Rapport sur les prix de vertu 1918

Le 28 novembre 1918

Denys COCHIN

RAPPORT SUR LES PRIX DE VERTU

PAR

M. DENYS COCHIN
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE

Lu dans la séance publique annuelle du 28 novembre 1918

 

MESSIEURS,

Qui de nous a parcouru la France, comme j’ai été appelé à le faire pendant le mois de septembre dernier, sans répéter maintes fois en soi-même cette réflexion de La Bruyère : « J’approche d’une petite ville et je suis déjà sur une hauteur d’où je la découvre. Je me récrie et je dis : Quel plaisir de vivre sous un si beau ciel et dans un séjour si délicieux ! »

C’est là le compliment que mérite, presque partout où on lui fait visite, notre admirable pays.

Le voyageur demeure ébloui quand, après un parcours rapide, il revoit en imagination les herbages normands, les plaines de la Beauce, les forêts entourant Paris d’une magnifique ceinture ; la citadelle d’Auvergne, les remparts des Pyrénées et des Alpes, d’où se précipitent des eaux maintenant asservies, et utilisées ; elles ne regagneront le lit des fleuves et n’iront féconder les campagnes qu’après avoir fourni à l’industrie une somme de travail et de richesse. Dans nos cités actives et riantes, l’aspect de la misère, après une guerre si longue, n’apparaissait nulle part ! — Et le peuple laborieux, malgré la plus horrible épreuve, respirait toujours la vaillance, la bonne volonté, presque la gaieté. Si nous en jugeons par les monuments du passé, églises, hôtels de ville, statues, vitraux, grilles forgées, combien les villes françaises devaient être belles dès le temps de La Bruyère !

Cependant La Bruyère, moraliste amer, ajoute aussitôt : « Je descends dans la ville où je n’ai pas couché deux nuits que je ressemble à ses habitants ; j’en veux sortir. » Cette parole morose a servi d’épigraphe, il y a plus d’un siècle, à une jolie comédie de notre confrère Picard, qui fut un ancêtre de notre confrère Labiche. Picard nous mène dans la petite ville en chaise de poste, et nous oblige à y séjourner, grâce à l’artifice scénique bien connu d’une roue brisée. Surviennent une vieille coquette, un bretteur, d’ailleurs peu convaincu, un chicaneur en quête de procès, des bavards, des médisants. Et voilà la jolie petite ville devenue déplaisante. Encore La Bruyère et Picard ne l’avaient-ils pas connue en temps d’élections !

Mais leur peinture n’est point complète. Ne vous contentez pas de regarder au passage, en leur aspect extérieur, les murailles et les toits. Arrêtez-vous. Pénétrez dans les demeures. Apprenez à connaître les habitants. Vous ne trouverez pas seulement de petits défauts et des travers ridicules... Vous prendrez une meilleure opinion, par exemple, si vous parcourez les dossiers des Prix de Vertu.

Vous apprendrez que de beaux traits se sont accomplis dans la petite ville, et ont obtenu sans réserve, sans jalousie, le cordial assentiment de l’opinion publique. Toutes les âmes qui prennent part à ce concert de l’opinion publique ne sont pas sans doute des saintes âmes : il est des gens, comme a dit Boileau dans une épître,

Amis de la vertu plutôt que vertueux.

Mais le concert n’en est pas moins touchant. Vous ne direz plus alors : j’aime mieux sortir. La petite ville, avec sa rivière, ses boulevards bordés de grands arbres, ses clochers, ses vieux hôtels silencieux, et ses usines laborieuses, retrouvera un charme élégant, quand vous apprendrez que l’espèce humaine — votre famille — ne s’y montre point toujours ridicule et méchante ; et que de modestes et héroïques vertus pratiquent et y persévèrent pendant de longues années. Il semble alors que, partant de quelque pauvre maison, un rayon de pure lumière éclaire et embellit toute la petite cité.

Rares exceptions ! reprendra le moraliste sévère. Et en effet, Messieurs, les prix de l’Académie ne sont pas décernés à des mérites ordinaires.

Par exemple, beaucoup de fondateurs vous ont invités à récompenser les vertus familiales : mais vous ne donnez pas le nom de vertu à la simple exécution des devoirs d’un père envers son fils, ou des enfants envers leurs parents. Vous voulez que le dévouement familial s’étende au delà de ces bornes étroites et aille chercher des charges que n’imposaient ni la loi, ni même la nature ! Combien de pieuses femmes sont devenues de véritables mères pour des neveux abandonnés ! ou même pour des abandonnés qui ne leur étaient rien ! Élever ses enfants, c’est le devoir élémentaire. S’ils sont extrêmement nombreux, le don si généreux et si judicieux de M. Lamy vous permet d’offrir une aide légitime, un encouragement, mais non un prix de vertu.

Où commence, en ce genre, la vertu ? Où est la limite qu’elle fait franchir ? Victor Hugo nous l’a indiquée d’un mot, dans la pièce des Pauvres Gens. Vous vous souvenez : le Pêcheur rentre, battu de l’orage, des filets ruisselants sur l’épaule ; et sa femme avoue en tremblant qu’elle a recueilli les deux enfants d’une pauvre veuve, leur voisine, morte dans la journée. Le Pêcheur répond simplement :

Nous avions cinq enfants : cela va faire sept.

— Voilà la vertu. — L’exemple est digne d’admiration ; mais non point de surprise, car les attestations que vous recevez le montrent beaucoup moins rare qu’on ne pourrait croire.

