Rapport sur les concours de l'année 1919

Le 27 novembre 1919

Frédéric MASSON

ACADÉMIE FRANÇAISE

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

DU JEUDI 27 NOVEMBRE 1919

RAPPORT SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1919

DE

M. FRÉDÉRIC MASSON
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL

 

Messieurs,

À ceux qui m’ont précédé dans la charge que votre confiance et votre estime m’ont confiée, permettez que j’adresse d’abord un souvenir de reconnaissance et de respect. Ils ont maintenu en son ensemble la grande institution dont vous les aviez rendus les gardiens ; ils ont porté, à en sauvegarder les droits et les traditions, une juste susceptibilité ; ils sont parvenus à préserver, en même temps que l’indépendance de leurs fonctions, l’intégrale renommée de l’Académie. Ils ont été de loyaux serviteurs. C’est l’éloge qui doit le mieux les toucher. Lorsque je serai relevé de ma fonction, puisse mon nom ne point être indigne du leur. Pour le moment, j’entre du premier coup dans mon devoir et c’est en en assumant aujourd’hui une des tâches essentielles que je prétends indiquer comme je veux agir.

Avant tout, Messieurs, notre hommage, l’hommage de notre fierté et de notre reconnaissance, doit aller à nos morts : ils sont nombreux encore, sur les listes de cette année, les écrivains tombés pour le salut de la France. D’autres, héros encore ignorés, viendront encore honorer et sanctifier ces concours, apporter au début de séances comme celle-ci, la piété d’une prière.

De plusieurs, nous n’avons que des lettres réunies et publiées par des familles en deuil ; de certains nous avons des livres, écrits dans un hôpital, entre deux blessures et deux assauts : ainsi, Verdun, de M. Jubert ; « Nous avions mission, dit l’auteur, de nous faire écraser... ce fut notre sort, six mois durant. » De ces six mois M. Jubert raconte l’histoire. Il y a de l’écrivain de métier chez ce jeune homme qui, à quatorze ans, débutait par des vers à François Coppée, et qui avait conquis au barreau une place enviée. M. Paul Bourget l’a loué dans une préface qui ne nous laisse rien à dire.

De même, Figures et Choses du Front, livre posthume du sous-lieutenant Eugène Pic, qui, à vingt ans, avait publié un premier volume : Dans la Tranchée, des Vosges en Picardie. Après avoir été de ceux de Verdun, il fut tué devant Saint-Quentin, en avant de sa section. Fils d’un professeur à la Faculté de Droit de Lyon, il avait, ses études terminées, fait de beaux voyages en Algérie, en Allemagne et en Angleterre. La Guerre éclata : il s’engagea au 75e d’infanterie, et, sauf ses mois d’ambulance, il fut constamment au péril. Ces deux volumes renferment des sensations très vivantes et très bien rendues.

M. Albert Cassagne s’était préparé à une carrière de professeur et d’érudit en écrivant, en vue du doctorat : La versification et la métrique de Baudelaire, la Théorie de l’Art pour l’Art chez les Romantiques ; il venait de publier le premier volume de La vie politique de François de Chateaubriand. Si cette existence si trouble et si obscure ne trouvait pas encore un annaliste tout à fait informé, l’auteur témoignait au moins un goût très vif pour les problèmes qu’il abordait. Il eût cherché mieux et creusé plus profond, à présent qu’il était nommé à Paris. Parti, au premier jour de la mobilisation, lieutenant au 24e territorial, promu capitaine en octobre 1915, il était à Verdun en 1916. Le 3 septembre, remontant en première ligne, il entra dans le tunnel de Tavannes ; quel drame l’y attendait ? Une explosion, un incendie, la compagnie détruite toute entière, sans qu’on ait pu, sur les morts, trouver un bout de métal pour les identifier...

Voici un livre de Guerre, écrit durant la Guerre, publié par son auteur. G. T. Franconi : Un tel, de l’Armée française. M. Franconi a préparé d’autres volumes qui ne seront point perdus, et dont sa veuve, pieusement attentive, prépare la publication. Mais pourra-t-il, malgré la beauté des vers, donner mieux que ces courts récits, d’une langue parfois brutale, et d’un patriotisme qui ne discute point ? Dans le quartier de la rue des Canettes, où il avait vécu, Franconi avait été affilié à des milieux anarchistes et il eût été assez violent pour faire un homme politique. L’Armée, l’Armée vivante avec son admirable discipline de mort, l’en tira ; elle fit de l’anarchiste un héros ; elle le monta de soldat à sous-lieutenant, avec une blessure et une citation à chaque grade, et la médaille par-dessus. Franconi avait l’étoffe d’un Brune ou d’un Jourdan.

Deux recueils de lettres ont mérité d’être retenus. L’un est intitulé : Jacques Lavoine : ce sont les lettres d’un petit soldat mort pour la France à vingt et un ans. Dispensé du service pour perte de la vision de l’œil gauche, il parvint à se faire incorporer ; mais, à son arrivée au régiment, il tomba malade, et deux fois il dut être évacué. Il n’arriva au front qu’à la fin d’août 1916. Les lettres et les extraits de carnet qu’on nous communique, montrent une jolie intelligence, vive, nette, réfléchie, une âme douée de vie intérieure, d’enthousiasme et de sang-froid ; une charmante nature.

Sous le titre : Un soldat de France. Lettres d’un médecin militaire, notre confrère M. Boutroux, a présenté un recueil de lettres, dont il fait ressortir l’inspiration classique. « Ce qui apparaît à chaque ligne des lettres aujourd’hui publiées, dit-il, c’est que leur auteur est à la fois un parfait homme d’action et un intellectuel qui lit et médite toujours davantage, avec une curiosité d’esprit, une pénétration, un ravissement toujours croissant. » Jean de Langenhagen, ce soldat de France, avait de qui tenir pour la formation intellectuelle ; il était le neveu d’un de nos confrères de l’Académie des Inscriptions. Étudiant en médecine quand la guerre fut déclarée, il eût pu être infirmier, il voulut être soldat. Il se battit à Charleroi, fit la retraite de la Marne, fut deux fois blessé. Versé comme médecin auxiliaire dans un régiment de territoriale, il sollicita et il obtint un régiment d’active et, à l’offensive du 16 avril 1917, il tomba au champ d’honneur, en suivant la vague d’assaut pour secourir plus rapidement les blessés.

