Pose d’une plaque sur la maison natale de M. René Bazin à Angers

Le 19 juin 1934

Georges GOYAU

POSE D’UNE PLAQUE SUR LA MAISON NATALE
DE M. RENÉ BAZIN

À ANGERS

Le mardi 19 juin 1934

DISCOURS

DE

M. GEORGES GOYAU
AU NOM DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

 

 

MESSIEURS,

Angers, ville natale de René Bazin, inaugure par cette plaque les hommages dus à sa mémoire ; au nom de l’Académie française, je félicite pour une telle initiative M. le Maire et la Municipalité d’Angers, et je les en remercie. L’Académie est toujours prête à commémorer, à leur berceau même, ceux qu’elle s’honora d’avoir pour membres, et à célébrer ainsi ce que doit à chacune de nos provinces la littérature française.

Votre Val de Loire, votre Vendée angevine, sont le cadre où René Bazin se plut à dérouler un certain nombre de ses œuvres : avant de situer sur ces horizons les destinées individuelles et familiales dont il allait se faire le chroniqueur, il avait, amoureusement, en ses inoubliables croquis du Journal des Débats, fixé les subtils aspects de vos paysages, il avait à sa façon chanté la douceur angevine... J’augure qu’un jour, en ces Facultés catholiques de l’Ouest, où pendant de longues années ce futur peintre des braves gens fit office de criminaliste, quelque thèse se préparera — une thèse de géographie humaine comme l’on dit aujourd’hui — sur votre région d’Anjou ; d’outre-tombe, par de nombreuses citations de ses œuvres, il sera le collaborateur d’un tel travail. Il s’en allait à la chasse : tandis que son carnier s’ouvrait au gibier, des coins de terre, des coins de ciel, laissaient leur empreinte en sa mémoire ; il ramassait des visions en même temps que des perdreaux ; à ceux-ci, parfois, il préférait celles-là. Soudainement il avait l’air distrait... Mais non, attentif il était ; il ne laissait filer le gibier que pour mieux attraper l’impression.

Mais un paysage, pour lui, n’était pas complet, s’il n’y apercevait un clocher qui pointait, un homme qui semait, ou qui labourait. Libre aux panthéistes de s’isoler en face de la nature, et de s’absorber en elle, et de s’écrier en une orgueilleuse ivresse : Elle et moi ! René Bazin la contemplait, lui, en bon chrétien, qui sait, par le catéchisme séculaire, que la terre est faite pour l’homme, pour tous les hommes ; et les regards qu’il jetait sur les chemins creux et sur les closeries enveloppaient d’une même tendresse les âmes qui les peuplaient. Il aimait les vies obscurément fécondes qui dans les humbles foyers fleurissent, les vertus traditionnelles qui ne font jamais étalage de leur discret éclat. Tout cela, c’était encore pour lui le paysage angevin ; et sa vocation de romancier sanctionna l’intérêt qu’il prenait à tout ce qui avait une âme autour de lui.

Des persifleurs se rencontrèrent, ou des maladroits, pour lui savoir gré d’écrire de « délicats romans pour jeunes filles », des « romans pour toutes les mains ». À la longue, cette épithète de délicat finissait par l’agacer ; il avait le sentiment qu’elle voilait tout ce qu’il y avait dans son œuvre de puissance et de vigueur. Ces persifleurs, Messieurs, combien ils l’avaient mal lu ! combien ils avaient mal lu, et ses chefs-d’œuvre de romancier, et ses manifestes de romancier ! Car René Bazin, à ses heures, publia des façons de manifestes ; vous les trouveriez, à la fin du dix-neuvième siècle, dans la collection du Correspondant, cette revue dont je tiens à dire, au pays du comte de Falloux, que, morte plus que centenaire, elle laisse d’ineffaçables regrets.

