Discours sur les prix de vertu 1853

Le 18 août 1853

Jean-Pons-Guillaume VIENNET

Discours sur les prix de vertu

de M. Viennet
Directeur de l’Académie française

Lu en séance le 18 août 1853

 

 

MESSIEURS,

Je ne sais quel moraliste de mauvaise humeur a prétendu que les prix décernés aux actes de vertu étaient la plus grande preuve de la démoralisation d’un peuple. C’était convenir, selon lui, que la vertu était chose rare, puisqu’on était obligé de l’encourager par des récompenses publiques. Je lui demanderai à mon tour si, en parcourant les annales du monde, il a rencontré sur sa route bien des nations où la vertu fût commune. Il faut remonter jusqu’au temps d’Homère pour trouver un de ces peuples modèles et il n’est pas bien sûr que ce peuple ne soit pas sorti du cerveau du poëte. Ne nous faisons pas meilleurs que nous ne sommes ; mais gardons-nous aussi du défaut contraire. Les belles actions que M. de Montyon nous a chargés de récompenser ne consistent pas seulement dans l’accomplissement de nos devoirs. Cette obéissance aux lois divines et humaines est une obligation qui nous est imposée à tous, que nous vivions sous une république ou sous une monarchie ; et les devoirs que ces lois nous donnent à remplir envers l’État ou envers nos semblables ne sont difficiles qu’aux yeux des hommes assez dépravés pour voir une gêne insupportable dans ce qui contrarie leurs passions désordonnées, et qui se mettent en révolte permanente contre la société dont ils sont les fléaux.

La vertu que recherchent nos suffrages consiste à faire plus qu’on ne doit, à s’imposer des privations pour calmer des souffrances qui nous sont étrangères, à aider ses concitoyens par des sacrifices volontaires, à risquer sa vie pour les secourir dans la détresse, à subordonner son propre intérêt à l’intérêt de tous, à s’oublier sans cesse pour les autres, à aller enfin au delà de ce que le devoir et honneur nous prescrivent. Quand l’honneur, intéressant notre égoïsme à la pratique du bien, nous a dit, « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on le fît à toi-même, » il nous a marqué la limite la plus reculée de ses commandements. La vertu nous dit à son tour de faire aux autres ce que nous voudrions qu’il nous fût fait dans ce que la vie humaine à de conditions pénibles, de douloureuses vicissitudes ; et les deux législations les plus austères que les hommes aient supportées n’ont pas été jusque-là.

Lycurgue avait fait un peuple laborieux sobre, docile mais un peuple ambitieux, farouche, incommode à ses voisins. Les lois de la vieille Égypte avaient créé une nation plus sociable, moins bizarre dans ses habitudes, plus réellement vertueuse ; et le plus bel éloge qu’on en puisse faire dans un temps comme le nôtre, c’est qu’elle a su vivre treize cents ans sous les mêmes lois, sans avoir en la fantaisie de les changer. Aucune autre législation n’a en cette gloire ; et l’Égypte avait des lois qu’aucun antre pays n’eut osé imposer à ses citoyens.

Qui oserait maintenant commander le mépris des richesses à des peuples qui le reconnaissent déjà plus de distinctions que la fortune ; qui ne considèrent même les complots publics, les services rendus au pays que pour les salaires qu’on en retire ; qui élèvent des palais à l’agiotage ; qui ne voient dans les félicités ou les misères publiques que des chances de hausse ou de baisse ; qui n’ont emprunté aux lois de Sparte que la liberté de voler avec adresse ? Quel législateur voudrait concentrer les familles dans l’atelier paternel, chez des nations ou chacun tend à s’élever au-dessus de tons, au mépris des droits de ses rivaux, an préjudice même de leurs intérêts les plus sacrés ? Ces vieux éléments d’ordre public et de bonheur privé n’ont été adoptés par aucun des peuples qui nous ont précédés sur la terre d’Europe ; et nous serions venus trop tard pour reprendre ces traditions de l’antiquité. Nous avons hérité de nos devanciers le désir de l’amélioration, du progrès dans les choses matérielles, la prétention de la perfectibilité, l’esprit de rivalité et d’innovation, la passion du nouveau l’ambition amour de la gloire, le goût des plaisirs, la manie des distinctions, la soif immodérée de paraître et de dominer, et nous en avons fait, comme nous avons pu, les éléments de la prospérité publique et de la gloire nationale.

Nos législateurs sont sans cesse occupés à ménager ces instincts, ces sentiments ou ces faiblesses. La charité même, cette vertu dont j’aurai à vous signaler de si merveilleux exemples, n’est-elle point réduite à s’ingénier pour les faire concourir au soulagement des malheureux par l’appât de quelque plaisir ou l’espoir de quelque lingot ? Aucun de ces stimulants, dont il faut se rappeler le but pour ne pas en condamner l’emploi, n’a déterminé la conduite, j’ai presque dit la vocation de ces honnêtes créatures dont je vous raconterai la vie. L’éducation même n’y est le plus souvent pour rien. C’est la nature qui les produit ; et tout ce que peut faire le monde, c’est de ne point les gâter.

