Discours sur les prix littéraires 2014

Le 4 décembre 2014

Jean-Luc MARION

Discours sur les prix littéraires

PAR

M. Jean-Luc MARION
Directeur de la séance

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Mesdames, Messieurs,

Quiconque écrit, surtout s’il publie, doit affronter une question terrifiante : aurai-je des lecteurs, mérité-je d’en avoir ? Et si, d’aventure, les faits confirment qu’il s’en trouve, la question ne cesse pas, mais le soupçon s’affine : ces lecteurs ont-ils la moindre compétence pour m’assurer de la qualité de ce que j’ai rendu public ? Éventuellement et beaucoup plus tard, la sagesse viendra, qui convainc de renoncer à savoir jamais ce que nous avons accompli, de n’attendre aucune certitude ni de l’actualité ni de la postérité, pour se concentrer sur ce qui dépend de nous – la charrue du stylo, le martèlement du clavier, le silence de la pensée. Mais enfin, comme la sagesse tarde à venir, ou ne vient que par intermittence, la sagesse du monde a inventé un substitut, le jury. Le jury, pour les thèses de l’Université, mais aussi pour les prix littéraires, présente plusieurs caractéristiques si extraordinaires qu’on devrait avoir beaucoup de difficulté à les réaliser. Le jury se compose, en principe, de lecteurs d’abord compétents et tangentiellement infaillibles ; ensuite, de lecteurs impartiaux et désintéressés ; enfin, et c’est le plus incroyable, de lecteurs qui lisent vraiment les textes pour l’amour de ce qu’ils disent et démontrent. En bonne logique, il devrait se trouver peu de jurés et donc moins de jurys. Mais, comme chacun le constate, il s’en établit chaque année de nouveaux, aussi nombreux en France que, dit-on, les fromages. Et d’ailleurs, comme ces jurys célèbrent tout et parfois n’importe quoi, pourquoi ne célèbreraient-ils pas des fromages ?

Notre Compagnie ne décerne pas un prix, mais plus de cinquante. Sans doute estime-t-elle pouvoir le faire, avoir qualité pour le faire. C’est qu’il ne s’agit pas là pour nous d’une intolérable prétention, mais d’une mission, qui nous a été confiée par notre fondateur et confirmée par nos protecteurs. Une mission qui d’ailleurs détermine nos us et coutumes, nos règles et nos rites. Ainsi pour l’impartialité : n’ayant plus d’autre honneur à espérer, dès lors que nous appartenons à l’Académie, nous nous libérons donc des intérêts particuliers, le nôtre, ou ceux d’un parti. Ainsi pour la compétence : toujours impressionné par l’esprit de ses confrères, chacun de nous sait ses limites ; aussi regroupons-nous nos quarante compétences, qui se confirment entre elles, pour assurer nos jugements. Surtout nous aimons d’une passion infatigable et endurante les lettres, les livres et les pensées, où nous trouvons avec le temps des délices durables, en sorte que c’est par égoïsme bien compris que nous les recherchons et que nous remercions ceux qui nous les procurent. Enfin, nous ne choisissons pas telle ou telle forme et rien ne nous semble étranger à notre amour des lettres : de la théologie à la chanson française, du roman à la philosophie, de l’érudition la plus savante à la poésie la plus éthérée, de la philologie la plus austère à la polémique la plus acérée, nous prenons tout ce qui a l’heur de nous séduire. Puis nous l’exposons au public, comme un explorateur étale avec fierté les découvertes et les prises de son expédition. Chaque année, lors de la séance solennelle, nous rendons au public le meilleur de ce qu’il nous a donné et nous l’en remercions, dans l’espoir que toujours les fruits passeront la promesse des fleurs.

Une mission, disais-je. Et même une mission de service public, à une époque où non seulement le temps manque pour lire ce qui le mérite et le distinguer de ce qui ne le mérite pas, mais où manquent surtout l’audace, les critères et, disons-le, le courage pour porter jugement, établir une hiérarchie. L’Académie ne fixe pas des normes, sinon à elle-même. Et l’une d’entre elles consiste justement à mettre de l’ordre dans le désordre ambiant, à dire hautement, autant que faire se peut, à reconnaître et à saluer le vrai et le beau, et peut-être même le bien. Car l’amour des lettres porte, au bout du compte, à aimer ce qui rend notre vie celle d’hommes et non de robots ou d’animaux.

Voici donc la lecture du palmarès. Je commencerai par nommer et présenter chacun des lauréats des Grands Prix et leur demande de bien vouloir se lever à l’appel de leur nom, jusqu’à ce que nous les applaudissions à la fin de leur éloge.

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Grand Prix de la Francophonie : M. Georges Banu

Georges Banu, né roumain, a fait ses études à Bucarest avec l’intention de devenir comédien. Quand il comprit que telle n’était pas sa vocation, il se tourna vers Paris et vint y vivre en 1973. Paris était alors le carrefour de toutes les grandes aventures théâtrales du xxsiècle. Et Georges Banu les a toutes accompagnées : Peter Brook, Jerzy Grotowski, Antoine Vitez, Giorgio Strehler, Ariane Mnouchkine, Patrice Chéreau, et j’en passe, insiste Mme Florence Delay. De son premier livre, Bertolt Brecht ou le Petit contre le grand, en 1981, au dernier, Les Voyages du comédien, en 2012, il témoigne d’un vaste savoir et d’une originalité exceptionnelle, confrontant par exemple l’expérience de l’acteur au Japon à celle de l’acteur occidental. Professeur à l’université de Paris III, il a donné à des générations d’étudiants l’amour du théâtre et s’est acquis une réputation internationale.

 

Grande Médaille de la Francophonie : M. Fouad Laroui

Né en 1958 à Oujda, Fouad Laroui a quitté le Maroc pour s’établir à Amsterdam, où il enseigne l’économie et les sciences de l’environnement. Dès 1996, son premier livre, Les Dents du topographe, donne le ton de tous ses livres à venir, tous écrits dans une langue française alerte : un humour parfois léger, parfois féroce, envers les pesanteurs du système social de son pays, en même temps qu’un attachement profond pour ce qu’il est en train de quitter. Écrivain vite reconnu (du prix Albert Camus, en 1996, aux derniers, pour L’Étrange Affaire du pantalon de Dassoukine et pour Les Tribulations du dernier Sijilmassi), il a su aussi provoquer une salutaire polémique, digne des Lumières, souligne Mme Danièle Sallenave, avec deux essais, l’un sur la question religieuse (De l’islamisme. Une réfutation personnelle du totalitarisme religieux), en maintenant le rôle strictement spirituel et non politique du Coran ; l’autre sur la question linguistique (Le Drame linguistique marocain), en soulignant la menace de « totalitarisme islamique » que peut faire peser l’arabisation.

