Un précurseur de la Pléiade, Maurice Scève

Le 25 octobre 1894

Ferdinand BRUNETIÈRE

UN PRÉCURSEUR DE LA PLÉIADE

MAURICE SCÈVE

PAR

M. FERDINAND BRUNETIÈRE

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Lu dans la séance publique annuelle des cinq Académies
du 25 octobre 1894

 

 

MESSIEURS,

Si ce n’est pas tout à fait un inconnu que le poète dont je voudrais aujourd’hui vous entretenir, il ne s’en faut de guère ! Nos historiens de la littérature le passent communément sous silence, ou quand par hasard ils le nomment, c’est déjà beaucoup pour eux, et ils croient s’être assez acquittés envers lui. Je ne m’en indigne ni ne m’en étonne. II n’y a pas en français de vers plus obscurs ou plus ténébreux que ceux de Maurice Scève ; et, j’en conviens d’abord, il n’y a pas de poème plus inintelligible que sa Délie. Si je cédais à la tentation de vous en lire quelques dizains avant de vous y avoir convenablement préparés, je vous mettrais en fuite :

L’humidité, hydraule de mes yeux,
Vide toujours par l’impie en l’oblique,
L’y attrayant, pour air des vides lieux,

Ces miens soupirs qu’à suivre elle s’applique...

Non, en vérité, vous n’y tiendriez pas, Messieurs ! ni moi non plus, peut-être ! et j’aurais achevé ma lecture avant de l’avoir commencée.

J’en serais inconsolable. Car il n’est pas question de surfaire mon poète, et, vous le voyez, on ne peut pas dire que j’engage ici personne à le lire. Mais enfin, — comme tant d’autres poètes, et de prosateurs aussi, qu’on a bien raison de ne plus lire, mais qui furent en leur temps les maîtres ou les précurseurs de ceux qu’on lit encore, — son personnage a mieux valu que son œuvre : et il a dans l’histoire de notre poésie l’importance de ce que l’on appelle un « type de transition ». Cette importance est considérable si, dans l’histoire de la littérature ou de l’art, comme dans la nature même, c’est aux « types de transition » qu’il nous faut demander le secret de la variabilité des espèces, de l’évolution des genres, et du progrès de l’art.

Les « types de transition » ne sont rien, en un certain sens, puisqu’ils n’ont d’autre utilité que de se rendre eux-mêmes inutiles : ils travaillent, pour ainsi parler, à leur propre destruction. Mais, en un autre sens, ne peut-on pas soutenir qu’ils sont tout, puisque, si nous les négligeons, si nous ne leur prêtons pas l’attention qu’ils méritent, c’est la succession des faits qui nous échappe, c’est la généalogie des formes, c’est la continuité du mouvement intérieur qui vivifie l’histoire. Ne sortons pas de chez nous, contentons-nous de nos propres exemples. Avez-vous lu Parny, Delille, et Chênedollé ? Ce ne sont pas de grands poètes, et la lecture n’en a rien aujourd’hui que de plutôt fastidieux. Mais si vous ne les avez pas lus, vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir toute la nouveauté des Méditations de Lamartine, vous ne pouvez pas discerner ce que l’inspiration de l’auteur du Vallon et du Lac a comme ensemble fondu dans son vers d’original et d’imité, de personnel et de banal, d’inéprouvé par d’autres et de déjà ressenti par eux. Connaissez-vous encore un certain Courtilz de Sandras ou Sandras de Courtilz ? Il vivait au commencement du XVIIIe siècle, et, sans parler du reste, il inondait de Mémoires apocryphes la librairie de son temps. Rien de plus médiocre, ni de plus vide. Mais la lecture en éclaire les Mémoires de Grammont d’une vive lumière, et si le Gil Blas de Lesage est le premier de nos romans réalistes, vous n’en retrouverez pas, l’une au moins des origines, ailleurs que dans la littérature de Courtilz de Sandras. Que vous dirai-je aussi bien d’Alexandre Hardy, le fécond dramaturge qui, pendant vingt-cinq ans, de 1605 à 1630, défraya lui tout seul le théâtre français ? Il n’avait aucun talent, et ses tragédies sont informes. Je défie le directeur de l’Odéon lui-même d’en oser remettre une à la scène ! Mais s’il relevait peut-être le défi, je ferais la conférence ; et vous verriez très clairement que, de ne pas connaître le théâtre d’Alexandre Hardy, c’est s’exposer, Messieurs, à se tromper du tout au tout sur le théâtre de Corneille. Ai-je besoin de multiplier les exemples ? Il n’y a d’histoire que de ce qui s’enchaîne, et, à défaut d’autre service, les « types de transition » nous rendraient encore celui-ci, de nous faire comme toucher du doigt la réalité de cet enchaînement. Tel est justement le cas de mon poète. « Le premier qui franchit le pas, —dit le vieil Étienne Pasquier dans ses Recherches de la France, — fut Maurice Scève, Lyonnais, lequel ores qu’en sa jeunesse eût suivi la piste des autres, si est-ce qu’en arrivant sur l’âge, il voulut prendre un autre train » ; et, en effet, c’est en Maurice Scève, Lyonnais, que la prose rimée de Marot est devenue, si je puis ainsi dire, la poésie de Ronsard.