Et ce qui n’existe pas chez nous — ou du moins ce qui n’ose pas se montrer — c’est la fausse sagesse qui se détournerait de pareils exemples et oserait les traiter de généreuses folies. L’égoïsme est répandu partout, mais chez nous, il ne peut pas s’afficher. Le cynisme n’est pas accepté comme une preuve de force d’âme et la nécessité du dévouement ne se discute pas.

Au temps où j’étais Conseiller municipal de Paris, nous discutions un jour, en Commission, un règlement pour les mariniers de la Seine, et avions appelé les gens du métier. Un des plus considérés, né et élevé sur la rivière, devenu possesseur d’une vraie flottille de dragueurs et de péniches, était connu pour avoir offert à sa vieille mère un somptueux bateau, de trois cent mille francs. « Nous sommes devenus riches, avait-il dit, et je puis consacrer cette somme à te bien loger, à la ville ou à la campagne. » — « Mais que ferai-je, avait répondu la vieille dame, d’un hôtel ou d’un château ? Donne-moi un beau bateau, où j’achèverai mes jours près des gens avec lesquels j’ai vécu et que je pourrai quelquefois aider et consoler encore. »

Le Préfet de la Seine, ou un de ses directeurs, avait soumis entre autres à notre délibération un article à peu près ainsi conçu : « En cas d’accident et de danger les mariniers présents sont requis de se porter au secours de leurs camarades. » À ces mots, l’homme au beau bateau se leva et dit : « Je sors. Je ne suis pas venu pour entendre insulter ma corporation. » — Sa colère n’était pas feinte. Il répétait d’une voix tremblante : « On n’inscrit pas de pareilles choses dans un règlement de police. » Il avait cent fois raison, et nous biffâmes le malencontreux article.

Je me rappelle cette petite scène parce qu’elle met en lumière deux traits du caractère français : révolte généreuse chez le marinier, et manie de réglementer du côté de l’Administration. L’esprit qui animait le premier se retrouve dans les lettres qui sollicitent des Prix de Vertu. — À la vérité l’Académie ne reçoit pas toujours des pages vraiment éloquentes comme celles que Mme Marguerite Aron consacre à Virginie Vallée : une vieille servante qui, après trente ans de dévouement fidèle, garda la maison de ses maîtres, aux environs de Reims bombardée, et dont le bras laborieux et inoffensif fut cruellement déchiré par l’éclat d’un obus allemand. Mais tous les témoignages sont émouvants, tant ils sont empressés et sincères.

Les signatures sont nombreuses : toutes les professions, toutes les situations sociales se rencontrent. Le maire, le curé, l’instituteur, l’ouvrier, le négociant, le colonel, le notaire, tout le monde s’entend, tout le monde s’arrête avec respect devant la Vertu. Il nous semble, à nous lecteurs, que la scène se reproduit et que les signatures s’inscrivent devant nos yeux. Je crois qu’un graphologue, même médiocrement clairvoyant, reconnaîtrait à l’écriture les sentiments qui inspirent divers témoignages. Au bas d’une proclamation politique, les adhésions ont le plus souvent un air résigné : sauf pourtant quelques paraphes d’allure hargneuse et provocante.

Mais ce n’est ni par complaisance, ni par défi que se signent les demandes de Prix de Vertu. On croit entendre la voix, l’accent de ceux qui les donnent : « Vous voulez mon nom ? — C’est pour la respectable personne de la rue des Orfèvres ou de l’impasse du Cloître. — Ah ! bien volontiers ! Et grand merci d’avoir songé à moi. »

Comment en effet un habitant d’Autun refuserait-il son témoignage à Mesdemoiselles Père ? — Il les connaît de longue date. Ce sont maintenant de vieilles demoiselles de soixante-dix et soixante-quatorze ans. Leur père, aigri, neurasthénique, un raté, aurait dit Alphonse Daudet s’était tiré un coup de revolver, en un jour de détresse, et avait raté sou suicide, comme d’ailleurs tout ce qu’il entreprenait. Elles ont consolé, entretenu, soigné avec tant de tendresse filiale ce pauvre maniaque, qu’elles l’ont fait vivre quatre-vingt-huit ans. Leur frère ne valait pas beaucoup mieux : un magasin de chaussures, mal géré, fut fermé après faillite, bien que les sœurs eussent plus d’une fois payé des traites à l’échéance. Elles élevèrent alors les quatre enfants du frère. Comment ? — Avec quelles ressources ? — La tante Marie était employée chez une mercière. La tante Madeleine était devenue habile en l’art de la coiffure, et s’en allait en ville embellir, avec ses doigts de fée, les dames élégantes, qui lui donnaient un petit salaire. Jolie elle-même et d’aimable humeur, elle avait reçu et rejeté mainte proposition de mariage. Ne fallait-il pas d’abord soutenir le vieux père débile, et élever chrétiennement les enfants ? — Aujourd’hui, une nièce, honorablement mariée, est venue à Autun auprès des vieilles tantes. Deux neveux sont soldats ; elles vont voir l’aîné à l’hôpital : c’est un glorieux blessé. Les tantes Marie et Madeleine ont leur récompense.

Continuons un peu si vous le voulez bien, pour répondre à La Bruyère et à Picard, cette visite aux petites villes de France.