 

Grand Prix de Littérature Paul Morand : M. Gilles Lapouge, pour l’ensemble de son œuvre

Comme le constate Mme Hélène Carrère d’Encausse, M. Gilles Lapouge a édifié depuis plus d’un demi-siècle une œuvre multiforme, ouverte sur le monde, qui rend compte de curiosités innombrables. D’abord journaliste en Algérie, au Brésil puis en France, homme de radio, il s’affirma comme romancier historique avec La Bataille de Wagram, Les Folies Koenigsmark ou L’Incendie de Copenhague. Mais il a aussi publié de multiples essais, dont Utopie et civilisation, Le Bruit de la neige et, cette année, L’Âne et l’Abeille, ouvrage tout à la fois scientifique et poétique, qui doit son succès à l’inattendu de la confrontation entre ses deux sujets. Avec L’Encre du voyageur, Besoin de mirages, Un étrange pays ou Dictionnaire amoureux du Brésil, Gilles Lapouge s’inscrit surtout dans une double tradition, celle de la géographie, longtemps un domaine privilégié de la science française, et celle des grands écrivains voyageurs, ouverte par le marquis de Custine. L’Académie a tenu cette année à saluer cette œuvre considérable, marquée d’une grande rigueur et d’un grand respect de la langue.

 

Grand Prix de Littérature Henri Gal (Prix de l’Institut de France) : Mme Maylis de Kérangal, pour l’ensemble de son œuvre

Il a suffi d’une quinzaine d’années, constate Mme Florence Delay, pour que Maylis de Kérangal occupe une des premières places de notre littérature, par sa force, son audace. On suit pendant un été, du côté de Marseille, une bande d’adolescents qui s’amusent à plonger d’une falaise dangereuse et interdite. On accompagne la construction d’un immense pont suspendu dans une ville imaginaire de Californie, on court contre la montre à l’hôpital du Havre, pour transplanter le cœur vivant d’un cerveau mort. Chacun de ses grands romans, Corniche Kennedy, Naissance d’un pont, Réparer les vivants, met donc en scène un défi. Le docteur Tchékhov a donné le titre du dernier, qui, à la question : « Que faire ? » répondait : « Enterrer les morts et réparer les vivants ». Contrairement à tant d’écrivains qui renoncent à l’imagination pour s’appuyer, à chaque nouveau livre, sur la sécurité d’une documentation, Maylis de Kérangal s’élance, s’envole, suscite, évoque. Et son imagination nous rassure sur l’avenir de la littérature.

 

Prix Jacques de Fouchier : M. Pierre-Yves Leprince, pour Les Enquêtes de monsieur Proust

Comment dire le plaisir, plutôt les plaisirs, qu’offre le délicat mélange de roman politicien, de satire sociale et de fines observations du livre de Pierre-Yves Leprince, Les Enquêtes de monsieur Proust ? Notre confrère Michel Déon y découvre, avec une trop rare joie, une société nombrilesque, traversée par de malicieuses énigmes. Le livre de Pierre-Yves Leprince provoque chez son lecteur un plaisir raffiné, distillé dans un français d’une exceptionnelle grâce, comme on n’a que rarement le plaisir d’en lire. Nous avons décerné le Prix Jacques de Fouchier à cet authentique écrivain, pour nous assurer qu’il nous donnera bien la suite de ce délicieux commencement.

 

Grand Prix du Roman : M. Adrien Bosc, pour Constellation

Ce roman pourrait paraître au premier abord une enquête sur un fameux fait, l’accident du L-749-79-46 Lockheed « Constellation » d’Air France, qui, en vol vers New York, s’écrasa sur l’île de San Miguel, aux Açores, coûtant la vie à quarante-deux passagers. Parmi eux, deux vedettes, d’un style fort différent : le boxeur Marcel Cerdan, qui allait rejoindre Édith Piaf, et la célèbre violoniste Ginette Neveux. L’émotion fut immense. Mais, remarque M. Jean-Marie Rouart, toute la puissance du roman d’Adrien Bosc tient à transformer cette donnée brute en une méditation sur le hasard, la destinée et la liberté. Pourquoi des bergers basques, une ouvrière rattrapée par un héritage d’outre-Atlantique étaient-ils dans l’avion ? Pourquoi Cerdan n’aurait-il pas dû s’y trouver ? Comment deux jeunes mariés en furent-ils exclus à l’embarquement ? Pourquoi l’excellent pilote a-t-il confondu une île avec une autre, et pourquoi un signal radio en a-t-il remplacé un autre ? En nouant ces fils, en pointant ces rencontres, d’une langue sobre et sèche, Adrien Bosc parvient à nous faire ressentir quelque chose de ce que la tragédie grecque expérimentait sous le titre du destin.

 

Prix de l’Académie française Maurice Genevoix : M. Bernard Maris, pour L’homme dans la guerre. Maurice Genevoix face à Ernst Jünger

L’auteur du livre que nous couronnons aujourd’hui n’est évidemment pas l’économiste bien connu, mais le gendre de Maurice Genevoix, qui a entrepris d’entretenir la mémoire de l’auteur de Ceux de 14 et d’achever l’écriture d’un projet initialement conçu avec sa fille Sylvie. Il part d’un constat et d’un mystère : Genevoix, pourtant blessé le même jour que lui aux Éparges, n’a jamais rencontré Jünger. Une expérience commune nourrit semblablement leurs récits de guerre, même si ce n’est pas le même chemin qu’ils empruntent ni la même vérité qu’ils écrivent. L’admiration, que l’Académie ne saurait contester pour celui qui fut son Secrétaire perpétuel, insiste Mme Hélène Carrère d’Encausse, conduit parfois Bernard Maris à forcer le trait dans l’opposition entre deux visions de « l’homme dans la guerre » : entre, d’une part, l’analyse et la mystique du philosophe pour qui la guerre est plus grande que les individus et, d’autre part, l’hymne plein de compassion du témoin qui décrit l’homme au combat. Mais c’est une belle invitation à relire et Genevoix et Jünger.

 

Prix Hervé Deluen : Association portugaise d’études françaises

Destiné à encourager une institution contribuant « efficacement à la défense et à la promotion du français comme langue internationale », à qui mieux qu’à l’APEF pouvait aller notre prix ? En effet, explique Mme Hélène Carrère d’Encausse, cette association de chercheurs basée à l’université de Coimbra s’étend bien au-delà des frontières portugaises, pour promouvoir la francophonie dans des disciplines diverses : la linguistique et la littérature, la traduction, l’histoire notamment. Non seulement elle organise des colloques internationaux et des journées d’étude, mais elle s’attache aussi à développer une coopération scientifique avec des associations homologues (comme celle d’Espagne, par exemple), pour mettre en place des réseaux d’échanges francophones stables. Ce souci de la diffusion des études françaises se prolonge par la constitution d’un magnifique site bilingue sur l’internet, par la publication des volumes de la collection « Exotopies » et par la revue électronique Carnets, d’audience plus large, qui traite en français des sujets aussi variés que la mer, les littératures nationales ou la position de la littérature française face au « politiquement correct ». L’Académie se réjouit de pouvoir soutenir ces travaux et réaffirmer par la même occasion ses liens amicaux avec les francophones du Portugal.

