Troisième centenaire de la naissance de Pierre Corneille, célébré à Rouen

Le 6 juin 1906

Albert SOREL

TROISIÈME CENTENAIRE DE LA NAISSANCE
DE PIERRE CORNEILLE

Célébré à Rouen les 5 et 6 juin 1906

DISCOURS

DE

M. ALBERT SOREL

MEMBRE DE LACADÉMIE FRANÇAISE

Prononcé dans la grand salle du Palais de Justice de Rouen

 

 

MESSIEURS,

Pierre Corneille est le grand Normand et l’un des plus grands entre les Français. Il est le génie classique de la France dans le pays de Normandie, et, dans la littérature classique de la France, le génie normand. Ce n’est pas assez de dire que nous sommes fiers de lui ; nous sommes fiers d’être nés sur le même sol et nés du même sang.

Ce sang, il l’a reçu de père et mère, et d’aussi loin que l’on peut remonter dans les générations. Il est Normand de tout son être, par le contraste de ses traits nobles et rudes, et par la complexité de son âme, profonde et repliée : par ses yeux pleins de lumière, que l’on devine facilement humides, que l’on sent doux et dominateurs, sous le front haut, grave, fier et l’arc broussailleux des sourcils ; par son nez proéminent, busqué, entreprenant, excessif ; par son sourire contenu, nuancé de tristesse et d’ironie ; par son génie qui perce au sublime, d’un coup d’aile, et par l’inquiétude de son esprit raisonneur et méticuleux...

J’épiloguais mes passions ;

... par les « coups de tonnerre » qui dénoncent ses tragédies et par les labyrinthes, s’enchevêtre la marche de ses pièces : par la superbe envolée de sa poésie, lorsque l’inspiration l’emporte, et par l’embarras de sa rhétorique, quand il piétine terre à terre, qu’il laboure et qu’il s’évertue ; enfin, et surtout, par l’opposition de son existence et de son œuvre : l’une paisible, toute en labeurs ordinaires, en soins communs ; l’autre toute d’exaltation, d’élans, de fantaisie, d’art, d’invention prodigieuse, de création incessante.

Appliqué dans sa profession judiciaire, pieux à sa paroisse, régulier clans son ménage, il a, jusqu’après la cinquantaine, par sa besogne de praticien, en requérant et concluant, gagné le loisir de faire de l’idéal, et de produire des chefs-d’œuvre. Mais dans l’une et dans l’autre carrière, c’est le même homme. Quelque distance qui se trouve entre le Cid et Agésilas, c’est le courant du même fleuve qui se déroule, ici, plus clair et plus rapide, là, plus lourd et plus limoneux, descendant de son seul flux à la mer : « Corneille est Corneille. » Tout en lui sort de la même souche, croît de la poussée de la même sève : Normand dans sa gloire autant que dans son obscurité.

Il est né et il a mûri dans la banlieue basochienne du Parlement de Normandie, dans les rues tortueuses, aux logis étroits et grêles, sous les pignons penchants. Il est sorti de cette cité de judicature, comme le palais de justice est sorti de la cité marchande. On ne peut pas plus séparer, en Corneille, le poète de l’avocat, que dans Rouen, le palais de la ville où il est bâti. L’édifice explique l’homme, l’homme explique l’édifice ; l’œuvre de pierre procède des mêmes origines que l’œuvre de pensée.

L’édifice s’élève au versant des collines vertes, au bord des campagnes nourricières, sur les rives du fleuve porteur de richesses, au milieu du bruit des métiers et des chariots, consacré par un peuple de magistrats, de lettrés, de trafiquants et d’artisans du pays de gain et de sapience, à cet idéal de la société humaine : la justice, et à cette réalité de la vie sociale : le procès ; tribunal d’équité, ouvert à l’éloquence, le talent le plus goûté de nos compatriotes, mais aussi à la grandiloquence, qui est leur faible et leur mauvais goût ; à l’art de raisonner et de persuader, mais aussi à la dialectique stérile, à l’industrie subtile des arguties et cavillations ; demeure du droit avec des souterrains pour la chicane : parure et utilité de la ville, austère en l’appareil gris et robuste de exquis en ses dentelles ajourées de pierre ; forteresse par ses assises, orné comme une chasse à reliques, ciselé comme un coffret à joyaux précieux.

