Allocution à l'Assistance mutuelle des Veuves de la Guerre 1918

Le 15 décembre 1918

Alfred BAUDRILLART

ALLOCUTION

PRONONCÉE PAR

Monseigneur BAUDRILLART

de l’Académie Française

à l’Assemblée générale

de

l’Assistance Mutuelle des Veuves de la Guerre

le 15 Décembre 1918

 

FIDÉLITÉ

 

MONSIEUR LE PRÉSIDENT,
MESDAMES,

Il est un mot que nous avons tous prononcé, et plus souvent encore entendu, au cours des quatre années qui viennent de s’écouler : c’est le mot tenir.

Tenir ! On a tenu, et nous en avons été grandement et glorieusement récompensés. On a tenu sur les champs de bataille sous l’avalanche de mitraille la plus effroyable que le monde ait jamais connue. On a tenu dans les tranchées sous la pluie, sous la neige glacée. On a tenu dans les hôpitaux où des femmes, elles aussi héroïques, n’ont pas cessé de se dépenser au service de nos blessés ; l’homme illustre qui a fondé cette Mutualité en sait quelque chose, et par ce qu’il a vu et par ce qu’il a fait avec leur aide ! On a tenu dans les camps de prisonniers, malgré l’exil, malgré les traitements barbares, malgré la faim et la déperdition de forces qui s’ensuivait. On a tenu à Paris sous les Gothas et les Berthas. On a tenu dans les campagnes et dans les usines où les femmes ont remplacé les hommes, agriculteurs et ouvriers, dans leur travail quotidien. On a tenu quand tout paraissait perdu ; tenu encore quand l’aube de la victoire semblait inciter à une paix immédiate, mais prématurée.

Ainsi le jour est arrivé, le jour longtemps appelé, qui tant de fois avait fui devant nous, où l’ennemi s’est évanoui comme une fumée qui se dissipe dans les airs.

Ce mot tenir, Mesdames, vous ne l’attendiez probablement pas de moi aujourd’hui ; et c’est pourtant celui que je prononcerai, à moins que vous ne préfériez que je le remplace par son synonyme : fidélité. Fidélité, c’est le mot qui contient toute la substance des paroles que je veux vous adresser.

 

I

Tenir ? Eh quoi ! dites-vous, n’avons-nous pas assez tenu ? Depuis si longtemps nous tenons ! Nous avons tenu contre l’absence, nous avons tenu contre l’angoisse, nous avons tenu contre la nouvelle cruelle qui, un jour, nous fut apportée ; nous avons tenu tant que cela fut nécessaire à la victoire de la France. Le jour est venu de l’inévitable détente. Et les unes diront : nous voulons jouir de la victoire, et, dans toute la mesure où nous le pourrons, jouir de la vie. Séchons nos larmes ! Partageons l’allégresse de la France victorieuse !

Et d’autres au contraire : la lutte est achevée ; plus rien ne nous soutient à présent ; notre ressort est brisé. D’autres ont le bonheur de voir revenir leur mari ; pour nous, nous restons seules dans une existence désormais sans but ; tout est fini !

Eh bien ! non ! ce n’est pas ainsi qu’il convient de raisonner. Envisager l’avenir de la sorte, trop joyeusement, ou trop tristement, ce n’est pas ce que vous demandent ceux que vous avez perdus, ceux qui ont donné leur vie pour la France. Cette vie, ils ne l’ont pas seulement donnée pour que, la France remportât la victoire et retrouvât les frontières que la nature et l’histoire lui ont tracées ; ils l’ont donnée pour qu’elle fût moralement grande, pour qu’elle reprit et conservât dans le monde la place qui, si longtemps, fut la sienne ; pour qu’elle ne retombât pas dans l’opinion des nations du rang où l’ont élevée, pendant cette guerre, ses vertus militaires et civiques. Ils ont voulu que vous-mêmes vous ne descendiez pas. Ce n’est pas pour que leurs femmes, quelques années après leur mort, retournent, comme tant de femmes d’avant la guerre, au plaisir, à la légèreté, à la frivolité, parées de toilettes scandaleuses et provocantes, qu’ils se sont sacrifiés ; mais ce n’est pas, non plus, à l’inverse, pour qu’elles retombent affaissées sur elles-mêmes, incapables de s’arracher à leurs larmes et de préparer la génération qui vient et qu’elles ont mission de former. Leur mort héroïque réclame de votre part une vie héroïque. Aux unes comme aux autres, le mot qu’ils adressent, Mesdames, c’est le mot qui les a faits forts, c’est le mot tenir, tenir encore, tenir toujours !