De nos concours de poésie, j’extrais pour le mêler à ses frères d’armes, Maurice Bouignol, qui vient à nous, ses mains sanglantes pleines de lauriers. Son livre est intitulé : Sans gestes, Poèmes héroïques. C’était d’un normalien qui venait de passer l’agrégation des Lettres. Quatre fois cité à l’ordre du jour, promu capitaine, il fut tué en mai 1918. Un autre volume : Glaives et Médailles, paraîtra bientôt. Quelques semaines avant d’être tué il écrivait : « J’ai pas mal changé depuis quatre ans. Je ne suis plus aussi agité que je l’étais. Je suis devenu beaucoup plus sociable. J’ai vu à la guerre des gens différents de moi, différents de nous et dont je ne soupçonnais même pas l’existence. Tu dois avoir fait de ton côté des découvertes analogues. Nous étions un peu déséquilibrés, n’est-ce pas ? Une imagination sans frein, un tourbillon de sentiments, une pente à tout prendre au sérieux et à donner aux moindres choses une immense signification de joie ou de peine... Nous ressemblions quelque peu à des femmes. Dire que je suis devenu un être raisonnable, je n’oserais. Je crois bien au moins que je suis plus maître de moi-même, moins impulsif, un peu moins gouverné par mon caprice. Je m’y efforce tout au moins. » Et ces nobles paroles pourraient bien être signées par nombre des jeunes hommes qui se sont offerts à la mort, sachant ce qu’ils lui donnaient.

Tels sont les prosateurs et les poètes français morts pour la France, que nous ajoutons cette année à la liste ouverte depuis six ans à notre vénération. Et voici un de nos alliés que nous y associons. Sa haute culture, mi-française, mi-américaine, imprime un caractère particulier à ses poèmes de guerre. Atlan Seeger, le poète de la Légion étrangère, a promené, à travers la bataille de France, la glorieuse ivresse d’une force équilibrée. Il y a déployé une énergie sportive qui réjouissait son corps sain et vigoureux. Il a développé sa vigueur avec une grâce d’athlète antique : son corps était en pleine harmonie avec son esprit et, de cet accord dans la jeunesse et la beauté, est résultée une santé efficace qui se traduisait dans de belles phrases justement cadencées.

À ces livres des morts, il faut, pour l’histoire de la Guerre, joindre ceux des vivants. Presque tous ceux que l’Académie a couronnés dans les concours Montyon sont dûs à des combattants : livres de pensée et de méditation, comme les Lectures pour une ombre, de M. Jean Giraudoux, où s’entrecroisent, dans un débordement d’images, des impressions d’Alsace et de Portugal, des Dardanelles, et d’Amérique, si nettes, si profondes, si rapides qu’elles passent avec la prestesse d’un film, sans laisser le loisir d’admirer ; livres d’action comme le récit des combats de l’Armée d’Orient que M. Jean Saison intitule : D’Alsace à la Cerna, et où se retrouvent les qualités d’historien qu’a développées M. de Tarlé, dans ses ouvrages sur le règne de Murat ; livres d’érudition comme ces épisodes d’ancienne et de nouvelle histoire que M. de Caix de Saint-Amour a recueillis sous le titre : Autour de Noyon, sur les traces des Barbares ; seul, avec son inépuisable érudition, sa connaissance approfondie des annales picardes, il pouvait écrire un tel livre. En quelques lignes pleines de faits, il rappelle le passé, il y superpose l’époque présente avec les destructions et les crimes de l’envahisseur, et il double le document écrit des irrécusables témoignages du photographe. C’est là un acte d’accusation que le patriotisme et la science se sont unis pour dresser.

Même travail par M. Arsène Alexandre sur l’ensemble des départements envahis ; Les monuments français détruits par l’Allemagne, documents officiels où l’on suit, jusqu’à la fin de 1917, les attentats de l’ennemi contre le passé et l’art de la France. Pareillement, mais cette fois avec un détail qui ne laisse dans l’ombre aucune des atteintes volontairement portées à l’église de Reims, monseigneur Landrieux, alors curé de la basilique, a raconté l’histoire du crime ; il a montré, par un continuel labeur de science, de bonne foi et de conscience historique, l’effort tenté chaque jour, durant quatre années, pour mettre à néant la Cathédrale où semble, depuis des siècles, s’exalter l’âme de la France. Nul procès-verbal plus complet, plus scrupuleux, plus démonstratif ; ce sont là les pièces de conviction.

Viennent ensuite des récits personnels qui apportent chacun une déposition, dont il faut peser les termes pour acquérir sur chaque point une conviction raisonnée. En esclavage, par Mlle Cellarié ; Dans les camps de représailles, par Jean-Jules Dufour ; Notre guerre, par José Germain ; Carnet d’un dragon dans les tranchées, par Émile Henriot ; Récits et réflexions d’un combattant, par M. Hourticq ; En Belgique, la zone de l’avant, par Henri Malo ; Au front britannique, par M. Aulneau ; Aux paysans du Front, par G. Mugnier ; En Allemagne, par Géo Vallis ; 80 000 milles en torpilleur, par Jacques Fierre ; Les Crimes inexpiables, par Donat et Signorel ; Sur le front de mer, par Arnould Galopin ; Gloires et Drames de la Mer, par Georges Gustave-Toudouze ; Vingt jours de Guerre aux temps héroïques, par Grasset. Comment s’arrêter quand nous emporte le flot des livres qui mériteraient au moins une mention. Et pourtant comme il conviendrait d’indiquer au moins la portée des témoignages, leur solidité irréfutable. À Gomery, nos blessés ont été fusillés de sang-froid, et M. Grasset nous le raconte, Mlle Cellarié nous dit comment à Lille et dans tout le Nord, les jeunes filles déportées ont été contraintes au travail ; surtout les horreurs de ces camps de représailles où fut atteinte la limite des attentats contre l’humanité, que dépeint M. Dufour. Ici comme là, les crimes ne sont pas fortuits, accidentels, ingénus. Ils ne sont pas des actes de colère : ils ont été longuement discutés, flegmatiquement résolus, froidement exécutés. Par contraste, si vous n’avez pas lu Totoche, prisonnier de guerre. Journal d’un chien à bord d’un Tank, lisez-le, et vous rendrez grâce à l’auteur : Charles-Maurice Chenu.

Ainsi s’établit la caractéristique des concours de cette année ; tout vient de la guerre, et tout s’y rattache. Ce joli livre, La Femme chez les garçons, où Mlle J. Galzy rend compte, dans une forme délicate, de ses impressions lorsqu’elle fut transportée à une classe de petits mâles ; L’Avant-Guerre allemande en Europe, où M. André Soulange-Bodin, avec l’expérience d’un diplomate vétéran, s’est attaché à déterminer de quelle façon l’Allemagne a préparé sa guerre, en Angleterre, en Belgique, en Suède, en Russie. Pour la France, il n’était que de prendre un volume paru en octobre 1913. La France en danger : l’auteur, M. Paul Vergnet, dédiant à la mémoire de son père, combattant de 1870 « cet humble mort de clairvoyance patriotique » dénonçait, huit mois avant qu’elle n’éclatât, la préparation de l’attaque. Il ne pouvait deviner quelles en seraient les conséquences. Au soldat au monde n’aurait réalisé une telle préméditation, une telle succession d’attentats, un tel mépris des conventions humaines, mais la doctrine était posée par ce livre que l’Académie couronne après six ans et qu’il faut recommander comme une prophétie négligée. Puissent les avertissements de Cassandre ne plus trouver d’incrédules.

