé par les soins d’un père qui sembloit lire dans l’avenir les honneurs qui vous étoient destinés ; vous êtes l’héritier d’un nom que ses vertus ont rendu respectable. Mais les vertus ne sont pas héréditaires, comme les noms et comme les biens de la fortune, et l’on ne sauroit les posséder, sans avoir travaillé à les acquérir.

Aussi vous a-t-on vu de bonne heure, attentif à marcher sur les traces de cet illustre père, pénétrer et débrouiller ce ténébreux chaos de lois anciennes et modernes, de coutumes, d’ordonnances et d’arrêts, au travers desquels on a souvent de la peine à reconnoître la justice, et dont cependant la malice des hommes contraint tous les jours les Législateurs à augmenter le nombre.

Par-là vous êtes parvenu à exercer, avec un applaudissement universel, les charges les plus difficiles de la magistrature, dans un âge où l’on compte pour un mérite, aux hommes ordinaires, de songer seulement à s’en rendre capables.

Mais en remplissant votre esprit de ces connoissances si tristes, si fatigantes, et en même-temps si nécessaires, vous n’avez pas négligé de le cultiver par tout ce qui fait l’objet de nos exercices.

C’est un grand sujet de joie pour l’Académie, de pouvoir aujourd’hui compter au nombre de ceux qui la composent, un Magistrat, que le Roi vient de mettre à la tête du premier Parlement de son Royaume. Mais accoutumée à voir les personnes les plus illustres par leur naissance et par leur rang, se faire un plaisir d’oublier toute leur grandeur à sa porte, pour n’entrer ici qu’avec leur seul mérite, elle s’applaudit bien moins de l’éminente dignité dont vous êtes revêtu, que des grandes qualités qui vous en rendoient digne long-temps avant que vous l’eussiez obtenue.

Issu de tous côtés d’un sang qui fera éternellement honneur à la Magistrature, élevé par les soins d’un père qui sembloit lire dans l’avenir les honneurs qui vous étoient destinés ; vous êtes l’héritier d’un nom que ses vertus ont rendu respectable. Mais les vertus ne sont pas héréditaires, comme les noms et comme les biens de la fortune, et l’on ne sauroit les posséder, sans avoir travaillé à les acquérir.

Aussi vous a-t-on vu de bonne heure, attentif à marcher sur les traces de cet illustre père, pénétrer et débrouiller ce ténébreux chaos de lois anciennes et modernes, de coutumes, d’ordonnances et d’arrêts, au travers desquels on a souvent de la peine à reconnoître la justice, et dont cependant la malice des hommes contraint tous les jours les Législateurs à augmenter le nombre.

Par-là vous êtes parvenu à exercer, avec un applaudissement universel, les charges les plus difficiles de la magistrature, dans un âge où l’on compte pour un mérite, aux hommes ordinaires, de songer seulement à s’en rendre capables.

Mais en remplissant votre esprit de ces connoissances si tristes, si fatigantes, et en même-temps si nécessaires, vous n’avez pas négligé de le cultiver par tout ce qui fait l’objet de nos exercices.

Vous aviez appris, dans les livres même de nos plus grands jurisconsultes, que l’austérité des lois a besoin d’être tempérée par la douceur des lettres humaines, et que l’éloquence n’est pas moins utile que la science à un bon magistrat, qui doit savoir rendre la justice aimable dans ses discours, comme il sait la faire craindre dans ses arrêts, et respecter dans sa conduite.

C’est ce que vous nous faites voir, Monsieur, par cette éloquence noble et majestueuse, qui, dès vos premières années, vous ayant fait tant de réputation, semble s’être accrue avec vos honneurs ; et que dans ces derniers jours nous avons vue, avec admiration, s’élever, s’il est possible, plus haut encore que votre dignité. C’est ce que nous voyons aussi, dans ces graces qui paroissent attachées à toutes vos paroles ; dans cette affabilité compatissante avec laquelle vous écoutez tant de malheureux, qui, sans vous, seroient les victimes de la chicane et de la violence, et qui croyent n’avoir plus besoin d’autres défenseurs, lorsqu’ils ont pu parvenir à vous faire entendre leurs plaintes. Qualités rares, mais absolument nécessaires à celui qui doit rendre la justice aux autres, et dont vous n’êtes pas seulement redevable à votre heureux génie, et à la bonté de votre cœur, mais encore à l’étude de ces lettres que nous appelons humaines ; parce qu’en effet, en donnant de l’agrément et des lumières à ceux qui les cultivent, elles leur inspirent encore de la douceur et de l’humanité.