 

Prix Léon de Rosen : Mme Valérie Chansigaud, pour L’Homme et la Nature. Une histoire mouvementée

Retraçant les rapports historiques de l’homme avec la nature, ce livre, documenté, illustré et fort impressionnant, offre une initiation à l’histoire environnementale, avec le souci de répondre au péril que l’homme fait courir à la planète par ses actions et ses mœurs et ses arrière-pensées, au point de menacer à terme la subsistance même du monde. Il y a plus, comme le remarque M. Yves Pouliquen : ce que nous considérons comme un problème de notre époque a commencé dès la préhistoire. Ainsi, 15 000 ans avant Jésus-Christ, la colonisation des îles du Pacifique s’est accompagnée d’une extinction des espèces si brutale, en chaque île conquise, qu’elle ne peut qu’être attribuée à la nécessité de pratiquer la chasse, unique ressource alimentaire avant que ne se développent l’élevage et l’agriculture. Ainsi encore l’invasion de l’Amérique par les Européens a réduit la population de castors (aux fourrures recherchées) de soixante millions d’individus à six millions. L’extraordinaire dévastation infligée par l’homme aux espèces – pourtant rescapées des grands cataclysmes géo-climatiques – est statistiquement établie pour la période 1500-2000. On frémit aux conséquences qu’auront dans un futur proche sur la faune et la flore les prévisions démographiques annoncées.

 

Grand Prix de Philosophie : M. Renaud Barbaras, pour l’ensemble de son œuvre

Professeur probe et rigoureux de générations d’étudiants à l’université Panthéon-Sorbonne, ce philosophe pose, avec ses deux derniers ouvrages, La Vie lacunaire et Dynamique de la manifestation, un nouveau jalon de son parcours. Il l’a commencé par des études sur Maurice Merleau-Ponty (dont De l’être du phénomène ou Le Tournant de l’expérience) et Patočka (Le Mouvement de l’existence), continué par des recherches plus personnelles sur la perception (Le Désir et la distance ou La Perception. Essai sur le sensible) et surtout sur la vie (Vie et intentionnalité et Introduction à une phénoménologie de la vie). Sa méditation part d’une constatation : la subjectivité humaine se caractérisant par le désir, et le désir restant sans objet déterminé, elle s’éprouve d’abord par l’expérience de la privation, au contraire de la vie, qui la déborde essentiellement. Le monde, pensé comme archi-mouvement, répond à l’évènementialité originaire de la vie. Mais la vie elle-même, au-delà de cette scission, s’avère en dernière instance comme Vie de la manifestation, et notre désir se décline donc sur le fond d’une manifestation sans limites. J’avais donc proposé à notre Compagnie de saluer cette œuvre en progrès comme l’un des fruits de la tradition phénoménologique, qui se déploie aujourd’hui dans l’espace francophone.

 

Grand Prix Moron : M. Jean-Marc Drouin, pour Philosophie de l’insecte

Lorsqu’il s’agit, pour manger, de tuer une poule ou un porc, nous hésitons devant des cris qui témoignent d’angoisse et de souffrance. Hésitons-nous à écraser un moustique, un cloporte, une punaise ? Lorsque nous parlons d’animaux, nous utilisons donc une catégorie dont cette simple expérience montre l’inanité. De même, que voulons-nous dire lorsque nous parlons d’insectes sociaux, abeilles, fourmis ou termites ? Leurs collectifs ressemblent-ils aux nôtres ? Et dans quel monde singulier vivent-ils ? Selon M. Michel Serres, la Philosophie de l’insecte, de Jean-Marc Drouin, aborde des questions profondes, sensorielles, cognitives, sociales et politiques, sous un angle assez inusité pour que nous trouvions aveugles les livres de philosophie qui en traitent sans tenir compte de ces vivants.

 

Grand Prix Gobert : M. Patrice Gueniffey, pour Bonaparte

Bien que Napoléon soit, avec Proust et de Gaulle, le personnage qui a suscité le plus de livres, la parution du Bonaparte de Patrice Gueniffey n’en constitue pas moins un évènement historiographique, constate M. Pierre Nora : cette volumineuse biographie se présente déjà comme le classique de référence, et pour longtemps. Patrice Gueniffey était considéré par François Furet comme son meilleur élève. Après une thèse sur La Révolution et les élections et un essai sur la violence révolutionnaire (La Politique de la Terreur), il s’est principalement consacré au projet laissé inachevé par la mort de son maître : l’analyse du moment où s’articulent la Révolution et le xixe siècle, l’Empire, et l’Empereur. Sur tous les problèmes disputés – le rapport à la Révolution, la singularité du héros, l’impact de la volonté sur le cours des choses, etc. –, Patrice Gueniffey apporte des interprétations aussi fermes que nuancées. L’un des aspects les plus notables de son Bonaparte tient à l’examen du mystérieux roman familial et du récit des enfances du héros, croisement subtil de l’officier français du xviiie siècle et du patriote corse. Avec ce mélange d’érudition et de style qui caractérise toutes les grandes biographies, cet ouvrage se tient à la hauteur de son sujet.

 

Prix de la Biographie littéraire : Mme Henriette Levillain, pour Saint-John Perse

Henriette Levillain qui, nous rappelle Mme Hélène Carrère d’Encausse, consacra sa thèse de doctorat et de nombreuses études à Saint-John Perse, confronte ici le poète à son double, Alexis Léger, le diplomate. De 1921 à 1940, le directeur de cabinet d’Aristide Briand au Quai d’Orsay, et son très proche collaborateur, garda un tel silence sur Anabase, publié en 1924, que nombre de ses proches ignoraient l’existence même de Saint-John Perse. Mais en 1940, Alexis Léger, congédié du Quai d’Orsay, s’exila aux États-Unis et céda la place au poète. Henriette Levillain, se fondant sur une immense bibliographie, des témoignages, des sources inédites, des rencontres personnelles, nous introduit au « mystère Saint-John Perse », cet envers poétique et si réel d’Alexis Léger.

 

Prix de la Biographie historique : MM. Gilles Candar et Vincent Duclert, pour Jean Jaurès

À l’heure où l’on invoque partout Jean Jaurès, la biographie que lui consacrent Gilles Candar et Vincent Duclert est appelée à devenir un classique. Selon M. Pierre Nora, elle peut s’appuyer sur celles de Max Gallo et de Jean-Pierre Rioux pour maîtriser une immense bibliographie. En sus, Gilles Candar dirige la publication des Œuvres de Jean Jaurès et préside la Société des études jaurésiennes, et Vincent Duclert, inspecteur général de l’Éducation nationale, depuis longtemps familier de Jaurès, publie en même temps et sous son seul nom un Jaurès, la politique et la légende. Cet attachement des deux auteurs à la personne et à la pensée du fondateur du socialisme démocratique ne les empêche évidemment pas d’en dresser un portrait convaincant et équilibré. Ils y ajoutent une véritable histoire de sa pensée et de sa mémoire – mémoire collective de la recherche et mémoire politique de son influence sur les représentations contemporaines. Toutes qualités qui justifient d’attribuer à ce Jean Jaurès le Prix de la Biographie historique, en cette année de centenaire de son assassinat et de la guerre qu’il avait tant fait pour prévenir.