Sortons d’Autun par la porte Romaine, emportant le souvenir de Saint-Symphorien, immortel chef-d’œuvre d’Ingres, et transportons-nous à Annecy, non pas sur les bords charmants du lac, mais dans une petite rue sombre, la rue Sainte-Claire. Là demeure une jeune servante, qui a maintenant vingt-six ans, Marie André, et, avec elle, une pauvre infirme, atteinte de rhumatisme déformant, les jambes paralysées, le cou plié et ankylosé, le menton appuyé sur la poitrine : c’est la fille des anciens patrons de Marie. Marie était entrée à treize ans chez les époux Rouby, propriétaires à Chavanod, avec onze francs de gages par mois. Et maintenant elle recueille et nourrit leur fille ! Il y eut là encore de mauvaises affaires ; maison et terre furent vendues, avec réserve de jouissance au dernier survivant. Rouby meurt bientôt : sa femme ne survit que peu de mois. Que deviendra Léa Rouby, paralytique, défigurée, sans un liard d’héritage ? — Les parents n’avaient pas prévu que cette épave humaine pût devenir le dernier survivant. Alors Marie André l’emmène avec elle, l’installe chez elle à Annecy, lui donne un lit, invente une petite poulie pour la retourner doucement. C’est la fille de ses maîtres, de maîtres envers lesquels elle n’a d’autre obligation que d’avoir reçu, pour beaucoup de travail, onze francs par mois ! Elle pourvoit seule à l’entretien du pauvre être abandonné et oublié !

À Montluel, dans l’Ain, les habitants voient quatre fois par jour une grande demoiselle s’avancer d’un pas assuré le long des rues, portant dans ses bras un gros garçon de treize ans. C’est Mlle Joséphine Berthod. Son neveu est paralytique de naissance. Elle a pris chez elle Henri Perron, tout petit et infirme. Avec des soins infinis, elle a voulu le faire vivre : semblable à celle que Hugo a appelée ; « Ma mère obstinée » Et maintenant ne faut-il pas que cet enfant s’instruise ? Elle le prend dans ses bras et le porte à l’école !

Vous parlerai-je de Hortense Boisin, née en 1891, à Mervans (Saône-et-Loire), et aînée de douze enfants ? Son père meurt en 1912, sa mère en mars 1914 : et quelques mois après le grand frère de vingt et un ans, François, part pour la guerre. Il était, pour Hortense, le dernier soutien. Elle ne se décourage pas, et gouverne à elle seule la maison et les dix enfants qui y demeurent avec elle.

Mlle Langlois, de Boulogne-sur-Seine, ouvrière de l’usine Renault, donne le même exemple admirable : elle a un frère gravement blessé ; un autre frère, mobilisé, laisse derrière lui une femme et six enfants ; sur elle seule retombe toute la charge de l’entretien de la vieille mère, et elle trouve encore moyen fort souvent de venir en aide à ses belles-sœurs.

De même à Ajaccio, rue du Capitaine Levrilli, Virginie Renucci, depuis l’âge de treize ou quatorze ans (elle en a maintenant cinquante-trois) a travaillé pour sa mère veuve, pour ses six frères et sœurs ; et elle a repris à sa charge — quand l’âge mûr fut venu, et que la tâche paraissait achevée — son frère tuberculeux et une sœur infirme.

À Limours, près de la vallée de Chevreuse, une brave petite fille de douze ans, Georgette Marigot, avant perdu sa mère, a entrepris d’élever huit frères et sœurs et a réussi dans sa tâche pendant que son père, cantonnier, cassait des pierres sur les chemins.

Messieurs, mon éminent confrère et ami, M. Lavisse, vous disait dans le dernier rapport : « Notre palmarès nommera les lauréats des prix individuels. Je regrette de ne pouvoir proclamer ici leurs noms, ni les louer comme le voudraient la justice et les émotions que j’ai ressenties à la lecture des témoignages mérités par leurs vertus ; je dois me hâter vers des œuvres considérables que l’Académie a récompensées. »

Je suis, vous le voyez, une méthode contraire, et j’ai, cette fois, appelé votre attention sur les prix individuels. Il est deux œuvres cependant que je ne puis passer sous silence et laisser simplement inscrire à notre palmarès.

D’abord les Nouvelles du Soldat. Pardonnez-moi de réserver à cette belle œuvre un souvenir et une marque d’intérêt personnels. À la fin de septembre 1914, au groupe des Députés de la Seine, qui se réunissait tous les jours, et que j’avais l’honneur de présider, chacun de nous recevait de nombreuses lettres peu lisibles, confuses. et ayant été souvent mouillées de larmes : lettres de mères, d’épouses, de sœurs, inquiètes du sort d’un soldat. Notre seule ressource était d’écrire à Bordeaux où le service des renseignements avait été transporté comme les autres. Nous eûmes l’idée de mettre en commun cette émouvante correspondance et de commencer un classement. Des amis dévoués se chargèrent du travail : un bureau fut bientôt constitué, où se rencontraient des socialistes et des conservateurs, des catholiques et des protestants, et aux dépenses duquel contribua un don de la colonie arménienne : l’Union sacrée la plus parfaite régnait à l’effet d’obtenir des « Nouvelles du Soldat ». Bientôt cette agence bénévole ne se contenta pas de transmettre la correspondance à Bordeaux ; elle entreprit des recherches pour son compte, procéda avec tant d’ordre et de méthode et de succès qu’elle obtint du Ministère de la Guerre non seulement des remerciements et des éloges, mais la franchise postale et la reconnaissance d’utilité publique. Les « Nouvelles du Soldat » trouvèrent de précieux collaborateurs parmi les pères et mères de soldats. En ce nombre, ont figuré plusieurs de nos confrères. Le dévoué président de l’œuvre, M. Toussaint, grâce à son infatigable persévérance et à sa sagacité d’ancien magistrat, aura pu éclairer, aider de nombreuses familles ; quelquefois même il aura eu la joie de les rassurer !