Que si, après cela, vous avez désiré d’occuper parmi nous une place, dans laquelle vous n’avez plus rien à acquérir, ça été à l’exemple de tant d’hommes illustres, qui ont cru qu’il manqueroit quelque chose à leur gloire, si leur nom n’étoit inscrit dans les annales de l’Académie ; comme on crut autrefois à Rome ajouter quelque chose à la gloire de Germanicus, déjà célèbre par tant de batailles et par tant de triomphes, en le mettant, même après sa mort, au rang des fameux écrivains de son siècle.

Que ceux qui méprisent les lettres, apprennent donc aujourd’hui, par votre exemple, combien elles sont utiles dans les plus grandes places et dans les emplois les plus importans ; mais que ceux qui s’y livrent sans mesure, et qui en font leur unique occupation, apprennent aussi quel en est le véritable usage.

Les premiers se privent d’un secours que rien ne peut remplacer, et qui devroit faire la douceur de leur vie et le délassement de leurs travaux.

Les autres, au contraire, enfermés dans l’obscurité d’un cabinet, se fatiguent vainement sur des recherches, qu’ils appellent curieuses et qui, souvent, ne sont que pénibles. Tout leur but est de savoir quelque chose, que les autres hommes ne sachent pas ; et ils se croyent heureux, lorsqu’ils ont amassé un grand nombre de ces connoissances, rares et singulières, à la vérité, mais qui ne sont pas plus utiles, ni aux autres, ni à eux-mêmes, que s’ils étoient parvenus à savoir, combien il y a de feuilles sur un arbre, ou de grains de sable sur le rivage de la mer. Il ne leur reste plus qu’à dire, comme cet ancien : plût à Dieu que ce fût-là travailler ! Mais qu’ils apprennent ce que c’est que le véritable travail ; qu’ils voyent dans cette compagnie tant de grands personnages que l’amour des lettres n’empêche pas de se donner tout entiers aux pénibles et glorieuses fonctions de leurs emplois, et que ces mêmes fonctions n’empêchent pas de venir ici quelquefois prendre part à des exercices plus tranquilles.

Qu’il étoit beau de voir Scipion et Lélius, après avoir réglé les plus importantes affaires de la république, venir respirer sur ce rivage, qu’ils ont annobli par leurs promenades, et où n’étant, en apparence, occupés qu’à compter les vagues et à ramasser des coquilles, ils inspiroient à Térence ce que nous admirons le plus dans ses comédies.

Mais sans chercher des exemples si éloignés, qui de nous ne conserve pas une espèce de vénération pour cette maison, qui subsiste encore aujourd’hui, et qui fut si célèbre du temps de nos pères ?

C’est celle où, durant les fureurs de la ligue, des magistrats, également respectables par leur savoir et leur vertu (vous en connoissez, Monsieur, et les noms et le mérite), composèrent cette satire ingénieuse, qui, couvrant d’un ridicule amer et judicieux la folie et l’insolence des ligueurs, retint tant de bons François dans les sentimens de respect et de fidélité, qu’ils devoient à leur Prince légitime.

C’est ainsi que les Lettres sont toujours utiles à ceux qui savent les employer ; semblables à cet ami, que Cicéron appelle un ami de toutes les heures, qu’on est ravi de retrouver et dans les amusemens et dans les affaires les plus sérieuses. Mais bien des gens, trompés par la réputation des grands personnages, qui ont eu de l’amour pour les Lettres, s’imaginent, mal-à-propos, qu’il suffit d’aimer les Lettres, pour devenir de grands personnages.