Des romans pour jeunes filles, pour toutes les mains, allons donc ! C’était là un genre, au contraire, que René Bazin goûtait médiocrement. « Le roman par sa nature, écrivait-il, est destiné à ceux-là seuls qui ne sont pas au début de la vie. » Et pourquoi ? « Parce qu’il est destiné, continuait René Bazin, à peindre les hommes tels qu’ils sont, à décrire une réalité mêlée de bien et de mal, et où la proportion du mal dépasse celle du bien. » Il lui paraissait dangereux « qu’on ouvrit les romans avant d’avoir acquis une expérience personnelle de la vie ». « La vie, conseillait-il aux jeunes, apprenez-la donc de la vie elle-même, en la regardant en face avec des yeux bien clairs, et plus tard, lorsque ainsi vous l’aurez apprise, vous viendrez la relire, en mes romans. » Et encore : « Les romans, vous les ouvrirez le lendemain du jour où vous aurez pleuré, cela ne tarde jamais beaucoup. » Un romancier qui fait piétiner la clientèle au lieu de lui crier : Vous êtes servie ! ce sont là, n’est-ce pas, des mœurs d’un âge révolu. René Bazin ne consentit jamais à en pratiquer d’autres.

Car il estimait — ces mots sont encore de lui — que « l’écrivain le plus honnête doit savoir et doit dire le mal, et que son devoir est tout autre que celui des parents, qui est de préserver l’enfant de la vue du mal. »

Il était jeune, au moment où la littérature naturaliste triomphait. Elle avait ses méthodes, à elle, pour « dire le mal », le mal surtout ; René Bazin, lui, ne voulait exercer ce droit qu’à deux conditions : prendre garde, d’une part, en éveillant l’idée du mal, de n’en point éveiller le désir, et, d’autre part, exprimer ou tout au moins laisser transparaître une philosophie vraiment morale de la vie. Entre lui et presque tous les romanciers naturalistes, ces deux soucis creusaient un fossé. Au surplus il déplorait chez eux « un parti pris de dénigrement, bien voisin de l’orgueil, une manière dure de parler de la misère, une brutalité de touche dans le portrait des pauvres gens, toujours représentés comme esclaves des instincts, des hérédités et des passions », et tout cela lui semblait « dériver d’un mépris foncier de l’espèce humaine ». Mais tout comme les naturalistes, il voulait se distinguer de ces romanciers dont « le vœu secret » lui paraissait être, toujours, « de peindre des êtres d’émotion plutôt que d’action, des amoureux plutôt que des lutteurs », et de chercher ces êtres dans les milieux mondains, titrés ou non. « Il y aurait cependant, observait René Bazin, des figures bien intéressantes parmi les hommes de travail. »

Il n’avait rien d’un démocrate, non plus que ce Joseph de Maistre à qui sa prime jeunesse avait consacré quelques pages, dociles et ferventes. Mais il avait au moins autant d’amitié pour le peuple, et probablement plus de respect, que beaucoup de ceux qui s’intitulent démocrates. La dignité de la vie rurale resplendit dans la Terre qui meurt, comme une garantie de résurrection. La dignité de la vie ouvrière resplendit dans le Roi des Archers ; et Donatienne venge la dignité des servantes, lésées par de périlleuses conditions d’habitation.

Voilà l’esprit dont s’animait René Bazin lorsqu’il regardait le peuple aux prises avec les difficultés de la vie, ou avec ses dangers. Mais il ne lui suffisait pas de saluer et d’aimer, dans ce peuple, une matière d’observation digne de son art ; n’admettant pas qu’il pût y avoir « incompatibilité entre l’intelligence populaire et la beauté littéraire », et fidèle admirateur de ces siècles de foi dans lesquels l’auteur de la Divine Comédie et les architectes des cathédrales « dédiaient en secret leurs œuvres à tout le peuple chrétien », René Bazin souhaitait, dès 1899, que ces jeunes hommes qui plus tard lui succéderaient fussent soucieux « de prendre et de retenir l’esprit de ces foules à demi instruites dont le flot monte autour de nous. »

