Quatrième centenaire de la venue au Canada de Jacques Cartier, célébré à Québec

Le 29 août 1934

Henry BORDEAUX

QUATRIÈME CENTENAIRE DE LA VENUE AU CANADA

DE JACQUES CARTIER

DISCOURS PRONONCÉ A QUÉBEC le 29 août 1934

PAR

M. HENRY BORDEAUX
DÉLÉGUÉ DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

FRANCE ET CANADA[1]

 

 

 

Messieurs,

Il y a vingt-deux ans, l’Académie française vous rendait visite pour la première fois, en déléguant au premier Congrès de la langue française au Canada son futur secrétaire perpétuel, Étienne Lamy, escorté de l’un de ses membres le plus désigné par son talent et par sa personne pour comprendre votre foi et votre culte de la famille, René Bazin.

Étienne Lamy, après avoir évoqué vos luttes pour la liberté et rappelé que l’Empire britannique, au lieu de vous travestir en Anglais, consentit à se parer de vos mœurs, de vos traditions et de votre esprit français, entreprit l’éloge de cette langue française qui vous a aidés à demeurer vous-mêmes et rechercha pourquoi elle fut longtemps, comme la grecque et la romaine, la langue universelle. A travers les dialectes provinciaux elle a cherché son unité, joignant le nord et le midi de la France, joignant la raison et l’imagination, faisant collaborer l’élite et la multitude, composant peu à peu une âme et un génie communs. « Le grec, concluait-il, a été la langue de l’art ; le latin, la langue du gouvernement ; le français a été la langue de la conscience. Elle doit sa beauté suprême à la beauté de ce qu’elle exprime. La noblesse de sa fonction s’est reflétée dans la noblesse de sa forme. Le rayon de sa lumière intérieure a comme illuminé ses mots. » De là sa fortune, de là son importance pour régler les conflits internationaux. Se maintiendra-t-elle à ce rang ? Au XVIIe siècle, quand le Canada s’est fondé, elle était la première, non seulement par sa qualité, mais par l’usage qu’elle en faisait. Elle se mettait d’elle-même au service de l’ordre.

Cette langue du XVIIsiècle, ne l’avez-vous pas gardée ? Et Étienne Lamy, traduisant son émotion à retrouver l’ancienne Nouvelle-France, terminait son discours par cette apostrophe :

« Canada. petite colonie d’hier, nation d’aujourd’hui, espoir de demain ; Canada séparée de la France avant que la France se séparât de son passé et qui a gardé la plénitude de notre vie ancienne ; Canada, terre de fécondité, fertile en blé, fertile en hommes, fertile en avenir, qui multiplia par un travail solidaire les moissons dans tes plaines et les enfants dans tes foyers et qui, dans les solitudes immenses où se perdirent tes premiers explorateurs, verras un jour ta race à l’étroit ; Canada, terre de constance qui a affermi la sagesse de tes mœurs et de tes lois sur la foi catholique et tiens pour ta plus précieuse liberté d’être soumise à un maître surhumain ; Canada qui as trouvé dans la fidélité ta récompense et offre au monde le modèle d’une société où les vertus privées et les vertus publiques rendent hommage à Dieu ; Canada, la France t’aime, t’admire et te salue... »

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Ainsi vous parlait, messieurs, il y aura demain un quart de siècle, le premier délégué de l’Académie française. Un quart de siècle seulement, mais au cours de ce quart de siècle s’est accompli un de ces événements extraordinaires qui bouleversent les peuples, et dont le monde ébranlé ne se remet que lentement. La France, en 1763, lorsqu’elle abandonnait le Canada par le traité de Paris, y laissait soixante mille colons. Près de cinq cent mille Canadiens sont venus en France pour la grande guerre, et je ne séparerai pas de leurs frères les Canadiens-Français. Sans doute, ne servaient-ils pas sous les bannières de France. Sans doute votre pays, libre de ses destinées, aurait-il pu hésiter à s’engager dans un conflit européen. Mais le retour inattendu de l’Histoire commandait ce voyage inverse, et les ombres de Jacques Cartier et de Samuel de Champlain escortaient les vaisseaux qui ramenaient tant des vôtres en France. Un même monument réunit à Québec Montcalm et Wolfe, le noble vainqueur et le glorieux vaincu de 1759. Un même monument réunit les soldats français et anglais tombés dans les plaines d’Abraham. Et voici que les Canadiens, les Anglais et les Français se réunissaient pour la même œuvre de la liberté du monde.

Votre pays n’avait guère hésité à s’engager dans la guerre. Votre amitié, d’avance, avait choisi. Devançant l’embarquement de vos troupes, les femmes de chez vous s’étaient mises spontanément par les soins du comité France-Amérique et par la Croix-Rouge à envoyer des colis à nos soldats, et de préférence aux femmes et aux enfants des régions envahies. Ces envois portaient une même suscription : L’aide à la France accompagnée de ces deux vers de Louis Fréchette, l’un de vos poètes les plus populaires :

Jadis la France sur nos bords
Jeta sa semence immortelle...

Mais dans les plis des vêtements les donataires, le plus souvent, découvraient des lettres gentilles, comme celle-ci : « Cette douillette a été portée par les sept enfants de la même famille canadienne, ce vêtement est généralement gardé dans la famille et remis à l’aînée des filles pour le baptême de son premier-né. Le père de ces enfants me l’a remise en me disant qu’il en faisait le sacrifice de grand cœur pour un petit ou une petite Française en lui souhaitant toute sorte de bonheur. Moi, je ne désire pour le petit être qui s’en couvrira que de ressembler à ceux qui l’ont portée déjà et qui sont tous de beaux et forts enfants ([2]). » J’aime, certes, l’éloquence de vos orateurs, celle, tout spécialement, d’un Wilfrid Laurier, mais cette petite lettre me paraît écrite deux fois en bon français.

Ce que furent les Canadiens dans la guerre, soyez assurés que nous le savons en France aussi bien que vous le pouvez savoir vous-mêmes. Les héros du 9 avril 1917 qui conquirent dans une offensive foudroyante les crêtes de Vimy, ceux du 15 août de cette même dure année qui prirent et reprirent Lens, ceux qui, du 26 octobre au 6 novembre suivants, s’emparèrent des hauteurs de Passchendaele pendant la troisième bataille d’Ypres, auront un jour prochain leur monument sur ces collines de Vimy devenues symboliques de tout leur effort, et la France entière les acclamera.