Loin de blâmer les encouragements que nous leur donnons, on ferait mieux d’examiner s’il ne serait pas possible, s’il ne serait point urgent d’en créer pour des vertus plus élevées ; si, en se bornant à réprimer le vice, à châtier le crime, la loi a fait tout ce que la société a droit d’en attendre. Empêcher le mal, c’est quelque chose ; diriger les volontés de l’homme vers la pratique du bien serait mieux encore, et je ne sais si l’État doit laisser cette tâche à la philosophie et à la religion.

La philosophie conseille, insinue. Ses armes sont le raisonnement, la persuasion ; mais aucune force de coercition n’en assure le triomphe, et les humbles vertus qu’elle prêche sont trop souvent ébranlées par la vogue et l’éclat des vices brillants dont le monde s’engoue. La religion commande, mais les récompenses qu’elle promet ne sont pas de ce monde ; et, dans notre impatience de jouir, nous n’aimons pas à attendre la compensation de nos sacrifices. Le législateur profane ne trouverait-il pas des expédients plus efficaces ? Dût-il chercher dans notre vanité des moyens de tempérer notre égoïsme, ne pourrait-il pas offrir une prime aux vertus civiques ? Je sais des hommes que cette pensée fera sourire. Toute idée de rémunération pour la vertu leur semble ridicule ; ils en font une sorte de sensitive morale qui se flétrit au plus léger souffle d’un applaudissement. Mais en la réduisant à ce contentement de soi-même, qui est la prime de tout le monde, en laissant passer les vertus civiques à travers notre insouciance sans que personne les remarque, n’est-il pas à craindre qu’on ne finisse par les oublier tout à fait, et qu’on ne soit obligé plus tard de prendre pour les ressusciter les moyens qu’on aurait aujourd’hui de sauver le peu qu’il en reste ? Quoi qu’en ait dit le premier de nos publicistes, la vertu est aussi nécessaire à la monarchie qu’a la république ; et je cherche vainement dans quelle république ancienne ou moderne Montesquieu aurait trouvé la justification de son fameux théorème. Les vertus sont partout des accidents, des exceptions. Il y a deux mille ans et plus que deux des sages de la Grèce l’ont dit ; mais l’un vivait sous un roi, l’autre menait une démocratie, et leur témoignage contradictoire n’a point décidé la question. J’oserai la présenter sous une autre face, en comparant la plus éclatante de ces républiques avec notre vieille monarchie ; et, quelques belles actions que la vieille Rome ait produites, il ne sera pas difficile d’en trouver les équivalents dans l’histoire de nos ancêtres. Bavard sur le pont du Garigliano ne vaut-il pas Horatius Coctès sur le pont du Tibre ? La continence de notre héros à Brescia n’est-elle pas le digne pendant de celle de Scipion à Carthagène ? Les Scipions et leurs émules furent-ils plus vertueux que nos Louis IX, nos Louis XII, nos Catinat, nos Turenne, nos Sully et nos Fénelon ? Mutius Scévola est-il plus beau que notre chevalier d’Assas ? Jeanne Hachette ne vaut-elle pas la Romaine Clélie ? Blanche de Castille, quoique mère de roi, est-elle au-dessous de la mère des Gracques ? Et quelle autre femme la vieille Rome pourrait-elle mettre en face de notre Jeanne d’Arc ? Son Régulus est-il plus grand que notre Eustache de Saint-Pierre et ses compagnons ? L’épouse du gouverneur de Leucate est-elle moins admirable que la veuve de Pompée ? Les préteurs et les édiles de Rome sont-ils plus vénérables que cette longue filiation de chanceliers et de présidents qui, pendant trois siècles, ont jeté tant d’éclat sur notre vieille magistrature ? Trouvez un seul baron d’Orthez chez ce peuple si cruel pour les malheureux que proscrivent tour à tour ses factions victorieuses Quelles que soient les actions héroïques des soldats romains, n’en aurions-nous pas à leur opposer d’aussi grandes, et surtout de plus nombreuses ? Le soldat de Boufflers, celui de Vauban, celui de Chevert, mille autres qu’il serait trop long d’énumérer ? Louis XII n’avait-il pas enfin raison de dire que les anciens avaient fait peu de belles actions, mais qu’ils les avaient immortalisées par leur éloquence ; tandis que les Français en avaient fait un plus grand nombre, mais qu’ils n’avaient pas su les écrire ? Nous l’avons su depuis ; je me hâte de calmer la susceptibilité de nos historiens modernes, que Louis XII n’avait point prévus. Les régnes qui ont suivi le sien ont grandement accru ce double patrimoine d’héroïsme et d’éloquence qui fait notre orgueil ; et j’en conclus que la vertu n’est de trop nulle part.