C’est ici, où Pierre Corneille a prêté son serment d’avocat au Parlement, où il a rempli son office de conseiller du roi en la Table de marbre ; dans cette salle où il a promené ses rêveries, où, peut-être, en ce qu’on appelait « ses moments perdus », il a imaginé les plus poignantes péripéties de son théâtre, trouvé ses plus souveraines répliques, murmuré ses stances de désespoir et d’abnégation ; c’est ici, plus qu’en aucun lieu du monde, que l’on se trouve en bonne place pour évoquer son image et parler avec lui de tout ce qui enthousiasme, épouvante et occupe les hommes, pour méditer de haute politique, en relisant la Clémence d’Auguste ou de perfection morale en relisant l’Imitation de Jésus-Christ, pour confondre le Menteur ou démasquer le Matamore. Toutes ses pensées ont passé par ces lieux, et qui sait, si, en fouillant dans les paperasses des greffes, on n’y découvrirait pas encore, dans quelques sacs à procès, une trace fortuite de

... La main qui crayonna
L’âme du grand Pompée et l’esprit de Cinna.

Le Normand est, à la fois, le moins impulsif et le plus résolu des hommes, c’est-à-dire que ses résolutions ne se font point par quelque soubresaut du dedans ou quelque suggestion du dehors, mais qu’elles se forment en lui-même, de lui-même, par propos délibéré, et attentivement. Il couve longtemps ses desseins sans les découvrir à personne, sans se les avouer même. Quand ils sont mûrs, ils éclatent, il les voit, il en est ébloui, il s’en exalte. Alors, du premier coup, en imagination, il les pousse aux extrêmes.

Impatients désirs... enfants impétueux...
Je m’abandonne toute à vos ardents transports.

S’il est né conquérant et fondateur d’empire, il ambitionne la guerre et le gouvernement ; des îles à envahir, Sicile ou Angleterre, César à dépasser ; que dis-je ? Alexandre ; Rome papale à subjuguer en la protégeant ; Constantinople à reprendre aux Grecs, Jérusalem aux Sarrasins ; toutes les Russies, incommensurables, toutes les Amériques, infinies, à coloniser : des fleuves qui sont des mers qui marchent, des lacs on l’on perd de vue les rivages, des forêts inviolées, des plaines sans limites, — si loin, qu’à ses convoitises, la terre semble trop petite et trop étroits les Océans. — S’il est né poète, il se forge des épopées, de Charlemagne et de Roland ; il ressuscitera les héros disparus, les temps évanouis, la Rome républicaine et la Rome de Messaline, l’Espagne du Romancero, Carthage et ses dieux difformes aux cultes sanguinaires ; il évoquera tous les fantômes de l’esprit, toutes les sorcelleries du sabbat, les hallucinations de saint Antoine dans l’enfer de Jacques Callot ; ou, plus sensible, séduit par les paysages exotiques, il se figurera l’idylle tragique dans la splendeur et l’étrangeté de la nature tropicale. S’il est né homme de théâtre, il se flattera d’une pièce qui ait « tout ensemble la beauté du sujet, la nouveauté des fictions, la force des vers, la chaleur des passions, la tendresse de l’amour » : « il voudra porter sur la scène la pitié et la crainte des choses extraordinaires et des choses éclatantes, surprendre par la profondeur et l’étrangeté de ses combinaisons, ravir par la véhémence des caractères : l’héroïsme jusqu’au paroxysme, la vertu jusqu’à l’hyperbole, la scélératesse jusqu’à la monstruosité, le devoir jusqu’au martyre, la raison jusqu’au paradoxe, le bon sens, même sublime, jusqu’à la quintessence. Il voudra représenter les plus illustres des humains, les événements les plus fameux de l’histoire, mettre en action les grands intérêts de l’État, la religion, les mystères mêmes de la Grâce ; débattre les plus ardus problèmes de la conscience. S’il est né homme de négoce, il projette d’accaparer le marché de la planète. S’il est né armateur, d’affréter la nef énorme que nul chantier n’a encore lancée, la nef à coque d’acier, à quadruple ou sextuple mâture. S’il est né manufacturier, il se dessine le plan d’une usine colossale, avec une tour de Babel pour cheminée, et il la baptise de ce nom formidable : la Foudre.