Voici à présent une suite de livres de piété que la guerre a inspirés : de M. Delmont, Pour la Croisade du XXe siècle ; de M. Edward Montier, Consolation pour les cœurs dévastés ; de M. Mahaut, Le Chrétien, homme d’action, témoignage d’un aveugle-né, auquel les œuvres juridiques de M. Marcel Bloch, Les Aveugles en France, fournissent un intéressant contrôle. C’est la guerre qui a suggéré à M. Georges Hoog, Les Lettres aux Neutres sur l’Union nacrée ; à M. de Raulin, son Traité sur le blocus, à M. Alfred Krug, son livre : Pour la repopulation et contre la vie chère ; à M. de Roux, L’État et la Natalité ; à M. Froidevaux, La Grande route de l’Ancien-Monde ; à M. André Pinard : Consommation, le bien-être et le luxe, essai d’un homme qui, cherchant dans le travail des consolations, a, dès son premier livre, attesté les qualités héréditaires d’un économiste distingué.

C’est la guerre qui a inspiré ces romans que l’Académie couronne : Un Cousin d’Alsace, de M. Edmond Sée ; Allemands d’Amérique, de Mlle de Villèle ; Érôs rédempteur, de Mme Marguerite Comert ; Les Kriekenrickx d’Anvers, de M. Timmory. C’est à la guerre que nous devons France et Allemagne. Les Deux races, de M. Charles Weimann ; La Serbie légendaire, de Mme Clapier ; et même Luther et l’Allemagne, de M. l’abbé Paquier. M. Paquier a caractérisé dans la guerre de 1914, l’attitude des Allemands, l’inobservance et le mépris de tout droit, l’inconscience même à l’égard de tout ce qui peut s’appeler « droit » et il a dénoncé en Luther le promoteur de cette inconscience. Il se peut que l’abbé Paquier ait, vis à vis des Luthériens, passé la mesure, mais son patriotisme lui assure bien des excuses.

C’est la guerre enfin qui a inspiré ces poèmes que l’Académie distingue. Sans gestes, d’abord, puis les Sept marches du Temple, où avec un esprit de composition philosophique, M. Gustave Rouger, partant de la notion première de son existence, s’élève insensiblement jusqu’à l’idée de Dieu, et trouve, dans la prière, l’instinctif épanouissement de son orgueil ; les Pèlerins de l’Aurore, où M. Léon Kochnitzky, un débutant tout à fait digne du prix Coppée, dédie aux aveugles de la Guerre, des vers souvent inspirés ; Hélène enchaînée, de Mme Marguerite Combes, un poème dont l’idée est fort belle : « Faust ressuscite ; il est, par la science, le maître des forces de l’univers, mais il prétend aussi subjuguer la beauté, et il enchaîne Hélène. Celle-ci brise ses entraves et Faust est définitivement vaincu. Le génie latin l’a emporté, sur la brutalité germanique ». Enfin, nous devons au moins une mention à l’Épopée de M. Gustave Rivet, et aux Quinzaines de Guerre de M. Paul Ferrier. Le patriotisme de l’un égale celui de l’autre, et à l’œuvre de ces deux vétérans de la littérature, on connaît les excellents ouvriers.

À cette place il convient de proclamer le beau poème qui va recevoir de l’Académie sa consécration et sa juste récompense : le prix qu’on appelle ici le prix du Budget, qui est le prix de la France. Vous allez entendre les Morts fécondes, dont l’auteur est M. Jacques Debout. Nous n’avons point à en faire l’éloge. À l’unanimité la Commission, puis l’Académie, se sont prononcées. Le règlement exige que le poème, ou le discours couronné, au nom de l’État, soit lu dans la séance publique solennelle que tient notre Compagnie. C’en était un des attraits. Nous rentrons désormais dans la tradition et ce sera désormais la récompense de nos auditeurs.

 

Messieurs, il est rare, il est presque sans exemple que l’Académie ait eu dans une même année à honorer des travaux d’histoire égaux en mérite à ceux auxquels elle va attribuer ses récompenses les plus enviées. Elle salue l’effort, accompli durant la guerre, d’une science dégagée des procédés qu’une servile imitation des Allemands avait prétendu lui imposer. Rechercher la vérité historique sans faiblesse et sans complaisance, la parer d’un vêtement littéraire qui, par sa substance, comme par son expression, en rende la lecture intelligible, claire et facile, lui fournir des appuis solides et précis, sans déployer un pédantisme parfois suspect, c’est la forme à laquelle reviennent à présent, aussi bien pour l’histoire des âges anciens que pour celle des temps modernes, ceux qui s’inspirent des grands écrivains vivants ou morts, nos maîtres et nos modèles.

M. Marcel Marion, professeur au Collège de France, auquel l’Académie a décerné le Grand Prix Gobert, a déjà été couronné par elle. Machault d’Arnouville et le Contrôle des Finances, de 1749 à 1754, qu’il publia il y a vingt-huit ans, annonçait chez son auteur, le goût des questions financières, et l’art de les traiter, et lui valut le second Prix Gobert. L’Académie offre aujourd’hui le Grand Prix à ce grand travailleur : elle le fait avec un empressement justifié et un sincère applaudissement.

Dans son premier volume. M. Marion envisage l’Histoire financière de la France depuis 1755 jusqu’en 1789. « L’ancien régime, a dit le rapporteur, est mort de ses mauvaises finances. La faute en est au Gouvernement qui n’a pas eu l’énergie d’imposer les réformes nécessaires pour augmenter les revenus publics, manifestement insuffisants, ni de réduire les dépenses, par exemple celles de la Cour, qui étaient scandaleuses. La faute en est plus encore aux privilégiés et surtout aux Parlements qui, par une opposition constante et violente, ont empêché toute réforme fiscale. Les Parlements ont accrédité l’idée que les charges fiscales étaient si lourdes qu’il était impossible d’y rien ajouter... C’était une idée fausse. Le peuple se plaignait moins de la lourdeur des impôts que de la façon dont ils étaient répartis et perçus. Si les privilèges avaient disparu, si les dépenses de la Cour avaient été réduites, la répartition et la levée bien ordonnées, la France se fût trouvée en bonne situation financière. Elle pouvait certainement payer beaucoup plus qu’elle ne payait.

« Mais aucune réforme ne fut faite. Chaque année continua de laisser un déficit. Pour éviter la banqueroute générale, il fallait faire des emprunts. Déficit et emprunt furent les deux procédés coutumiers.