Mais je m’aperçois, Messieurs, que je l’ai pris bien haut pour arriver ces modestes existences qui sont aussi l’orgueil du peuple, et dont M. de Montyon nous a légué le patronage. Ce philanthrope n’avait point à sa disposition des prix à tenter les hommes qui appartiennent à l’histoire, pas même ceux que la fortune a mis au-dessus du besoin il n’avait qu’un peu d’or à nous laisser ; et, quelque grande qu’ait été pour nous sa munificence, elle ne suffirait point à dédommager de la plus mesquine de ses illusions le moins avide des aventuriers de la bourse. C’est donc aux classes pauvres qu’il a destiné ses bienfaits. Ce sont elles qu’il a voulu garantir des pernicieux conseils de la misère, et fortifier dans le désir de bien faire, en leur montrant que leurs belles actions ne sont point ignorées, et qu’avec un témoignage éclatant de l’estime publique, elles peuvent leur procurer quelques jours de bien-être. La publicité de ces concours n’était point sans danger. On pouvait craindre qu’elle n’eut fait naître des prétentions qui ôteraient à la vertu son plus beau caractère. Mais jusqu’ici rien ne nous prouve que les objets de nos préférences aient agi en vue des récompenses pécuniaires que nous leur décernons ; et le soin que nous mettons à écarter, à punir même les sollicitations personnelles, pour n’écouter que la voix publique, nous donne à nous-mêmes la certitude que, si nos jugements peuvent n’être pas infaillibles, ils sont dictés du moins par une consciencieuse impartialité   . Ce ne sont point d’ailleurs des vertus d’un jour que nous couronnons, ce sont quinze ou vingt ans d’une vie exemplaire, et il n’y a point de récompense terrestre qui puisse déterminer cette persévérance dans le bien.

Il faut une nature de prédilection, comme celle du jeune homme que nous avons mis cette année en première ligne. Moïse Lion est né à Beaune de parents pauvres ; il est l’aîné de trois enfants, et il arrive le premier à cet âge où les fils reconnaissants comprennent qu’ils doivent rendre à ceux qui les ont nourris les secours qu’ils en ont reçus. La faiblesse de sa constitution lui interdisant les travaux pénibles, il se voue à instruction publique ; et c’est à dix-neuf ans commence la sienne. Le zèle et l’aptitude suppléent au temps, et, deux ans après, il peut donner des leçons d’allemand et de mathématiques. Ses parents ont vieilli, les infirmités ont suivi la vieillesse ; il en est la providence ; il amasse même pour l’avenir, et il peut donner sa sœur une dot de six cents francs. Il est heureux, et se sent capable d’aller plus loin. Il concourt pour l’agrégation, et il est reçu après un brillant examen. Il croit être sur la voie d’une découverte scientifique, il adresse un mémoire à l’Académie des sciences et la commission qui l’examine l’encourage par ses éloges, l’engage même à continuer ses savantes expériences. Eh bien ! cet avenir qui s’offre à lui, cette gloire qu’il peut rêver, la bonté de son cœur va le forcer d’y renoncer. Son frère est déjà père de six enfants en bas âge, son travail ne peut suffire à les nourrir, et la misère l’entraîne dans une faute dont la cruelle expiation le sépare de sa famille. Moïse Lion n’hésite point ; la femme et les enfants de son frère sont adoptés ; nourris, élevés par cet excellent jeune homme ; les économies qui devaient l’aider à poursuivre ses expériences sont absorbées par ce sacrifice. Il redouble de zèle pour subvenir à l’existence de dix personnes ; il s’impose des privations nouvelles, et un travail de seize heures par jour. Ce n’est pas tout encore la sœur qu’il a mariée n’a que les bras de son mari pour vivre ; ce mari devient infirme, et c’est sur Moïse que ce nouveau malheur retombe sans lasser son infatigable charité. C’est une sœur, ce sont deux neveux qui viennent accroître sa famille adoptive et les charges qu’il s’est imposées. L’Université l’appelle alors à une chaire de mathématiques. C’est une fortune personnelle, un avenir assuré ; mais le collége qu’on lui assigne est à cent vingt lieues de son pays. Il ne peut, il n’ose traîner dans une ville étrangère ce cortége de vieillards, d’orphelins et de veuves. Il sacrifie son avancement ; il reste auprès de ceux dont il est l’unique soutien ; et voilà quinze ans que dure cette vie d’abnégation et de charité, sans qu’une plainte, un murmure échappe à celui qui la subit ! Voyez maintenant dans quel siècle cela se passe, quelle foule de jeunes gens avides d’illustration et de fortune est poussée incessamment vers la capitale par des illusions que ne peuvent détruire ni les conseils, ni les larmes, ni les besoins de leurs familles. Moïse Lion ne s’est point laissé entraîner par l’exemple, il a résisté même à une ambition légitime, et t’Académie l’en récompense par un prix de deux mille francs. Puissent-ils le mettre à même de reprendre le cours de ses expériences ! puisse un glorieux succès couronner ses efforts ! il l’aura bien mérité.