Cependant il est un épisode que je voudrais tout spécialement rappeler, parce que votre passé y reparaît de la façon la plus singulière. Lorsque Jacques Cartier pénétra au Canada, il y rencontra l’hostilité des Indiens. Or, son dernier historien, M. Charles de La Roucière ([3]), nous explique, d’après le vieux chroniqueur Thevet, les singuliers procédés de guerre des Hurons. « Leur façon de guerroyer, raconte Thevet, fera cognoistre que c’est la nature qui fait le bon soldat. Pour se fortifier, ils ont force fagots, fascines, pièces et rameaux de boys de cèdre, tout gressé de gresse de loup marin et autres poissons et quelques compositions venimeuses. Et voyant leurs ennemys, taschent de se tourner contre le vent et le mettre à leur adversaire en face. Et lors, ils mettent le feu en ces fagots, que plusieurs en sont suffoqués. Et quand bien ils n’en mourraient point, estant aveuglés de la fumée, ceux cy qui sont en la clarté du jour, sans empeschement de la fumée, se ruent sur les autres et en font tout tel carnage que bon leur semble... »

Les Canadiens qui venaient combattre en France pouvaient-ils se douter qu’ils rencontreraient les mêmes procédés barbares ? Le 21 avril 1915, les Allemands, démoralisant la guerre, employaient les gaz asphyxiants à Langemarck, près d’Ypres, et ouvraient dans les rangs français empoisonnés une large brèche. Une division canadienne fut jetée là et chassa l’ennemi des positions ainsi traîtreusement conquises. La brèche était fermée. Calais menacé était sauvé ([4]).

J’étais à Versailles, messieurs, dans ce beau jour de juin 1919 où fut signé, dans la galerie des Glaces où l’empire allemand avait insolemment voulu prendre naissance en 1871, le traité de paix qui terminait l’interminable guerre mondiale et constatait la chute de l’Empereur. Là j’ai vu votre délégué apposer la signature du Canada après celle de la Grande-Bretagne. Le Canada, cher à Louis XIV qui, personnellement, avait veillé sur la Nouvelle-France, le Canada revenait à Versailles chez le grand roi. Il y avait alors six mille colons français dans la colonie d’outre-mer. Il y a aujourd’hui plus de six mille tombes canadiennes en France. La semence immortelle, célébrée par votre poète, a germé en fleurs de sang, — celles qui ne meurent pas en effet, celles qui lient à jamais ceux qui les ont respirées ensemble.

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Dès lors, quand vous célébrez le quatre centième anniversaire de la découverte du Canada par Jacques Cartier, comment l’Académie française n’aurait-elle pas répondu à votre appel ? Elle est aujourd’hui, en France, la plus ancienne compagnie. Elle va célébrer demain son troisième centenaire. Je vous apporte en son nom l’hommage de trois cents ans de langue et de culture françaises, à vous qui avez sauvé cette langue dans le Nouveau-Monde et qui, avec elle, avez gardé notre foi et nos traditions.

Mais ne vous dois-je pas tout d’abord, au nom même des lettres françaises, une réparation ? A la naissance et à l’agonie du Canada français, deux de nos plus grands écrivains, Rabelais et Voltaire, ont montré l’inanité du génie littéraire quand il refuse son adhésion à ces puissances qui élargissent et soutiennent le pays dont il est ou doit être l’expression. Jacques Cartier avait accompli déjà ses trois prodigieux voyages en Amérique ; il avait pris possession du sol de la Nouvelle-France en plantant la croix sur la baie de Gaspé le 24 juillet 1534 ; il y était retourné l’année suivante pour remonter le Saint-Laurent jusqu’à Stadaconé qui deviendrait Québec, et plus haut alors jusqu’à Hochelaga, le futur Montréal, supportant pour continuer son exploration le dur hiver canadien sans une organisation suffisante ; une fois encore, en 1541, il était revenu, soutenu par François Ier contre Charles-Quint : et voici que Rabelais, dans sa prose surabondante de richesse verbale et de pittoresque invention, parodiait ces expéditions aventureuses dans les navigations de Pantagruel à la recherche de l’oracle de la dive bouteille et tournait en ridicule les cartes du grand marin malouin en rangeant leur auteur parmi ces cosmographes en chambre « cachés derrière une pièce de tapisserie, en tapinois, escrivant de belles besoignes, et tout par ouy-dire » ([5]). Par ouy dire ? allez donc braver la mer et la mort tant de fois et découvrir des terres nouvelles, un nouveau royaume, pour être ainsi bafoué ! Moquerie, en France, n’est pas crime. Les marins se sont vengés de Rabelais de la plus courtoise façon. Ils ont appelé Pantagruel un de leurs meilleurs bâtiments de guerre, et le Pantagruel prit part, en 1559, à la reprise de Calais par François de Lorraine, de Calais que depuis deux siècles gardaient les Anglais.

Voltaire fut beaucoup plus coupable. Rabelais, bon vivant et, malgré son génie, Français moyen qui se contente d’un champ et d’une vigne, d’une maisonnette et d’une auberge voisine, se souciait peu des navigateurs, et de leurs histoires de mer, il employait sa verve à les démolir. Dans combien de cafés, aujourd’hui encore, ne critique-t-on pas l’œuvre du maréchal Lyautey au Maroc ? La race des gagne-petit et des pense-petit, dont il ne faut pas trop médire parce qu’elle est laborieuse et économe, a toujours blâmé celle des créateurs et des inventeurs qui dérangent la vie ordinaire. Il y aura toujours des gens étriqués pour demander à ceux que tente l’aventure : « Pourquoi partir ? » Mais le cas de Voltaire est moins défendable. Tandis que la petite armée de Montcalm luttait désespérément contre des forces supérieures, il ne craignait pas d’écrire dans Candide : « Vous savez que nos deux nations sont en guerre pour quelques arpents de neige sur le Canada et qu’elles dépensent pour cette guerre beaucoup plus que le Canada ne vaut. » Et il renchérissait dans une lettre Mme du Deffand : « Nous avons eu l’esprit de nous établir au Canada sur des neiges, entre les ours et les castors ([6]). » L’esprit, la raillerie, l’ironie, armes qui se retournent contre l’agresseur quand le but est disproportionné.