 

Prix de la Critique : M. Luc Fraisse, pour L’Éclectisme philosophique de Marcel Proust

Éminent spécialiste de Marcel Proust – n’avions-nous pas naguère récompensé son étude sur Proust et l’architecture médiévale ? –, Luc Fraisse publie aujourd’hui un véritable monument, que salue M. Marc Fumaroli. Ce sont bien sûr les liens de la philosophie et du roman qui en sont le centre, mais considérés dans la perspective qu’a toujours privilégiée le critique, celle du processus de création littéraire. Cela implique un travail érudit sur les sources, dans la lignée des travaux d’Anne Henry. Pour éclairer l’interrogation essentielle du rapport du sujet au monde, qui constitue le cœur de la Recherche, dans les diverses facettes que présentent l’émergence et la puissance créatrice de la conscience, de l’introspection, de la mémoire ou de la croyance, Luc Fraisse réfère l’œuvre aux pensées de Leibniz, Schopenhauer et Bergson, à l’école française de psychologie (en particulier Théodule Ribot et Gabriel Tarde), mais il va également puiser dans tous les auteurs abordés dans l’enseignement scolaire de l’époque. C’est ainsi qu’il peut cerner chez Proust un éclectisme philosophique qui se distingue des « écoles éclectiques » dans l’héritage de Victor Cousin, mais qui, s’appuyant sur une sorte de vulgate philosophique du temps, définit une forme intellectuelle du dilettantisme – c’est-à-dire une attitude foncièrement esthétique.

 

Prix de l’Essai : Mme Chantal Thomas, pour Un air de liberté. Variations sur l’esprit du xviiie siècle et l’ensemble de ses écrits sur le xviiie siècle

Le succès des Adieux à la Reine a fait connaître du grand public la romancière qu’est Chantal Thomas. Mais, comme le souligne M. Marc Fumaroli, son œuvre de fiction ne saurait se séparer du terreau qui la nourrit : la connaissance intime du xviiie siècle par cette historienne de la littérature qu’est aussi, et d’abord, Chantal Thomas. La parution de ce recueil d’essais caractéristiques de ses principales lignes d’étude dans le champ d’une histoire tout à la fois littéraire, sociale et culturelle, nous fournit aujourd’hui l’occasion de couronner l’ensemble de ses recherches. L’ouvrage rassemble, sous l’unité d’un « esprit du siècle », diverses études sur des personnages historiques et des auteurs qui en ont incarné des facettes distinctes. L’esprit de plaisir se réfléchit et se décline en effet dans les diverses questions de la liberté, du libertinage, de la philosophie des passions ou de « l’esprit de conversation », et l’on retrouve donc Sade, Laclos, Beaumarchais et Casanova, mais aussi
Mme de Staël et Mme de Tencin, Marie-Antoinette et Mme Roland, sans oublier la suprême élégance du prince de Ligne.

 

Prix du cardinal Lustiger : R. P. Vincent Holzer, pour ses travaux sur Hans Urs von Balthasar

Hans Urs von Balthasar, nommé dans ses derniers jours cardinal par Jean-Paul II, théologien suisse de langue allemande, mais d’inspiration profondément francophone, sur le fond d’un savoir encyclopédique, fut l’un des esprits les plus géniaux de l’époque moderne. Il a laissé une œuvre dogmatique et spirituelle, mais aussi patristique, littéraire et mystique de premier ordre. La réception de ce travail, sans doute la plus haute réussite de la théologie chrétienne depuis des siècles (tel était le jugement que portait notre regretté confrère le cardinal Jean-Marie Lustiger), commence en un sens à peine. Le père Vincent Holzer, professeur à l’Institut catholique de Paris, s’en fait l’un des interprètes les plus sûrs. Ce théologien dogmaticien a publié plusieurs ouvrages remarquables sur Hans Urs von Balthasar (dont Le Dieu Trinité dans l’Histoire et Hans Urs von Balthasar), reconstituant son dialogue serré et paradigmatique avec Karl Barth et Karl Rahner, qui domine toute la réflexion théologique contemporaine. Le choix de distinguer son travail correspond très exactement à la définition de ce prix.

 

Prix de la Nouvelle : M. Tonino Benacquista, pour Nos gloires secrètes

M. Benacquista, nous rappelle M. Frédéric Vitoux, a fait ses débuts à la Série Noire avec des polars aussi mémorables (pour les amateurs) que La Madonne des sleepings, ce qui n’est pas la plus mauvaise école dans l’art de conduire un récit. Depuis, il s’est imposé de plein droit avec des romans comme Malavita. Les six récits de Nos gloires secrètes relèvent d’un désespoir assez allègre. Six portraits de personnages à l’apparence effacée, particulièrement misanthropes et qui cachent en eux une faille ou un talent, voire un génie que nul ne soupçonne parmi leurs proches : un représentant de commerce qui a commis un crime un soir de beuverie, dans sa jeunesse clochardisante, et que l’on prend pour un monsieur tout-le-monde écœurant de médiocrité ; un parolier et compositeur de chansons, célébrissime, milliardaire et pourtant vivant comme un ermite, à la suite d’une blessure d’enfance dont il se vengera au crépuscule de sa vie ; un immense parfumeur, un « nez », devenu un vieillard que personne ne reconnaît plus et que vient pourtant troubler une jeune voisine, etc. Les gloires peuvent-elles rester secrètes ?

 

Les Prix d’Académie sont au nombre de quatre.

Le premier revient à Mme Patricia Bouchenot-Déchin, pour ses travaux sur Le Nôtre

Ce nom de Le Nôtre symbolise à lui seul le « jardin à la française », mais on connaît mal le personnage, reconnaît M. Philippe Beaussant. On l’identifie trop facilement au seul Versailles, alors que sa longue carrière l’a conduit à mettre en œuvre plus de cent cinquante jardins, à Chambord, à Chantilly, à Saint-Germain, à Fontainebleau – et à Vaux-le-Vicomte bien entendu –, mais aussi à Orléans, à Dijon, à Lyon, à Berlin, à Copenhague, à Turin – et à Rome, au Vatican. Ce personnage étonnant, simple et direct, qui pouvait sauter au cou du pape au lieu de lui faire la révérence, méritait qu’on s’intéresse à sa personne, que les travaux de notre lauréate rendent très attachante.

 

Le deuxième distingue M. Olivier Compagnon, pour L’Adieu à l’Europe. L’Amérique latine et la Grande Guerre

Comme l’indique Mme Florence Delay, en décrivant comment l’Amérique latine, plus précisément l’Argentine et le Brésil, a perçu et vécu une guerre qui semblait ne concerner que l’Europe, Olivier Compagnon, professeur à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine, explore « un angle mort historiographique ». La Grande Guerre lui apparaît la matrice de la désillusion vis-à-vis de l’Europe, jusqu’alors grand référent de rationalité, de morale, de civilisation, et qui entre dans la barbarie – l’historiographie situait jusqu’ici cette désillusion après la Seconde Guerre mondiale. Et, par suite, elle devint un catalyseur dans la prise des consciences « nationales ». S’appuyant sur des documents fort divers, ce livre appelle de ses vœux « une autre histoire du xxe siècle latino-américain », libérée de la tradition anglo-saxonne des Latin American Studies, qui tend à faire un tout homogène de « l’Amérique latine ».