 

II

Tenir toujours : qu’entendez-vous par là ?

Si vous ne le savez pas, allez le demander à l’Alsace et à la Lorraine !

Vous avez lu, ces jours-ci, les récits empoignants de la rentrée des troupes françaises dans notre Alsace et notre Lorraine. Vous avez lu ces admirables discours du Président de la République, du Président du Conseil et du Président de la Chambre où passe le souvenir vibrant et ému de ce qu’ils ont vu dans cette Alsace et dans cette Lorraine ; ils vous ont dit les sacrifices quotidiens de ces populations pour rester fidèles à l’idéal français ; ce qu’elles eurent à souffrir, chaque jour et chaque heure, pour garder sous les yeux du maître et de l’oppresseur le culte de la patrie perdue, l’usage prohibé de la langue française ; ce qu’il fallait renfermer en soi de révolte et de douleur quand le jeune homme, à l’âge du service militaire, était arraché aux siens et traîné en Allemagne ; quelle énergie aussi pour tenir en dépit de tant d’intérêts matériels qui, du jour où l’on se fût tourné vers l’Allemand, eussent trouvé satisfaction.

Et cependant, l’Alsace-Lorraine a tenu et tenu durant un demi-siècle !

Mais l’Alsace-Lorraine, qu’est-ce donc ? Une abstraction ? Un être de raison qui n’a d’existence que dans notre esprit ? Non, l’Alsace-Lorraine, ce sont des Alsaciens et ce sont des Lorrains ; ce sont des Alsaciennes et ce sont des Lorraines ; ce sont des hommes comme nous et ce sont des femmes comme vous ; c’est chaque individu en particulier, c’est chaque homme et chaque femme isolément qui a souffert dans sa vie matérielle, morale et spirituelle, qui a supporté, qui a espéré quand même, qui a tenu dans tout le détail de son existence, et cela pendant quarante-huit ans, jusqu’au jour de la réunion où un peuple entier formé d’individus héroïques a pu se jeter dans les bras de la France qui revenait.

Voilà ce que c’est que tenir !

Eh ! mesdames, ce mot n’est-ce pas celui de toute vie morale, celui qui résume notre effort dans la lutte que nous avons à soutenir ici-bas ; la Sainte Écriture elle-même nous le dit, militia est vita hominis super terram, la vie de l’homme sur la terre est un combat, un service militaire en temps de guerre.

Est-ce que, dans la vie morale, il n’y a pas, des raids de Gothas, effroyables tempêtes, qui nous assaillent subitement et semblent devoir tout emporter, et aussi de ces tirs réguliers, monotones et lancinants des Berthas ? tirs de la passion, de l’instinct mauvais que chacun de nous porte au fond de soi et contre lequel nous devons combattre sans cesse, sans relâche !

Il faut tenir contre l’épreuve, contre la tentation, contre l’ennemi du dehors, contre celui du dedans, tenir contre ce qui nous sollicite ou ce qui nous repousse, tenir contre l’attrait, tenir contre l’oubli !

Ainsi vous tiendrez, Mesdames !

 

III

Mais comment tiendrez-vous ? Sous quelle forme et par quels liens ? Vous tiendrez par votre fidélité à ceux dont vous êtes aujourd’hui séparés, comme le furent de la France l’Alsace et la Lorraine, à ceux qui ont donné leur vie pour la défense de la patrie et du foyer domestique.

Cette fidélité, vous la leur manifesterez d’abord en les pleurant.