Les rois de France : François Ier qui encouragea et aida Jacques Cartier ; Henri IV qui soutint Samuel de Champlain et l’investit de ce pouvoir : « En paix, repos et tranquillité, commander et gouverner, tant par mer que par terre. Ordonner, décider et faire exécuter tout ce que vous jugerez se devoir et pouvoir faire pour maintenir, garder et conserver lesdits lieux en notre puissance et autorité » ; Richelieu qui, au nom de Louis XIII, renvoya encore le vieux Champlain, à plus de soixante ans, pour bâtir Notre-Dame de Recouvrance et pour construire des forts ; Louis XIV qui, par Colbert ou directement, développa la colonie, y envoya le fameux intendant Talon, voulut grouper les villages pour mieux défendre la petite colonie trop exposée : telle fut la suite royale qui comprit sans retard ce que représentait et valait la Nouvelle-France. Pour une fois, la politique devançait la littérature, qui passe pour plus hardie parce qu’elle est moins responsable. Le grand cardinal, tout spécialement, avait eu l’intuition de la puissance française répandue hors de France. Or, dans le temps même où Champlain, revenu à Québec l’année précédente, mourait le jour de Noël 1635, après avoir adressé une lettre quasi testamentaire à Richelieu, celui-ci fondait l’Académie française. Ainsi vous trouvez-vous rapprochés dans une même pensée de la Compagnie que je représente. Le cardinal poursuivait, en créant l’Académie, un double but : assurer la fixité de la langue, comme s’il prévoyait qu’elle serait une force au delà des mers pour sauvegarder et maintenir toute une race, et mêler les écrivains à la vie générale du royaume en les mettant en contact avec ces représentants des grands organismes sociaux et nationaux, les évêques, les généraux, les hommes d’État, les grands seigneurs. Sans mot d’ordre et sans règlement, sans obligations définies, il leur rappelait, rien qu’en les investissant d’une autorité spéciale, que la littérature est un merveilleux élément de puissance quand elle accepte le service de l’ordre et que, puisqu’elle aspire à l’immortalité par la langue et la culture, elle a le plus grand intérêt à propager sinon protéger tout ce qui, chez un peuple, assure la vitalité et la durée. L’incuriosité de Rabelais fera place un jour prochain à l’amitié de Chateaubriand pour les Natchez de la Louisiane, et le persiflage d’un Voltaire ne pourra plus entamer le génie colonial d’un maréchal Lyautey célébré par un Vogüé, et par un Barrès. Quand Champlain mourut à Québec, la Compagnie que je représente existait déjà. Elle naissait. N’avais-je pas raison de vous dire que je vous apportais un hommage chargé de trois cents années ?

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Je réalise, en venant sur les rives du Saint-Laurent, un de mes rêves les plus anciens. Sur des cahiers qui datent de ma vingtième année n’ai-je pas retrouvé des notes tirées de l’Univers pittoresque ? Elles célèbrent vos forêts sous la gelée qui transforme les arbres en « chandeliers de cristal », vos lacs, vos plaines, vos montagnes sous la lumière d’hiver. Elles disent aussi vos coutumes et vos mœurs, c’est-à-dire celles de la vieille France. Pourquoi donc ai-je si longtemps attendu ? Mais n’ai-je pas eu raison d’attendre, puisque je ne viens plus seul et que tant d’ombres illustres m’accompagnent ? Certes, j’ai lu vos historiens : je connais et j’admire les deux miracles canadiens, celui de la longue lutte soutenue par la Nouvelle-France pour demeurer attachée à la métropole, celui, plus beau encore parce que plus difficile dans son effort continu, du Canada, — rameau détaché qui a pris racine et qui sut devenir un arbre, — imposant sa langue, sa foi et ses traditions, les imposant par sa loyauté même, obtenant successivement ses libertés par l’acte de Québec, par le pacte d’union, par le pacte fédéral, devenant une nation après avoir été une colonie, puis une confédération, fidèle dans sa vie nationale à cet Empire britannique qui a su le comprendre et accepté de le détacher. Mais, tandis que je repassais dans ma mémoire ces différentes phases de votre magnifique passé, sur le Champlain au nom symbolique qui nous transportait chez vous, une question se posait à mon esprit et finissait par m’obséder : il n’est pas de miracles dans l’ordre humain. Dieu aide ceux qui s’aident eux-mêmes. Quelle est donc la cause de ce prétendu miracle canadien ? La cause, tout est là, puisque tout est contenu d’avance en elle.

Cette cause, je n’ai pas eu de peine à la découvrir. Il n’y a qu’à remonter jusqu’à vos origines. J’y suis remonté et j’ai trouvé la source pure d’où le grand fleuve a découlé. La France avait créé la Nouvelle-France au delà des mers avec ce qu’elle avait de meilleur. Elle a fondé sa colonie avec des éléments solides et intacts. Elle n’y a pas envoyé de ces gens tarés ou compromis dont un pays se débarrasse volontiers au profit ou aux dépens de ses établissements éloignés. Elle a choisi la fleur de son courage et de sa vertu. Le Canada a été créé par la bravoure, par le martyre et aussi par le dévouement des femmes. Comme la qualité de l’amour est déterminée par la première rencontre, celle d’une Laure de Noves aperçue par Pétrarque à la sortie de l’église, l’avenir du Canada est déjà fixé par le premier geste de Jacques Cartier plantant la croix sur la terre de Gaspé. Champlain, son successeur et le fondateur de Québec, ne dira-t-il pas à son tour « Le salut d’une cime vaut mieux que la conquête d’un empire » Le but spirituel a précédé le but temporel ci le Canada n’échappera plus à son destin. Sans doute verra-t-il venir, après les fondateurs et les missionnaires, les coureurs d’aventures, les chasseurs et les marchands, en attendant les colons, tous gens nécessaires à son défrichement et à sa production. Sans doute attirera-t-il par ses marchés de fourrures et par la fertilité de son sol. Mais il demeurera marqué de la première empreinte. C’est par elle et pour elle qu’il a résisté et qu’il résiste encore à tous les empiétements, à toutes les injustices, à tout ce déchaînement des appétits et des puissances matérielles qui menacent aujourd’hui le monde moderne sous des formes diverses et pareillement dangereuses, qu’elles s’appellent le bolchévisme, le communisme ou l’américanisme. La clé de votre défense éternelle, la voici donc : à l’origine, le Canada reçut de la France des héros et des saints, des héroïnes et des saintes. Et c’est aussi pourquoi vous avez gardé tant d’amitié pour la France.

Des héros, pas seulement les Jacques Cartier et les Samuel de Champlain, pas seulement ce Cavelier de la Salle qui découvrit la Louisiane.

Doux paradis perdu que la France oublia

comme l’a chanté votre poète Louis Fréchette, pas seulement ces hommes de guerre, les Montcalm et les Lévis, mais des héros moins célèbres : ce Dollart des Ormeaux et ses seize compagnons marchant à la rencontre des Iroquois innombrables, se faisant tuer au Long-Sault comme Léonidas aux Thermopyles, mais barrant la route et sauvant la colonie, ou ce Pierre Le Moyne d’Iberville, qui mérita d’être surnommé le Cid canadien par ses exploits contre les Anglais dans la baie d’Hudson, et tous ces héros obscurs dont nul ne sait plus les noms, car n’ai-je point là que dans l’armée de Lévis, lors de la dernière offensive de 1760, après la mort et la défaite de Montcalm, il y avait des octogénaires et des enfants de douze ans ?