Un prix de la même valeur est décerné à mademoiselle Constantine-Cunégonde Hannong de Haguenau, et c’est encore pour un dévouement à une famille accablée par une longue suite d’infortunes. Ruinée par la révolution, forcée de demander un asile à la terre étrangère, cette famille, composée de dix personnes, ne vivait à son retour en France que d’une place de douze cents francs que le père avait obtenue dans l’hospice civil, quand la mort du vieillard l’a laissée sans pain et sans espérance. Trois des fils étaient allés en différentes contrées chercher une existence ; mais ce qu’ils laissaient après eux était dans la situation la plus déplorable. Une mère infirme, un frère idiot, un autre atteint de folie, une nièce qu’une sœur lui avait léguée en mourant, une vieille servante épuisée de fatigue, voilà ce que mademoiselle Hannong se résigne à soutenir, à soigner, à surveiller ; voilà ce que la nature et la reconnaissance lui commandent de faire vivre. Elle a vingt-huit ans quand cette épreuve commence, et il y a vingt années qu’elle la soutient avec le même courage et la même patience. Elle a perdu sa mère, qu’elle a jusqu’au dernier moment entourée des soins les plus tendres ; mais les autres charges deviennent de jour en jour plus pesantes, et cependant sou dévouement n’a point encore faibli. Elle prodigue des soins de toutes les heures aux infortunés que la Providence lui confie ; et si elle les quitte un instant, c’est pour courir au pied de l’autel demandera Dieu la force de porter jusqu’au bout le fardeau dont elle s’est chargée.

Trois domestiques ont attiré les regards de l’Académie par la générosité de leur affection pour des maîtres malheureux. J’ai peu de goût pour la philanthropie spéculative ; mais quand je considère les allures de mon siècle, quand l’industriel, le commerçant, l’avoué, le notaire, fatigués de la clientèle qui les enrichit, se hâtent de faire fortune pour s’affranchir des ennuis de ce qu’ils appellent leur servitude, et savourer le bonheur de n’appartenir qu’à eux-mêmes, je me demande si ce désir d’indépendance ne doit pas être le rêve éternel de cette classe que la nécessité condamne aux pénibles devoirs de la domesticité ? Leur plus vive jouissance n’est-elle pas de voir croître le petit trésor amassé par leur économie, l’épargne qui doit assurer l’affranchissement de leur vieillesse ? Eh bien ! si au moment de jouir de la liberté qu’ils ont si lentement, si péniblement acquise, ils la sacrifient tout à coup avec le trésor qui allait la leur donner, pour soutenir, pour consoler le vieillard, la maîtresse, la famille qu’ils ont servie, et qu’un revers de fortune réduit à la plus misérable des conditions, n’y a-t-il point dans cette généreuse résignation une de ces vertus rares qui commandent le respect et l’admiration des hommes ?

C’est là ce qu’ont fait les trois femmes dont je vais vous entretenir ; et je remarquerai en passant que notre sexe n’a point les honneurs du concours de cette année, et que, sur vingt et une nominations, nous n’avons pu nous adjuger que deux couronnes. Étiennette Chanouny était depuis quinze ans au service d’une riche famille de Montauban, quand une fille de ses maîtres vint à contracter une union mal assortie. Cette femme prévit les malheurs que cette union devait produire, et voulut suivre dans son nouveau ménage celle dont elle avait soigné l’enfance. Ses pressentiments ne l’avaient point trompée. La fortune du mari, la dot de la femme furent honteusement dissipées, et la misère la plus profonde succéda dans cette maison à l’aisance que cette jeune femme y avait apportée. Étiennette ne vit que les larmes et le malheur de sa maîtresse. Elle avait un champ ; elle le vendit pour la secourir. Elle avait reçu un legs de six cents francs ; elle en fit encore le sacrifice. Son exemple aurait dû corriger le misérable auteur de cette détresse ; mais le vice est un tyran qui ne lâche point ses esclaves l’argent d’Étiennette est encore dévoré par la débauche ; et quand le ciel fait enfin justice de cet homme, sa veuve et sa fille n’ont plus de ressource que dans le dévouement spontané de leur servante. Elle leur a tout donné, elle n’a plus de salaire à attendre ; n’importe, elle travaillera pour la fille et la mère. Elle travaille en effet. Et ce n’est pas assez pour elle de les nourrir ; elle donne à la fille une éducation convenable, elle la fait entrer dans un pensionnat comme sous-maîtresse, et le trousseau qu’elle apporte dans cette maison est encore un présent d’Étiennette. Elle se flatte que cette fille pourra enfin soutenir sa mère ; elle jouit deux ans de cette espérance que chaque jour réalise ; mais le malheur ne se lasse point. La jeune fille meurt, et laisse une mère infirme à la charge de la généreuse servante. Étiennette Chanouny ne l’abandonnera point. Elle a soixante ans, mais son cœur n’a point vieilli ; elle fait des ménages en ville, parce qu’elle ne peut plus faire autre chose, et ce qu’elle gagne sert à l’entretien de sa maîtresse. N’est-il pas temps que ses trente années de dévouement reçoivent une récompense ? L’Académie s’en est chargée, et un troisième prix de deux mille francs portera quelque soulagement à cette femme qui a su joindre tant de délicatesse à tant de générosité.

