Funérailles de M. Victorien Sardou

Le 11 novembre 1908

Albert VANDAL

FUNÉRAILLES DE M. VICTORIEN SARDOU

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Le Mercredi 11 novembre 1908

DISCOURS

DE

M. ALBERT VANDAL
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

En cette année cruelle aux lettres, nos deuils s’accumulent. Après tant de confrères illustres et chers, voici que Sardou, notre glorieux Sardou nous quitte. Il s’en va comblé d’ans et d’honneurs, et pourtant sa mort nous donne l’impression d’une traîtresse surprise qui frapperait un être aimé en plein épanouissement de maturité. C’est qu’il était resté entre tous jeune d’imagination et de cœur, incomparablement jeune. Avec stupeur, on se demande si vraiment il s’est endormi de l’immuable sommeil, lui si visant, le plus vivant des hommes. Une vitalité intense, exceptionnelle, lumineuse, n’était-ce pas, en effet, le caractère dominant et le phénomène de sa nature ? Une flamme de vie brillait en lui, dans son regard, sur sa physionomie, dans sa verve étincelante ; flamme agile, elle circule dans toutes les parties de son œuvre innombrable.

Essayer aujourd’hui une appréciation de cette œuvre, ce serait vouloir, en quelques instants, juger un monde. L’activité créatrice de Sardou s’est emparée de sujets prodigieusement variés, parce qu’elle procédait en lui d’une curiosité inlassable, universelle, qui s’intéressait et s’attaquait à toutes choses. Rien d’humain ne lui fut étranger, à toutes les manifestations et complications de la vie, il brûlait d’arracher leur secret. Mœurs privées et publiques, mœurs parisiennes, bourgeoises, paysannes, enchevêtrement des jeux de l’amour et du hasard, obscures complexités de la nature humaine et jusqu’au surnaturel, que n’a-t-il observé, interrogé, exploré ? Passionné d’actualité, nul ne savait mieux que lui saisir les aspects contemporains et immédiats de notre société ; mais les problèmes de l’histoire, les énigmes du passé le sollicitaient également. Il les scrutait avec délices. Il eût été un surprenant historien, si la nature ne l’avait fait impérieusement auteur dramatique.

Il avait l’instinct, le don, la vocation, la passion du théâtre. Le démon dramatique le tenait. Lui-même s’en disait possédé, et n’est-ce pas son propre portrait qu’il traçait, lorsque, au jour de sa réception à l’Académie, il montrait l’homme de théâtre perpétuellement hanté par l’obsession de son idée fixe : « Tout l’y rattache, disait-il, et l’y ramène. Il ne voit rien, n’entend rien qui ne revête aussitôt pour lui la forme théâtrale. Ce paysage qu’il admire, quel beau décor ! Cette conversation charmante qu’il écoute, le joli dialogue ! Cette jeune fille délicieuse qui passe, l’adorable ingénue ! Enfin, ce malheur, ce crime, ce désastre qu’on lui raconte, quelle situation, quelle scène, quel drame ! » Cette optique si particulière de l’esprit, cette façon de tout transposer en effets scéniques, s’unissant chez Sardou à l’avidité de tout connaître, lui firent envisager et embrasser l’univers comme un immense répertoire de sujets de pièces ; il y puisa pendant cinquante ans.

Ainsi a-t-il abordé comme nécessairement tous les genres. Il excella dans la comédie, s’égaya dans le vaudeville, se plut à la somptueuse luxuriance des opéras et des féeries, réussit avec éclat dans la satire politique et triompha dans le drame.

Il a renouvelé le drame historique en y portant pour la première fois une documentation exacte. Dans ses grandes pièces évocatrices, il y a un fourmillement de détails vrais, retrouvés, authentiques, expressifs, et comme un bouillonnement d’érudition. Après avoir reconstitué le passé avec une patiente sûreté, Sardou lui transmet le souffle de vie ; il le ressuscite, et voici que reparaissent, dans leur réalité sensible, dans leur attitude familière ou tragique, les siècles lointains, les cités mortes, les personnages et les civilisations disparates : Byzance et Sienne, Théodora et Napoléon.