En les pleurant : ah ! sans doute, déjà, et bien des fois, vous les avez pleurés et vos larmes sont toujours prêtes à renaître. Comme le héros cornélien, en face d’une douleur cruelle et glorieuse, vous avez dit :

« J’ai pleuré quand la gloire entrait dans ma maison. »

Vous pleurerez encore quand leur souvenir se présentera à vous plus vivant, plus immédiat ; et vous aurez raison.

Vous pleurerez sur leurs tombes. Leurs tombes : où sont-elles ? Dans le cimetière du village, à l’ombre des vieux arbres, en pleine campagne ? Ou bien dans ces immenses nécropoles parisiennes, si tristes par certains côtés, mais que rend glorieuses la présence du drapeau tricolore ? Leurs tombes, ont-elles place dans ces cimetières des villes voisines du front, comme celui de Châlons où s’alignent à perte de vue les rangs égaux de 6.000 sépultures de soldats ? Ou encore dans ces cimetières voisins des tranchées, champs de paix auprès des champs de bataille ? Ou sous les bois de l’Argonne, ou disséminées sur la terre de labour qui déjà, porte moisson ?

Je ne sais, mais je les vois tous ces cimetières, tous ces tombeaux où dorment ceux que vous avez aimés, tous semblables, avec leur croix de bois, ornée de la cocarde tricolore, champs de bleuets, de marguerites et de coquelicots, fleurs de nos campagnes, fleurs de notre drapeau, de notre drapeau tricolore, ce drapeau si cher que quelques-uns voulaient, ces jours-ci, remplacer, dans leurs manifestations, par le drapeau rouge, comme si le sang versé n’avait pas fait assez large la bande rouge du drapeau national !

Vous les pleurerez sur leurs tombes, mais ce n’est pas assez pour marquer votre fidélité : vous garderez encore leur place au foyer.

Il est un usage chez les cardinaux romains que je veux proposer en exemple à votre fidélité.

Si vous entrez dans leur appartement, vous remarquez dans le principal salon, au-dessous du portrait du pape, un fauteuil tourné vers le mur, afin que nul ne soit tenté de s’y asseoir. C’est le fauteuil du pape ; il est là pour le cas où le pontife, sortant de la captivité volontaire du Vatican, viendrait, comme jadis, rendre visite à ses cardinaux.

Siège du pape ! Siège du chef, du père de famille, relique sacrée qu’il vous faut jalousement garder !

Permettez-moi un souvenir personnel.

Le soir du jour où j’eus la douleur de perdre mon père, Mgr d’Hulst, recteur de cette maison, et mon père spirituel, vint me voir chez moi ; par respect pour sa dignité et pour sa personne, celui qui l’avait introduit lui présenta le fauteuil où mon père avait coutume de s’asseoir devant son bureau. Et Mgr d’Hulst avec un geste très simple de s’écrier : « Oh ! non ! pas là ! »

Oui, Mesdames, il est, en effet, une place vide que vous devez respecter et réserver à vos foyers jusqu’au jour où votre fils sera assez grand pour l’occuper. Cette place, ce siège, c’est le symbole de l’autorité que le père exerçait et dont vous parlerez à vos enfants en le leur montrant : « Si ton père était là ! »

Gardez aussi pieusement l’outil qui rappelle ce qu’il a fait, ce qu’il a été. Gardez sa plume et son encrier, s’il fut écrivain ; sa trousse, s’il fut médecin ; son marteau, son rabot, s’il fut forgeron, menuisier ; gardez en un mot son instrument de travail familier, celui qui l’évoquera le mieux dans sa vie et son labeur quotidien.

« Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? »

Oui, vous avez une âme : l’âme de ceux qui, journellement, se servirent de vous, avant de prendre le fusil.

Je lisais ces jours derniers dans les journaux que chaque combattant, rentrant dans ses foyers, aurait le droit de conserver son casque. Chacune de vous aussi, Mesdames, recevra ce souvenir du héros que vous pleurez ; ce casque, vous le placerez à côté de l’outil et l’un et l’autre vous rappelleront, à toute heure, ce que fut l’homme et ce que fut le soldat.