Deux médailles de mille francs sont accordées aux deux autres domestiques. L’une est de Martigny près Falaise, et se nomme Marie-Jeanne-Françoise-Madeleine Levrard ; l’autre est Denise Gorice, delà commune de Châtillon-d’Azergue près de Lyon. Madeleine Levrard, entrée en 1810 au service d’un marchand de toiles de Caen, a vu cette maison ruinée par une banqueroute, et treize années de ses gages ont été englouties dans ce désastre avec la fortune de ses maîtres. Leur fille a cru pouvoir la relever ; le sort a trahi son espérance, et l’indigence aurait accablé sa vieillesse, si elle n’eût trouvé dans Madeleine la sœur la plus tendre et la plus dévouée. Cette femme avait une rente de soixante francs : elle sert depuis vingt-sept ans au logement de sa maîtresse. Elles ont d’abord travaillé en commun pour vivre mais une infirmité cruelle a anéanti les forces de la maîtresse et la servante a travaillé pour deux. Elle a maintenant plus de soixante ans ; mais la maîtresse est plus que septuagénaire, et, dans les soins qu’elle lui prodigue, Madeleine Levrard n’est tourmentée que d’une crainte : c’est que l’épuisement de ses forces ne la prive un jour du bonheur de continuer ses services.

Denise Gorice affligée depuis son enfance d’une fâcheuse ophthalmie, usée par le travail atteinte d’une vieillesse prématurée, est peut-être rendue à ce moment pénible où elle ne pourra plus soigner la dame octogénaire qu’une chute a privée de l’usage de ses membres, et dont elle est l’unique ressource. Denise est une fille de la charité ; et, dans la sainte maison qui l’avait recueillie, elle n’a appris qu’à soulager le malheur des autres. Entrée comme ouvrière dans un atelier de Châtillon-d’Azergue, elle a vu périr l’industrie de ses maîtresses, et s’est attachée comme domestique à la plus malheureuse des deux au moment où elle n’avait ni gages ni subsistance à en attendre. C’est elle au contraire, c’est Denise Gorice qui la nourrit par son travail, qui la soigne, l’habille, qui lui consacre son temps, ses profits, ses plus affectueuses prévenances, et ne connaît point de plus douce consolation, pour les privations qu’elle s’impose à elle-même, que le plaisir de les épargner à celle dont elle a adopté la malheureuse vieillesse. Ce n’est point assez pour elle. Une jeune fille abandonnée, atteinte d’un mal incurable, se rencontre sur ses pas. Elle pense que des soins assidus pourront prolonger sa vie ; elle la recueille dans sa chaumière, et ne s’en sépare que lorsque la mort vient la lui prendre.

Il est ainsi des créatures qui ne semblent vivre que pour le soulagement des autres ; on les voit sans cesse à la recherche des malheureux, ne reculant devant aucun sacrifice, ne refusant aucun service à rendre, ne se laissant rebuter ni par la fatigue, ni par le dégoût, ni par le péril ; et votre sexe, Mesdames, nous donne encore à récompenser par cinq médailles de mille francs un pareil nombre de ces honorables existences. C’est d’abord Rose Courage, née à Caudebec-lez-Elbeuf. Elle n’a jamais eu qu’un capital de deux cents francs pour patrimoine ; elle l’a échangé contre une chaumière, et dans cette modeste demeure soixante-deux infortunés ont trouvé tour à tour un asile, les soins et les secours de la bienfaisance la mieux entendue. Ce sont des vieillards, des orphelins, des idiots, des enfants abandonnés, des malades, des infirmes, dentelle se fait la bienfaitrice volontaire. Et quelles sont ses ressources ? Le travail, l’économie et les privations. Le commencement de cette vie de charité mérite de vous être signalé. Rose Courage était ouvrière dans une fabrique où plusieurs jeunes filles comme elle étaient exposées à toutes les séductions du vice. Ce n’est pas assez pour elle d’y rester pure ; elle se fait la gardienne delà vertu des autres. Elle retire chez elle trois de ses compagnes dont elle prévoit la faiblesse, leur fait aimer le travail, leur enseigne à bien vivre par ses conseils et par son exemple. Il y a dans le récit de ses bonnes œuvres une assertion qui m’a affligé. Rose Courage, dit-on, a secouru des misères que les établissements de charité ne peuvent admettre, et dans la nomenclature de ses malheureux clients on trouve en effet onze enfants des deux sexes refusés ou renvoyés par ces établissements et ce mémoire est signé par un maire et visé par un préfet ! Il y a donc en France, chez le peuple le plus charitable de l’Europe, il y a des enfants vicieux ou malades, abandonnés à eux-mêmes, que la commune ou l’État ne peut ni secourir ni corriger. Et une jeune fille pauvre en a la puissance ! Je livre cette réflexion aux hommes qui sont chargés par état de rechercher les vices de notre législation, et je passe à un autre modèle de la charité privée.