Mais cette éruption de volcan s’apaise vite et se dissipe en fumée.

... Souffrez que je respire
Et que je considère, en l’état où je suis,
Et ce que je hasarde et ce que je poursuis.

Il se contient, se rassied, se reprend. Il réfléchit, il étudie, il prépare, en toute expérience, toute pratique et toute précaution, les moyens de son entreprise. Il consulte infatigablement, scrupuleux jusqu’à l’angoisse, s’il s’agit d’une affaire de conscience, de raison ou de cœur ; renchérissant sur la prudence, raffinant sur la circonspection, s’il s’agit d’une affaire d’intérêt. Il s’exténue, s’il compose un drame, à mettre ses inventions d’accord avec les vraisemblances, les combinaisons de son intrigue avec les réalités de l’histoire, les emportements des passions avec la vérité des caractères, les nécessités de son œuvre avec les règles de l’art, les convenances du public et les adresses du métier qui vise le succès et l’applaudissement.

Quoi qu’il fasse, le point pour lui est de vouloir en pleine connaissance, afin d’agir avec une volonté obstinée, et d’accomplir, sans défaillance, en pleine habileté, ce qu’il a voulu. Pour vouloir de cette sorte, il ne faut entreprendre que l’exécutable :

Mais je ne sais vouloir que ce qui m’est possible
Quand je ne puis ce que je veux,
Et ne rien hasarder qu’on n’ait de toutes parts,
Autant qu’il est possible, enchaîné les hasards.

Ayant prévu et calculé tout ce qui peut être objet de précision et de calcul, du plus perplexe des hommes il devient le plus audacieux. Dans l’inconnu des choses de la nature et des choses humaines, dans ce qui échappe à ses visées et à ses prises, il s’en remet à plus puissant que lui. Il ne tentera point Dieu ni ne prétendra le braver. Il s’est aidé, le ciel l’aidera. Dieu et mon droit ! dit le Normand d’Angleterre. Dieu aide ! dit le Normand de France.

Ainsi fait, il est réfractaire à la prédestination et au fatalisme essentiellement. Ces doctrines froissent en lui l’homme libre et responsable qu’il sait être. Il répudie

Une âme toute esclave…
...
Vertueux sans motif et vicieux sans crime,
Alors qu’on délibère on ne fait qu’obéir.

...
Et l’homme sur soi-même a si peu de crédit
Qu’il devient scélérat, quand Delphes l’a prédit.

Donc

Faites votre devoir et laissez faire aux dieux.

C’est Corneille qui le dit, et c’est le fond même de Corneille. S’exalter, délibérer, vouloir, agir, voilà tout son théâtre. C’est un pays où il n’y a point d’inconscients. On y conteste, on y argumente à outrance, on y ressasse souvent, on y délaie, on y alambiqué, on n’y divague jamais. Nul dessous où se puisse dérober la conscience, nulle coulisse à travestissements, nulle loge à farder les visages ; point de ces nuées de gaze, de ces brouillards, de ces feux de Bengale, où l’auteur dissimule les métamorphoses qu’il ne peut expliquer, où le personnage enveloppe les pensées qu’il répugne à confesser sur la scène. Ni de mythes, ni de symboles ; ni les fantasmagories de mots et de couleurs, ni les décompositions de lumière et d’idées, ni les trucs transcendants de l’intellectualisme. Ils n’avaient point de nom du temps de Corneille, il les définissait tout crûment « les dieux et la machine » et les renvoyait aux ballets de l’Opéra. Chez lui, le grand homme, le maître des autres, est le plus clair dans ses pensées, et le plus assuré dans ses desseins.

Je suis maître de moi comme de l’Univers,
Je le suis, je veux l’être...

