Funérailles de Étienne Lamy

Le 15 janvier 1919

Pierre de LA GORCE

ACADÉMIE FRANÇAISE

FUNÉRAILLES DE M. ÉTIENNE LAMY

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Le mercredi 15 janvier 1919.

DISCOURS

DE

M. PIERRE DE LA GORCE
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

Au nom de l’Académie, je viens dire l’adieu funèbre à notre très éminent, très honoré et très cher confrère Étienne Lamy. Nul ne fut entouré de plus chaudes sympathies. Nul ne laisse plus de regrets. Bien qu’il fût déjà avancé dans la vie — car il avait soixante-treize ans — il était demeuré d’activité si alerte, d’esprit si vigoureux, de cœur si vibrant, que nous jouissions de ses entretiens avec sécurité, sans aucun pressentiment qu’il dût nous quitter. Et voici que la mort est venue, non subite sans doute, mais avec une surprise traîtresse, sans aucune de ces dégradations successives par lesquelles elle s’annonce d’ordinaire et se glisse jusqu’à nous. Heureusement les affections vraies et sincères sont à l’épreuve du temps et même du trépas ; elles portent en elles un double privilège : il y a le bonheur de les éprouver ; puis quand elles ont disparu, un bonheur reste : celui de s’en souvenir. Et cette évocation de ce que nous ne verrons plus demeure elle-même comme une dernière joie.

Oui, au bord de cette tombe, il semble que nous soyons pénétrés par ce triste mais captivant charme du souvenir.

Je me figure notre confrère tout adolescent transporté des montagnes du Jura, son pays natal, au collège de Sorrèze, où il est le disciple du P. Lacordaire dont on retrouvera par intervalles l’influence lointaine en certaines réminiscences classiques, en certains développements d’un tour oratoire et magnifique. Voici, quinze ans plus tard, Étienne Lamy à l’Assemblée Nationale. Au milieu des ardentes disputes des partis, la République lui apparaît comme la forme politique de l’avenir, et il s’y porte avec une ardeur réfléchie et sincère, mais à la condition qu’elle soit la fidèle gardienne de sa foi religieuse qui lui tient à cœur et des libertés qu’il ne veut pas mutiler. Le suffrage universel est tout d’une pièce ; il se plaît mal aux distinctions ; il est rude justicier à ses heures, mais assez mauvais juge au jour le jour ; et la carrière parlementaire d’Étienne Lamy, bientôt interrompue, n’apparaît en sa vie que comme un fragment brisé.

C’est dans son cabinet de travail que je retrouve maintenant notre confrère, et ici mes souvenirs se gravent avec la précision des choses bien des fois contemplées. En son appartement de la place d’Iéna, je le revois, assis à sa table, près d’une large fenêtre qui domine les jardins, descendant vers la Seine. Là il lit, il annote, il écrit; surtout il médite; car ce qui domine en lui, c’est la puissance de généralisation, c’est la maîtrise de l’idée, tour à tour ingénieuse et profonde, tantôt savamment enfermée en des formules d’une précision lapidaire, tantôt se répandant en une incomparable splendeur d’images. Il compose lentement : c’est, chez lui, respect du public autant que de lui-même ; c’est aussi culte supérieur de la beauté esthétique ; car il est soucieux de l’art autant que de la vérité. Il restera de lui peu de livres, plutôt des essais, des préfaces, des articles de revue. Mais qu’une main pieuse rassemble ces morceaux épars ; et en ces fragments se révélera un si merveilleux maître de la langue et de la pensée françaises qu’on peut conjecturer que le temps qui, à la manière d’une vague, roule et engloutit tant de choses, laissera surnager pour Étienne Lamy quelques parties de son œuvre et, avec son œuvre, son nom.

En notre confrère, à l’intelligence si admirable, le cœur valait mieux encore. À notre Compagnie il s’était donné tout entier, et pendant treize ans, vous avez pu le juger. En lui Dieu avait gravé l’empreinte de la bonté. Son regard loyal inspirait la confiance ; ses lèvres ne s’ouvraient que pour des paroles sincères; son esprit était très pénétrant et d’une finesse rare, mais avec un permanent souci de gracieuse indulgence et de chrétienne charité. Si parfois ses résolutions paraissaient un peu lentes ou se dégageaient avec quelque obscurité, c’était anxiété d’une conscience doutant modestement d’elle-même et toujours en quête du mieux. Il y avait en lui cette noble candeur des hommes qui, au cours de leur vie, n’ont rien trahi, rien compromis, rien souillé, et dont on sent qu’ils garderont jusqu’à la tombe leur honneur immaculé. Il était de ceux qui aiment les hautes régions et y ont établi la demeure de leur âme. Que s’il en descendait, c’était pour s’abaisser vers les humbles. Son cœur était large autant que modeste était sa maison. Vous savez de quel don magnifique il a doté notre Académie et comment il l’a constituée la dispensatrice de sa charité. Il méditait un autre bienfait quand la mort l’a surpris. La dernière fois que je le vis, en une accalmie de son mal, il me parla longuement non de lui-même, non de sa santé, non de ses chances de guérir, mais d’un orphelinat agricole qu’il eût voulu créer et dont il ébauchait l’organisation.

Comme je l’invitais affectueusement à se reposer, à ne rien compromettre de ce qui retarderait son rétablissement, il repoussa doucement mon conseil : « Non, dit-il, il faut que je me hâte ; car je veux envoyer là-bas — et en même temps son geste se portait en haut — un peu de bien devant moi. » Ce sont là presque les dernières paroles que j’ai recueillies de sa bouche ; je les garde pieusement en mémoire fidèle et je n’ai pas résisté à vous les redire aujourd’hui. De notre cher confrère, de notre cher ami tout ce qui est de la terre a disparu : sa main ne s’étendra plus vers le pauvre ; sa plume s’est arrêtée pour toujours en ses doigts glacés ; ses lèvres d’où sont sorties tant de paroles de virile tendresse ou d’éloquente vérité se sont closes pour jamais. Une part reste qui ne lui sera point ravie et qui n’est tributaire ni des hommes, ni du temps, ni de la mort même, c’est, — pour répéter ses propres paroles sorties de ses lèvres mourantes — c’est le bien qu’il a envoyé devant lui. Et c’est avec cette espérance chrétienne que nous adressons à notre cher ami l’adieu de notre affection profondément attristée et à tout jamais fidèle.