Mademoiselle Pierrette Bierson, dite Henriette de Mâcon, n’est pas née dans une classe pauvre ; mais sa famille a été ruinée par de malheureuses entreprises, et son père est en proie à une fatale monomanie. Il rêve des trésors enfouis qu’un esprit familier lui révèle ; et sans argent, sans autre ressource que l’aumône, il se met à la recherche de ces trésors. Henriette Bierson le suit comme une Antigone. Ils arrivent à Parme : c’était alors une province de notre empire. Un ami puissant leur procure un emploi de quatre mille francs ; mais la fille compte en vain sur la possibilité d’une épargne. La manie du père le met à la merci des escrocs et des charlatans ; et quand l’Italie change de maîtres, le malheureux Bierson rentre dans la vieille France avec la misère qui l’en avait chassé. Sa fille a prévu cet autre revers de fortune ; elle a appris à peindre, et son travail soutient à la fois et le père qu’elle ramène et la mère qu’elle retrouve. Mais l’infortuné n’est point guéri de sa folie ; il veut errer encore à la poursuite de sa chimère ; et sa fille, qu’il maudit quand elle résiste à ses caprices, l’accompagne partout, pour ne point l’abandonner aux conseils de la misère, aux injures des étrangers, aux fatales conséquences de l’isolement, de la démence et du désespoir. Ce vertueux vagabondage d’une fille tendre et dévouée ne finit qu’à la mort du monomane. Sa mère le suit au tombeau ; et les six mille francs qu’elle laisse pour tout héritage ne suffisent point pour acquitter les dettes qui se découvrent. Mademoiselle Bierson y supplée par son travail. Un frère infirme vient accroître ses charges, elle a pour lui tous les soins d’une mère ; et tout cela, Messieurs, n’est pour elle que l’apprentissage de la charité. Sa famille ne suffit plus à ce besoin qu’elle a d’être utile à ses semblables. Elle travaille, elle emprunte, elle quête pour eux. C’est un vieux général dont elle soulage l’indigence, un réfugié italien dont elle a connu les parents, et qu’elle retire de l’hôpital pour soigner sa longue agonie. C’est un enfant qu’elle guérit d’une maladie dégoûtante, et qu’elle fait élever à ses frais. Ce sont des orphelines qu’elle arrache au vice et à la misère, qu’elle marie au séducteur qui les abandonnait, qu’elle empêche un tuteur avide de dépouiller. Ce sont les enfants et la mère d’un failli qu’elle secourt et qu’elle place. C’est une famille abandonnée par un pionnier de la Californie, dont elle assure l’existence. Cette noble vie a commencé dès sa vingt-quatrième année, et, à plus de soixante ans, elle n’en est point lassée.

Marie-Jeanne Piart est une Parisienne dont l’industrie et la fortune ont consisté d’abord dans un éventaire chargé de fruits, et qui, malgré son activité et son économie, n’a pu arriver qu’à un modeste étalage sous une porte cochère, rue Saint-Honoré, n° 350, où un charitable propriétaire lui a permis de s’établir. Son réduit nocturne n’est qu’une mansarde délabrée. C’est que ses épargnes ont soutenu longtemps son vieux père et sa vieille mère, à qui le travail était devenu impossible ; c’est qu’après avoir fait admettre son père à l’hospice de Garches, elle allait deux fois par semaine lui porter quelques douceurs, et payer l’infirmier, dont elle avait réclamé des soins plus assidus et plus prévenants. Ne pouvant avoir deux lits, elle a donné le sien à sa mère, et s’est couchée sur la paille auprès d’elle. Marie Piart avait pris une associée, dans l’espoir d’étendre son commerce et d’augmenter ses profits. Au bout d’un certain temps, cette associée tombe du haut d’un escalier et s’estropie. L’hôtel-Dieu la recueille ; mais le choléra dépeuple les hospices, et Marie-Jeanne Piart tremble pour sa vieille amie. La mort de sa mère l’a remise en possession de son lit ; elle y installe la malheureuse estropiée, lui donne une garde, et se remet sur la paille. Ses profits diminuent, ses ressources s’épuisent ; sa croix d’or, ses vêtements, ses chemises vont au mont-de-piété mais les secours de cet établissement sont bien chers. Il ne reste plus à la pauvre marchande ni argent ni crédit pour alimenter son commerce. Les locataires de l’hôtel l’apprennent et se cotisent. Les causeries du portier ne sont pas toujours fâcheuses. Une petite somme renouvelle son fonds de roulement ; et elle peut encore donner des soins à son amie. Mais la cliente a soixante et onze ans, et la bienfaitrice touche à sa soixante-dixième année. Mille francs seront une fortune pour elle, et les conduiront peut-être l’une et l’autre jusqu’à l’extrême vieillesse.

Mademoiselle Marie-Louise Dupont est une institutrice qui ne s’est point contentée d’élever les enfants du pauvre ; elle est depuis trente ans l’infirmière volontaire et gratuite de tous les malades du canton. Les habitants de Carouges et de Tanville, dans le département de l’Orne, ceux de Thoiré et de Chérizay, dans la Sarthe, ceux même des villages environnants, nous ont sollicités pour elle. C’est un dévouement de tous les jours que nous ont signalé leurs témoignages. Mademoiselle Dupont passe au chevet des infirmes et des mourants les loisirs que lui laisse son école. Il n’y a pour elle ni sommeil, ni distances. Elle a traversé des épidémies terribles, et n’a reculé devant aucun péril. Les plus intrépides fuyaient la contagion, les parents des malades tremblaient pour eux-mêmes. Mademoiselle Dupont se multipliait pour les soigner. Les morts étaient ensevelis par ses pieuses mains ; et la faible récompense que nous lui décernons ne servira qu’à des charités nouvelles.