Le monstre, c’est moins le criminel endurci, mais décidé, que l’être bas et fourbe, l’incertain, le lâche qui n’ose rien regarder en face, ni soi-même, ni sa destinée. C’est Félix, sénateur et gouverneur d’Arménie, qui n’a de romain que cette maxime d’un affranchi de Galba :

C’est beaucoup que d’avoir l’oreille du grand maître.

Il marie, malgré elle, sa fille à Polyeucte, un des grands de la province, afin de s’affermir dans sa place ; il prétend la démarier, par divorce ou veuvage même et la donner à Sévère, favori du prince, afin de conserver son emploi. Il persécute les chrétiens, quand il a pour cet office : « Commission de l’empereur », il les épargnera quand Sévère, commissaire impérial, lui reproche de méconnaître les intentions du souverain :

Père dénaturé, malheureux politique,
Esclave ambitieux d’une peur chimérique,
Polyeucte est donc mort, et par vos cruautés,
Vous pensez couronner vos tristes dignités !

Peu lui importe, pourvu que les dignités restent. Il en sera quitte pour se dire et dire aux autres :

J’en ai tant vu de toutes les façons !...

Non seulement il épargnera les chrétiens, puisque c’est désormais la consigne, mais il ramassera leurs dépouilles, au pied de l’échafaud, et il leur disposera de pompeuses funérailles qu’il présidera, en personne, officiellement.

Nul, certes, à considérer Pierre Corneille, s’avançant distrait, un peu voûté vers la grille du palais, à le visiter dans son cabinet, à interroger ses voisins sur ses habitudes et sa façon de vivre, n’eût soupçonné en lui le « Grand Corneille ». Personne n’eût, autant que lui, dérouté les curieux, les visiteurs, les gazetiers, même les plus insinuants et les plus indiscrets. Écoutez des hommes qui l’ont prétendu connaître sur le vif et peindre d’après nature ou tout au moins de seconde vue. Ce ne sont pas des témoins de qualité médiocre Segrais, Boisrobert Charpentier, Fontenelle, Voltaire, tous de l’Académie, et La bruyère, qui l’admirait tant et le loua si grandement :

« Il est simple, timide — d’une ennuyeuse conversation ; il prend un mot pour un autre : il ne sait pas réciter (ses pièces), ni lire son écriture. » Il bredouille, « il barbouille ses vers ». « Avec son patois normand », « il n’a jamais su parler bien correctement la langue française. » « La première fois que je le vis », dit l’un, qui se piquait d’être homme de cœur, « je le pris pour un marchand de Rouen. Son extérieur n’avait rien qui parlât pour son esprit, et sa conversation était si pesante qu’elle devenait à charge dès qu’elle durait un peu. » « Le pauvre homme, négligé », dit un autre, qui tranchait du seigneur avec girouettes et chapelain, « il n’avait nulle conversation. On se moquait de lui. Mon père avait bu avec Corneille, il me disait que ce grand homme était le plus ennuyeux mortel qu’il avait jamais vu, et l’homme qui avait la conversation la plus basse... »

Donc il parlait peu et mal, voilà qui est acquis, à l’unanimité. C’est le cas d’invoquer l’adage cher à notre province : « Les écrits sont des mâles et les paroles sont des femelles » ou, en termes plus honnêtes : « Les paroles s’envolent, les écrits restent. » Corneille le savait, il en plaisantait à l’occasion, et quand on lui rapportait ces propos du bel air, il disait : « Je n’en suis pas moins Pierre Corneille. » Il ignorait l’art de parler aux femmes et de s’en faire écouter, mais il savait, toutefois, leur dire que, devant les races futures, toutes les fleurs des muguets de ruelle seraient depuis longtemps fanées quand ses poésies vivraient encore :

Chez cette race nouvelle
Où j’aurai quelque crédit,
Vous ne passerez pour belle
Qu’autant que je l’aurai dit.