Des saints et des martyrs : il n’y a qu’à ouvrir les Annales des Récollets et surtout des Jésuites pour en connaître l’interminable liste, du P. Daniel tombé dans la chapelle où ses fidèles se pressent autour de lui au P. de Brébeuf dont le courage frappe d’admiration ses bourreaux au point qu’ils se disputent les morceaux de son cœur pour en faire des talismans. Mais n’est-ce pas toute une épopée mystique, l’expédition de M. de Maisonneuve pour la fondation de Ville-Marie, le futur Montréal, avec les Sulpiciens et les religieuses réunis avant le départ à Notre-Dame de Paris pour y entendre la messe de M. Olier ([7]) ? Ne convenait-il pas, en souvenir de ce magnifique épisode, de commencer le pèlerinage en France de vos délégués aux fêtes françaises de Jacques Cartier par une messe commémorative à Notre-Dame ? Ne rappellerai-je pas encore les dernières paroles de Mgr de Pontbriand mourant à Montréal après la capitulation de Québec : « Vous direz aux pauvres que je ne leur laisse rien parce que je meurs moi-même plus pauvre qu’eux » ([8]) ?

Courage et sainteté n’auraient pas suffi encore dans cette fondation d’un îlot de spiritualité dans le monde, — car le Canada n’est pas autre chose, — sans le dévouement des femmes. Rien ne dure que par elles. Elles portent, comme un enfant, la tradition qui se transmet intacte. Champlain amena sa jeune femme, Hélène, à la colonie : il lui a fait hommage, avant son débarquement, de l’île Sainte-Hélène, en face du futur Montréal. Au lieu d’un bijou il offre une île. C’est un présent que tous les maris ne peuvent pas offrir. Le premier colon, cet ineffable et convaincu Louis Hébert, apothicaire à Paris, qui, subjugué par Champlain, abandonna sa boutique achalandée pour s’installer à Québec naissant à peine, et vengea d’avance ses confrères de tous les sarcasmes de Flaubert acharné sur M. Homais, s’embarqua avec sa femme et ses enfants, et sa fille Guillemette épousa là-bas ce Guillaume Couillard qui apporta en 1628, date importante, la première charrue. Honneur à celles qui, les premières, bravant tous les préjugés et toutes les peurs, donnèrent le signal à leurs sœurs pour rendre la colonie habitable.

Elle ne fut longtemps habitable qu’au prix d’une bravoure journalière. J’ai relevé dans l’Histoire des colonies françaises, publiée par les soins de l’un de vos plus grands amis, M. Gabriel Hanotaux à qui, mieux qu’à moi-même, revenait l’honneur de représenter ici l’Académie française, cet épisode, célèbre chez vous, du temps des attaques des Iroquois : « Le 22 octobre 1692, leur cri de guerre retentit près du manoir de l’Ile aux prunes, où un gentilhomme dauphinois, Janet de Verchères, a élevé douze enfants. Il n’y a à la garde du manoir qu’une fillette de quatorze ans, Marie-Madeleine de Verchères, deux enfants, un vieillard et deux soldats. Mais Marie-Madeleine, qui a déjà perdu deux frères tombés sous les coups des Iroquois, va les venger. Mousquet au poing, elle anime la défense el contient les sauvages. Le siège dure depuis huit jours quand une sentinelle crie : « Qui vive ? — France. » C’était la compagnie du lieutenant de La Moinerie qui arrivait à marches forcées... « Monsieur, soyez le bienvenu, lui dit Madeleine, je vous rends les armes. — Mademoiselle, elles sont entre bonnes mains. — Meilleures que vous ne croyez, répliqua-t-elle. » Et elle lui indiqua comment elle avait organisé la défense du fort ([9]).

Comme Rodrigue, vos héroïnes n’attendent pas le nombre des années. Mais, tandis que celles-ci font le coup de feu, les saintes de la nouvelle France fondent des hôpitaux, des écoles, des communautés : une duchesse d’Aiguillon qui bâtit l’hôpital de Québec avec les hospitalières ; une Jeanne Mance patronne des infirmières laïques à Ville-Marie avec M. de Maisonneuve et avec cette Marguerite Bourgeois qui ouvre la première école, crée la congrégation de Notre-Dame et laisse, quand elle meurt, plus de soixante religieuses distribuant gratuitement l’instruction aux petites filles clans une dizaine d’établissements, nous dirions en France de palais scolaires, une Mme de la Peltrie qui amène avec elle les Ursulines de Tours. Mais, parmi ces Ursulines, il en est une qui est pour moi une vieille connaissance, car je l’ai rencontrée chez l’abbé Bremond. Dans son Histoire littéraire du sentiment religieux, Henri Bremond lui consacre presque la moitié d’un livre. Elle s’appelait Mme Martin avant de devenir cette sœur Marie de l’Incarnation que Bossuet devait appeler la sainte Thérèse de son siècle et du nouveau monde. Veuve à vingt ans, elle entre dix ans plus tard aux Ursulines de Tours. Elle s’y rend, accompagnée d’une procession où son fils unique, le petit Claude, tient son rang. Elle le confiait, il est vrai, à une sœur et à un beau-frère, et ne quittait pas la ville. Mais elle avoue l’avoir préparé à cette séparation en le mortifiant de caresses. Les camarades du petit Claude prirent son parti, et les voilà faisant le siège du monastère, les uns armés de pierres et les autres de bâtons. L’abbé Bremond s’est engagé plus tard dans leur troupe. Il accepte les extases, les contemplations, les ravissements de la sœur Marie de l’Incarnation beaucoup plus aisément que sa conduite singulière à l’égard du petit Claude. Et, cependant, le cœur maternel était bien autrement assiégé. Ce cœur était si tendre et déchiré que, près de quarante ans plus tard, du fond du Canada, elle écrira à dom Claude, son fils, entré dans les ordres : « Sachez donc, une fois encore, qu’en me séparant de vous je me suis fait mourir toute vive. » Et comme elle reçoit, à Ville-Marie, la visite d’un homme qui retourne en France et doit voir dom Claude, elle lève devant lui son voile, afin qu’il porte son visage à son enfant.