« Or, survint la guerre de l’Indépendance Américaine. Elle conta près de deux milliards, somme alors énorme, qui fut fournie en partie par des procédés extrêmement onéreux. Emprunter encore était presque impossible ; de nouveaux impôts auraient provoqué des éclats parlementaires et des insurrections populaires. Il fallut convoquer les États Généraux, et ce fut la Révolution.

En traçant ce tableau avec une maîtrise où on ne peut le méconnaître, le rapporteur a donné du premier volume une idée large et belle. Il n’a pu entrer dans les détails qui portent le livre de M. Marion à un degré surprenant de réalisation. Construit avec la recherche d’une science qui va au fond des choses, avec une justification des sources qui ne saurait être mieux établie, il abonde en idées générales et en vues d’ensemble. M. Marion écrit dans son introduction : « Il y a en histoire des points de vue plus pittoresques, plus séduisants que le point de vue financier, mais l’histoire financière est celle qui fait entrer le plus intimement dans le fond même de la vie d’une nation. » Le cours des finances d’un peuple, peut-on dire, c’est le cours de son sang. M. Marion analyse notre sang, et ne laisse aucun globule sans l’interroger. S’il parait indulgent pour Turgot et pour ses entours, il porte sur Necker un jugement dont on doit retenir et louer l’indépendance. L’indépendance est d’ailleurs la caractéristique de ce livre qui est un livre de conscience.

Le tome II est plein de nouveauté et d’enseignements. « La Constituante, dit le rapporteur, crut au désintéressement patriotique des contribuables ; il se trouva que le contribuable ne voulut payer que le moins possible. Il était fier de son titre de citoyen ; mais il s’étonna d’être encore contribuable. Il aimait sa patrie, mais il n’aimait pas les contributions. Malgré l’addition de ressources nouvelles (enregistrement, timbre, patentes), la Constituante ne put équilibrer le budget de l’État ; il en fut de même pour les départements et les municipalités. La banqueroute, la hideuse banqueroute frappait à toutes les portes. Il fallut recourir au papier-monnaie » et, malgré la confiscation des biens des prêtres, des émigrés et des bourgeois. Ce fut l’impossibilité de vivre et le prodige de la vie chère, par l’avilissement du signe monétaire.

Le tome II s’arrête à la convocation de la Convention. Quel que soit le plan d’ensemble que M. Marion a adopté et qu’il a dû subordonner aux grands événements financiers, on peut être assuré qu’il sera bien rempli. M. Marion écrit simplement et clairement. Son érudition inspire toute confiance. Il sait choisir, entre les documents, ceux qui sont essentiels. Il en produit de nouveaux qui convainquent. « Il a étudié son sujet avec une liberté d’esprit qui l’a fait impartial », et, en ajoutant à l’histoire de France, un chapitre qui, par sa structure, et sa documentation était inconnu, il a écrit un grand livre.

Pris de ce livre, l’Académie en place un autre qui ne mérite pas moins de renommée et d’honneur ; elle décerne à M. Gsell, professeur au Collège de France, le Grand Prix Broquette-Gonin. M. Gsell, après de fortes études à l’École de Rome, s’est consacré, depuis 1893, à écrire l’Histoire ancienne de l’Afrique du Nord. Confiant dans les destinées de la France en Afrique, il a pensé qu’il incombait à un Français de montrer ce qu’ont fait nos prédécesseurs sur cette terre qui, depuis bientôt un siècle, est arrosée de tant de notre sang. Le premier volume de cette œuvre considérable a paru en 1913 : Les conditions géographiques du Nord africain, ses bases préhistoriques, ses premiers âges historiques, sont exposés magistralement. Les tomes II et III ont paru en 1918 : ils traitent de l’État carthaginois, et de l’histoire militaire de Carthage, jusqu’à la destruction de l’État et de la ville.

L’auteur compte employer une dizaine de volumes à pousser le récif jusqu’à l’invasion arabe : il aura ainsi mis sur pied une des grandes œuvres historiques de notre temps. Celle-ci est vivante et harmonieuse. La forme d’exposition est sobre, juste, discrètement pittoresque, toujours limpide. Ce n’est ni un antiquaire, ni un archéologue qui parle, mais un historien, et du point de vue de la civilisation méditerranéenne envisagée dans son ensemble. M. Gsell connaît admirablement textes, documents et monuments. C’est un critique exact et fin. Il a l’intelligence des détails, mais tout est subordonné à une large intelligence des ensembles. Il annexe à la France continentale cette France africaine dont les fils ont prouvé déjà, dans la littérature, dans la politique, et clans les armes, une étonnante virtuosité. Quel regain de renommée cette race, sortie du vieux tronc français, amalgamée à d’autres races latines, et chauffée à ce rude soleil, est capable d’apporter à notre patrie !

Par une heureuse fortune, l’Académie disposait en 1919, outre du prix Gobert et du prix Broquette-Gonin, du prix Jean Raynaud. Il est quinquennal, et n’a été accordé jusqu’ici qu’à des hommes d’une haute valeur. « Il sera décerné, dit le libellé, au travail le plus méritant qui se sera produit pendant une période de cinq ans. Il ira toujours à une œuvre originale, élevée et ayant un caractère d’invention et de nouveauté. Les membres de l’Institut ne sont pas écartés du concours. »

L’Académie a pensé que ce texte s’appliquait exactement à M. Henri Pirenne, associé étranger de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, professeur à l’Université de Gand, l’un des hommes qui, par leur caractère et par leurs écrits, honorent la Belgique et la langue française. M. Henri Pirenne a entrepris, depuis 1899, d’écrire l’histoire de son pays, de montrer les raisons essentielles qui y ont déterminé la nationalité et qui l’ont rendue essentielle aussi bien à des citoyens, qu’à l’Europe. Suivant les événements avec une intelligence avertie, une connaissance approfondie ses sources, une compétence universellement reconnue, il a, dans un premier volume, poussé des origines au début du XIVe siècle ; le second s’arrête à la mort de Charles le Téméraire, le troisième à l’arrivée duc d’Albe, le quatrième à la paix de Munster : c’est on le voit un des ouvrages les mieux conçus plus importants qu’on ait imprimés de notre temps et l’on ne saurait douter qu’il ne soit achevé jusqu’à avec deux ou trois volumes. Les Allemands apprécient l’intègre renommée de cet homme et sa légitime influence prétendirent l’enlever à la Belgique, la libre nation qui dans dix ans célébrera le centenaire de son Indépendance, pour le lancer dans cette aventure flamande qui constituait un pacte avec l’ennemi et une trahison à l’égard de la patrie. M. Pirenne refusa ; on le déporta : on ne le fit point céder, et dans l’exil, il maintint les droits de sa conscience en même temps que les imprescriptibles arrêts de l’Histoire. L’Académie lui a offert le prix Jean Raynaud, comme un hommage à l’histoire de la patrie, remarquablement informé, au patriote incorruptible, au défenseur inébranlable des droits essentiels à la civilisation.