Il s’était donné pour propos : cache ta vie. Le monde entier défile sur son théâtre, le plus individualiste qui soit ; sa personne seule ne s’y insinue jamais. Ses personnages découvrent tous leurs secrets, il ne trahit jamais le sien. C’est le secret de l’âme normande. Le Normand n’étale point sa fortune. D’autres se pavanent devant la galerie, afin que les badauds, le voyant passer, s’écrient : « C’est lui, Le Normand se complaît à se perdre dans la foule, et son amour-propre n’est jamais plus flatté que quand il peut se dire : « Personne, en me voyant, ne se douterait que c’est moi ! »

Ce robin, à peine décrassé de bourgeoisie, — il avait vingt et un ans lorsque son père obtint des lettres de noblesse, — ce petit officier de justice avait reçu le don divin de recueillir en soi et de reproduire, en une langue expressive et rythmée, les échos des choses humaines. Dans son logis citadin de la rue de la Pie et dans sa maisonnette campagnarde de Petit-Couronne, il se donnait le spectacle. Il prenait sa revanche des aventures qu’il n’avait pas courues, des chances qu’il avait refusé d’affronter, des bonnes fortunes et des fortunes hautes qu’il s’était interdites, par devoir, par prudence, par dégoût du scandale, horreur du dérangement, mais peut-être, et surtout, par défiance de soi-même, modestie et timidité pure.

Spectacle captivant, d’ailleurs, et d’une étrange allure, en sa variété. Époque théâtrale, si jamais il en fut, époque à chevauchées, enlèvements, embuscades, hasards de toutes sortes, rencontres de tout le monde ; époque à panaches flottants, à cliquetis de rapières,

Où les filles d’honneur aiment les gens d’épée

et jugent

Qu’une plume au chapeau leur plaît mieux qu’à la main.

Le Louis XIII dans les demeures, dans les costumes, dans l’amour, dans les affaires. Près de cinquante années de complots et de révolutions. La guerre civile et les rivalités des grands, des turbulents et des brouillons, avec, pour intermèdes, ces deux chefs-d’œuvre de la monarchie française : Henri IV et Richelieu ; des cabales où l’astuce se mesure avec la politique : Machiavel aux prises avec don Juan ; les luttes de ces deux insignes cardinaux, tourment de la Cour, confusion de l’Église, Mazarin et Retz. Des héros qui deviennent des factieux par pique d’amour-propre, encore plus que par vanité d’amour et orgueil de la vie :

Pour mériter son cœur, pour plaire à ses beaux yeux,
J’ai fait la guerre aux rois, je l’aurais faite aux dieux,
… des princes !...
Plutôt que de vous perdre, ils perdront leurs provinces.

Un Condé, un Turenne, un La Rochefoucauld, joueurs qui se jettent la couronne de France à la tête comme d’autres les dés ou les cartes, dans un tripot. Des femmes, semeuses de trahison et brodeuses d’anarchie, mélange de l’amazone et de la précieuse, féroces comme les unes, raffinées comme les autres : Chevreuse, la cavalière, toujours en échappée ou en guète d’aventure ; la galante, intrigante et brouillonne Palatine qui, pour posséder le tempérament de Catherine la Grande, n’en possédait point la bonne tête carrée, à l’allemande ; puis l’Hélène de cette Iliade travestie, encore que pleine de sang et de flammes, l’adorable et adorée Longueville, fantasque, amoureuse des pieds à la tête, « qui n’avait pour tout génie » que ses cheveux blonds argentés, son teint de perle et les langueurs de son esprit « aux réveils lumineux et surprenants ».. Des coups d’État, des « journées », des assassinats ; Ravaillac, Concini, la « journée des dupes » ; des procès retentissants, avec des dessous d’intrigues et des dessus d’échafaud ; Chalais, Bouteville, Cinq-Mars et de Thou. Les barricades dans les rues ; les parlements en insurrection ; la grande figure magistrale, en hermine et robe rouge, Mathieu Molé ; le Bourgeois gentilhomme, effaré dans les séditions, Broussel ; le profil menaçant du capucin Joseph, l’Éminence grise, qui se perd dans l’ombre ; la silhouette fastueuse et falote de Gaston d’Orléans, qui conspire par ennui et trahit par débauche ; le chapeau de feutre enrubanné, emplumé, triomphal de sa fille, la « Grande Mademoiselle ». En recul et pour toile de fond, la guerre d’Allemagne, qui dure trente années, le drame grandiose de Wallenstein, la chanson de geste de Gustave-Adolphe, et, dans la perspective, comme une apocalypse, cette traînée satanique, cette cendre encore brûlante du bûcher d’Urbain Grandier, cette arrière‑fronde mondaine, détraquée et sinistre : les poisons, la Voisin, les Brinvilliers, les « Mancines », la Montespan, les messes noires, la lignée des Cléopâtre et des Médée, en pleine splendeur du Versailles de Louis XIV. Ces récits, reçus de la bouche même des témoins, absorbés par une imagination saturée des perturbations et attentats du vieux monde, Tite-Live, Salluste, Tacite, Suétone, ces visions entrevues dans une lueur d’incendie, aux reflets de la Pharsale de Lucain et des Tragiques de d’Aubigné, ces Châtiments d’alors...