Je goûte, je l’avoue, ces retours de douceur humaine chez celle dont le Père Charlevoix devait écrire : « Au moment qu’elle cessa de vivre, la voix publique la canonisa dans tous     les lieux où elle était connue ([10]). »

Tels furent les envois français au Canada. Cette élite apportait encore avec elle des habitudes de courtoisie, de politesse, je dirai même de gentillesse que vous n’avez pas perdues au cours des âges, car vous n’avez rien voulu perdre. Une police sévère empêchait les départs suspects pour la colonie. Mgr de Laval. Votre premier évêque, et ses successeurs faisaient au besoin le voyage de mer pour s’opposer à la venue de colons moins sûrs. La Nouvelle-France se montrait phis sévère dans ses mœurs que la métropole. Moins intellectuelle à cause des combats quotidiens contre les mille obstacles de la nature et des indigènes, elle attachait plus d’importance à la moralité. Mais elle ne se privait aucunement de ces agréments de société qui furent toujours en honneur chez nous. Le Père Charlevoix nous peint la vie de Québec avant la capitulation : « On ne compte guère à Québec, écrit-il, que sept mille âmes, mais on y trouve un petit monde choisi où il ne manque rien de ce qui peut faire une société agréable. » A la veille même de la chute, on y donnait des fêtes et des réceptions auxquelles Montcalm entre deux batailles, prenait part, avec ce charme et cette insouciance qui feront écrire plus tard à Taine, sur Paris à la veille de la Révolution, que ceux qui n’avaient pas vécu alors ont ignoré la douceur de vivre.

Et, dès lors, tout s’explique : il n’y a plus de miracle canadien. Ou plutôt le miracle, est reporté plus avant, à votre origine. Le miracle, c’est le choix des éléments qui ont formé la Nouvelle-France. Le meilleur de la France avait passé les mers. Rien, dès lors, ne pourra avoir raison d’un peuple dressé par des héros et des saints. Il résistera à la défaite, il attirera et conquerra son vainqueur par sa loyauté et sa fidélité. Il maintiendra sa foi, sa langue, ses coutumes, ses mœurs, ses traditions. Il continuera d’être, dans le Nouveau-Monde, un îlot de spiritualité.

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Comme je m’expliquais de cette sorte naturelle le miracle canadien, un autre problème s’est imposé à mes réflexions, m’a tourmenté jusqu’à ce que je l’aie résolu, bien qu’il fût clans le domaine des hypothèses. Supposons un instant que la France d’aujourd’hui, que la France actuelle dût fonder à nouveau la Nouvelle-France, retrouverait-elle, pour les envoyer au Canada, les mêmes éléments ? Lui pourrait-elle expédier le même contingent de héros et de saints, de saintes et d’héroïnes ? Cette France que l’on connaît si mal parce qu’elle cherche si peu à donner d’elle-même une figure exacte, cette France si souvent dénaturée et même diffamée par ceux qui n’y vont chercher que leur plaisir, comme s’ils ne le rencontraient pas ailleurs dans les mêmes conditions suspectes, j’ai la prétention de vous montrer qu’elle n’a pas changé, qu’elle est la France éternelle, celle de Jacques Cartier et de Champlain. Celle de Marguerite Bourgeois et de la Mère Marie de l’Incarnation, et de vous le montrer, non pas avec des témoignages écrits, rien qu’avec ce que j’ai vu, de mes yeux vu, ce qui s’appelle vu.

Pour les héros, vous n’en sauriez douter. Je ne remonterai même pas jusqu’à la guerre où j’ai eu l’honneur de servir et la chance de rencontrer un Georges Guynemer qui fut le chevalier de l’air, l’Achille et le Roland de la nouvelle lutte céleste, un Jacques d’Arnoux qui a écrit les Paroles d’un revenant, et qui fut bien un revenant, en effet, puisque, tombé d’avion entre les lignes, et la colonne vertébrale brisée, abandonné trois jours sous le feu des mitrailleuses au moindre mouvement, il a vécu, il vit, condamné par les médecins après soixante mois d’hôpitaux et qui, vainqueur du plus cruel ennemi, la douleur, vient d’obtenir du Pape l’autorisation de dire la messe assis afin de pouvoir réaliser enfin sa vocation religieuse, un de Champfeu, un de Villebois-Mareuil tués au Chemin des Dames, l’un à vingt ans, l’autre à soixante, dans le même e élan généreux. Non, je ne remonterai pas jusqu’à Verdun, — Verdun, ces deux syllabes qui sonnent aujourd’hui comme les notes cuivrées d’un clairon, Verdun dont j’ai pu suivre toutes les phases de douleur et de gloire. Mais je suis allé récemment dans le sud marocain, où vient de s’achever l’œuvre du maréchal Lyautey, où les tribus dissidentes dont les incessantes incursions dévastaient le Maroc se sont enfin soumises. Là, j’ai vu sur place nos officiers et nos soldats des affaires indigènes et des troupes coloniales. Ces magnifiques jeunes gens et leurs chefs, délivrés par la discipline de toutes les servitudes, heureux sur leur cheval, sur leur méhari, sur leur avion, dans leur auto blindée, respirant le vent chaud du désert, prêts à supporter toutes les intempéries et tous tes dangers pourvu qu’ils se sentissent responsables de leurs actions, maires d’eux-mêmes et de leurs hommes, voilà ce qui fait la France lointaine. Je les ai vus faire des routes, construire des ponts, aménager des points d’eau, bâtir des postes, des hôpitaux, des infirmeries indigènes, s’entendre avec les chefs de tribus, et il m’a paru qu’ils étaient, ces disciples de Lyautey, les continuateurs de ce peuple romain qu’on a pu, clans l’histoire, appeler le peuple bâtisseur parce que partout il a laissé son empreinte. Mais notre empreinte, à nous, sera plus sensible et plus durable, parce qu’elle est plus humaine.

Cette œuvre de pacification plus que de conquête a exigé bien des sacrifices. Rappellerai-je quelques-uns de ces morts que j’avais rencontrés, vivants merveilleux, au Maroc ? Un lieutenant de Maistre, tué à Lalla-Oulia, comme il a organisé le repli de ses hommes et se retire le dernier, faisant face encore ; un Bernard de Chappedelaine qui paie de sa vie sa téméraire victoire ; un Pierre de La Mure, aviateur qui, forcé d’atterrir en dissidence, se défend jusqu’à la mort ; un capitaine Morel donnant en mourant ses ordres à son groupe d’auto-mitrailleuses, et faisant cette recommandation pour le fils qu’il laissait : « Dites-lui plus tard, de vivre intensément »... ; « capitaine Arrighi qui m’avait accompagné au fort de Vaux, en mars 1916, et cet admirable, ce prodigieux capitaine Henry de Bouznazel, l’Homme rouge, qui offrait sa veste éclatante du spahi comme cible, passait entre les balles et fut frappé la première fois que, par ordre, il avait dû revêtir une gandoura plus sombre. Je les revois les uns et les autres dans leur jeunesse triomphante. Tous, ils ont vécu intensément. Vivre intensément, c’est vivre à plein cœur et à pleine volonté pour un but qui dure après nous et par le même nous dépasse, pays, art, science, honneur, pour le souvenir qui nous survivra, pour cette flamme sacrée que nous devons emporter comme les coureurs d’autrefois sans l’éteindre et que nous devons transmettre plus brillante et plus haute aux générations qui nous suivront.