Cette fidélité, vous la témoignerez encore à vos morts en sauvant leur nom de la déchéance et de l’oubli.

Un poète a dit mélancoliquement :

« L’air reprend la fumée et la terre la cendre
L’oubli reprend le nom. »

Il faut sauver le nom de votre héros de l’oubli qui le guette. Certes, des mesures ont été prises contre cet oubli : le gouvernement a décidé que les noms de ceux qui sont morts pour la patrie seraient inscrits dans les mairies ; c’est quelque chose, mais peu liront ces listes glorieuses. Il faudrait encore que ces noms fussent inscrits de façon plus durable et plus visible en lettres de pierre, sur les murs de nos églises ou, selon l’usage antique, sur le socle de la croix du chemin ; il faut qu’ils le soient chez vous sur un diplôme d’honneur.

Vous souvenez-vous, dans l’histoire de Jeanne d’Arc, de la mesure que prit le roi Charles VII ? Il décida que tous les membres de la famille de Jeanne, masculins et féminins, auraient le droit de transmettre la noblesse à leurs descendants, bien qu’en France ce droit appartînt exclusivement aux mâles, et qu’à leur nom patronymique tous pourraient ajouter le nom d’Arc.

Il me semble que la France devrait faire quelque chose de semblable pour ceux qui n’ont laissé que des filles et assurer ainsi la transmission d’un nom glorieux. Mais que cela se fasse ou non, il est une tâche qui vous incombe : c’est de veiller à l’honneur de ce nom, c’est de le sauver de tout abaissement, de toute déchéance, c’est de le considérer comme un legs sacré et de persuader à l’enfant que son devoir primordial, c’est de le conserver aussi pur, aussi rayonnant qu’il l’a reçu.

Vous prouverez encore votre fidélité en maintenant, en continuant les traditions du chef de famille. Les traditions, c’est quelque chose de bien vague dans les familles parisiennes. La plupart, cependant, ont des origines provinciales, un village, un coin de France où se rattacher. Soyez fidèles à ce berceau ; ramenez-y vos enfants, tout au moins pendant la période des vacances ; qu’ils se retrempent, près des grands-parents ; qu’ils reprennent racine dans le sol dont vous êtes sorties !

Et toutes vous perpétuerez les traditions de votre mari en étant fidèles à ses idées, je ne dis pas aux fantaisies qui ont pu, un jour ou l’autre, traverser son esprit, mais à ses idées les meilleures, à ses convictions les plus nobles et les plus profondes. Inculquez à vos enfants ce germe d’héroïsme que possédait leur père, héroïsme latent, sans doute, dans la vie paisible et journalière, mais qui, cependant, était là, car les actes ont trahi les sentiments profonds et l’on ne donne de fruit que si l’on porte en soi le germe.

Vos enfants recevront l’éducation que leur père avait voulue pour eux et qui fut souvent la sienne ; ainsi le fils perpétuera le père à qui vous aurez, de la sorte, donné la plus forte preuve, la plus solide garantie de votre fidélité.

J’ai lu dans un auteur ancien une anecdote assez singulière. Pausanias raconte que les habitants de la ville de Mégare étant venus trouver l’oracle de Delphes pour lui demander à quelle condition la ville serait toujours heureuse, l’oracle répondit de façon énigmatique, — selon la coutume des oracles, — que la cité serait heureuse si les habitants avaient soin de délibérer toujours avec le plus grand nombre. Les habitants creusèrent cette réponse et ils eurent le bon sens de conclure que ce n’était pas de la multitude des vivants, mais de celle, bien plus grande encore, des morts que pouvaient venir la sagesse et les avis utiles. Ils résolurent donc de délibérer en esprit de continuité avec ceux qui les avaient précédés dans la vie, et, pour marquer leur intention par un symbole, ils élevèrent la salle du conseil, sur le champ des morts, au milieu des cendres de leurs héros.

Délibérez ainsi avec vos morts. « Qu’aurait-il fait ? Qu’aurait-il pensé ? Ainsi je ferai, ainsi je penserai moi aussi. »

 

IV

Quelle sera la garantie de votre fidélité ?