Erreur d’autant plus dangereuse, qu’elle s’insinue plus aisément dans l’esprit des jeunes gens, qui n’ont encore aucune expérience des choses du monde. Séduits par les louanges, qu’on donne souvent aux Lettres avec trop de profusion, et qu’ils écoutent avec trop de peu de discernement, ils se persuadent que cette étude est la seule digne d’occuper un homme qui se sent de l’esprit et des talens ; qu’elle est la seule propre à les distinguer dans le monde, à leur attirer l’admiration du public, et sur-tout la faveur des grands, sur laquelle ils fondent l’espérance d’une grande fortune.

Souvent il n’en faut pas davantage pour les dégoûter de toutes les professions solides et sérieuses, dont les commencemens sont toujours difficiles et laborieux. L’aversion pour le travail et la pente au plaisir, qui sont toujours dans notre cœur, leur persuadent aisément qu’il vaut mieux s’appliquer à plaire aux hommes, qu’à leur être utile. Ainsi ils tournent de ce côté là tout le talent qu’ils s’imaginent avoir pour écrire. Si ce talent ne suffit pas, ils y joignent la malignité et la licence contre les mœurs, et souvent même contre la religion. Par-là ils se font un petit peuple d’admirateurs, parmi l’espèce si commune en notre siècle, de ces gens qui, voulant avoir de l’esprit en dépit de la nature, qui leur en a refusé, et juger de tout, malgré la profonde ignorance où ils sont de toutes choses, se flattent d’en être venus à bout, lorsqu’au milieu du vin et de la débauche, ils décident avec hauteur sur des choses qu’ils ne sont pas même capables d’entendre, et qu’ils font profession publique de douter des vérités les plus certaines, et de soutenir les opinions les plus bizarres et les plus insoutenables.

Ce sont de pareils approbateurs, qui entretiennent dans la fureur d’écrire tant d’écrivains qui leur ressemblent. De-là cette multitude d’écrits de toutes sortes, dont nous sommes tous les jours inondés, et qui ne contiennent presque jamais que de ces choses, ou que personne n’ignore, ou que tout le monde devroit ignorer. Malheureux ceux qui s’engagent témérairement dans une carrière si ingrate et si dangereuse ! Citoyens inutiles à leur patrie, à leurs amis et à eux-mêmes ; sans industrie, sans profession réglée, sans occupation, ou se faisant des occupations pires que l’oisiveté ; courant sans cesse après une gloire qui les fuit ; attendant toujours des récompenses qui n’arrivent jamais ; ils passent leur vie à maudire l’ingratitude du siècle, le mauvais goût des lecteurs, et parviennent enfin à une vieillesse indigente, qui est la honte et la peine de leur inutilité.

Il est à la vérité des hommes extraordinaires qui naissent avec une inclination si dominante pour les Lettres, et avec des talens si singuliers pour y réussir, qu’on diroit que la Nature les ait uniquement destinés à en être les maîtres et les modèles.

Tels ont été ces grands personnages, que la Grèce admire dans le siècle d’Alexandre ; Rome dans celui d’Auguste ; que la France, justement rivale de l’une et de l’autre, a vu briller dans celui de Louis-le-Grand, et qu’elle admire encore sous le glorieux règne de son successeur. Ils se trouvoient Poètes ou Orateurs avant que d’avoir songé à le devenir. Souvent ils ne travailloient pas d’après les règles, mais les observations qu’on faisoit sur leurs ouvrages, devenoient les règles de leur art. Permettons à ces esprits du premier ordre, quand le ciel en a fait naître, de se tracer eux-mêmes des routes particulières, et de suivre le génie qui les entraîne hors du chemin commun des emplois ordinaires de la vie civile.