 

Le troisième prix couronne M. Loris Petris, pour son édition des œuvres de Michel de l’Hospital et ses travaux sur la Renaissance

Comme l’explique M. Frédéric Vitoux, M. Loris Petris, d’origine italienne, aujourd’hui directeur du département de littérature française de l’Université de Neuchâtel, a publié, entre autres, l’édition de référence des Quatrains de Pibrac et de ses autres œuvres littéraires, suivie d’une étude sur ce grand magistrat, proche du roi Henri III. Surtout, il vient d’achever l’édition critique des œuvres complètes en français de Michel de L’Hospital, faisant suite à son ouvrage La Plume et la Tribune, consacré à l’étude de la poétique et de la rhétorique du chancelier de France. Il s’agit là d’un évènement pour la connaissance de la Renaissance, avec la découverte et la publication d’inédits : ainsi des notes autographes préparatoires du discours déclarant la majorité de Charles IX (17 août 1563, à Rouen), ou la correspondance entre Michel de L’Hospital et Pie IV (conservée aux Archives secrètes du Vatican). Ces savants travaux d’un grand chercheur nous ouvrent une meilleure intelligence de ce siècle, par l’une de ses figures emblématiques, mais trop peu connue.

 

Le dernier prix revient à M. Xavier Salmon, pour Les Italiens de Fontainebleau

L’ouvrage de Xavier Salmon – qui fut, nous rappelle M. Pierre Rosenberg, conservateur du château de Fontainebleau pendant de nombreuses années – constitue une somme destinée à un vaste public sur ce que l’on sait aujourd’hui de la présence et de l’activité des artistes italiens à Fontainebleau (Rosso Fiorentino, Nicolo dell’Abate et bien d’autres). Magnifiquement illustré, il évoque ce que fut ce Fontainebleau du xvie siècle, les malheurs que connut le château et ce qui aujourd’hui encore en fait l’irrésistible beauté. Fort bien écrit, parfaitement au fait des plus récentes découvertes de l’histoire de l’art, la probité de ce livre contraste avec tant de publications médiocres destinées à appâter le touriste.

 

Prix du Théâtre : M. Éric Assous, pour l’ensemble de son œuvre dramatique

Bien que le cinéma dispute son talent au théâtre, M. Éric Assous, remarque M. Jean-Loup Dabadie, tire toute sa matière dramatique d’un seul thème : les hommes, les femmes, et leur assemblage si difficile. L’amour, ses illusions, ses trahisons et ses strabismes, ses bonheurs avec vue imprenable sur des malheurs – voilà bien ce que l’on peut espérer de mieux d’un auteur : qu’il nous fasse découvrir à neuf ce que nous pensions si bien connaître. Après la remarquable réussite de L’Illusion conjugale, comment s’étonnerait-on du succès de sa bouleversante dernière pièce, Nos femmes ?

 

Prix du Jeune Théâtre Béatrix Dussane-André Roussin : M. Alexis Michalik, pour Le Porteur d’histoire et Le Cercle des illusionnistes

Après la sensation suscitée par sa pièce Le Porteur d’histoire, Alexis Michalik enchaîne merveilleusement, se réjouit M. Jean-Loup Dabadie, avec Le Cercle des illusionnistes. C’est en effet dans une encre merveilleuse, magique même, qu’il trempe sa plume, inventant joyeusement un nouveau jeu théâtral. Ses phrases font des tours de passe-passe avec des mots qu’il escamote et des images qu’il tire comme des colombes de la redingote de ses personnages. Ainsi parvient-il à faire réapparaître des spectateurs que d’autres auteurs avaient fait disparaître.

 

Prix du Cinéma René Clair : M. Robert Guédiguian, pour l’ensemble de son œuvre cinématographique

Fils de docker, profondément marqué par les luttes sociales et politiques, habité par Marseille et nourri de sa tradition cosmopolite,
M. Robert Guédiguian, après une thèse de sociologie, a finalement accompli sa vocation par le cinéma, connaissant le grand succès public avec Marius et Jeannette. Mais, nous avertit M. Angelo Rinaldi, il ne s’agit là que d’une étoile dans une plus vaste galaxie, qui va de l’évocation des derniers jours de François Mitterrand (Le Promeneur du Champ-de-Mars) à la reconstitution du réseau Manouchian (L’Armée du crime), du monde des quartiers nord de la cité phocéenne (À l’attaque, Les Neiges du Kilimandjaro) à la Calabre (Kil lo sa ?) et même au Caucase (Le Voyage en Arménie). Avec sa comédienne fétiche, Ariane Ascaride (qui reçut le Prix de la meilleure actrice pour sa composition dans Marius et Jeannette), ce couple en rappelle un autre, selon Angelo Rinaldi : « Federico Fellini et Giulietta Masina. Ariane est un prénom qui promet le fil, dans le labyrinthe où les défavorisés affrontent le Minotaure de l’oppression et cherchent la dignité. »

 

Grande Médaille de la Chanson française : M. William Sheller, pour l’ensemble de ses chansons

Sheller, c’est le nom de scène que s’était inventé William, très jeune, en tricotant ensemble le nom de Shelley et celui de Schiller. Cet artiste si discret et si élégant compose ses chansons en autant de confidences, recueillies par des centaines de milliers d’intimes – car comment appeler autrement son public ? – au fil du temps. William Sheller conduit parallèlement une carrière de compositeur-interprète de musique classique et une aventure de chanteur à succès. Un homme heureux constitue à ce jour sa chanson la plus populaire. Mais Ostinato offre un album entièrement consacré à sa musique symphonique. Cette double carrière est unique : nous voulons donc l’honorer sous la Coupole.

 

Prix du Rayonnement de la Langue et de la Littérature françaises :

D’abord à Mme Pia Petersen

Ce n’est pas la première fois que nous nous penchons sur le cas de Pia Petersen. Quand on demande à cette jeune Danoise pourquoi elle a choisi d’écrire ses livres particulièrement en français, nous apprend M. Déon, elle répond que c’est la langue dans laquelle elle a très vite su qu’elle exprimerait, mieux que dans aucune autre, son monde imaginaire. Aux succès que remportent ses remarquables romans, nous sommes heureux d’ajouter une médaille de la francophonie et de souhaiter à Pia Petersen une longue vie dans nos lettres.

 

Ensuite à Mme Ananda Devi

Originaire de l’île Maurice et issue d’une famille elle-même d’origine indienne, Ananda Devi s’est trouvée d’emblée au croisement d’identités différentes. Elle a su considérer, indique Mme Hélène Carrère d’Encausse, la diversité humaine de son île – elle est ethnologue – et sa diversité linguistique – elle est aussi traductrice. Mais c’est en français qu’elle a choisi de recréer un univers où se croisent et s’affrontent de multiples caractères humains, dans une œuvre à la fois poétique et romanesque, riche déjà de plus de quinze livres.