L’Académie n’a pas été moins heureuse pour le prix Saintour. Elle a rencontré un livre d’érudition qui, répondant à l’énoncé du programme, est un livre hautement et profondément français. Contredisant les théories germaniques avec un appareil scientifique qui atteste sa compétence, M. Foulet revendique pour la France, le Roman du Renard. Il conteste les travaux immenses, œuvres de plusieurs générations d’érudits allemands et même français, et cette doctrine mystique prêchée par les Grimm et par les romantiques allemands qui expliquait par une force de création anonyme, impersonnelle, collective, dévolue au Peuple, la naissance des plus grands ouvrages de l’esprit, depuis l’Iliade, jusqu’aux Niebelungen !

M. Foulet ne pense pas que le peuple sache tout sans avoir rien appris. Il pense que, au moyen âge comme aujourd’hui, il n’y a d’art que celui des artistes. Appliquant aux vingt-huit branches de ce roman de trente mille vers, les ressources actuelles de la critique littéraire, il trouve, au lieu d’une foule innombrable de collaborateurs anonymes, quelques clercs du XIIe et du XIIIe siècles. Ces écrivains de métier appartenaient à l’élite intellectuelle de leur temps. Ils avaient lu les romans d’histoire et les chansons de geste. Ils ont appliqué à une matière nouvelle les procédés de leurs devanciers et de leurs contemporains. À côté de l’épopée nationale et de l’épopée courtoise, ils ont créé l’épopée humoristique. Ils en ont emprunté la matière aux fabulistes de l’antiquité classique, ou à des compositions de vers latins, où s’égaya la verve des clercs et des moines, leurs contemporains. M. Foulet a prouvé qu’au lieu d’être d’inspiration germanique, le Roman du Renard est d’inspiration — comme d’exécution — latin et français. Par lui, l’érudition française a repris, de haute lutte, un des biens qu’on lui avait ravis. M. Foulet a publié à la veille de la guerre son livre conçu et exécuté durant de longues années d’enseignement outre-mer. Il a rejoint son régiment en août 1914.

À côté de ces œuvres de grande envergure qui attestent un effort continu que la guerre n’a point ralenti, il faut faire place aux monographies historiques dont plusieurs ont été suggérées par les événements. Tel est, le cas des Anciennes Républiques Alsaciennes de M. Louis Batiffol, auquel vous avez décerné le second prix Gobert. C’est un livre agréable et bien présenté où se trouvent rappelés les traits d’histoire qui, de tout temps ont rattaché l’Alsace à la Gaule romaine et à la France. M. Louis Batiffol avait déjà, par ses ouvrages sur les débuts du XVIIe siècle, acquis un renom mérité que ce livre confirme.

L’une des importantes fractions du prix Thérouanne, est allée à une monographie provinciale : Le Pardon annuel de la Saint-Jean et de la Saint-Pierre à Saint-Jean de Lyon. M. l’abbé Sachet y rapporte un chapitre des annales de sa ville. Parti d’une étude sur les origines de cette fête patronale, sur ses pompes et sur ses manifestations, il a groupé autour de ces réjouissances les chroniques de l’Église, les restitutions liturgiques, les habitudes du public et des clercs, les mœurs des diverses époques, le développement enfin, au sein d’une cité puissante et jalouse de ses droits, d’une autonomie religieuse. Précieusement illustrés avec le concours de bibliophiles lyonnais, ces deux volumes, dont le luxe et l’ampleur passent un peu hors sujet, n’en sont pas, moins intéressants pour les amateurs locaux.

Il convient de rapprocher les deux autres volumes auxquels ont été attribuées deux autres fractions du prix Thérouanne : Le Rhin français pendant la Révolution et l’Empire de M. Sagnac, et Les Survivances françaises dans l’Allemagne napoléonienne de M. Rovère, pour faire se rencontrer deux écoles, et sans doute deux formes de patriotisme. M. Rovère qui a longtemps vécu dans l’Allemagne rhénane, a composé son livre surtout sur les sources allemandes ; M. Sagnac, d’après les archives françaises. Surtout, M. Sagnac, sans rejeter les conclusions qui s’imposèrent à Alfred Rambaud, dès qu’il eût commencé ses études sur le Rhin napoléonien, s’attache aux désaccords qui se produisirent entre Français et Rhénans, dont il a nécessairement trouvé trace dans les dépôts ; il prend pour favoris, ces intellectuels allemands qui relevaient de Berlin et qui menèrent l’opposition contre la France. Plus ouvert, plus humain, plus certain de la tradition qu’il a explorée, M. Rovère a largement traité l’histoire de ce scion qui, durant un siècle, a maintenu dans cette partie de l’Allemagne une religion française : la religion du Tambour Legrand et des Deux grenadiers. Il a su l’exposer d’après des documents dont on serait mal venu à contester la portée, car ils ont servi de base, en Allemagne même, aux travaux du professeur Holzhausen.

Il faudrait dire un mot de l’Histoire de la fondation de la Nouvelle Orléans, par M. de Villiers, des découvertes qu’il a faites sur Manon et ses enfants, et de l’Histoire de la Révolution dans la Mayenne de M. l’abbé Gaugain, où le caractère confessionnel de l’auteur se révèle quelque peu aux dépens de l’impartialité historique. De même, les Intellectuels dans la Société française, où M. René Lote a résumé, dans de courts chapitres, infiniment d’idées. Mais il faut s’arrêter au livre que le vicomte de Gibon a publié sur les Iles Chausey, ce groupe d’îlots qui s’égrène sur la mer, au nord de Granville et de la baie du mont Saint-Michel. Ces écueils de granit qui, la plupart, sont recouverts par la haute mer, ont une histoire, une très vieille histoire, où abondent les coups de main et les éclats de guerre farouche. M. de Gibon la suit à travers les âges, particulièrement sous les Matignon qui avaient charge de ces îlots depuis le XVIe siècle. Il a raison ; il n’est pas une pierre de notre sol qui ne vaille un livre.

Nous sortons de l’Histoire proprement dite, avec les deux ouvrages de genre différents entre lesquels l’Académie a partagé un de ses plus nobles prix. Dans Fénelon au XVIIIe siècle, M. Albert Chérel expose avec lucidité et méthode la transformation laïque du mysticisme fénelonien ; ce que voulait Fénelon, sous l’influence de Mme Guyon, c’était l’amour substitué à l’autorité, le sentiment préféré à l’action ; mais il entendait l’amour de Dieu et le sentiment chrétien. Un Rousseau entendra l’amour de la Nature, et le sentiment purement émotif. C’est cette haine de l’autorité, dans l’éducation comme dans le Gouvernement, que les philosophes empruntent à Fénelon. Dans ce livre fort étendu, (700 pages), l’auteur développe cette thèse avec une extraordinaire minutie mais il s’abstient de conclure et de prendre ses responsabilités.