Je vous dirai aussi quelques mots d’une belle œuvre parisienne. C’est le syndicat des employés du commerce et de l’industrie, dont le siège social est établi, 5, rue Cadet. En 1887, dix-sept jeunes employés se réunissaient chez le frère Hieron, des écoles chrétiennes, rue des Petits-Carreaux, et se groupaient, sous le régime nouveau de la loi du 21 mars 1884, pour défendre leurs intérêts professionnels et améliorer leur sort. Le progrès fut rapide : un bureau de placement, une société coopérative, une caisse de prêts gratuits, apportèrent l’aide matérielle ; le développement intellectuel fut assuré par des cours du soir, une commission d’études économiques, des conférences nombreuses et brillantes, présidées par nos confrères MM. Fagniez, Joly, Lacour-Gayet, Le Chatelier : par MM. l’amiral Bienaimé, Denais, Charles Roux, l’amiral-Bayle. À la veille de la guerre, le 18 juillet 1914, le syndicat achetait, pour y établir ses services, moyennant à 4l0 000 francs, la maison de la rue Cadet, C’est vous dire qu’il avait prospéré. Voulez-vous savoir s’il était patriote ? Ouvrez le Livre d’or du syndicat au 15 avril 1918 : vous trouverez 546 morts au champ d’honneur et, 244 blessés.

Telle est l’œuvre à laquelle l’Académie a décerné un des prix Broquette-Gonin.

 

Je reviens encore pour quelques instants aux prix accordés aux mérites individuels. Je ne vous avais parlé que des récompenses obtenues par les vertus familiales. Ce ne sont pas les seules récompenses que l’Académie ait à décerner.

Voici, par exemple, une attestation venue de Marseille, revêtue de centaines de signatures, et où je lis cette phrase : « Notre candidat est un de ces hommes de plus en plus rares à notre époque, qui se jouent de leur existence propre pour sauver celle de leurs semblables. »

Victor Hugo a célébré, en des vers superbes, ces redresseurs de torts, ces protecteurs du faible qui, autrefois, couraient le monde, vêtus d’une armure et la lance au poing.

… Eviradnus,

Vieux, commence à sentir le poids des ans chenus.
Mais c’est toujours celui qu’entre tous on renomme,
Le preux que nul n’a vu de son sang économe ;
Chasseur du crime, il est nuit et jour à l’affût.

Ne croyez-vous pas qu’avec tous les changements que comporte notre époque civilisée, l’esprit de ces chevaliers errants revit en un homme tel que Josué Ange Mossé ? Celui-là ne fut jamais « de son sang économe » et a toujours été à l’affût des périls à courir pour aider son prochain. Les sauvetages qu’il a opérés se comptent par centaines. Il a commencé tout petit, à douze ans, se jetant à la mer pour repêcher un jeune camarade. Il a arrêté des chevaux emportés ; il a aidé la police à s’emparer d’un bandit ; vingt fois, il est entré dans des maisons en flammes et a rapporté des femmes et des enfants dans ses bras. Il a été souvent et gravement blessé, notamment par un ours échappé d’une ménagerie. Victor Hugo achève le portrait de son chevalier errant en ce vers :

Il écoute partout si l’on crie : Au secours !

N’est-ce pas la devise qui convient à toute la vie de Ange Mossé ? Vous le jugerez digne assurément du prix- que l’Académie ajoute à ses nombreuses médailles de sauvetage.

Roger Vanier ne porte qu’une médaille : mais c’est la Médaille militaire. Petit et chétif, il était attaché dans le Midi au service auxiliaire. Envoyé au front, à force d’instance, il a trouvé moyen de se distinguer, ce qui n’était pas facile entre tant de camarades vaillants et dévoués. Ne s’est-il pas avisé un jour de ramper jusqu’aux tranchées allemandes et d’y sauter en brandissant son brassard de la Croix-Rouge ? Il voulait obtenir quelques heures de répit pour enterrer les morts : ce que les Allemands, stupéfaits de son audace, accordèrent.

Un autre jour, au contraire, il jette son brassard, bondit hors de la tranchée en criant : « En avant ! » et marche à l’ennemi avec ses camarades en armes : il fut blessé ce jour-là. On le retrouve partout, dans les plus terribles batailles, à Moronvilliers, à Perthes-les-Hurlus, devant Verdun, allant ramasser les blessés sous les bombardements et les rafales des mitrailleuses et obtenant les plus chauds éloges de ses chefs.

Je rends hommage, bien volontiers, à de si brillants mérites. Mais je ne voudrais pas passer sous silence le mérite modeste d’un respectable ouvrier mécanicien, M. Joseph Bethel. Il a soixante-dix-huit ans : il vient de perdre la vue. Sans cela ses mains encore fermes et habiles eussent continué le travail auquel il se livrait, sans un jour de discussion ou de dégoût, dans la même maison, depuis trente-neuf ans !

J’aurais encore mal fait mon choix parmi les portraits que j’avais à vous présenter si je ne vous faisais connaître Mme Bizolon.