Voilà de quelles réalités, de quels documents humains, s’alimente et de quels flambeaux s’éclaire le théâtre de Corneille.

Son théâtre, il serait plus exact de dire : son Parlement, son Échiquier, ses Grands Jours, car il amène moins ses personnages sur les planches, qu’il ne les assigne à la barre de sa cour, pour-être interrogés en due forme et soumis au plus redoutable des jugements, le jugement sur flagrant délit, le jugement sur aveu, la condamnation par eux-mêmes, le châtiment par les conséquences de leurs actes. Il leur dit, comme le roi don Fernand dans le Cid :

Levez-vous l’un et l’autre, et parlez à loisir.

Et ils parlent, et la pièce se développe en un solennel et tragique procès. Tout est percé à jour et produit au grand jour, tout est expliqué, tout est prouvé. Ce n’est pas seulement la reconstitution du crime sur le cadavre, c’est la reconstitution vivante, avec toutes les préméditations et toutes les circonstances. En ces débats, ni la vertu n’a de mystère, ni le crime de ténèbres, ni la politique de secret, ni le machiavélisme de masque. Le dedans même est mis à nu. L’instruction se fait dans un confessionnal, les interrogations sont des examens de conscience ; les pires coquins ont le leur, ne consistât-il qu’à scruter leurs maladresses et leurs erreurs. L’arrêt tient du « jugement dernier ». Le juge, d’ailleurs, ne ménage personne. Sa règle est celle du roi Tulle, dans Horace :

Je ferai justice...
J’aime à la rendre à tous, en toute heure, en tout lieu.

Rien ne l’arrête, pas même la majesté du trône :

Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes.

Pas même la majesté du peuple, quand il s’est fait souverain :

Pour être plus qu’un roi, tu te crois quelque chose.

Toutefois ce juge impassible, curieux et inexorable, ne se peut tenir, indéfiniment, guindé sur son siège, en telle contention d’esprit. Il clôt l’audience, il dépouille la toque et la robe, il sort du palais, il rentre dans la ville, où la vie l’environne, la vie de tous les jours, la vie de tout le monde. Si répétées que soient les révolutions, les crises ont leurs entractes et leurs intermèdes. Il n’est de tempérament à l’obsession des affaires humaines que la considération de leur vanité, de divertissement à leur laideur que la vue de leur ridicule, de rafraichissements aux orages de l’humanité que le courant sain et clair des existences pures, les bons cœurs, les bons esprits, les honnêtes gens, les âmes sereines et la gaieté.

C’est la comédie, Corneille s’y est plu. Dans son théâtre ainsi que dans le nôtre, celui de Dumas fils par exemple, où l’on analyse, raisonne, dogmatise et moralise avec autant d’abondance, la tragédie et la comédie se côtoient, s’enveloppent et souvent s’envahissent. Tue-la ! dit l’un, Qu’il mourut ! dit l’autre. Corneille affectionne le genre mixte qui répond, selon lui, à la complexité de la vie. Le Menteur commence en comédie joyeuse et tourne au drame domestique, avec malédictions et larmes :

Qui se dit gentilhomme et ment comme tu fais,
Il ment quand il le dit, et ne le fut jamais.