La Renaissance provençale que l’on met en parallèle, apporte une contribution documentée à l’étude du mouvement régionaliste auquel se rattachent les noms de Roumanille et de Mistral. Les causes très complexes de ce mouvement sont démêlées, par M. Ripert, dans des chapitres qui montrent successivement la part des savants, des historiens, des patoisants, des simples curieux, des ouvriers, des hobereaux et des bourgeois traditionnalistes, le tout pour aboutir, à travers toutes sortes de traverses, à Mireille et à son triomphe. Une vue remarquable domine cette étude consciencieuse, c’est que cette renaissance apparente est une fin. M. Ripert, s’il exalte Mistral, doute de la durée de la langue provençale. « J’ai l’impression, conclut-il, d’assister à un splendide crépuscule devant ce chef-d’œuvre d’une langue malgré tout déclinante. »

Il n’est point mauvais de trouver sous sa main, à cette occasion, le livre de M. P. Lasserre : Frédéric Mistral, poète, moraliste, citoyen. Dans ces pages dédiées à un neveu du poète, tué le 7 juin 1917 au Chemin des Dames, M. Pierre Lasserre étudie les œuvres du maître et ses doctrines. Il y aurait des réserves à faire sur ses attaques contre le « Jacobinisme centralisateur », mais dans l’ensemble, quoique, en contradiction fréquente avec M. Ripert, il suggère d’utiles collationnements.

Par cette route française, qui reste et restera telle, nous arrivons aux livres qu’on peut appeler géographiques, qui, à la remorque de l’histoire, de la politique ou de la simple fantaisie, promènent par le monde divers et nouveau, notre esprit amusé. Voici Sept villes mortes d’Afrique, où M. Martial Douël nous sert de guide à travers les ruines : voici le Liban dont M. René Ristelhueber raconte les traditions françaises : les Croisés. Louis XIV, Bonaparte, quoi de plus grand ! Voici la Chine que nous enseigne un jeune homme dont le nom est ici particulièrement honoré. M. Maspero, administrateur des services civils en Indo-Chine : il a vu de près ce qu’il raconte, il trace un tableau intéressant des relations de l’Europe avec l’Extrême-Orient, et il pose en termes excellents les problèmes du présent et de l’avenir : problèmes économiques, militaires, religieux, financiers ; son livre apporte un fil d’Ariane dans ce qui semble un prodigieux dédale et il sert d’introduction à des livres tels que celui de M. Gérard.

M. A. Gérard fut ministre au Brésil et en Chine, ambassadeur au Japon. En Chine, de 1893 à 1897, deux tâches s’imposaient à lui : rétablir les bonnes relations entre la France et l’Empire chinois, relations troublées depuis longtemps par les événements du Tonkin ; pacifier la frontière, et ouvrir des voies à notre expansion dans l’empire. Au lendemain du traité de Simonosaki, il fallait obtenir ces grands résultats sans altérer nos rapports d’amitié et de confiance avec le Japon. En outre, il fallait aborder le Japon lui-même, et jeter les bases d’une amitié commune en préparant de ce côté aussi l’entente. Cette double tâche, M. Gérard sut l’accomplir. Il raconte dans Ma Mission en Chine, comment il agit et comment il réussit. L’Académie a décerné à un livre, une partie du prix Thiers.

L’autre partie est allée à M. Frédéric Barbey, l’auteur de Félix Desportes et l’annexion de Genève à la France. Il est expédient de rappeler ici le rôle que M. Barbey a rempli durant la guerre à la Croix-Rouge de Genève ; il explique et justifie l’impartialité qu’apporte l’Académie, sur la matière même où il lui convient le plus de se montrer susceptible. M. Barbey a présenté à nos concours ce livre où il traite d’un de nos concitoyens, qui, après avoir été un administrateur remarquable, sut être un proscrit ; il ne le ménage point. Félix Desportes exécuta les ordres de son gouvernement avec droiture et intégrité. La Ville-Église roulait à l’anarchie, sans la main très ferme de l’envoyé de la République française : l’annexion, à laquelle l’Europe entière applaudit, a pu être, comme le croit M. Barbey, « un déplorable acte de violence », mais Georges Mallet, plus juste et mieux inspiré, dit : « Quand nous fûmes pris par la France, nous sortions de la Révolution de 1794, les quinze années de mort politique qui suivirent étaient nécessaires pour amortir de tristes souvenirs, et faire cesser de longues habitudes de ressentiment. » Le régime français, même après la Restauration de 1814, contribua, plus que toutes les émeutes qui suivirent, à l’abolition de cette prodigieuse création de Calvin, la Théocratie de la Réforme. Il introduisit un peu de liberté chez ces libéraux : il contraignit les pasteurs à admettre qu’il existait d’autres citoyens que les Calvinistes. La réaction empêcha l’œuvre de durer, mais la France avait préparé les temps nouveaux. M. Barbey dont le progrès comme rédacteur mérite d’être signalé, a utilisé avec bonne volonté les archives de Paris et celles de Genève ; il a obtenu communication de précieux manuscrits, et si son livre, par des côtés, choque notre orgueil national, il donne à d’autres qu’à nous une leçon salutaire, une leçon essentielle : un peuple, si puissant ou si faible qu’il soit, ne gagne rien à des annexions forcées : un jour vient où les vaincus réclament leur bien et où les adversaires des annexions qui se sont, sous quelque prétexte, ménagé des territoires à leur convenance, sont contraints à les restituer.

Dans la Sienne de M. Peraté que commentent des eaux-fortes de M. Bouroux, l’histoire se faufile à travers les paysages et les monuments, et y fait bonne figure. Quant aux Industries de la Céramique à Fez, de M. Alfred Bel, on souhaiterait que, de même, sur toutes les professions en pratique dans nos colonies, on rencontrât des renseignements de cette valeur touchant des métiers que se haussent à devenir des arts.

L’Académie décerne chaque année le prix Juteau-Duvigneaux l’auteur, ou aux auteurs d’ouvrages de morale, surtout au point de vue catholique. Cette année, des prix prélevés sur les autres concours pour récompenser des œuvres confessionnelles que leur sujet eût destinés à place ici. Dans ses Leçons sur la Messe, Mgr Battifol fournit une étude remarquable de liturgie chrétienne. L’auteur connaît merveilleusement son sujet ; il discerne la succession des époques où telle prière a été ajoutée, tel geste introduit, où les formules accessoires se sont groupées autour de l’essentiel du Sacrifice ; c’est de l’histoire, et de la meilleure. La Spiritualité chrétienne de M. Pourrat se rapproche davantage du libellé qu’atteint presque, au moins selon les traditions, la Vie de l’abbé Simonis, député au Reichstag, par Mgr Kannengieser. On eût pu y joindre Les Mouvements de la Jeunesse catholique française au XIXe siècle, de M. Th. Mainage, et une Vie de l’abbé Gabriel Deshayes, ancien curé de Saint-Nicolas d’Auray, par l’abbé Crosnier. Ce sont là des ouvrages d’édification qui rentreraient dans ce concours : Mais il paraît fâcheux d’y introduire des livres de polémique violente : où se voit le mot histoire, on doit espérer, sinon quelque impartialité, au moins quelque modération. C’est pousser un peu loin la charité.