Vous voyez que les Jacques Cartier et les Champlain, les Montcalm et les Lévis ont laissé chez nous des héritiers. La race est toujours la même, ardente et raisonnable, téméraire et clairvoyante. Le maréchal Blaise de Montluc écrivait : « Dieu me donna ce que je lui avais toujours demandé, de me trouver à un assaut pour y entrer le premier ou mourir. » Et vous connaissez la prière du capitaine Ernest Psichari, le petit-fils de Renan, tué au début de la guerre, après avoir servi en Mauritanie : « Envoyez-moi, mon Dieu, dans les pays lointains des infidèles, sur des champs de bataille ensoleillés et donnez-moi alors la tranquille bravoure des vieux soldats... Faites que je sois fort : que j’aille ensuite par les déserts... dans ce perpétuel étincellement de la lumière. Si vous le voulez, Seigneur Dieu, donnez-moi la grâce de mourir dans une grande victoire et faites alors que je voie au ciel votre splendeur... »

Oui sans doute, conviendrez-vous, la France d’aujourd’hui n’a pas dégénéré. Mais avez-vous rencontré des saints ? Si j’en ai rencontré, mais à tout bout de champ, si je puis employer cette vieille expression, et même au bout de mes champs, quand ce ne serait que le curé de mon village qui, professeur dans un petit séminaire, a réclamé à son évêque un ministère paroissial, fût-ce dans la plus humble et plus lointaine paroisse et qui, se passant de vin et de viande, secourt les plus pauvres et entretient la vie spirituelle chez des paysans trop portés, comme la plupart des hommes, vers les biens de la terre. Lui et tous ses confrères, depuis ceux qui, sous la direction du cardinal archevêque de Paris, fondent ces paroisses de la banlieue parisienne, peuplée d’une population pour qui Dieu est l’inconnu, commençant par dire la messe clans une grange ou un garage, bâtissant leur église, — le cardinal n’a-t-il pas ouvert soixante-quinze chantiers pour donner du travail aux chômeurs et les associer à l’œuvre divine ? — et connaissant la joie de remplir peu à peu leur nef, jusqu’à ces prêtres des hautes paroisses de montagne, isolés, séparés de leurs camarades de prière, puisant dans leur foi le courage de reprendre chaque matin le collier de leur féconde servitude. Admirable clergé de France auquel, un récent jour de Pâques, le successeur de Lacordaire dans la chaire de Notre-Dame, le Père Janvier, rendait cet hommage en traçant le portrait de l’un des plus fermes soutiens de notre société :

« Il vit modestement, souvent dans la gêne, quelquefois dans le dénuement ; la haine des révolutions lui a enlevé les sympathies qui l’encourageaient comme elle lui a enlevé son humble demeure, les quelques arbres qui, au jour de l’été, lui ménageaient un peu d’ombre, les quelques fleurs qui charmaient ses regards. Il ne se plaint pas de son sort, il reste soumis à ses chefs hiérarchiques, il est reconnaissant de la moindre attention, du moindre service, il ne s’effraye pas de mourir à la tâche, jeune, épuisé avant d’avoir connu aucune joie profane, avant même d’avoir goûté aux fruits de son action. Pauvre, pur, obéissant, dévoué, miséricordieux, magnanime, il s’élève à une perfection admirable, parce qu’il s’attache simplement aux devoirs de sa vocation et de son ministère. Nous l’avons continuellement rencontré, nous l’avons toujours admiré, nous l’aimons ; aujourd’hui je dépose à ses pieds l’hommage de notre vénération. Cet homme, vous avez deviné son nom : c’est le prêtre. »

Maurice Barrès a répété bien souvent que les paysages de France seraient défigurés si les clochers venaient à disparaître de nos campagnes. De même, le visage intérieur de la France serait altéré si le prêtre manquait à nos paroisses. Il ne risque plus d’y manquer. La loi de séparation n’a pu atteindre ni le recrutement du clergé ni son effort spirituel. Une tolérance plus avertie laisse aujourd’hui le clergé plus libre de ses œuvres.

Non, vraiment, les saints ne nous manquent pas. Mais peut-être refuserez-vous de mettre en parallèle des saints tout ordinaires avec ces âmes ardentes et prêtes au martyre des fondateurs du Canada ? Alors je vous répondrai que j’ai eu la chance encore de me trouver en face d’un saint authentique, d’un saint qui sera un jour prochain canonisé, cet abbé Folique, de Marseille, qui passa sa vie à ramasser les enfants abandonnés, les enfants coupables, les enfants anormaux. Il fut le Vincent de Paul de l’enfance provençale. Sans ressources, il bâtit des asiles sans nombre et ne laissa pas de dettes. Jamais épuisé, il trouvait sa force dans la méditation. Cet homme d’action était un mystique.

Mais nous avons même assez de saints pour vous en envoyer, tel ce Mgr Grouard, évêque d’Ibora, dans le Grand-Nord canadien. Un écrivain, mort prématurément, Louis-Frédéric Rouquette, qui, dans l’Epopée blanche, a retracé la vie des Oblats dans ces pays de glace et de neige, fut chargé par le gouvernement français d’aller remettre à ce vieillard de quatre-vingt-cinq ans la croix de la Légion d’honneur. Il a raconté son émotion en arrivant à la mission Saint-Bernard et en voyant l’évêque entouré de ses religieuses et de ses Indiens. Il y eut des chants en français, des compliments en français, et, parmi les guirlandes, il y avait le drapeau du régiment de Carignan. Alors il eut presque honte d’épingler, lui, journaliste errant, la décoration sur cette poitrine magnifique, « la croix des hommes auprès de la croix de Dieu », et ce fut presque en tremblant qu’il lut le texte de la citation : « Venu au Canada en 1860, y a toujours résidé depuis ; a fait connaître et aimer le nom de la France en Alberta, et jusqu’aux extrémités du nord ; une foule de noms géographiques sont français grâce à lui ; prêtre zélé, missionnaire infatigable, navigateur, géographe, explorateur, bâtisseur de villes, architecte, peintre, compositeur, écrivain, agriculteur, il est, à quatre-vingt-cinq ans, le pionnier le plus intrépide du Grand-Nord. Il a recueilli les orphelins et les orphelines dans les institutions françaises fondées par lui ; a sauvé la vie de Mgr Clut en une circonstance mémorable ; a protégé, au péril de sa vie, des femmes indiennes exposées aux brutalités de leurs maris ; a soigné les malades et consolé les agonisants ; a publié des livres sur la religion en huit langues indigènes ([11]). »