Qu’ils soient l’ornement de leur pays et de leur siècle ; que leurs aimables et solides écrits soient l’entretien et l’admiration de la postérité. Mais que leur gloire soit la confusion de ces écrivains licencieux, qui n’ayant jamais rien fait que des ouvrages également contraires au bon sens et aux bonnes mœurs, ont encore employé les restes d’une vieillesse insensée à donner au public les recueils, toujours frivoles, souvent scandaleux, des excès de leur jeunesse ; et qui n’ont pas craint de faire voir aux hommes qu’avec un sang déjà glacé dans leurs veines, ils conservoient encore de la complaisance pour des choses, dont ils auroient dû rougir en les écrivant, et que la fougue de l’âge, l’emportement des passions, n’ont jamais pu rendre excusables. M. l’abbé de Choisi, dont nous regrettons la perte, nous a laissé sur cela un excellent exemple. Retiré du monde, et n’ayant plus d’autre emploi que celui de lire et d’écrire, il s’exerça d’abord sur quelques morceaux choisis de l’histoire de France. Mais bientôt, ayant pris des vues plus convenables à son état et à son caractère, il entreprit l’histoire ecclésiastique, qu’il a eu la consolation d’achever avant sa mort.

Il étoit fort assidu aux exercices de l’Académie, et jamais homme ne fut plus propre à s’attirer l’estime et l’amitié de ses confrères. Officieux et plein d’une politesse qui n’avoit rien d’affecté, toujours prêt à louer les autres, ne parlant jamais de lui-même qu’avec modestie, il portoit sur son visage cette gaieté douce et tranquille, qui n’ayant rien de l’emportement d’une joie immodérée, se communique insensiblement à ceux à qui l’on parle, et fait toute la douceur de la conversation.

Ceux qui ne l’ont jamais vu, le trouveront tout entier dans ces aimables lettres, où l’on croit l’entendre parler, et où il raconte avec tant de graces et de naïveté, les particularités de son voyage de Siam. Mais ce qu’on ne sauroit assez louer en lui, c’est la candeur qui paroissoit dans tous ses entretiens, où son cœur parloit plus que sa bouche.

Vous vous souvenez encore, Messieurs, et pour moi je m’en souviendrai toujours, du dernier Discours qu’il prononça dans la place que j’ai l’honneur de remplir : duquel on peut dire, comme on le dit de la dernière action publique de Crassus, que c’étoit le chant du cygne, qui annonçoit sa mort. Il avoit eu la fièvre toute la nuit ; à peine put-il se traîner jusqu’ici. Ses infirmités l’avoient rendu incapable de toute application ; et il y parut bien à son Discours, qui n’avoit certainement rien de tout ce qu’on met ordinairement en usage pour attirer l’attention. Mais comme ses paroles partoient du fond de son cœur, et qu’elles étoient animées par une tendre amitié pour celui de nos confrères, dont il faisoit la réception ; j’observai avec plaisir que ce Discours, tout négligé qu’il étoit, fit plus d’impression sur l’esprit des auditeurs, qu’il n’en eût fait avec tous les ornemens et tout l’appareil que l’art auroit pu y ajouter.

Tant il est vrai, que c’est dans ces mouvemens du cœur, supérieurs aux règles et aux préceptes, qui consiste la véritable éloquence, dont ni l’adresse, ni le travail des Rhéteurs ne sauroient approcher qu’imparfaitement.

Le peintre, le sculpteur peuvent bien dans une seule figure humaine rassembler toutes les beautés et toutes les proportions des divers originaux vivans, qui leur auront servi de modèle : ils y feront paroître à leur gré la joie ou la douleur, la terreur ou la compassion, mais ils ne parviendront point jusqu’à animer leur ouvrage ; et ces passions exprimées avec tant d’art, tant d’études et tant de recherches, ne nous toucheront jamais autant que celles que nous voyons sur le visage d’un enfant que les ressent avant de les connoître, et qui les exprime, sans le savoir, par les simples mouvemens de la Nature.

 

 

[1] Un des meilleurs discours qu’on ait jamais prononcés à l’Académie, a dit M. de Voltaire, est celui dans lequel M. de Valincour tâche de guérir l’erreur de ce nombre prodigieux de jeunes gens qui, prenant leur fureur d’écrire pour du talent, vont présenter de mauvais vers à des Princes, inondent le public de leurs brochures, et qui accusent l’ingratitude du siècle, parce qu’ils sont inutiles au monde et à eux-mêmes ; il les avertit que les professions qu’on croit les plus basses sont fort supérieures à celle qu’ils ont embrassée. Siècle de Louis XIV.