À ses oreilles, Émile Faguet professait : « La littérature et l’art ne sont populaires qu’à la condition d’être médiocres. » Cela chagrinait René Bazin ; mais son chagrin se laissait aisément consoler par une interview de mon illustre et cher confrère M. Maurice Donnay : « Il faut à la foule, déclarait celui-ci, des sujets neufs et profonds, plus poignants assurément que ce sempiternel adultère dont elle est écœurée, et l’heure est venue, pour l’artiste, de s’adresser à l’âme du peupler. » Voilà qui est parler, pensait René Bazin, et il s’écriait : « Nous aurions donc excité l’universel désir de savoir pour ne pas le satisfaire ? Nous dirions que le peuple aura sa part de toute chose, sauf de la littérature et de l’art, domaine réservé, chasse gardée, pièges dans la propriété. Est-ce logique, est-ce désirable, est-ce seulement possible ? « J’ai le droit de dire que celui qui tenait ces propos aimait profondément le peuple de la « douce France ».

Il l’a montré par ses romans. Regardons-le préparer un de ceux qui dans la Revue des Deux Mondes, à la grande joie de Ferdinand Brunetière, recueillirent le plus éclatant succès : De toute son âme. « L’idée de ce livre ne m’est venue, raconte-t-il, qu’après une longue étude du milieu. J’ignorais complètement ce que j’écrirais plus tard, quand je tâchais de pénétrer la vie difficile, pauvre et miroitante, de l’employée de la mode. Après quelque temps, la connaissance de l’atelier, des conversations nombreuses, des lettres, me firent apercevoir jusqu’à l’évidence comment la profession des jeunes filles de la mode les affine et les déclasse, comment elles sont d’un monde par leur naissance et d’un autre par leurs rêves, partagées entre le luxe du dehors et la misère de chez elles. »

Une fois renseigné — et vous sentez avec quel scrupule — on ne le voyait pas, devant sa table, s’imposer un travail suivi et régulier ; il préférait « une méthode plus vagabonde, plus paresseuse et plus lente : ne point hâter l’œuvre à venir, n’y penser que rarement avec application, y songer toujours. » Il avait un mot curieux pour définir cette période de son travail : il appelait cela la période de disponibilité ; les personnages, en lui, surgissaient, tout à coup, « appelés et désignés par cette force qui s’appelait l’idée, et qui allait droit à eux, et qui leur disait : « C’est toi que je veux, tu vas vivre. » Puis succédait la « période d’amour », car l’amour seul est créateur, déclarait-il : Il aimait ses personnages, il les laissait posséder son âme. Et un jour survenait où devant lui s’ouvrait une vision qui avait — ce sont ses propres termes — « quelque chose de l’orgueil des mères. » Il voyait désormais avec netteté toute L’œuvre dont il n’avait pas encore tracé une ligne. L’apparition le décidait, il prenait la plume, il écrivait. Ayant ainsi philosophé sur son art, René Bazin concluait : « Pas de réalisme absolu : il n’y a pas, dans le roman, de portrait entièrement vrai ; les œuvres de cet ordre restent, pour une large part, des œuvres d’imagination. »

Il revendiquait en face du réalisme les droits de l’imagination, comme il revendiquait, en face du roman mondain et du roman d’amour, les droits de l’observation sociale. Il ne se rangeait dans aucune école ; mais si notre jeune école du roman « populiste » consentait à s’imprégner d’une spiritualité plus profonde et plus authentiquement chrétienne, on la verrait un jour, se retournant vers René Bazin, le montrer comme un précurseur ; sa gloire, croyez-le bien, est assurée des lendemains.