Mme Bizolon est une cordonnière lyonnaise, restée veuve toute jeune, avec un fils, il y a vingt-quatre ans. Elle a travaillé ferme pour élever et instruire ce fils, et l’a vu, dès le premier jour, partir pour la guerre. Dès qu’elle a été seule, elle n’a eu qu’une pensée : aider, encourager les soldats : non pas tels ou tels filleuls, choisis et connus. Mais tous les soldats qui passent — car tous lui rappellent son fils. Elle imagine d’aller à la gare de Perrache, au passage des trains, et de leur apporter son propre déjeuner. Peu à peu elle intéresse des voisins à sa bonne œuvre, et obtient quelques concours. On la voit alors arriver avec de grands arrosoirs pleins de café chaud et de chocolat. Cela se passait vers cinq heures du matin ; et elle se levait à trois heures, de façon à ménager à ses petits (c’est le nom qu’elle leur donnait) une bonne surprise, en ce moment mélancolique qui suit une mauvaise et froide nuit, sans beaucoup de sommeil.

Elle ne manqua qu’une seule fois à cette pieuse obligation qu’elle s’était imposée. Cc fut le jour où elle apprit la mort de son fils, tué à l’ennemi. Dès le lendemain elle revenait à son poste.

Messieurs, vous approuverez, j’en suis sûr, la récompense accordée par l’Académie à Mme Bizolon, et à son œuvre : Le Déjeuner du soldat. La demande est appuyée par beaucoup de notables Lyonnais, à la tête desquels figure M. le maire Herriot.

 

J’ai gardé, pour terminer ma liste, la petite notice consacrée à Augustine Rousseau. Celle-ci mérite en effet une mention spéciale, ne fût-ce que parce qu’elle est née à Montyon, et qu’elle habite ce village perché sur une  colline, près de la route qui a de Meaux à Ermenonville, village dont le premier fondateur des prix de vertu a illustré le nom.

Augustine Rousseau perd sa mère peu de jours après la naissance d’un neuvième petit frère. Le père, désolé, découragé, se met à boire. Il n’a pas à aller loin : il est épicier-cabaretier. Le commerce, comme on le pense, périclite. La maladie et la misère menacent. Augustine se livre à une tâche surhumaine ; elle met le bébé en nourrice, envoie les autres enfants à l’école. Puis — entreprise plus difficile — elle persuade son père d’aller travailler aux champs, loin de ses litres d’alcool. Elle se met elle‑même au comptoir. Elle augmente sa clientèle : elle imagine une distribution de journaux à domicile. Les années passent ; le canon de la guerre tonne parfois bien près de son village et de sa petite boutique. Rien ne la trouble. Et par bonne fortune, elle réussit. Le père est plus sage, les enfants s’élèvent, les affaires vont bien. Est-ce la une raison qui doive détourner d’elle votre attention bienveillante ? — Non, certes. M. de Montyon, dont l’ombre doit veiller encore sur ce village, et sur Augustine Rousseau, ne vous approuverait pas : car il voulait que la vertu obtint, même en ce monde, une récompense.

En tous ces récits d’action vertueuses, le théâtre change et les circonstances aussi. Nous rencontrons des races différentes, et des éducations aussi fort différentes. Il est probable que les caractères ont peu de traits communs ; si je connaissais ces personnes je pourrais essayer de vous les peindre, et les portraits sans doute n’auraient entre eux aucune analogie. Mais sachant d’elles seulement ce qu’on m’a raconté, je ne puis mettre, dans mes récits, aucune variété. Car la vertu est monotone ; elle peut avoir l’accent flamand, parisien ou provençal, mais elle tient partout le même langage. Il n’y a qu’une manière de se donner sans retour.

Quels sont les signes invariables auxquels se reconnaît la vertu ? — J’ai voulu consulter les philosophes du XVIIIe siècle, contemporains ou maîtres de M. de Montyon, et qui ont tant disserté sur ce sujet. Ils confondent le plus souvent la vertu avec le bonheur. Ils ont tort : elle peut le procurer, mais elle ne le cherche pas !

La Mettrie, par exemple, oppose Zénon et Sénèque à Épicure. « Vivre tranquille, sans ambition... N’être troublé par aucune passion ou plutôt n’en point avoir... N’avoir ni craintes, ni frayeurs — se dépouiller de toute inquiétude ; mépriser la vie même. » II décrit ce genre de félicité ; et il s’empresse de nous assurer qu’il n’en veut point pour lui-même. « Que nous serons antistoïciens, s’écrie-t-il. Ces philosophes sont sévères, tristes, durs. Nous serons doux, gais, complaisants... Ils se montrent inaccessibles au plaisir et à la douleur, nous nous ferons gloire de sentir l’un et l’autre. Tout âmes, ils font abstraction de leurs corps ; tout corps nous ferons abstraction de notre âme ! »

S’étant dévouées corps et âmes, les personnes que nous venons de louer n’appartiennent ni à l’école de Sénèque, ni à celle de La Mettrie. S’aguerrir contre les revers, ou se plonger dans les jouissances sont deux moyens opposés d’assurer sa postérité : à cela elles n’ont pas songé un instant. Elles n’ont pensé qu’à aider leurs semblables, étant animées de ce sentiment sublime qu’on désigne maintenant sous le nom d’altruisme, et qu’en bien meilleur français, on appelait charité autrefois.