Le Cid débute en tragédie et s’achève, ou plutôt se suspend, sur un acte de comédie héroïque, un mariage difficile, d’amour contrarié. Dans Polyeucte, la haute comédie engage l’action une étude de femme, une des plus fouillées qu’on ait écrites, et le rideau tombe sur une apothéose de martyre...

Mais vous ne savez pas ce que c’est qu’une femme,
Vous ignorez quels droits elle a sur toute l’âme !...

Corneille ne serait pas le grand homme de théâtre qu’il est, s’il ne l’avait pas montré ; il ne serait pas pour nous l’ancêtre représentatif et le maître de la race, si, à côté de ses Romaines forcenées, de ses frondeuses à tapage, de ses Espagnoles furieuses, de ses criminelles et fanatiques de toutes nations, il n’avait trouvé dans ses impressions de jeunesse, dans ses souvenirs, dans l’entourage de toute sa vie de quoi donner l’image des femmes de son pays, de celles qu’il a aimées, en son temps, et respectées toujours, de celles qu’il appelait « mon plus cher souci », dont il disait :

Je ne vois rien d’aimable après l’avoir aimée !...

Celles qui lui inspirèrent, sur le versant de l’âge et dans les mélancolies du soir, les vers les plus parfaits de son œuvre, et parmi tous les vers d’amour les plus tendres, les plus délicats de la langue française et qui semblent écrits dans la sérénité d’un paysage de Poussin, et in Arcadia ego.

Vous ne me donnez pas, Psyché, toute votre âme.

De sorte qu’on aurait pu transporter à sa tombe ce vers d’une épitaphe composée par lui pour une femme aimante et mystique :

Et son dernier soupir fut un soupir d’amour.

Il a peint, et délicieusement, en leurs toilettes Louis XIII, les jeunes filles de son temps. Au premier coup d’œil, nous les reconnaissons : fraîches, enjouées et sérieuses tour à tour ; le regard limpide, timide et légèrement moqueur ; l’âme voilée, ainsi que notre ciel aux matinées de printemps ; le teint qui se colore aux moindres battements des artères, le teint loyal, transparence du cœur. Elles sont sages, elles sont avisées aussi, et, pour soumises qu’elles se donnent, nullement désintéressées de leur propre destinée :

J’attendais un époux, de la main de mon père...
Elle le recevra, quel qu’il soit, s’il le faut...
J’en aurais soupiré, mais j’aurais obéi.

Cependant elle estime qu’en ce pays de réflexion et de sapience, où l’on enseigne, de tous les préceptes et de tous les exemples, à n’agir qu’avec discernement, dans une affaire, où, plus que personne, elle se sent engagée et responsable, son libre arbitre doit compter pour quelque chose, et puisque tout le roman d’une honnête femme se noue et se dénoue en une journée, puisque, si l’on n’a pu choisir, le devoir fera ce qu’aurait fait l’amour :

Sans crainte qu’on reproche à mon humeur forcée
Qu’un autre qu’un mari règne sur ma pensée.

Il ne serait ni imprudent ni inconvenant que la raison, d’avance, rendit le devoir facile et que le devoir se mit d’accord avec le cœur :

Mais, monsieur, sans le voir, accepter un époux.
Par quelque haut récit qu’on en soit conviée,
C’est grande avidité de se voir mariée.

Et cette avidité n’est point le fait d’une fille de bonne maison :

Trouvez donc un moyen de me le faire voir.

Puis, ce point gagné, très finement :

Mais pour le voir ainsi, qu’en pourrais-je juger ?
Je verrai le dehors, la mine, l’apparence...

Avant que d’accepter, je le voudrais connaître,
Mais connaître dans l’âme...

L’engagement pris, advienne que pourra, le bonheur ou le sacrifice, elle ne déliera point ce que le ciel aura lié :

Quand il faudra que je vous aime,
Quand je l’aurai promis à la face des dieux,
Vous deviendrez cher à mes yeux,
Et j’espère de vous le même.