Était-il d’origine italienne, et descendait-il de l’illustre famille piémontaise des marquis de Ceva ? Toujours est-il que la sienne en avait pris les armes, « fascées d’or et azur, brisées d’une bordure de même », et son père, au début du XVIe siècle, vers 1504 ou 1505, était l’un des échevins de la ville de Lyon. Vous savez qu’en ce temps-là, Messieurs, vous n’existiez point, et la « métropole des Gaules » en était vraiment aussi la capitale intellectuelle. Avec le goût du négoce, et la somptueuse industrie de la soie, de nombreuses familles italiennes, exilées de Florence ou de Gênes, des Strozzi, des Altoviti, des Albizzi, des Frangipani, des Gondi, des Médicis y avaient importé l’esprit de la Renaissance, l’habitude du luxe, et le sentiment de l’art. Je n’ai pas compté si les imprimeurs y étaient plus nombreux qu’à Paris, mais je sais que clans ces premiers temps de l’imprimerie encore naissante, il ne partait chaque année d’aucune ville du monde, si ce n’est de Venise, plus de livres que de Lyon. Les bibliophiles conservent pieusement la mémoire des Gryphius et des Jean de Tournes, et c’est Lyon qui la première a mis au jour l’Enfer de Marot et le Gargantua de Rabelais. La curiosité passionnée des choses de l’esprit y avait gagné jusqu’aux femmes. Le nom de Louise Labé, « la belle Cordière », brille seul aujourd’hui d’un éclat qui durera sans doute aussi longtemps que la langue française, mais, à côté d’elle, ni Jeanne Gaillard, ni Clémence de Bourges ne sont indignes de mémoire, ni Claudine et Sibylle Scève, les sœurs ou les cousines de Maurice, ni Pernette du Guillet, qui fut peut-être sa « Délie ». Étaient-elles belles ? avaient-elles toutes ce charme ? respiraient-elles toutes cette « décence tendre et cette chasteté voluptueuse » que Michelet, Lamartine et Renan tour à tour ont vantées dans des pages célèbres ? Leurs œuvres du moins sont bien marquées de cet accent de « mysticité profonde et sensuelle » qui semble de tout temps avoir caractérisé le tempérament lyonnais dans la littérature et dans l’art.

Puisque de nom et de fait trop sévère
En mon endroit te puis apercevoir ;
Ne t’ébahis, si point ne persévère
À faire tant par art et par savoir
Que tu lairras d’aller les autres voir :
Non que de toi je me voulusse plaindre,
Comme voulant ta liberté contraindre.
Mais avis m’est que ton saint entretien
Ne peut si bien en ces autres empreindre
Tes mots dorés — comme au cœur qui est tien.