C’est la dernière question que je vous propose et, pour y répondre, vous me permettrez de recourir à cette saine philosophie spiritualiste, que confirment et corroborent les affirmations de la foi chrétienne.

À quoi pouvez-vous être fidèles ? Est-ce simplement à un souvenir ? Un souvenir, c’est quelque chose de noble et de profondément respectable ; mais on a beau dire, si un souvenir n’est plus qu’un souvenir, lui rester invariablement fidèle pendant toute une existence, si touchant que cela soit, c’est une illusion.

Si la France n’avait été qu’un souvenir qu’il ne fût pas possible de faire revivre, est-ce que l’Alsace et la Lorraine lui fussent demeurées fidèles envers et contre tout ? Eût-ce été de leur part un acte de raison ? Mais la France était une réalité, une réalité bien vivante, et c’est pour cela que la réunion a pu se faire un jour ; cette fidélité était fondée sur un motif solide.

Il en est de même pour vous : ce n’est pas seulement à un souvenir que vous êtes fidèles ; vous êtes fidèles à une réalité ; au fond de votre fidélité, il y a une croyance plus ou moins explicite, suivant les personnes, mais que toutes vous devez travailler à rendre explicite, à l’immortalité, à la survivance des êtres que vous avez perdus. Vous leur êtes fidèles, parce qu’ils vivent !

Parmi les très nombreux livres écrits pour la consolation de ceux que la mort d’un être cher a plongés. dans le deuil, il en est un que je trouve supérieur à beaucoup d’autres : c’est le livre des Consolations pour les cœurs dévastés, d’Edward Montier[1]. Et voici la suite des chapitres qui le composent et dont l’énoncé, sous le titre Nos morts, formule les affirmations de la philosophie spiritualiste et de la doctrine de l’Église catholique :

Ils sont beaux.

Ils sont purs.

Ils sont en sécurité.

Ils sont heureux.

Ils sont meilleurs.

Ils vous voient.

Ils sont tout près.

Ils vous aiment.

Ils vous comprennent.

Ils sont à vous.

Ils vous attendent.

Ils vous recevront.

Toutes ces propositions nettes et affirmatives sont bien celles qu’offrent à notre cœur désolé et le spiritualisme et l’Évangile.

Nous y croyons volontiers et nous y croyons fermement ; parce qu’indépendamment de tout argument métaphysique, notre instinct, notre conscience et le sentiment que nous avons de la justice de Dieu veulent que les injustices d’ici-bas soient un jour réparées ; que tous les spectacles qui nous attristent sur cette terre aient finalement leur contre-partie de joie et de lumière. Nous y croyons parce qu’il est impossible que le bon ait combattu et souffert tout le long de son existence, sans autre récompense que la froide terre de son tombeau et qu’au contraire le méchant qui a péché et joui jusqu’au bout du fruit de son péché ne soit pas puni. D’autre part, la raison nous dit qu’il n’y a de récompense et de punition véritables que si la personnalité subsiste au delà de la tombe, la personnalité, avec la capacité de comprendre, de sentir et d’aimer. Que serait un bonheur dont on n’aurait pas conscience, ou qui atteindrait un être nouveau, sans rapport avec ce qu’il fut autrefois, sans souvenir de son état passé ?

N’en doutons pas, nos morts conservent les traits essentiels qui les caractérisaient ici-bas ; ils pensent, ils sentent, ils aiment.

Voilà pourquoi leur bonheur doit consister, en dehors de la béatitude surnaturelle qui résulte de la vue de Dieu, dans l’éternelle satisfaction de toutes les tendances de leur être humain, de toutes ces aspirations précises ou confuses qui montaient vers l’infini, de tous ces besoins d’ordre moral et spirituel dont aucun ne trouvait ici-bas sa pleine réalisation. Car tout besoin inhérent à la nature de l’homme a droit à une satisfaction et la trouve.