Elle sera la femme forte et affectionnée, la mère, celle qui porte en ses entrailles et nourrit de son lait la nation future, celle qui forme l’attache de chair et d’âme entre les générations. Corneille la glorifie en Pauline, l’idéal féminin de son théâtre, et cette femme, la plus parfaite qu’il ait créée, en un ouvrage qui passe à juste titre pour son chef-d’œuvre, est, en même temps, la plus réelle et celle qui reproduit le plus de traits de la femme normande. Pauline au visage reposé, la grave et affable Pauline, qui se sait belle, en toute modestie et pudeur, et digne d’être aimée. Aimante aussi, mais la raison, l’équilibre, la droiture, l’intelligence de la vie, l’intelligence de soi-même ; elle est née par des temps apaisés et le bonheur ordonné ; elle redoute les orages, et plus que tous les autres, les orages du cœur, l’inquiétude sur l’amour, l’anxiété sur le devoir. Nul étalage de ses sentiments et de ses troubles intimes, point de « tourbillons », point de « vapeurs », comme on disait, point de nerfs ni de neurasthénie, comme nous disons ; et ce qu’elle réprouve le plus au monde, ce qui lui serait la pire honte, ce serait de passer pour une femme détraquée et une femme éperdue :

Et si vous me croyez une âme si peu saine...

Elle est la santé même, elle l’est de tout son être.

Vivement les épreuves, les heures où il faut prendre parti de sa vie même, elle sera prête, jusqu’à l’exaltation, jusqu’au sang de son cœur :

Je te suivrai partout et mourrai si tu meurs.

Si vous croyez que l’orgueil du sol natal et le préjugé de la race m’illusionnent quand je vois dans cette créature d’élite la femme de mon pays, et que je la dis normande, si vous vous étonnez de tant de grâce et de tant de vertu mêlées à tant d’exaltation, rappelez-vous Virginie, Normande de père et de mère, émigrés à l’Ile de France ; rappelez-vous le naufrage du Saint-Geran, et cette pudeur qui équivaut presque à un suicide ! Et s’il faut pousser plus à fond dans la tragédie humaine, s’il faut des témoignages vécus et des preuves ensanglantées, rappelez-vous cette héroïne posthume de Corneille, fille de son génie et fille de son sang, l’exaltée et l’implacable, la vierge au couteau, Charlotte Corday...

 

MESSIEURS,

Corneille a personnifié en des figures ineffaçables les plus belles conceptions de la vie humaine : l’honneur en Rodrigue, le patriotisme en Horace, la foi en Polyeucte, la tolérance en Sévère, la fidélité en Pauline, enfin, en Auguste, la magnanimité. Il a trouvé pour cet habile meneur d’hommes ces mots, le premier de l’humanité et le dernier de la politique, les mots qui couronnent et qui consacrent les victoires, que ce soient celles d’un empereur ou celles d’un peuple :

Soyons amis !

Corneille est une très grande âme qui a trouvé pour interprète un poète très grand.

Lorsqu’en 1808, la France étant à l’apogée de la puissance et l’Empire au faite de la gloire, Napoléon voulut, devant l’Occident devenu son feudataire, et l’Orient devenu son allié, à Erfurth, dans le théâtre, au parterre de rois, donner au monde le plus significatif symbole de la grandeur de notre patrie, il fit venir la Comédie-Française et commanda du Corneille. En toute rencontre solennelle, qu’il s’agisse de célébrer un anniversaire illustre de notre passé ou de faire à quelque hôte de marque les honneurs de notre génie national, on donne du Corneille. Dans les heures critiques, lorsqu’il est nécessaire d’exhorter les âmes aux résolutions généreuses, on récite du Corneille. Lorsque, dans une œuvre nouvelle, paraît quelque haut exemple de vertu civique ou de supériorité morale, lorsque retentit quelqu’un de ces vers, français par excellence, de ces « vers de pensée » ou de ces vers de vaillance qui se gravent dans l’esprit, comme le profil d’un héros, frappé sur une médaille, se grave dans les yeux, on reconnaît à sa majesté la voix de l’aïeul et l’on s’écrie : « C’est du Corneille ! » Si bien que le mot cornélien est entré dans la langue où il compte parmi les magnifiques, car il confère la noblesse et décerne la grandeur :

Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu,
La vaillance et l’honneur en son temps, le sais-tu ?