 

C’est à Maurice Scève précisément que Pernette du Guillet adressait ces vers, où l’admiration jalouse de l’élève pour son maître s’unit si tendrement à la plainte amoureuse ; et, pour les avoir inspirés, comme aussi pour avoir été lui-même le poète favori de ce milieu dont je ne puis vous donner qu’une idée bien insuffisante, je me flatte, Messieurs, que mon poète vous apparaît déjà sous un jour moins fâcheux.

Je ne vous parlerai pas de ses premières œuvres. Marot avait mis les Blasons à la mode : c’était un genre de vers descriptifs et allégoriques où l’ingéniosité du poète s’épuisait à détailler les qualités d’un objet, — et notamment celles d’une partie du corps, ou d’une pièce du costume féminin. Maurice Scève a donc fait le Blason du Sourcil, celui du Front et celui de la Gorge. Mais sans doute il s’est lassé promptement de ce jeu, qui sentait trop son moyen âge, et dont la licence, — qui ne tarde pas à en devenir comme inséparable, — ne pouvait longtemps s’accorder avec l’idée plus chaste, plus secrète et plus sainte qu’il se faisait de la beauté. Sous le titre mythologique d’Arion, nous avons aussi de lui, sur « le trépas de François, Dauphin de Viennois, fils aîné du roi François Ier, mort à Tournon le 10 août 1536 », une églogue dans le goût des Complaintes ou des Déplorations Funèbres de Marot et de Lemaire de Belges. Poésie de circonstance, poésie d’occasion ! Passons rapidement sur le reste... Malgré l’exemple de l’Italie, le lyrisme français ne se rendait pas compte encore qu’il lui fallait chercher le principe de son inspiration dans l’âme du poète ; et, au fait, il ne La compris pour la première fois que du jour où Maurice Scève, quittant la trace de ses premiers maîtres, a publié sa Délie, chez Antoine Constantin, en 1544.

C’est un long poème, de 4 490 vers, distribués en 449 dizains, groupés eux-mêmes neuf par neuf, et qui tous, à l’imitation des Sonnets de Pétrarque, chantent alternativement les beautés ou les cruautés de « la maîtresse, » et les joies ou les souffrances de « l’amant ». Vous remarquerez la combinaison des chiffres, et que, de 449 dizains, si vous en retranchez cinq, pour servir de prélude au poème, et trois, qui en forment la conclusion, il vous en reste 441, qui sont exactement 49 multiplié par 9 ou le produit du carré de 7 par le carré de 3. Il y a du calcul là dedans, et même de la cabale ! Des « Emblèmes » bizarres, bizarrement entremêlés : — l’Âne au Moulin, non loin de Cléopâtre et ses serpens, ou la Femme qui bat le beurre dans le voisinage d’Europa sur le Bœuf ; et ornés de devises comme celles-ci : « Fuyant peine travail me suit ; Assez vit qui meurt quand veut ; Plus j’amollis, plus j’endurcis ; À sûreté va qui son fait cèle » — séparent entre eux les groupes de dizains et, achèvent de nous révéler l’intention symbolique du poème. Je ne crois pas, et je vous l’ai dit, que la Délie de Maurice Scève soit une maîtresse purement imaginaire, mais elle n’a pas non plus la réalité d’une autre Délie, celle de Tibulle, ou de l’Hélène de Ronsard. Son nom même nous l’apprendrait qui est en français l’anagramme de l’Idée. Elle a bien existé, mais son poète l’a moins désirée qu’adorée. Et c’est elle qu’il a aimée en elle, mais c’est surtout l’image de la beauté, c’est le prétexte de l’amour, c’est l’inspiratrice de ses plus nobles pensées. Délie, objet de plus haute vertu : tel est le titre complet du poème, et si nous l’entendons bien, voilà, Messieurs, une idée de l’amour à laquelle certes nos Gaulois ne nous avaient pas habitués. Ou plutôt, non ! et j’en dis ici d’un seul mot plus qu’il n’en faut dire. Avant d’être italienne, cette manière de concevoir l’amour avait d’abord été française, dans nos romans de la Table Ronde ; et ce n’est qu’à l’école de Villon et de Marot qu’il convient d’opposer l’inspiration de Maurice Scève.