Vous avez faim, vous avez soif, et la nature vous offre nourriture et boisson. L’être moral serait-il moins privilégié ? Ses exigences tout aussi impérieuses resteraient-elles sans réponse ? Non, la raison, le sentiment de la justice et de l’équité se mettent d’accord avec la foi et nous font affirmer avec elle qu’il y a un autre lieu, une autre vie, où ces besoins moraux seront satisfaits et satisfaits dans le même être qui les ressentit ici-bas. Si sa vie fut droite et fidèle au devoir, s’il est mort comme un héros dans l’accomplissement d’un devoir héroïque, avec le repentir des fautes dont nulle vie humaine n’est exempte, ses aspirations et ses désirs légitimes survivants seront comblés dans une éternité bienheureuse.

Ils vivent ; ils vous voient ; ils vous aiment ; ils vous comprennent ; ils vous attendent ; ils sont destinés à vous recevoir !

Ah ! quelle pensée ! Et comme elle est capable de vous consoler réellement !

Ils vous voient et ils vous aiment telles qu’ils ont souhaité que vous fussiez ; ils vous voient comme idéalisées et, de votre côté aussi ils vous apparaissent plus beaux, ils s’idéalisent dans votre souvenir et c’est justice. Ils avaient des défauts, les mêmes que les vôtres, que les nôtres ; nous sommes tous, même les meilleurs, bien incomplets ; personnels, égoïstes peut-être, ils vous reprochaient de l’être ; faibles dans leur amour, ils vous voulaient toujours fortes dans le vôtre. Mais à présent qu’ils participent en quelque façon à l’intelligence de Dieu, ils participent du même coup à sa miséricorde ; ils vous voient, non pas comme vous êtes, mais telles que vous voudriez être, ils pénètrent le désir, l’intention, si souvent meilleurs que l’acte ; ils savent la fragilité de vos âmes captives dans leur prison de chair ; comme Dieu, ils considèrent l’effort et non point seulement le résultat, la lutte courageuse et non point seulement le succès.

Ils vous aiment d’un amour pur et désintéressé, et ils savent que c’est un tel amour que vous éprouvez aussi pour eux à cette heure ; ils ne redoutent plus une demande après une caresse, un reproche sous un mot affectueux, une enquête dans un baiser.

Leur amour spiritualisé, dépouillé de ce qu’y mêlaient les sens, boit à la source de l’amour divin d’où découle tout amour pur ; il comprend, il sent ce qu’il y a de sublime dans un amour tel que le vôtre qui s’adresse et demeure fidèle à un être qu’on ne voit plus !

Enfin, ils savent ce que vous croyez ; ils ont maintenant touché du doigt l’objet de votre foi et de votre espérance ; vous croyez que vous les reverrez et ils savent qu’ils vous reverront.

La doctrine chrétienne n’enseigne pas seulement l’immortalité de l’âme, mais la résurrection des corps, sous une forme spiritualisée sans doute, telle cependant que nous demeurerons nous-mêmes, dans notre corps, aussi bien que dans notre âme. De même que, le jour venu, après l’attente et les années d’oppression, les souffrances de la guerre et tout le sang versé qui les avaient, l’une et l’autre, comme spiritualisées, l’Alsace-Lorraine et la France ont pu se jeter dans les bras l’une de l’autre, de même vous retrouverez dans le bonheur les héros qu’une mort glorieuse et chrétienne a séparés de vous. Ils vous attendent et ils vous recevront.

Il n’y a pas de plus grand secours que d’aimer et de se sentir aimé ; pas de plus douce et plus réconfortante espérance que celle de retrouver auprès de Dieu, pour ne plus les perdre jamais, et pour partager leur félicité, ceux qui nous ont quittés et que nos yeux de chair ne voient plus.

Ce secours et cette espérance, votre foi vous les donne.

Gardez cette foi, Mesdames, et cette foi, à son tour, gardera votre fidélité pour votre honneur et pour celui de la France !

 

 

[1] Société française d’imprimerie et de librairie. Paris, 15, rue de Cluny cf. Henri Reverdy, L’absence et le souvenir dans la guerre. Maison de la Bonne Presse, 5, rue Bayard.