De même doit-on rappeler que, sauf pour les concours où les fondateurs des prix ont laissé à l’Académie toute liberté, elle doit se conformer exactement au libellé. Il est obligatoire.

 

Nous avons d’après les concours de l’Académie, dressé un rapide inventaire de la production historique de la France, et nous avons trouvé qu’en ces jours de guerre et de deuil, elle a été presque plus abondante et plus riche qu’aux jours de paix. Nous avons constaté qu’elle apporte à notre pays, à ceux qui l’aiment et à ceux qui le dénigrent, la preuve indéniable de sa vitalité intellectuelle. Cette vitalité se montre-t-elle moins dans le domaine littéraire ? C’est ce que vos autres concours vous permettront d’examiner.

Parmi les prix littéraires que l’Académie décerne de son chef, elle met au sommet le grand prix de Littérature, qu’elle a créé, voici moins de dix ans. Elle l’a décerné cette année à deux hommes, dont la fraternelle collaboration n’a fait qu’un écrivain. MM. Jérôme et Jean Tharaud ont quarante-cinq et quarante-deux ans. Ils sont en pleine activité intellectuelle et physique. L’aîné, à sa sortie de l’École Normale, publia chez Péguy, — avant les Cahiers, — le Coltineur débile, brochure de cent seize pages, « dédiée à Lucile de Chateaubriand qui mourut d’avoir aimé son frère ». Ensuite et la même année, 1898, la Lumière, qu’il dédia à Villiers de l’Isle Adam. Le groupe où régnait Péguy, accompagné alors de Jean Jaurès et de Romain Rolland, trouva chez les Tharaud des adeptes bénévoles et l’on dirait enthousiastes, n’était le caractère de leur talent. Dingley, l’illustre écrivain qu’ils publièrent en 1902, fut couronné par l’Académie des Goncourt. Les Contes à la Vierge vinrent ensuite, avec les Moines de l’Athos, et faut-il ajouter, les Hobereaux ? M. Jérôme Tharaud publia en 1903 des Contes Magyares : on nous a dit qu’il professait alors à Buda-Pest, mais ce ne fut qu’une échappée. L’Ami de l’Ordre, Les Frères ennemis, Bar-Cochebas, la Ville et les champs, la Fête arabe, la maîtresse Servante, la Tragédie de Ravaillac, la Bataille à Scutari d’Albanie, le roman, l’histoire, la poésie, les voyages, ils ont abordé tous les sujets avec la même perfection de style et la même maîtrise de l’expression. Ils ont écrit la Vie et la Mort de Déroulède, car, comme Péguy, ils ont traversé les doctrines libertaires, la haine du soldat et des soldats, avant d’arriver à ce soldat-poète, ce petit neveu de Béranger qui a traduit ses strophes en gestes et en actes.

Les Tharaud sont de grands voyageurs. Leur curiosité infatigable les conduit sur des routes fort diverses, où ils appliquent à des sujets bigarrés, une méthode unique de composition, un style également pur, une pareille justesse dans les touches et où ils arrivent presque au chef‑d’œuvre dans ce tableau de la guerre : Une Relève.

C’est à M. Édouard Estaunié que l’Académie a décerné le prix Née. Depuis 1890 où, à vingt-huit ans, il a débuté par un roman : Un simple, M. Édouard Estaunié a publié, à de longs intervalles, sept à huit volumes dont aucun n’est insignifiant, et qui attestent tous une longue et solitaire méditation. Ces livres ne s’adressent point à un public futile et vulgaire ; ce sont des histoires très simples, où, dans une langue excellente, précise et forte, des âmes sont contées. Nulle violence de langage, point de drame à panache, mais une profondeur si rare de réflexion, une peinture si nette des sentiments, classent au premier rang ce romancier qui sut écrire sur les Petits Maîtres hollandais un volume plein d’idées, produire un Cours des Sources d’énergie électrique, et un Traité pratique de Télécommunication électrique. Le grand romancier qui vient de donner au public l’Ascension de M. Baslève, s’était, malgré son âge, engagé pour la durée de la guerre et il remplit à présent en Alsace, des fonctions qui exigent le déploiement de toutes les qualités de vigueur et de droiture. Notons chez M. Estaunié l’action si précieuse de la probité scientifique sur la production romanesque.

Maman, le livre de M. Darmentières auquel vous avez décerné le prix Calmann-Lévy, rentre nettement dans la littérature de guerre. Vous avez déjà couronné l’auteur lorsqu’il se nommait Paul Hazard, et qu’il écrivait : La Révolution française et les Lettres italiennes, ou qu’il présentait à vos concours un beau Discours sur la Langue française ; mais ce professeur à l’Université de Lyon, est né à Noordpenne, et c’est son pays natal qui inspira ces cent soixante pages, les plus dramatiques, les plus touchantes, les plus pleines de la France, de cette agonie dont la persévérante bataille et l’opiniâtre martyre nous ont sortis. Comment n’eût-on pas cru, avant le jour de la Résurrection, qu’elle était pour jamais au tombeau ? Encore ne savait-on pas toutes ses souffrances et toutes les trahisons. Dans sa dédicace aux Mamans de France, M. Paul Darmentières écrit : « Il faudrait une offrande plus digne et je voue à de trop hautes protectrices un trop faible don. » Cela est vrai que les mères de France ont été les incomparables ouvrières de la Victoire, et qu’elles y ont tout donné : leur sang, leurs larmes, le travail de leurs jours et de leurs nuits. Nul ne parviendra, dans des livres, à les peindre telles qu’elles furent, à rendre la beauté intégrale de leur cœur sacrifié. Mais le croquis qu’on en donne ici est un des plus justes hommages qu’on leur puisse rendre.

Seulement pourquoi cette grande nouvelle n’a-t-elle point paru isolée ? Ou n’imprime point des pasquinades à la suite de l’Office des Morts.

Vous avez décerné à M. Albert Sorel le prix Vitet. M. Albert-Émile Sorel de notre cher et éminent confrère. L’historien de la Diplomatie sous la Révolution et l’Empire, le grand et l’intègre écrivain que l’Institut entier a voulu honorer en lui décernant le prix Osiris.