Cette fois, vous reconnaîtrez bien la France du Père de Brébeuf et de la Mère Marie de l’Incarnation. Elle n’a pas changé. Les femmes de chez nous auraient-elles changé davantage ? Il n’y a pas si longtemps que vivait à Lisieux la sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus. N’aurait-elle pas laissé des sœurs de piété et de charité ? La piété se cache à l’ombre du cloître ou même dans le monde. Mais la charité est plus accessible. Chargé il y a quelques années par l’Académie française du rapport sur les prix de vertu. J’ai voulu me rendre compte par moi-même du fonctionnement des œuvres. Presque toujours j’y ai rencontré le dévouement des femmes. Œuvre de Charonne, dans un quartier misérable, dans un quartier communiste où deux jeunes filles qui portent des noms célèbres et qui veulent demeurer anonymes s’égarent un jour, où elles reviennent fidèlement depuis vingt ans, amenant avec elles des compagnes et des compagnons, recrutant trois cents volontaires, créant un dispensaire, une infirmerie, un hôpital, soignant les tuberculeux et les cancéreux, recueillant les enfants ; et quand on leur objecte qu’elles peuvent avoir affaire à des apaches, elles répondent dans un sourire : « Oh les apaches sont si polis : ils ont même une chevalerie à eux. » Œuvre des petites filles pauvres qui recrute ses clientes parmi les enfants des ménages illégitimes ou divisés et qui leur rend un foyer : la Mère Lydie, qui la dirige, enfreint parfois sa propre règle pour recevoir des enfants quand il n’y a plus de place ou qu’ils n’ont pas l’âge réglementaire. Œuvre des Catéchistes missionnaires de Marie-Immaculée, dont le but est d’atteindre la femme païenne, de la relever de sa déchéance, de l’amener à la vie de l’âme. Aujourd’hui, elles ont dix-huit maisons dans l’Inde et deux à Madagascar. La condition de la femme aux Indes est misérable. Vous savez qu’autrefois la veuve était brûlée sur le bûcher qui consumait le corps de son mari. Le gouvernement anglais a interdit cette coutume barbare. Mais la situation de la veuve demeure précaire : elle est dépouillée de ses bijoux, de ses riches vêtements, vouée au mépris, condamnée à ne jamais se remarier ; sa chevelure est rasée, elle jeûne chaque jour et n’est pas admise aux fêtes. Car la loi de Manou est formelle : une femme qui n’a pas su obtenir des dieux la santé de son mari, doit, par sa prière et ses pénitences, obtenir du moins le bonheur de celui-ci après la mort. Quelle sécurité pour les maris ! Du coup, ils doivent devenir immortels comme des académiciens, afin d’épargner à leur veuve un sort si cruel.

Les femmes missionnaires de Marie-Immaculée soignent aux Indes et à Madagascar deux cent mille malades dans leur treize dispensaires, instruisent mille enfants dans leurs écoles reçoivent annuellement deux cents bébés dans leurs crèches, les élèvent ensuite en des orphelinats qui préparent les mariages chrétiens. Elles ouvrent des asiles pour toutes les misères, un hôpital pour les femmes indiennes indignement soignées jusqu’alors, ne pouvant être approchées par aucun médecin, une léproserie enfin où quatre-vingts lépreuses sont recueillies par elles et soignées avec un héroïque dévouement. Cinq d’entre elles sont mortes du choléra ; une a pris la peste, l’autre la lèpre : croyez-vous que le zèle de leurs compagnes va se ralentir ? Elles continuent d’entrer dans des huttes infectes, d’élever les enfants les plus rebutants, de soigner les pires maladies. La joie rayonne sur leurs visages. Car je les ai vues pendant leurs brèves vacances en France celles du moins qui à cause de leur santé étaient momentanément revenues.

Ce n’est pas un tableau de la charité en France que je cherche à vous tracer. Je continue à ne vous parler que de ce que j’ai vu. S’il faut descendre de ces cimes, rappellerai-je alors ces tableaux de la guerre où, à chaque permission, je pouvais voir et admirer à la campagne le travail des femmes qui, en l’absence des hommes à l’armée, faisaient les gros travaux et tenaient les mancherons de la charrue, de cette charrue qui vous fut apportée il y a trois cents ans par le mari de Guillemette Hébert ? Vous avez sans doute entendu dire, vous entendrez dire encore bien du mal des femmes, des jeunes filles de France. Il a suffi de quelques-unes, trop peintes et trop voyantes, pour qu’on se soit permis, pour qu’on se permette d’avilir leurs sœurs. Je me souviens de ce que me disait un jour un homme qui fut un créateur et un chef, Dal Piaz, l’ancien directeur de la Compagnie transatlantique : « Ecrivez donc, me réclamait-il, un livre sur la Femme française. On ne la connaît pas en Amérique. Je mettrai ce livre dans la bibliothèque de tous mes paquebots... » Ce livre, ne l’ai-je pas écrit plus de vingt fois en puisant dans la réalité française les personnages de mes romans quand on me reprochait de les embellir ? Un soir, au front, j’ai passé la révision de ces personnages me demandant avec angoisse si dans mon œuvre d’écrivain j’avais bien ou mal servi la vérité. Et tous ces êtres de fiction, j’ai l’orgueil de les avoir reconnus dans la guerre qu’ils ont gagnée.

Il y a aussi nos dossiers Cognacq à l’Académie. Vous savez que nous sommes chargés de distribuer chaque année deux cents prix de vingt mille et de dix mille francs à des familles nombreuses. Je suis allé voir sur place l’une ou l’autre de ces familles nombreuses et chaque fois j’ai été édifié de rencontrer non seulement le courage, mais la gaieté. Au cours de ces visites j’ai même recueilli de ces mots à la Corneille qui résument l’esprit et la vertu d’une race. Ici, c’est un chef de famille qui me dit simplement devant sa multitude d’enfants : « Les nourrir, on y parvient. Mais il faut les élever. » Les élever en faire d’honnêtes gens. Là, cet autre m’explique : « Alors, vous comprenez, quand j’ai vu qu’il en venait toujours, eh bien ! j’ai bâti... » Il a dit : J’ai bâti avec un accent d’autorité, comme le général Mangin qui, prenant à Verdun le Commandement du secteur où les Allemands s’acharnaient et progressaient, répondit à cette question : « Qu’allez-vous faire ? — Attaquer... » C’est sa manière à lui d’attaquer le destin. Il a bâti, car il a quinze enfants à loger, quinze enfants qui s’échelonnent de dix-huit ans à quinze mois, tous bien portants, vigoureux, les yeux clairs et la bouche prompte à s’ouvrir quand c’est l’heure de la soupe.