De nos jours, beaucoup d’esprits sont portés à attribuer à des penchants héréditaires une puissance coercitive sur notre conduite en ce monde. Le mérite personnel, ou la faute de l’individu seraient singulièrement atténués, d’après eux, et toujours partagés entre celui-ci et ses ancêtres. Sa volonté serait restée emmaillotée dans des liens héréditaires, orientée à l’insu de lui-même, dans un sens déterminé par d’autres volontés depuis longtemps éteintes et qui, néanmoins, dans son âme, auraient survécu. Un ancêtre oublié pourrait ressusciter sous notre figure, s’emparer de nous, reparaître en nous. La vieille superstition des revenants revêt une forme nouvelle : nous serions nous-mêmes des revenants, nous serions les ombres de nos grands-parents. Notre illustre et si aimé et regretté confrère Eugène Melchior de-Vogüé avait défendu cette thèse, à mes yeux paradoxale, dans son beau roman, Les Morts qui parient. Sa puissante imagination avait aperçu, au Palais-Bourbon, derrière les députés, les fantômes de leurs divers ascendants. Un malentendu a toujours régné entre lui et la Chambre. Je n’ai jamais aperçu, quant à moi, aucun fantôme derrière les députés, mes collègues ; mais seulement les figures très réelles de leurs électeurs.

La littérature contemporaine a fait un vrai abus de ce mot : tendances ancestrales ! Elle l’emploie le plus souvent à propos d’une explosion de barbarie et de férocité, et au détriment des arrière-grands-parents.

Un autre vocable tout à fait contradictoire, et d’un emploi aussi fréquent, est plus bienveillant pour ceux-ci et plus désobligeant pour les contemporains ; c’est celui de dégénéré. Ce qualificatif est attribué avec une grande facilité par les médecins philosophes à leurs semblables.

Le Dr Max Nordau a consacré un livre aux dégénérés. Il paraît que nous en rencontrons partout, et là même où nous nous y attendons le moins. Par quel diagnostic le docteur arrive-t-il à les reconnaître ? — Il imagine par exemple que Goethe et Schopenhauer aient pu vivre sans génie et n’aient rien écrit. Le premier demeurerait un aimable homme bon voisin ; le second ne serait plus qu’un être insupportable. Schopenhauer était donc un dégénéré. Quelle puérile supposition ! — Goethe et Schopenhauer sans génie n’existent plus, ni l’un ni l’autre ! Et que nous importe que Schopenhauer, qui a ajouté une part à la somme des pensées de l’humanité, ait vécu maladif et d’humeur maussade ?

Un autre savant a décrété qu’un homme peut être vigoureux de corps, doué de grandes qualités d’esprit et même de cœur, et néanmoins dégénéré. Pourquoi dégénéré ? — Parce qu’il porte un signe physique déclaré signe de dégénérescence par l’oracle médical, sans autre explication. Tel est le prognathisme, disposition de la mâchoire inférieure, qui existait chez Dante, si le profil peint par Giotto, sur le mur du Bargello de Florence, est véritable !

L’auteur publie, à l’appui de sa thèse, des portraits d’illustres familles, prognathes de père en fils, depuis des siècles, depuis les croisades, depuis le premier fondateur de la race ; familles dégénérées, d’après cela, avant même de s’être fait connaître ! Il doit y avoir parmi nos Prix de vertu des prognathes : cela ne leur ôte rien de mon estime. L’observation est la grande ressource de la science ; mais à elle seule et sans un peu de raisonnement, l’observation ne suffit pas. « L’ignorance de la Logique apprête des erreurs au médecin, et les lui fait avaler à longs traits », a écrit La Mettrie, qui cependant était médecin[1].

« Le médecin, dit-il encore, se contente de ses observations, le métaphysicien de ses raisonnements : ils se méprisent l’un l’autre au lieu de s’estimer. L’amour-propre s’en mêle et la vérité s’éclipse. »

Aux uns et aux autres, nous pouvons apporter aujourd’hui de nombreux exemples contraires à la toute-puissance de l’atavisme.

Les prix de vertu nous montrent sans cesse des enfants sublimes, nés de parents ivrognes et débauchés. Mlles Père ou Augustine Rousseau ne tenaient point assurément de leurs auteurs leur merveilleux esprit de conduite. Il en est du génie comme de la vertu : ce ne sont pas des produits de sélection comme la vitesse chez les chevaux, l’odorat chez les chiens, le poids musculaire chez les bœufs. Le père de William Shakespeare était un petit gentilhomme campagnard, ne connaissant d’autre joie que de galoper dans la plaine, à la poursuite des lièvres.

Il y a des traditions d’honneur dans les familles, mais il n’y a point de tendances fatales. L’influence des aïeux agit sur les descendants comme le ferait un conseil qu’ils peuvent librement recevoir, ou repousser. Elle est présente à leur mémoire ; elle s’exerce sur leur esprit ; elle ne se transmet pas dans leur sang.

Atavisme, tendances ancestrales ! Si vous adoptez ces hypothèses, une puissance héréditaire et mystérieuse vous semblera provoquer et diriger toutes les résolutions dun vivant. Un penchant sera substitué à la volonté substitué à l’homme. Une part trop grande sera accordée à la fatalité ; une part beaucoup trop étroite à la liberté.

Les grands spectacles que l’humanité nous offre aujourd’hui ne sont-ils pas contraires à ces doctrines fatalistes ? Voyez cette noble armée américaine qui est venue apporter son concours à notre victoire. La nation qui nous l’envoie a été unanime à embrasser notre cause. Mais d’où provient, chez elle, cette unanimité ? Qui l’a créée ? Chez tous ces combattants, la raison a clairement compris que nous défendions la justice. La volonté, par suite, a embrassé notre cause : et cette adhésion raisonnée et libre en est pour nous plus précieuse. Que de divergences au contraire se seraient produites, si, dans cette généreuse et jeune nation, les tendances ancestrales avaient exercé une action décisive ; si, suivant l’expression d’Eugène Melchior de Vogüé, les morts avaient parlé !