 

Puis à M. Velibor Čolić

L’écrivain Velibor Čolić est venu à la langue française dans des conditions dramatiques. Né en Bosnie, il y était journaliste, critique littéraire et musical, avant d’être pris dans la guerre et de se réfugier en France. En 2008, rapporte Mme Hélène Carrère d’Encausse, il décida d’écrire directement en français, confiant à sa langue d’adoption une richesse romanesque nourrie de sa forte expérience et de son histoire. Avec Ederlezi, c’est l’épopée violente et sublime du « Tsigane errant », entre misère et musique, qu’il fait lui-même chanter.

 

Enfin à Mme Shumona Sinha

L’écriture de Shumona Sinha résulte, nous indique Mme Hélène Carrère d’Encausse, d’une double évolution : de la poésie au roman, et du bengali à la langue française. Il ne s’agit bien sûr pas d’un reniement, car Calcutta, son troisième ouvrage en français, lui permet au contraire d’évoquer et de faire vivre sa mémoire familiale dans la belle prose poétique que nous saluons aujourd’hui.

 

Après les Grands Prix, viennent désormais les Prix de fondations. Les lauréats se lèveront également à l’appel de leur nom, mais je leur demanderai de bien vouloir accepter d’attendre la fin de la proclamation pour recevoir, debout et ensemble, nos applaudissements.

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PRIX DE POÉSIE

 

Prix Théophile Gautier : Mme Renée Solange Dayres, pour Pille le soleil et pour son action éducative en faveur de la poésie

Dans ce recueil, comme dans les autres, M. François Cheng entend un chant d’inspiration spirituelle et humaniste, tout de ferveur contenue, un chant qui fait écho aussi aux voix lointaines, venues d’autres continents. On comprend ainsi que vous entrepreniez un louable travail d’éducation auprès de tous ceux qu’intéresse la création poétique.

 

Prix Heredia : M. Pierre Vinclair, pour Les Gestes impossibles

Mme Florence Delay nous l’explique : sur des fonds lointains dans le temps ou dans l’espace se disent, à peine masqués, les drames de notre époque. Dans « Sans dôme », trois exergues font revenir la peste. Dans « Histoire du négatif », le loup est un seigneur excommunié pour ses méfaits, figure du Négateur. Avec  « Révolutions imaginaires »  et « Mon légendaire », on se rapproche du présent vécu, d’abord à Tokyo, puis à Shanghai. Livre ambitieux, comme en témoigne son final : « Je voudrais fonder un pays ».

 

Prix François Coppée : Mme Sophie Loizeau, pour Caudal

Avec M. François Weyergans, nous découvrons ces poèmes de quelques lignes facétieuses ou émouvantes sur la vie hasardeuse d’une narratrice absente, qui n’ignore pas la théorie du « genre » si présente dans notre actualité, et s’adonne à des jeux sur les conjugaisons (il ou elle), parvient à « récupérer ce qui a sombré dans le grand tout masculin » – et s’y prend très bien.

 

Prix Paul Verlaine : M. Denis Rigal, pour Terrestres

À l’ombre d’un vers d’Hölderlin (« Ce qui demeure c’est ce que fondent les poètes »), ce recueil, nous explique Mme Florence Delay, remonte loin dans le passé de la terre, la mémoire de la mer, pour penser au présent : « Reste le temps à peine / de quelques signes d’affection / pour les pierres, les eaux multiples, / le beau vieux monde ébouriffé. » Le rythme des vers, la pureté de la voix, le calme devant la fin qui approche, tout laisse une émotion rare.

 

Prix Henri Mondor : M. Thierry Froger, pour Retards légendaires de la photographie

Voici un recueil qui, pour citer M. François Weyergans, nous « a épatés » : on peut y déceler une veine mallarméenne, plus proche des Éventails et des Petits Airs que des sonnets et des tombeaux. Et encore... Il y a là un ton très nouveau et très sûr, avec une pratique charmante de synecdoques diverses. Rythme et surprise. On reste impressionné par ce qui paraît très au-dessus de ce qu’on lit d’habitude.

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PRIX DE LITTÉRATURE ET DE PHILOSOPHIE

 

Prix Montyon : M. Fabrice Wilhelm, pour L’Envie. Une passion démocratique au xixe siècle

Partant de l’idée de Tocqueville que l’envie est ce qui ravage les démocraties parce que l’égalisation ne peut que l’exacerber, l’auteur fait apparaître une opposition à laquelle on n’avait jusque-là pas songé : l’envie s’oppose à la mélancolie. Mme Danièle Sallenave cite : « Le mélancolique apparaît au-dessus des plaisirs vulgaires. […] l’attitude mélancolique est aristocratique. En revanche, l’objet même de la souffrance de l’envieux, le bonheur d’autrui, met en évidence son sentiment d’infériorité : l’envie est démocratique» Cette grille de lecture permet de lire Stendhal, Hugo, Balzac, Zola, Sue, Gogol, Ibsen, et d’approfondir le sens de cette dérive de l’égalité.

 

Prix La Bruyère : M. Philippe Raynaud, pour La Politesse des Lumières. Les lois, les mœurs, les manières

M. Pierre Rosenberg approuve la question posée : si la politesse de la France du xviiie siècle fut universellement admirée, on regrettait ce qu’elle avait d’hypocrite en l’opposant à la simplicité des mœurs de l’Angleterre.

M. Philippe Raynaud dresse ici un tableau éclairant et riche d’appréciations nouvelles d’une spécificité française.

 

Prix Jules Janin : M. Jean-Yves Boriaud, pour sa traduction des Femmes illustres, de Boccace

Il y a là un miracle, se réjouit M. François Weyergans. On se prend à ne plus vérifier le texte latin (l’édition est bilingue) et à lire en français, comme si elles venaient d’être écrites, les biographies de femmes célèbres que nous concocta Boccace. On oublie la traduction et le texte s’avère succulent, plein de fraîcheur et de roueries diverses.

 

Prix Émile Faguet : M. Bernard Quiriny, pour Monsieur Spleen. Notes sur Henri de Régnier

Une très agréable promenade littéraire avec notre confrère Henri de Régnier, de Honfleur à Venise, avec Gide ou Léautaud. On nous conduit de façon plaisante, selon M. François Weyergans, par petits chapitres sautillants. L’antisémitisme de Régnier n’est pas gommé, mais Marie de Régnier règne ici et là. Une lecture reposante !

 

Prix Louis Barthou : M. Georges-Olivier Châteaureynaud, pour Jeune Vieillard assis sur une pierre en bois

Notre confrère Pierre Rosenberg nous a recommandé chaleureusement ce recueil de nouvelles, dont certaines sont fort amusantes. La première, qui tient du roman policier et tourne autour d’une tombe dont les dates inscrites sont précisément celles de la naissance et de la mort de celui qui les découvre, tient en haleine et en bonne joie.

 

Prix Anna de Noailles : Mme Agnès Desarthe, pour Comment j’ai appris à lire

Récit émouvant et personnel, souvent touchant et toujours magnifiquement écrit, nous assure M. Pierre Rosenberg. Dans cet hymne à la lecture, Agnès Desarthe explique comment, n’ayant longtemps pas aimé lire, c’est seulement après l’École normale supérieure que les auteurs lui apportèrent la vie et les bonheurs. Et comment l’écriture l’a aidée à mieux lire.