Reconnaissez-vous dans ces images, — et je ne suis pas sorti du champ de ma vision personnelle et ne me suis soumis à aucun témoignage indirect, — les images du Canada naissant ? Oui, si c’était à refaire, la France actuelle pourrait envoyer sur les rives du Saint-Laurent la même cargaison de héros et de saints, de saintes et d’héroïnes. Sans doute il est une autre France : assez souvent, sans doute, on a dû vous la représenter, et même rien que par le jeu facile qui consiste à puiser dans la plupart de nos romans et de nos pièces de théâtre. Mais, comme la Mère Marie de l’incarnation releva son voile pour laisser voir son vrai visage à celui qui devait rejoindre son fils, je rapporte aux fils détachés de la vieille France le vrai visage de la France éternelle.

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Il y a quelques années mes yeux sont tombés sur un discours prononcé par le général Griesbach au Sénat canadien et tout à coup j’ai tressailli en y découvrant ce souvenir de la guerre. Le général Griesbach commanda en France une division canadienne, et voici l’épisode qu’il raconte et que j’ai découpé dans son discours :

« En août 1918 j’ai eu le privilège presque unique pour un officiel canadien de commander des troupes françaises. Une relève secrète ayant lieu, mes bataillons se retirèrent pour être remplacés par des bataillons français, et finalement je me trouvai à la tête de six bataillons français avec leur artillerie et leurs services auxiliaires. Les officiers français, mes subordonnés, avaient du cran, partis à l’offensive, et la bataille continuellement faisait rage. Elle ne s’éteignait pas plus tôt en un point qu’elle reprenait à un autre.

« A tout instant de la nuit j’étais alerté par le tonnerre de l’artillerie française et le fracas de leurs mitrailleuses et de tous leurs engins ; le ciel nocturne était embrasé des éclairs de leurs canons et des lueurs de leurs fusées, et avec appréhension, nerveusement peut-être, j’appelai le soldat français placé en sentinelle à la porte de mon P. C.

— Planton !

— Mon général ?

— Est-ce tranquille sur la ligne ?

« Et mon factionnaire de monter sur le parapet, de jeter un coup d’œil sur la plaine, d’examiner la situation et de me faire un rapport :

— Très tranquille, mon général.

« Sa réponse était toujours la même, pour autant que la bataille fit rage. Pour lui, tout était toujours tranquille sur la ligne. Je le vois encore, debout à la porte de mon P. C., dans son bleu horizon, sous son casque d’acier, avec son long fusil, toujours serein : type du courage, de l’énergie, de la détermination et de la vigueur de la race. Et maintenant je me demande comment il en va pour lui en France... »

Comment il en va pour lui, mon général ? Rassurez-vous : il a rencontré et il rencontre toutes sortes de difficultés matérielles, il a franchi et il franchit encore toutes sortes d’obstacles, mais il est très tranquille. Les événements n’auront pas raison de lui. Pourtant comment n’avez-vous pas reconnu dans sa réponse une réponse canadienne ? L’histoire du Canada n’est pas autre chose que cette soumission apparente qui recouvre la domination constante des événements. « Sers ton souverain anglais, écrira M. de Gaspé à son fils après la conquête, avec autant de zèle, de dévouement et de loyauté que j’ai servi le roi de France, et reçois ma bénédiction ([12]). » Volonté et loyauté ont toujours raison. Ainsi avez-vous résisté, que vous soyez venus de France ou d’Angleterre, dans votre gouvernement d’union nationale, à tout empiètement étranger, à toute influence voisine, à cette immense puissance américaine que vous suivez avec sympathie mais en sauvegardant votre idéal et votre caractère.

Carlyle disait de certains penseurs d’Oxford : « Ils demeurent à l’ancre sur le fleuve du temps. » Mais tandis qu’il les en blâmait, jetons les ancres et restons amarrés. Les flots qui roulent l’humanité n’ont jamais été plus rapides. Il semble que le paysage humain varie sans cesse. Sommes-nous en marche vers le progrès ? Mais le progrès est-il le changement, et voit-on avancer avec les idées nouvelles le bonheur des hommes et la paix du monde ? Qui donc ose assurer que les choses essentielles sont soumises à la matière, à la machine, à la science même ? Il y aura toujours la vie, l’amour et la mort, qui ne livrent pas leur secret, et l’arrêt de l’homme devant ce mystère. Laissons couler les flots et que nos ancres soient solides. Français et Canadiens, aidons-nous à maintenir dans un univers travaillé de trop de forces contraires et souvent incohérences ce qui, dans le passé, a servi à nos pères dans la construction de la cité, ce qui a fait ses preuves de durée, chez vous comme chez nous, le sens du pays et de la famille et le souci de Dieu. Alors, nous pourrons comme le petit soldat français du général canadien, assurer que tout, sur la ligne, c’est-à-dire en nous et hors de nous, est très tranquille...

 

 

[1] Discours prononcé à Québec le 29 août 1934 par M. Henry Bordeaux, délégué de l’Académie française, à l’occasion du quatrième centenaire de la découverte du Canada par Jacques Cartier.

[2] Cité par Maurice Barrès, Chronique de la Grande Guerre, t. V.

[3] Jacques Cartier, par Charles de La Roncière. (Plon, éditeur.)

[4] V. Vue générale de l’Histoire du Canada (1534-1932), par Firmin Roz. — Chronique de la Grande Guerre, par Maurice Barrès (t. V et VI). — Le Chemin de la Victoire, par Louis Madelin. — Du même : La bataille d’Ypres. — Sur le Canada dans la guerre, lire : Canada at War 1914-1918, par J. Castell Hopkins, et L’effort canadien, par Mgr Baudrillart. (Blond, 1917.)

[5] Jacques Cartier, par Charles de la Roncière.

[6] Montcalm, par André Lichtenberger.

[7] Les Origines religieuses du Canada, par Georges Goyau.

[8] Histoire du Canada pour tous, par Jean Bruchesi.

[9] Histoire des colonies françaises, publiée sous la direction de G. Hanotaux et E. Martinon (t. I).

[10] Histoire du Canada, par Abélard Desrosiers et Camille Bertrand.

[11] L’Epopée blanche, par Louis-Frédéric Rouquette.

[12] L’évolution du Canada français, par Jean-Charlemagne Bracq. (Plon, 1927.)