Le grand danger que coure la poésie symbolique, c’est de tomber dans l’obscurité, et je dois reconnaître que l’auteur de Délie n’y a point échappé.

Et l’influence et l’aspect de tes yeux
Durent toujours sans révolution.

Plus fixement que les pôles des Cieux.
Car eux, tendans à dissolution

Ne veulent voir que ma confusion
Afin qu’en moi mon bien tu n’accomplisses,
Mais que par mort, malheur, et leurs complices,
Je suive enfin à mon extrême mal

Ce roi d’Écosse avec ses trois Éclipses
Spirans encore cet An embolismal...

Encore celui-là n’est-il point le plus alambiqué ni le plus énigmatique de ses 449 dizains : il n’en est que le plus astronomique ! Mais en voici déjà d’un autre genre :

Ta beauté fut premier et doux Tyran
Qui m’arresta très violentement ;

Ta grâce après peu à peu m’attirant
M’endormit tout en son enchantement ;

Mais ta vertu par sa haute puissance,
M’éveilla las du sommeil paresseux
Auquel amour, par aveugle ignorance,
M’épouvantait de maint songe angoisseux.

Quand ces vers n’auraient pas pour nous le mérite au moins de traduire assez nettement l’idée principale du poème, n’est-il pas vrai, Messieurs, qu’il suffirait, pour en apprécier toute la nouveauté, de les comparer aux vers prétendus amoureux de Marot ? Les plus jolis vers de Marot ne sont que d’un spirituel prosateur, mais ceux-ci sont d’un musicien ; ils sont d’un artiste ; ils sont d’un poète. L’harmonie un peu âpre en a quelque chose de caressant pour l’oreille ; les mots y sont choisis, pesés, et mis en place par une main diligente et habile ; ce qu’on essaie de leur faire dire n’est déjà plus rien de vulgaire ni de superficiel. Maître Clément se jouait ou s’égayait encore à la surface des choses. Sa prose gentiment rimée n’en dessinait que le contour le plus extérieur ; on ne trouve point de profondeur ni d’intériorité dans ses plus agréables Épîtres : celui-ci, plus délicat, plus savant, plus inquiet aussi, — je veux dire agité d’une autre inquiétude que de faire sortir quelques écus de l’escarcelle royale, — tâche à saisir les vraies réalités sous les apparences qui n’en sont que l’enveloppe, et il y réussit quelquefois :

Toute douceur d’amour est détrempée
De fiel amer et de mortel venin...

 

Ne sentez-vous pas bien ce que deux vers, oui, deux vers seulement de cette force, —dont il n’y a pas une syllabe qui ne sonne, en quelque manière, à l’unisson du sentiment qu’ils expriment, — ont et auront toujours de vrai, d’éloquent, de poétique ? et ne voudrez-vous pas admirer avec moi cet autre dizain :

Si poignant est l’éperon de tes grâces
Qu’il m’aiguillonne ardemment où il veut,
Suivant toujours tes vertueuses traces
Tant que sa pointe inciter en moi peut
Le haut désir, qui jour et nuit m’émeut,
labourer au joug de loyauté.
Et tant est dur le mors de ta beauté
(Combien encor que tes vertus l’excellent),
Que sans en rien craindre ta cruauté,
Je cours soudain où mes tourmens m’appellent.

Lequel encore vous citerai-je ?