Les innombrables exemples de vertu militaire qui se sont déployés chez nous ne doivent-ils pas nous inspirer de semblables réflexions ? Cette vertu — prise dans le sens du mot latin — s’est donné carrière pendant plus de quatre ans de luttes acharnées, sur un très petit morceau du territoire de la patrie, défendu et reconquis pied à pied par une armée qui est toute la nation. Les historiens, les philosophes iront-ils chercher, à travers ce glorieux déploiement de vertu militaire, des exemples d’atavisme, des résultats d’hérédité et d’éducation ?

Une sélection avait été certainement pratiquée à cet effet pendant longtemps dans l’ancienne société française. Les armées d’autrefois se recrutaient dans des races militaires, dont les enfants depuis des siècles avaient été élevés pour la profession des armes. En d’autres familles, familles d’avocats, de magistrats, d’échevins des villes, cette profession avec sa gloire et ses hasards était totalement inconnue ; de génération en génération, leurs fils avaient été élevés en vue d’autres devoirs. La séparation en était venue à ce point que certaines préventions finissaient par s’élever entre le civil et le militaire.

Et que voyons-nous ? — Les civils survivants ont accompli presque cinq ans de guerre continue : plus que n’avaient fourni le plus souvent, en toute leur carrière, les plus déterminés militaires. Toutes les familles sont en deuil, quelle que soit leur origine, car toutes ont été noblement représentées sur le champ de bataille. Il n’y a plus de gens de guerre aujourd’hui : la Patrie appelle le peuple entier pour la défendre : et sa voix suffit à éveiller dans toutes les âmes le sentiment guerrier. Héréditaire ou non, la même vaillance a brillé partout. Ceux que leurs traditions destinaient à la guerre ont été dignes de leurs aïeux. Mais les autres, les soldats d’hier, dépourvus de tout atavisme militaire, ont été pour les premiers des émules et des égaux. Les plus pacifiques retraites, les prétoires des tribunaux, les études des notaires, les cabinets des avocats, les comptoirs des négociants, les chaires et les laboratoires des professeurs, que dis-je, les cellules des religieux, et les stalles du chœur des églises, ont envoyé à la grande bataille des héros. Toutes les professions, toutes les éducations, toutes les traditions étaient confondues. Combien d’officiers sont tombés, qui non seulement furent intrépides, mais surent aussi se montrer juges intelligents du terrain et du moment, et irrésistibles entraîneurs d’hommes, et qui cependant étaient les premiers de leur race qui eussent porté l’épée ! Éloignons, quand nous voulons estimer à son prix la valeur d’un homme et les qualités de notre espèce, éloignons influences mystérieuses supposées assez puissantes pour contraindre une âme, et desquelles cependant cette âme n’aurait pas conscience ! Quand un être humain sacrifie, pendant de longues années, son bonheur immédiat à l’intérêt de ses semblables, comme le font les respectables personnes dont j’ai cité les exemples, ou bien quand, par une prompte et sublime décision, il offre sa vie son pays, il n’obéit pas à d’obscurs instincts, il n’est pas le jouet d’inconscientes tendances, il ne cède pas à un entraînement irréfléchi. Non, non, il accomplit un acte libre et parfaitement raisonnable ; sa raison lui montre le chemin et accepte le sacrifice. Ce qui est grand et digne de l’homme, c’est que son courage puisse s’élever alors à la hauteur de sa raison.

Il est une objection qui peut m’être opposée et que je ne redoute pas : n’assistons-nous pas à une guerre de races ? — Je ne le crois pas du tout. C’est une guerre d’idées. Je ne puis en quelques paroles indiquer même les différences profondes qui nous séparent de nos ennemis ; j’espère ne pas mourir sans les avoir étudiées et exposées dans un livre. Je rappelle seulement la stupéfaction provoquée chez nous par le manifeste des savants allemands, dont quelques-uns étaient nos confrères : nous ne nous étions pas crus si loin les uns des autres. M. le Doyen de la Faculté de Droit de Toulouse vient de résumer ces divergences radicales dans un article des plus remarquables auquel il a donné pour titre : « Le Droit naturel et l’Allemagne »[2].

« Selon les docteurs d’outre-Rhin, écrit M. Maurice Hauriou, il n’y a pas de droit naturel universel et immuable, dont l’idéal doive être commun à tous les hommes ; il n’y a que des droits nationaux... et spécialement un droit national allemand. Le droit s’identifie avec la force, dont il n’est qu’un aspect. Il n’y a point d’individualisme, parce que la Société et l’État ne sont pas de simples moyens au service de l’Individu, mais des super-organismes ayant leur fin en soi : c’est l’individu qui est fait pour eux. Il n’y a pas de liberté au sens d’un droit propre de l’individu qui serait opposable à l’État, l’individu participe à la puissance de l’État, il n’a pas besoin d’autre bénéfice ni d’autre charte. »

L’éminent Doyen de la Faculté de Toulouse nous montre par des citations, à quels excès se livra la pensée des jurisconsultes de la période bismarckienne, lorsque les démonstrations de Hegel et les victoires de Moltke eurent achevé la transformation de l’État en une divinité barbare, en un Baal allemand. « Le Droit est la politique de la force. Les droits sont des intérêts juridiquement protégés » : telles sont les maximes favorites du célèbre professeur Jehring. Il enseigne encore que « l’absence de force est le péché mortel de l’État, celui que la Société ne pardonne ni ne supporte ». Il ne croyait pas l’État allemand si près de succomber dans ce péché mortel ! Et enfin il déclare « que le droit est conditionné par l’État : c’est là le grand progrès sur le droit naturel ».