Et lorsque, dans le recul, on analysera les raisons de son durable succès, on constatera l’aide et les lumières qu’il sut trouver dans sa foi chrétienne elle-même, pour sa besogne d’artiste. Les générations antérieures avaient vu Claude. Bernard se servir de l’hypothèse pour interpréter les phénomènes incompris, et pour pénétrer plus avant dans l’étude des lois biologiques ; en vue de cette biologie de l’âme qui s’impose à tout romancier, René Bazin se laissait volontiers éclairer par une grande idée que les incroyants doivent accueillir avec déférence comme une hypothèse au moins plausible, et dont les croyants sont épris comme d’une admirable vérité : l’idée de deux interventions qui s’insèrent dans chacune de nos vies, intervention de la grâce divine en vertu de l’œuvre rédemptrice, intervention des mérites ou des prières d’autrui en vertu de la communion des saints. Dans les romans de René Bazin, Dieu est un personnage invisible et présent, et certains acteurs effacés, qui prient, qui s’immolent, ne sont pas les moins agissants. Le point culminant de son œuvre de romancier a nom Magnificat, et cela même est un symbole.

 

Déjà plusieurs de ses héros, de ses héroïnes ont pris le relief de figures d’histoire. Son Isolée, tragiquement victime, tragiquement pécheresse, illustre un douloureux épisode de nos annales politiques ; sa Davidée Birot est devenue la marraine de ces vaillantes et probes institutrices qui, s’étant sincèrement données à leur métier, s’y étant données tout entières, veulent mettre au service de leurs écolières toutes les impulsions et toutes les ressources de leur âme ; son Jean Oberlé incarne l’amour de l’âme alsacienne « pour un pays qui a le charme d’une femme qu’on aime quelque chose comme une Alsace encore plus belle, la France ». Est-ce une histoire, est-ce un roman, que son Charles de Foucauld ? Si étonnante est cette destinée, si imprévue cette sainteté, qu’on pourrait se croire en présence d’un roman... Un roman dont, en ses conseils éternels, Dieu lui-même, l’historien par excellence, avait réglé la contexture, et dont René Bazin n’eut qu’à être le narrateur I Et la galerie des nobles âmes où René Bazin nous introduisit semblait ainsi faire avenue vers un tableau de sainteté dont il n’avait pas à faire lui-même l’esquisse, tracée d’en haut par une main souveraine.

De tout cela, Messieurs, de toutes les joies qu’il avait eues dans sa vie littéraire — joies qui, vous le savez, eurent des douleurs pour rançon — René Bazin, chaque année, en ce mois où nous sommes, se plaisait, dans la basilique de Montmartre, à dire merci à Dieu. Il y montait avec tous ses confrères de la corporation des publicistes chrétiens, dont il me faisait le grand honneur, il y a une dizaine d’années, de me léguer la présidence. Ayant un jour, en une séance des prix de vertu, fait acclamer « Notre Seigneur Jésus-Christ » sous la coupole de l’Institut, il s’agenouillait avec les publicistes sous une autre coupole, celle de la basilique ; en une déclaration solennelle qui chaque année se renouvelait, il consacrait sa plume, il consacrait les leurs : il lui plaisait que toutes ces plumes devinssent des féales. J’aurais voulu, lorsqu’ainsi René Bazin priait au nom de tous, apercevoir, dans une des stalles, la stature de Bossuet : l’auteur du traité sur la Concupiscence eût cessé de considérer tout roman comme une œuvre de concupiscence littéraire s’il eût été le témoin de cette liturgie, dont René Bazin était l’officiant. Puis on quittait la basilique, et tout près de là, dans un déjeuner confraternel, se groupait autour de lui, comme une famille spirituelle, tout un peuple de bons semeurs, qui se sentaient meilleurs, et plus forts, et plus allègres, lorsqu’au dessert, en une de ces causeries où s’épanouissait toute la gentillesse de son âme profonde, René Bazin leur annonçait : « Le blé lèvera, le blé lève » Que Mme René Bazin, que tous les siens qui l’entourent, me permettent, ayant été l’interprète de mes confrères de l’Académie française, de lui exprimer, aussi, le souvenir déférent et fidèle que gardent à René Bazin ses commensaux de la Butte Montmartre. Je veux que ce témoignage d’admiration s’achève par un témoignage d’affection.