Si de sa main ma fatale ennemie,
Et néanmoins délices de mon âme
Me touche un rien, — ma pensée endormie
Plus que le mort sous la pesante lame,
Tressaute en moi, comme si d’ardent flamme
L’on me touchait dormant profondément…

 

C’est vraiment le cas de le dire : ce poème obscur étin­celle en sa nuit de beautés de ce genre. Évidemment, Messieurs, entre Marot et Maurice Scève, — entre l’Épître du Coq à l’Âne et Délie, objet de plus haute vertu, — un pas a été fait, un grand pas, et un pas décisif. Levers français, le décasyllabe du moyen âge, a été rendu capable de porter la pensée : et le sentiment de l’art est entré dans notre poésie. C’était, vous le savez, ce qui nous manquait le plus ! Quelque préciosité s’y mêle-t-elle peut-être, dont un goût plus sévère et plus sûr se défendra mieux quelque jour ? Je me garderai bien de le nier.

Sur le printemps, que les aloses montent,
Ma Dame et moi sautons dans le bateau
Où les pêcheurs entre eux leur prise comptent
Et une en prend : qui, sentant l’air nouveau,

Tant se débat, qu’enfin se sauve en l’eau,
Dont ma Maîtresse et pleure et se tourmente.
— « Cesse, lui dis-je ; il faut que
je lamente
L’heur du poisson que n’as su attrapper,
Car il est hors de prison véhémente,
Où de tes mains je ne puis échapper. »

 

J’entends : Vous n’aimez pas beaucoup l’alose, et le madrigal vous parait étrange ! Le tableau cependant n’a-t-il pas son mérite, en son genre ? Évitons la préciosité ; mais n’en disons pas trop de mal ; et ne la condamnons pas en tout temps ni partout. Qu’est-ce, en effet, Messieurs, qu’un peu de préciosité, sinon l’effort que l’on tente pour donner aux choses, par le moyen de l’agrément ou de la séduction de la forme, un prix qu’elles n’ont pas d’elles-mêmes ? Et si l’on y échoue, n’aurons-nous pas quelque indulgence pour ceux qui l’ont tenté ! L’art d’écrire ne s’invente pas ; c’est en le cherchant qu’on le trouve ; et Maurice Scève en notre langue est l’un des premiers qui s’en soit avisé.

Ses contemporains ont également vanté son érudition ; et en effet, dans sa Délie, les allusions de toute sorte abondent. Nous ne les saisissons pas toujours, et nous en rions, dans notre ignorance. Nous nous déclarons, avec Pasquier, « très contents de ne l’entendre point puisqu’il n’a voulu être entendu » et il est certain que les Épigrammes de Marot sont plus claires. On n’a pas besoin pour les goûter d’être versé dans aucune science, et il suffit d’aimer la gaudriole. Mais Scève savait ce qu’il faisait quand il essayait de remonter jusqu’aux sources antiques. Et il savait ce qu’il disait, quand il parlait de l’An Embolisinal, ou de l’Hydraule de ses yeux ; il le savait parfaitement, et ses lecteurs le savaient aussi. Vous seriez émerveillés, si nous parcourions son c’est le second de ses longs poèmes, — de la précision, et pour le temps, et l’étendue de ses connaissances. Mais, dans sa Délie même, sa science, — et le plaisir un peu pédant qu’il éprouvait à en faire montre, — l’ont plus d’une fois heureusement servi.

Rien ou bien peu faudrait pour me dissoudre
D’avec son vif ce caduque mortel.
A quoi l’esprit se veut très bien résoudre,
Jà prévoyant son corps par la mort tel
Qu’avecques lui se fera immortel,
Et qu’il ne peut que pour un temps périr.
Donc, pour la paix à ma guerre acquérir
Craindrai renaître à vie plus commode ?
Quand sur la nuit le jour vient à mourir,
Le soir d’ici est Aube à l’Antipode ?

Quel poète ne serait fier d’avoir signé ces deux derniers vers ? Et si j’ajoute que la justesse ou la subtilité de ses applications mythologiques ne le cède point à l’élégance de quelques-unes au moins de ses allusions scientifiques, ne lui pardonnerez-vous pas d’en avoir quelquefois abusé ? Il a cru que toutes les ambitions étaient, non seulement permises, mais imposées à la poésie par la noblesse de son origine ; — et les poètes seraient bien ingrats s’ils ne lui en avaient quelque reconnaissance.