J’ai hâte d’arriver à un volume qui donne des espérances et qui apporte des consolations. Celui auquel l’Académie décerne le prix du Roman. M. Pierre Benoit est un jeune. Outre de jolis vers, dispersés dans des revues éphémères, il a jusqu’ici publié deux volumes : Königsmarck et l’Atlantide. En décernant au dernier ce prix qu’elle dégage ainsi des étreintes psychologiques et qu’elle restitue aux récits à la française, aux drames vigoureux, aux tableaux nets et prompts, l’Académie n’a point prétendu signaler un chef-d’œuvre : elle a seulement constaté une œuvre, et encouragé un ouvrier.

De nos jours, dans un pays fantastique que, par le prestige d’une érudition abondante et factice, l’auteur parvient à rendre vraisemblable, au fond des déserts, hors de toutes les routes, mais relié à notre humanité par un système inédit d’ondes et par un peuple d’espions, une femme, de race divine, règne, incomparable de beauté, de science et de caprices, employant à se rechercher des amants qu’elle tue ensuite, une puissance qui n’a trouvé aucune limite. C’est une histoire qui pourrait être licencieuse et qui, par la vivacité du récit, garde son ingénuité, échappe à l’obscénité comme à la niaiserie, reste vraisemblable, intéressante, faut-il dire amusante ? À certains endroits, une pointe de mauvais goût laisse, dans l’exubérance, percer la jeunesse. Mais le fruit est frais, il est intact, il est savoureux, et l’on peut dire que, cette fois, le Prix du Roman annonce un romancier.

Des prix que vous réservez à la critique littéraire, vous avez attribué l’un à M. Lintilhac, l’autre à M. Mauclair. M. Lintilhac qui, comme on sait, est vice-président du Sénat, a été remarqué jadis pour un travail sur Beaumarchais que vous avez couronné et pour une étude sur Lesage qui fait partie de la Collection des grands Écrivains. Il s’est imposé la lourde tâche d’écrire une Histoire générale du Théâtre en France, et, par les cinq volumes qu’il a publiés, on peut penser qu’il l’a accomplie. Suivant le développement chronologique de la Comédie, il énumère les pièces, en rend un compte sommaire, dans une forme qui tient de la conférence et s’appliqué à présenter, par de longs extraits la conception dramatique, les procédés comiques et le style de l’auteur. Un ne saurait méconnaître la valeur d’un système qui met ainsi à la portée du public un cours complet de littérature dramatique.

Toute différente est la formule adoptée par M. Camille Mauclair, auquel vous avez décerné le prix J.-J. Weiss. M. Camille Mauclair qui a derrière lui un lourd et riche bagage, a cherché avec passion à pénétrer les questions d’art. Nul n’a mieux réussi à s’en approprier la substance. Dévot en même temps de l’art pictural et de l’art musical, il professe un goût très vif pour des thèmes hasardés qui ne sont pas de notre ressort, et cette tendance l’a sans doute mieux préparé qu’homme au monde, à saisir les beautés de l’art que pratiquait Baudelaire. L’œuvre de celui-ci demeure avec ses splendeurs. Elle seule importe : certaines correspondances récemment publiées n’y ajoutent ni n’en retirent rien. Ne prenons donc que celle-ci, et, s’il vous plait, ne gardons pas trop l’auteur et, en thèse générale, les auteurs.

Le dernier des prix dont l’Académie disposait, le prix de la Langue française, a été décerné, comme suprême hommage aux braves qui sont morts pour la France, Mgr Lemaître, évêque du Soudan. Mgr Lemaître est l’évêque du plus grand diocèse du monde, un diocèse dont le territoire égale huit fois environ la superficie de notre France continentale. Il y entretient treize centres de missions et quatre cents postes de religieuses. Il a créé des écoles françaises, des ouvroirs, des écoles d’apprentissage pour menuisiers ou maçons, des associations agricoles, des sociétés de bienfaisance, des dispensaires. Par les Pères Blancs, la charrue a été introduite ; les bœufs ont été dressés ; les barrages ont été formés pour les irrigations ; le coton et les autres textiles ont été mis en culture ; des greniers de réserve ont été établis : des mulets ont été acclimatés pour remplacer le portage à tête d’hommes, et cette œuvre immense de souverain pacifique, ne représente qu’une part médiocre de l’œuvre de Mgr Lemaître et de ses frères. Il a été, sur ce continent, le créateur de l’industrie et du commerce, l’initiateur de l’agriculture. Il a été, pour la France, surprise par une agression brutale, un grand recruteur d’hommes. La France lui avait concédé une sorte d’autorité morale sur les troupes soudanaises. En 1914, il reçut du Gouvernement de la République, pour la chrétienté du Soudan, la reconnaissance du statut chrétien, comme seul droit légal : ce fut lui qui, durant la guerre, obtint la création du corps d’interprètes pour les troupes noires. L’influence qu’il exerçait a justifié, et au delà, les missions que M. Clemenceau lui a confiées près des bataillons soudanais. Écoutez ceci : soixante pour cent des troupes noires ont été fournies à la France par le Soudan ; soixante-dix pour cent des Soudanais qui sont venus combattre avec nous dorment leur dernier sommeil dans la terre de France.

« Pour faire les œuvres de la plus grande France au Soudan, a dit Mgr Lemaître, il me faut deux choses : dévouement et argent. De la première, mes missionnaires se chargent : aux Français de France de se charger de l’autre. » Et c’est pourquoi l’Académie, qui prétend représenter quelque chose de la France, offre à Mgr Lemaître, ces dix mille francs pour fonds de bourse.

Nous n’avons rien à offrir que notre admiration à celui qui, avec une admirable compétence et cette foi qui transporte les montagnes, s’est fait l’apôtre de l’emploi des troupes noires en Europe. Par la conférence, par le journal, par la brochure, par le livre, il répandait la conviction qui apporta le salut. Car, sans les troupes noires, recrutées par Mgr Lemaître, commandées et manœuvrées par le général Mangin, dressées et entraînées par nos cadres blancs d’officiers et de sous-officiers, qui donc eût osé affronter le choc suprême et la redoutable énigme des suprêmes batailles ?

J’ai fini, Messieurs, j’ai été long et m’en excuse. Au moins ai-je prétendu, à la première fois où je parle de cette place, que ma parole fût un hommage aux combattants et aux morts. J’aurais voulu que ce discours fût digne d’eux, égal à la noblesse de leur sacrifice, mouillé des larmes que nous devons à nos enfants, mais ils se refusaient aux louanges et dédaignaient les épithètes. Cette simplicité dans l’héroïsme imprime à cette guerre un trait essentiel. Messieurs, nos soldats ne nous ont pas appris seulement à mourir, mais à vivre, à parler et à écrire. Comme disait l’un d’eux, ils n’aimaient point le falbala. S’il se trouve des romanciers qui, dans des proses imagées et lyriques, dépassent les vraisemblances et formulent des déclamations insincères, le camarade rabat d’un geste l’exagération des phrases : « Tu nous bourres le crâne », dit-il. — Et c’est assez.