Il n’est pas rare que chez lui l’inspiration prenne sa source aux plus nobles sentiments qui puissent soulever nos âmes. Les hommes de ma génération n’étaient que des adolescents quand on joua pour la première fois Patrie, drame superbe, dédié à ces deux idées qui doivent demeurer à jamais indissolubles : liberté et patrie. Je fais appel à mes contemporains. Aucun ne me démentira si je dis que l’impression fut inoubliable, et que l’épisode du sonneur Jonas, humble martyr de la foi patriotique, fit passer en nous l’émotion héroïque et le frisson sacré.

Pour la subtilité de l’invention, pour le pouvoir d’imaginer, pour l’art de compliquer et de dénouer l’intrigue, Sardou fut hors de pair. On dirait qu’il emmêle à dessein tous les fils de sa trame pour se donner le plaisir de les débrouiller d’un seul coup, comme par enchantement ; certaines de ses pièces font penser à un tour de prestidigitation savamment ménagé et merveilleusement réussi. Ce grand magicien de lettres fut aussi et plus que personne homme de métier. Il connaissait le métier à fond, ses ressources, ses finesses et ses détours. La partie extérieure et matérielle de l’art théâtral fut par lui révolutionnée. Il transfigura le décor, le costume, l’accessoire. Il rénova la mise en scène et surtout la vivifia. On a tout dit sur Sardou metteur en scène de ses propres ouvrages. Il fallait le voir, l’impérieux auteur au profil consulaire, gouvernant les répétitions, animant ses interprètes, communiquant à chacun le feu sacré, imprimant le mouvement aux masses, faisant évoluer ses légions de figurants, exerçant parfois et presque en même temps sur plusieurs scènes son activité dominatrice, ses facultés de commandement, et menant ses armées en généralissime. À cet homme de lutte et de victoire, le public donnait constamment raison, et lors même que la critique attaquait ses pièces, le succès les défendait.

Ses succès dépassèrent largement nos frontières ; ils firent leur tour d’Europe, leur tour du monde. Peu d’auteurs ont été autant que lui représentés, célébrés et acclamés en toutes langues. Il a augmenté la force de diffusion de notre génie national ; il l’a fait honorer en ne présentant au public que des œuvres saines autant que prestigieuses. La France perd en lui quelque chose de son rayonnement.

Le temps viendra où l’histoire littéraire, sereine et distante, marquera la place qu’il doit définitivement occuper parmi les maîtres du théâtre contemporain. Nous lui devons aujourd’hui un hommage d’admiration, de piété et de gratitude. Tous tant que nous sommes, auteurs dramatiques, romanciers, poètes, historiens, qui de nous ne s’est senti à quelque moment l’obligé de son intelligence prodigue et, de son érudition généreuse ? À mesure qu’il avançait dans sa verte vieillesse, ses avis étaient de plus en plus recherchés, ses conseils écoutés. De toutes les parties de la littérature dramatique, on recourait à lui, parce qu’on le savait juste et bon, infatigablement dévoué aux intérêts et par-dessus tout à l’honneur de la commune profession.

À l’Académie, sa présence nous était une joie, sa conversation nous ensorcelait. Quel qu’en fût le sujet, épisode historique ou fait contemporain, il nous en donnait l’explication saisissante ou plutôt la représentation, et alors son accent, son geste, sa mimique, le jeu de toute sa personne ajoutaient à l’attrait de sa parole quelque chose de prenant et d’irrésistible. Nous l’aimions sincèrement parce qu’il nous appartenait de cœur et qu’il avait fait ses preuves d’excellent confrère. L’ampleur et l’éclat de sa renommée ajoutaient au lustre de notre Compagnie. Avec une émotion et une douleur profondes, l’Académie s’associe à l’inconsolable deuil d’une famille vers laquelle vont toutes ses sympathies, au deuil des lettres françaises.