Messieurs, lorsque sur un peuple de pareilles idées se sont abattues en pluie d’orage, nous avons peine à reconnaître parmi ce peuple nos semblables. Ce qui sépare les hommes les uns des autres, c’est ce qu’ils pensent et ce qu’ils veulent ; mais ce n’est pas une lignée civile ou militaire, ni des tendances ancestrales, ni quelques traits ou même la couleur de leur visage.

Vous eussiez reconnu les vôtres parmi tous les êtres souffrants, fussent-ils africains ou hindous, respectables et charitables personnes dont les actes de vertu ont été signalés à l’Académie. Mais vos âmes généreuses eussent été confondues de surprise et d’indignation si quelque professeur de l’école de Jehring était venu enseigner devant vous qu’il n’y a pas de bien ni de mal, point d’idéal moral, hors les règlements et les besoins de l’État, et que le droit n’est qu’un aspect de la force. La petite ville française se fût révoltée ; elle eût refusé d’entendre de si abominables leçons ; elle qui avec tant d’empressement a rendu hommage à votre vertu ! Car les lois et les règlements peuvent protéger la vertu, mais ne la font point éclore : la vertu s’inquiète peu du Droit, ne réclamant rien pour elle-même ; et elle n’éprouve devant la Force, ni respect, ni crainte.

Elle est le Bien, et suivant Diderot, grand critique d’art, elle est aussi le Beau. Laissez-moi, pour effacer dans votre mémoire le mauvais souvenir de Jehring, vous lire quelques lignes consacrées par Diderot à la beauté de vertu.

« Dans toute créature capable de se former des notions exactes des choses, a écrit Diderot[3], cette écorce des êtres dont les sens sont frappés n’est pas l’unique objet de ses affections... Les figures, les proportions, les mouvements et les couleurs des objets sensibles ne sont pas plutôt exposés à nos yeux qu’il résulte de l’arrangement et de l’économie de leurs parties une beauté qui nous récrée ou une difformité qui nous choque. Tel est aussi sur les esprits l’effet de la conduite et des actions humaines... L’entendement à ses yeux et les esprits entre eux se prêtent l’oreille. Ils aperçoivent des proportions ; ils sont sensibles à des accords ; ils mesurent pour ainsi dire les sentiments et les pensées. En un mot ils ont leur critique à qui rien n’échappe. Les sens ne sont ni plus réellement ni plus vivement frappés soit par les nombres de la Musique, soit par les proportions et les formes des êtres corporels, que les esprits par la connaissance et le détail des affections. Ils distinguent dans les caractères douceur et dureté ; ils y démêlent l’agréable et le dégoûtant, la dissonance et l’harmonie ; en un mot ils y discernent laideur et beauté : laideur qui va jusqu’à exciter leur mépris et leur aversion, beauté qui les transporte quelquefois d’admiration et les tient en extase. Devant tout homme qui pèse mûrement les choses, ce serait une affectation puérile de nier qu’il y ait dans les êtres moraux, ainsi que dans les objets corporels, un vrai beau, un beau essentiel, un sublime réel !

Ce sentiment d’admiration si éloquemment exprimé par le philosophe français se manifeste dans tous les témoignages dont je viens d’avoir la charge et l’honneur de rendre compte à l’Académie. Ces témoignages sont, comme je le faisais observer, de provenances très diverses et sont unanimes, au point de devenir monotones. Le vrai beau, le beau essentiel, le sublime réel, est discerné et admiré partout.

À travers toutes les contrées si variées entre elles de notre France, océan des capitales, ou gai ruisseau des petites sous-préfectures, villages silencieux aperçus dans le lointain des grandes plaines, ombre des vallées profondes, ou rivage tumultueux de la mer, des témoins de toute condition sociale, de toute profession, de toute opinion se sont arrêtés, pour lui rendre hommage, devant la Vertu. La vertu est toujours la même, qu’elle ait respiré l’air des plaines ou des montagnes, et qu’elle soit de descendance savoyarde, ou provençale, ou bretonne, ou flamande. Elle est souvent paysanne ; elle est aussi volontiers faubourienne, et fleurit dans la fumée des usines comme dans l’air pur des champs. Elle n’est pas en effet le privilège d’une race, ni le produit exclusif d’un tempérament ou d’une culture. Elle est, pour les descendants, un exemple à suivre, s’ils le veulent, mais ne leur est pas transmise par héritage. Elle est le bien commun de l’espèce humaine, la conquête d’une volonté intelligente et libre. « Passons, écrit encore Diderot, de cette bonté pure et simple, dont toute créature sensible est capable, à la bonté raisonnée, propre à l’être pensant... à cette qualité qu’on appelle vertu et qui convient ici-bas à l’Homme seul[4]. »

 

[1] L’Homme plus que machine, page 1.

[2] Maurice Hauriou. Le Correspondant, 25 septembre 1918.

[3] Essai sur le Mérite et la Vertu, p. 24 et 29.

[4] Essai sur le Mérite et la -Vertu, p. 26 et 28.