 

Prix François Mauriac : Mme Camille de Villeneuve, pour Ce sera ma vie parfaite

Ce roman évoque la dernière journée d’un aristocrate octogénaire décidé à se faire assassiner par un jeune homme un peu inculte qu’il protège, mais qui le déteste, sans doute son fils naturel.
M. François Weyergans décèle une maturité inattendue chez ce jeune auteur. Citant le mot critique d’une recension : « Tout cela glace plus qu’il n’émeut », il conclut : « Ce n’est pas mal, comme compliment. »

 

Médaille du Prix François Mauriac : Mme Anaïs Jeanneret, pour La Solitude des soirs d’été

Le charme de ce livre vient, aux yeux de M. Jean-Marie Rouart, de ce qu’il renoue avec délicatesse et talent avec les romans d’initiation amoureuse qui ont fleuri au xixe siècle : l’héroïne, une moderne réplique de Mme de Mortsauf, c’est-à-dire voluptueuse et très peu platonique, va entraîner un jeune homme ébloui dans le territoire brûlant de la passion sous le soleil tout aussi ardent de la Provence.

 

Prix Georges Dumézil : M. Jean Lallot, pour Études sur la grammaire alexandrine

Ce recueil de vingt-six articles témoigne, de l’avis de M. Laurent Pernot, de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, de tout le travail d’un grand savant, grammairien spécialiste de grec. Il porte en particulier sur Apollonios, auteur d’une ample Syntaxe, et sur le traitement qu’il réserve à chaque notion grammaticale. Insistant sur la différence entre les catégories de la grammaire antique et celles de la grammaire actuelle, la méthode philologique de Jean Lallot, soigneuse et érudite, livre un ouvrage de référence.

 

Prix Roland de Jouvenel : M. Bernard Chambaz, pour Dernières Nouvelles du martin-pêcheur

L’été 2011, l’auteur entreprend de traverser les États-Unis d’est en ouest à vélo, précédé ou suivi en voiture par sa femme. Ce voyage, nous rappelle Mme Florence Delay, ils l’avaient fait autrefois « avec les enfants ». Désormais, il s’agit d’un pèlerinage, puisqu’en 1992 le cadet de leurs trois fils est mort par accident. Chambaz affronte les apparitions de Martin, inchangé ou à l’âge qu’il aurait aujourd’hui, souvent en « martin-pêcheur », ce petit oiseau que Buffon comparait à un météore brillant. Il tient son pari « d’écrire un livre joyeux », car « le deuil est compatible avec la vie ».

 

Prix Biguet : M. Jean-Christophe Bardout, pour Penser l’existence. L’existence exposée. Époque médiévale

M. Jean-Christophe Bardout est un enseignant remarquable et accompli de l’histoire de la philosophie à l’âge classique. Sa première spécialisation sur l’œuvre de Malebranche lui a permis d’établir en quel sens celle-ci appartient au sens strict à la métaphysique. Ce résultat lui fournit aujourd’hui la base d’une enquête beaucoup plus ambitieuse sur le déploiement entier du concept d’existence. Il parvient ainsi à distinguer une première définition, antique et médiévale, de l’existence en corrélation avec la causalité, qu’il nomme l’existence exposée. Celle-ci, à partir de Descartes et avec Rousseau, se retournera en une autre acception, qu’il nomme l’existence imposée, rien qu’un pur sentiment que l’ego éprouve directement.

 

Prix Ève Delacroix : M. Marcel Cohen, pour Sur la scène intérieure. Faits

Que savons-nous de ceux qui disparurent dans la grande catastrophe ? Comment ne pas redoubler l’injustice de leur disparition par l’injustice de l’oubli ?

En suivant la permanence d’objets survivants, M. Marcel Cohen retrace l’histoire d’une vie qui, soudain, de toutes les villes d’Europe, sort du sépia du temps révolu pour surgir, vivante et colorée, et nous émeut jusqu’au fond. Selon M. Angelo Rinaldi, « ceux qui nous étaient encore hier des inconnus, des unités parmi les millions de victimes, appartiennent désormais par le talent de l’auteur à notre album de famille ».

 

Prix Jacques Lacroix : M. Éric Baratay, pour Bêtes des tranchées. Des vécus oubliés

Les commémorations de la Grande Guerre ont fourni à l’historien l’occasion d’analyser le rôle tenu par les animaux durant le conflit pour transporter, tirer, guetter, secourir, informer. Des rapports complexes se nouent entre les soldats et ces millions de chevaux, d’ânes et de mulets, ces cent mille chiens, ces deux cent mille pigeons, animaux domestiques ou de ferme, que la guerre entraîne dans sa violence. Ces « soldats à quatre pattes » se révèlent des compagnons de combat et de misère, plus encore que de simples auxiliaires, conclut Mme Danièle Sallenave.

 

Prix Raymond de Boyer de Sainte-Suzanne : M. Bruno Latour, pour Jubiler ou les tourments de la parole religieuse

Comment renouveler la parole religieuse, et spécialement chrétienne ? Comment ne pas la prononcer comme une parole d’information mais comme une parole de conversion, qui appelle à vivre autrement la profondeur de ce monde ?

Selon Mgr Claude Dagens, M. Bruno Latour répond à ces questions par une méditation argumentée et passionnée, qui fait appel à l’expérience amoureuse beaucoup plus qu’aux sciences du langage.

 

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PRIX D’HISTOIRE ET DE SOCIOLOGIE

 

Prix Guizot : MM. Anthony Glinoer et Vincent Laisney, pour L’Âge des cénacles. Confraternités littéraires et artistiques au xixe siècle

M. Pierre Nora loue les auteurs d’avoir éclairé la forme originale d’une institution dont on n’avait pas dégagé la structure comme pour le salon, le cercle ou le parti. En définissant le cénacle comme le noyau de la sociabilité artistique et le laboratoire de mouvements littéraires autour d’une personnalité centrale, ils font revivre toute l’histoire de la littérature et des arts au xixe siècle, du cénacle de la Muse française aux Mardis de Mallarmé, des Samedis de Leconte de Lisle aux Dimanches des Goncourt.

 

Médaille du Prix François Guizot : M. Michel Pernot, pour Henri III. Le roi décrié

Il s’agit, se félicite Mme Danièle Sallenave, de rendre justice à Henri III, le dernier des Valois, qui régna dans une France divisée et dont la figure resta très impopulaire. Selon l’auteur, il fut tout autre que ce que l’on en dit, intelligent, réfléchi et épris de paix, pour ses sujets, et pour les huguenots en particulier à qui il donna un statut, modèle de l’édit de Nantes.

 

Prix Thiers : M. Michael Lucken, pour Les Japonais et la guerre (1937-1952)

M. Lucken est l’un des plus brillants spécialistes du Japon, remarquable connaisseur de la langue moderne et de l’art japonais du xxe siècle, nous confirme M. Jean-Noël Robert, de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Son livre apporte un contrepoint décisif à l’historiographie de la Seconde Guerre mondiale, dominée par les études anglo-saxonnes. Sans la moindre complaisance pour l’aventure militariste, il parvient à montrer la complexité des réactions de la société japonaise ainsi que la difficulté, voire l’impossibilité pour la plupart des Japonais, de porter un regard lucide sur cette période.