C’est encore une femme du même caractère qu’Anna Rias, de la ville d’Alby. Son zèle infatigable est sans cesse à la disposition du malheureux qui l’implore. Dès l’âge de douze ans, elle rassemblait de jeunes pauvres autour d’elle, et leur enseignait les premiers éléments de la religion et de la grammaire. Sa clientèle croissait avec l’âge, mais alors il lui en fallut une autre ; et dès qu’un malheur frappait a une porte, Anna Rias s’y trouvait à l’instant même. Dès qu’un malheureux souffrait, dès qu’un ouvrier était arrêté par un accident funeste, Anna Rias était le premier nom qu’il invoquait. Je crains de vous fatiguer par des détails qui ne seraient que des redites. Je me borne à vous dire que, depuis trente ans cette femme charitable exerce sa mission volontaire qu’elle a bravé l’intempérie des saisons ; qu’elle s’est condamnée au douloureux spectacle des souffrances humaines dans l’espoir de les soulager ; qu’elle y a usé ses forces et sa santé ; que maintenant, faible et alitée, elle n’en est pas moins occupée des besoins du pauvre ; que la porte de sa chambre n’est jamais fermée à qui vient réclamer ses conseils et ses secours.

Notre dernière médaille de mille francs appartient à un homme, à François Mayeux, d’Étaing, près d’Arras, qui n’a fait qu’une belle action ; mais elle révèle une grande noblesse de sentiments, une constance admirable dans le bien, une élévation d’âme qui ferait honneur à une plus haute éducation. François Mayeux, vieux célibataire de la commune d’Étaing, allait atteindre l’âge de trente ans quand il perdit son père. Sa mère n’était plus depuis longtemps, et une étrangère avait pris sa place. Cette marâtre, dont le dur égoïsme s’était contenu pendant la vie du chef de la famille, chassa à l’instant même son beau-fils de la chaumière paternelle. Les prières du malheureux ne purent la fléchir. Il s’éloigna le cœur brisé, sans que l’ingratitude de cette femme altérât en lui la reconnaissance des soins intéressés qu’en avait reçus sa première jeunesse. Ses adieux furent noyés comme son caractère : « Si vous avez des peines, dit-il à la marâtre, je ne vous abandonnerai pas, moi ; je serai encore votre fils. Cette promesse ne sera point vaine, la fortune le mettra à l’épreuve, et Mayeux tiendra parole. Il observe de loin celle qui a porté le nom de son père. Dès qu’une gêne arrive à sa marâtre, il a une économie toujours prête à y faire face. Quinze ans se passent ainsi. La vieillesse atteint cette femme, les infirmités l’accompagnent Mayeux rentre sous le toit de son père pour soigner celle qui l’en a chassé. Sa sœur lui refuse son aide, il suffira seul à sa tâche. Il a lui-même cinquante-sept ans. Une infirmité gênante lui ôte une partie de ses forces ; mais son courage et son dévouement y suppléent. Il fait plus que d’oublier les injures, il rend le bien pour le mal ; et ce sont là des vertus si rares chez les grands comme chez les petits, que nous en avons fait des titres de gloire pour le souverain qui a le courage de les pratiquer, en imposant silence à ses puissantes rancunes.

Je n’ai plus à vous parler, Messieurs, que d’actions moins éclatantes, de traits de vertu plus modestes que nous avons cependant jugés dignes d’une distinction auxquels nous avons décerné des médailles de cinq cents francs ; et ce sont encore dix femmes qui les ont méritées. Ce sont d’abord cinq domestiques restées fidèles à leurs maîtres quand la fortune les a abandonnés, qui les nourrissent par leur travail, qui leur sacrifient tout, jusqu’à leur avenir, jusqu’aux espérances dont elles se flattaient en entrant à leur service.

C’est Louise Brun, élève de l’hospice de Clermont-Ferrand, qui pendant quarante-neuf ans, n’a servi que dans deux maisons, et qui est maintenant l’unique soutien d’une veuve octogénaire.

Marguerite Hardoncourt, de Nancy, voit engloutir dans la ruine de ses maîtres la plus forte partie de ses économies, et court chercher le reste à la caisse d’épargne pour leur venir en aide. Elle a soixante ans, elle est presque infirme ; et, sans espérer aucun salaire, sans même y prétendre, elle sert avec le même dévouement la seule maîtresse qui lui reste.

Pierrette Champignolle, du village d’Étang, près d’Autun, soutient une vieille institutrice qu’elle a vue dans l’aisance, et qu’elle a servie seulement pendant quatre années. Mais sa maîtresse est paralytique, et elle ne l’abandonnera qu’à la mort. Ce dévouement est d’autant plus extraordinaire, que Pierrette a une mère chargée d’ans et d’infirmités. Ces trois personnes n’ont pour vivre que le produit d’une aiguille, et la seule qui puisse la manier encore est celle des trois qui s’impose le plus de privations.