Là est la vraie raison des éloges que de son vivant même ils lui ont à l’envi décernés, et, Messieurs, je pense que vous la voyez, que vous la touchez maintenant :

La nuit était pour moi si très obscure,

a écrit Pernette du Guillet,

Que terre et ciel elle m’obscurissait,
Tant, qu’à Midi, de discerner figure
N’avais pouvoir, qui fort me marrissait.
Mais quand je vis que l’aube apparaissait
En couleurs mille, et diverse, et seraine
Je me trouvai de liesse si pleine,
Voyant déjà la clarté à la ronde,
Que commençai louer à voix hautaine

Celui qui fit pour moi ce jour au monde.

 

C’est encore, c’est toujours de l’auteur de Délie qu’elle parle en ces termes. Vous ne voulez pas l’en croire ? Son témoignage vous est suspect ? Elle aime trop son maître ? Mais le vénérable Pontus de Tyard ne s’exprime pas autrement :

Scève si haut son sonna
Sur l’une et l’autre rivière,
Qu’avec son mont Fourvière
La France s’en étonna.
Qui le premier la course a pris
Par la louable carrière...

Premier emporte le prix
Auquel tous vont aspirant...

 

Direz-vous que Pontus était presque de Lyon ? J’y consens ; mais, après avoir fait partie du groupe de beaux esprits dont je vous ai dit que Scève était le plus admiré, si son titre de gloire est d’avoir été l’une des moindres étoiles de la Pléiade ; et, après avoir imité dans ses Erreurs amoureuses la Délie du poète lyonnais, s’il a imité la Défense et Illustration de la langue française de du Bellay, dans ses Discours philosophiques, ne tenons-nous pas ici l’un des anneaux de la chaîne que nous essayons de rétablir dans sa continuité ? Nous en saisissons un autre, et le plus important peut-être, dans ces vers de du Bellay lui-même :

Gentil esprit, ornement de la France,
Qui d’Apollon saintement inspiré,
T’es le premier du peuple retiré
Loin du chemin tracé par l’ignorance !

 

Le premier, —vous entendez bien, — c’est d’avoir été le premier qu’ils le louent tous, et tous d’ailleurs ils font mieux que de l’en louer, ils le suivent ! De même qu’en effet les Erreurs de Pontus, l’Olive de du Bellay et les premières Amours de Ronsard ne sont qu’une imitation de la Délie de Scève.

C’est qu’aussi bien, j’ai taché de vous le faire voir, cette Délie n’était comme qui dirait qu’une première épreuve, une épreuve avant la lettre, des principes que les théoriciens de la Pléiade allaient faire prévaloir. Puissent les hellénistes me pardonner ici mon audace ! Mais il n’y en a pas jusqu’à l’obscurité qui ne me semble avoir je ne sais quoi de... pindarique. En tout cas, c’est bien lui, l’auteur de Délie, qui a le premier compris que le lyrisme ne faisait qu’un avec la poésie personnelle, et c’est bien lui qui l’a prouvé par son exemple. Au lieu d’adopter le sonnet, dont la structure mathématique eût mieux convenu sans doute à la nature de son talent, s’il est resté fidèle au dizain de Marot, il y a su du moins introduire des intentions d’art qui, pour n’avoir pas toujours été suivies d’effet, n’ont pas laissé de servir de guide à ses imitateurs. On n’a d’ailleurs de lui ni « virelais », ni « rondeaux », ni « chants royaux », ni « ballades », aucune de ces « épisseries » éloquemment proscrites par du Bellay. Il a essayé de réduire à l’unité d’un même dessin toutes les, parties d’un long poème, — ce qui est le commencement de l’art de composer, — et il a lui-même, à ce que l’on croit, vécu quinze ou vingt ans encore, mais, dans sa Délie, la plainte de l’amant ne se termine qu’avec son existence :

Si tu t’enquiers pourquoi sur mon tombeau,
L’on aurait mis deux élémens contraires,
Comme tu vois être le feu et l’eau
Entre élémens les deux plus adversaires,
Je t’avertis qu’ils sont très nécessaires
Pour te montrer par signes évidens
Que si en moi ont été résidens
Larmes et feu, bataille âprement rude
Après ma mort, encore ici dedans
Je pleure et ars pour ton ingratitude.