 

Prix Eugène Colas : M. Olivier Wieviorka, pour Histoire de la Résistance (1940-1945)

« Si les recherches sur la Résistance se sont, dès la Libération, multipliées, les visions synthétiques sont rares. » C’est ce défi qu’a su relever M. Olivier Wieviorka. Maîtrisant une large information, libéré de toute polémique ou a priori idéologique, corrigeant les plaidoyers excessifs par une empathie puissante et une grande intelligence des situations, il livre ici une synthèse qui fait, et pour longtemps, référence.

 

Prix Eugène Carrière : Prix partagé entre M. Christian Michel, pour L’Académie royale de peinture et de sculpture (1648-1793). La naissance de l’école française et Mme Françoise Bercé, pour Viollet-le-Duc

L’ouvrage de Christian Michel, explique M. Pierre Rosenberg, étudie tour à tour le fonctionnement de l’Académie royale de peinture et de sculpture, la sélection de ses membres, ses activités – notamment les fameux « discours » sur des chefs-d’œuvre des collections royales –, l’influence des Salons, et met en valeur sa place dans l’enseignement artistique du temps.

Quant au livre de Françoise Bercé, M. Pierre Rosenberg y reconnaît aussi une somme de savoir, parfaitement illustrée et riche d’informations sûres, contribuant à la réhabilitation de Viollet-le-Duc, qui n’est encore souvent acceptée que du bout des lèvres.

 

Prix Louis Castex : M. Laurent Albaret, pour son édition des correspondances (1918-1928) de Pierre-Georges Latécoère

Latécoère s’était spécialisé dans la production d’appareils de guerre avant de reconvertir ses entreprises dans l’aviation civile et la poste aérienne. La légende pouvait commencer, résumée par ce mot : « J’ai refait tous les calculs, ils confirment l’opinion des spécialistes : [le projet] est irréalisable. Il ne nous reste plus qu’une seule chose à faire : le réaliser. » L’édition des milliers de documents, lettres, télégrammes rédigés de 1918 à 1928, donne accès à toute l’histoire de l’aviation postale.

 

Prix Monseigneur Marcel : Mme Paulette Choné, pour La Renaissance en Lorraine

Spécialiste de la Lorraine et historienne de l’art de la Renaissance et de l’âge classique, Paulette Choné avait déjà conjugué ses intérêts dans des études fondamentales sur Jacques Callot ou Georges de La Tour, rappelle M. Marc Fumaroli. Elle nous donne aujourd’hui cette somme magnifique à tous points de vue sur la Renaissance en Lorraine, qui ne fut pas éloignée des formes de la Renaissance française.

 

Médaille du Prix Monseigneur Marcel : M. Jean-François Labourdette, pour Charles IX et la puissance espagnole. Diplomatie et guerres civiles (1563-1574)

S’appuyant sur la correspondance du roi de France, l’auteur réévalue l’action politique de Charles IX. Loin de la légende noire, inspirée par Alexandre Dumas, d’un être fragile et irrésolu, foncièrement hostile à la Réforme, il eut le souci des intérêts de son royaume pour défendre son autorité contre Philippe II d’Espagne en assurant la concorde entre ses sujets, et contre le pape Pie V en refusant de publier en France les actes du concile de Trente. Dans ce contexte, le massacre de la Saint-Barthélemy marqua l’échec de la diplomatie de Charles IX.

 

Prix Diane Potier-Boès : Mme Élisabeth Crouzet-Pavan, pour Le Mystère des rois de Jérusalem (1099-1187)

L’éminente médiéviste, spécialiste de l’Italie et des sociétés urbaines, remarque Mme Hélène Carrère d’Encausse, s’est ici intéressée, pour le siècle qui sépare la prise de Jérusalem par les croisés de sa reconquête par Saladin en 1187, à la vision historique de la croisade que développèrent les chroniqueurs, et à leur représentation du royaume chrétien instauré en un lieu où la seule royauté concevable était celle du Christ.

 

Prix François Millepierres : M. Louis-André Dorion, pour L’Autre Socrate. Études sur les écrits socratiques de Xénophon

Cet ouvrage important, nous dit M. François Weyergans, réhabilite, si besoin était, Xénophon contre Platon. On pourrait dire que l’un est à l’autre ce que Léautaud est à Proust. L’auteur parle très bien de Socrate et de l’économie, consacrant un joli chapitre à ce qu’il nomme « le proxénétisme amical » de « Socrate entremetteur ».

 

Prix Augustin Thierry : M. Patrick Boucheron, pour Conjurer la peur. Sienne, 1338. Essai sur la force politique des images

La fresque dite du Bon Gouvernement, peinte par Ambrogio Lorenzetti pour décorer la salle de la Paix du palais communal de Sienne, reste l’une des plus célèbres œuvres de la fin du Moyen Âge en Italie. Patrick Boucheron lui restitue sa puissante actualité : Sienne est alors menacée d’un pouvoir personnel qui subvertit ses principes républicains, et la peste noire va bientôt ravager la ville. M. Pierre Nora est d’avis que nul n’a mieux restitué le moment historique et la splendeur de l’expression esthétique.

 

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PRIX DE SOUTIEN À LA CRÉATION LITTÉRAIRE

 

Prix Henri de Régnier : M. Kirby Jambon, après Petites communions. Poèmes, chansons et jonglement

Exquis poète, se réclamant de Villon et de Marot, dans une langue française hospitalière au vocabulaire anglais et au patois cajun de sa patrie louisianaise, M. Kirby Jambon mériterait, pour son lyrisme et son humour, d’être plus célèbre en France. M. Marc Fumaroli se réjouit que l’Académie puisse saluer comme elle le mérite cette tradition francophone des lettres, riche, vivace et menacée.

 

Prix Amic : M. Abdelkader Djemaï, après Une ville en temps de guerre

Né à Oran et établi en France depuis 1993, M. Abdelkader Djemaï a abordé par la fiction les drames de son pays depuis les années soixante. Mme Danièle Sallenave se souvient notamment de Camping, Un été de cendres, Sable rouge… Son dernier livre nous ramène aux années qui précèdent l’indépendance de l’Algérie et nous fait témoins de la spirale infernale que connut la ville qu’on surnommait « la Radieuse ». Restent pourtant les lieux d’enfance, et tous les visages qu’il n’a pas oubliés.

 

Prix Mottart : M. Pierre Mérot, après Toute la noirceur du monde

Avec Toute la noirceur du monde, Pierre Mérot nous propose, plus exactement nous impose un livre terrifiant : il y décrit une société cruelle, médiocre, enfoncée dans un monde mou. Son héros est emporté par une folie meurtrière, dans laquelle il finit par sombrer. Selon M. Pierre Rosenberg, l’ouvrage, écrit à la première personne, dérange mais retient le lecteur.

 

Les trente-cinq lauréats des Prix de fondations sont désormais invités à se lever tous ensemble et nous leur rendrons hommage en les applaudissant.