C’est aussi une dame paralytique que sert et soutient Marie-Anne Mernier, de Charleville. Elle avait d’abord soixante francs de revenu qu’elle tirait d’une petite maison. Mais sa sœur et sa nièce n’avaient plus d’asile, elle leur a cédé cette chaumière, et a travaillé quelques heures de plus pour nourrir et vêtir sa maîtresse.

La cinquième de ces domestiques est Anne Rossard, de Toulouse, qui, non contente de soigner depuis dix ans un octogénaire perclus de tous ses membres, a la délicatesse de le tromper sur le manque absolu de sa fortune, et de lui laisser ignorer que c’est à son travail, à ses soins gratuits, à de faibles dons de la charité publique, qu’il doit cette pénible existence.

Trois autres femmes se sont distinguées par leur dévouement infatigable pour les malheureux. L’une est Jeanne-Marie Launay, femme Herpe, de Médrignac, qui a fait de sa modeste demeure l’hospice des mendiants, des malades sans asile, des vieillards, des infirmes. Elle a usé ses forces dans cet exercice de la bienfaisance ; et presque septuagénaire, c’est elle maintenant qui aurait besoin d’une autre elle-même pour lui rendre ce qu’elle a prodigué à tant d’autres.

La seconde est Louise Beaumet, de Châtel-sur-Moselle, près d’Épinal, qui, élevée par une vieille religieuse, a puisé dans cette éducation chrétienne le même esprit de charité, la noble passion de secourir les infortunes. Elle est le refuge des pauvres, la consolatrice des mourants ; et telle est son abnégation, qu’elle ne verra dans la récompense dont elle est l’objet que le plaisir de pouvoir soulager de nouvelles douleurs.

Le même esprit anime Marie Picherit, femme David, de Chemillé, dans le département de Maine-et-Loire, et c’est une des plus actives déléguées de la Providence.

Nos deux dernières médailles de cinq cents francs seront enfin la récompense des soins que de dignes femmes portent à leurs malheureuses familles. Eulalie Dauvis est une couturière de la petite ville de Beaulieu, près de Brives. Elle a une vieille mère, une sœur infirme, une autre maladive, un beau-frère qu’une goutte opiniâtre empêche de travailler, et quatre neveux qui sont le fruit de ce malheureux mariage. Eulalie Dauvis suffit à tout par son travail. Elle a renoncé à se marier elle-même, pour se consacrer tout entière aux parents dont elle est l’unique ressource.

Marie et Victorine Boelle, de Savigné, dans Indre-et Loire, se soit aussi condamnées au célibat pour soigner leur vieille mère, pour payer les dettes de leur père, pour entretenir et élever cinq enfants en bas âge que leur ont légués deux belles-sœurs et un frère dont une mort prématurée les a privées. Et qu’ont-elles pour soutenir un pareil fardeau ? Vingt ou trente sous par jour qu’elles gagnent à elles deux, en prenant même sur leur sommeil. Et jamais une plainte ne leur échappe ; elles ne s’aperçoivent pas seulement de l’affaiblissement de leurs forces ; et elles s’étonneront peut-être que leur zèle ait été jugé digne d’une récompense publique.

Telle est, Messieurs, notre moisson de l’année. Mais ce ne sont point les seuls traits de vertu qui nous aient été signalés. Plus de cent dossiers ont passé sous nos yeux. Nous avons choisi les plus dignes parmi tant de concurrents. Les autres viendront à leur tour ; car nous devons remarquer que ces natures d’élite ne se découragent jamais; qu’une fois entrées dans cette vie d’abnégation et de dévouement, elles accroissent sans cesse leurs titres à l’estime publique. C’est une heureuse compensation pour toutes ces natures dégradées qui persévèrent dans leurs inclinations vicieuses. En lisant sur tous les murs de la capitale les affligeantes annales de la justice criminelle, ceux qui blâment nos concours devraient désirer au contraire que les noms et les mérites de nos lauréats fussent aussi exposés aux regards de ce peuple qui dévore ces dégoûtantes nomenclatures des habitués du bagne et des prisons, envoyant aussi ce que la charité peut faire avec si peu de chose, on serait peut-être étonné qu’il restât des malheureux sur la terre; mais ces beaux exemples, qui font la satire de notre égoïsme, ne sont des encouragements que pour les âmes disposées d’avance à les Imiter. Il est plus facile de les admirer, si nous considérons que sur les trente millions de Français à qui l’humilité de leur condition donne le droit de prétendre à ces couronnes, on nous en signale a peine une centaine par concours il doit y avoir plus de vertu que cela en France ! En remerciant les autorités civiles et ecclésiastiques, qui nous aident à remplir la mission que M. de Montyon nous a donnée, nous osons, dans un intérêt national, les engager à étendre leurs investigations. Notre sexe se doit surtout à lui-même de prendre une revanche éclatante sur le concours dont je viens de vous exposer le résultat. Cette disproportion n’est point naturelle : deux couronnes contre dix-neuf, c’est trop peu. Cette galanterie a droit de nous étonner dans un siècle qui n’en fait pas état ; et si elle venait à se prolonger, elle passerait à la fin pour impuissance. J’espère que cet avis excitera parmi les hommes une louable émulation, et que le dépit d’une aussi grande infériorité tournera au profit de la morale publique.