 

Il a cru encore que la poésie n’était pas une bagatelle ou un baladinage, et que ceux-là n’étaient ni des oisifs, ni des inutiles parmi les hommes qui s’efforcent d’entretenir en nous le culte de la Beauté. Ce sera la croyance aussi, vous le savez, de Ronsard et de du Bellay ; mais ce n’avait pas été celle de leurs prédécesseurs ; et quand nous ne devrions à l’auteur de Délie que cette unique leçon, elle était assez nouvelle, et il semble qu’elle eût dû suffire à sauver de l’oubli l’œuvre et le nom de Maurice Scève.

Comment donc se fait-il qu’ils aient péri l’un et l’autre ? La réponse est aisée. C’est, Messieurs, que rien d’humain ne saurait longtemps survivre à sa raison d’être, — ni rien de naturel aucun organe à sa fonction, — et les « types de transition », leur nom même l’indique, ne sont créés que pour se confondre, et finalement s’annuler dans la transformation dont ils sont les ouvriers inconscients. « Ni la nature, ni Dieu même, — n’a-t-on pas craint de dire, — ne font tout d’un coup tous leurs grands ouvrages : on crayonne avant que de peindre, on dessine avant que de bâtir » ; et le monde en général, qui ne se soucie que de jouir des œuvres, ne connaît, et ne veut connaître que l’édifice ou le tableau. C’est son droit. Tel que j’ai tâché de vous le montrer, l’auteur de Délie a préparé les voies à la Pléiade, mais quand la Pléiade a eu terminé son œuvre, puisqu’on a oublié la Pléiade elle-même, comment aurait-on conservé le souvenir de Maurice Scève ? Il n’a eu que des intentions ou des pressentiments ; d’autres les ont réalisés, qui en ont emporté l’honneur ; c’est une vieille histoire, ou plutôt c’est la loi ! Rares sont les élus qui en ont triomphé :

…Pauci, quos aequus amavit
Juppiter ;

et dans la rapidité de la course qui nous entraîne, heureux encore est celui dont le nom du moins, quand son œuvre périt, ne se sépare pas de quelque chose de plus grand et de plus durable que lui !

Je n’en demande pas plus pour mon poète ! Retenez donc son nom, vous qui savez que le point de vue de l’historien n’est pas celui du dilettante ; vous qui avez sans doute éprouvé plus d’une fois ce que la connaissance de l’esquisse ajoute à l’intelligence du chef-d’œuvre ; vous qui pensez enfin qu’après avoir été si longtemps descriptive, le temps est venu. — pour l’histoire littéraire comme pour l’histoire naturelle, — d’être avant tout généalogique. Mais, si vous avez d’ailleurs, en passant, goûté quelques-uns de ses vers, ne soyez point curieux d’en lire davantage : la déception serait cruelle, et, comme on disait autrefois, je les ai « cautement » choisis ! Gardez-vous de Délie ! Gardez-vous du Microcosme ! et, seulement, s’ils vous tombent sous la main, songez en les feuilletant que, de ces vers obscurs, laborieux et symboliques, puisqu’on a vu sortir les sonnets de Ronsard et ceux de du Bellay, peut-être, un jour, verrons-nous aussi, nous, se dégager du symbolisme contemporain je ne sais quelle poésie nouvelle.

Ainsi le lys jà flétri refleuronne,
Et le figuier rejette sur l’automne
Son second fruit...

Je finis sur ces vers qui sont encore de Maurice Scève, et sur cette espérance, qu’aucun exemple assurément, dans notre histoire littéraire, n’encourage, n’autorise, et ne justifie mieux que le sien.