Rapport sur les prix de vertu 1923

Le 6 décembre 1923

Marcel PRÉVOST

ACADÉMIE FRANÇAISE

RAPPORT SUR LES PRIX DE VERTU

par M. MARCEL PRÉVOST
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE

Lu dans la séance publique annuelle du jeudi 6 décembre 1923

 

 

MESSIEURS,

C’est un grand honneur que de célébrer la vertu, en public, par l’ordre de notre Compagnie. J’ai cependant observé, depuis quinze années que je suis des vôtres, que cet honneur n’excite parmi nous ni la brigue, ni même l’émulation. Le nouvel élu n’efface point fiévreusement sur le calendrier les jours qui l’en séparent. Le confrère chevronné ne lève pas la main pour réclamer son tour et ne dit pas : « Vous savez... c’est mon tour ! je suis là… je suis prêt. » Bien au contraire, il m’a paru que le souci de trouver l’annuel champion de la vertu comptait parmi les plus angoissants parmi tous ceux qui assaillent notre Secrétaire perpétuel. Et lorsqu’on le voit, avant ou après nos séances, s’entretenir d’une allure insistante et persuasive avec un confrère qui n’a pas encore fait le fameux discours, et que ce confrère recule peu à peu, les mains en avant dans une défense discrète, on peut penser avec bien des chances de ne se point tromper : « Il y a de la Vertu là-dessous ! »

Pourquoi cette réserve, ou cette défaillance ? Les attribuer à la paresse serait nous calomnier. Je sais bien que, dans les vaudevilles et dans les gazettes, on représente volontiers l’Institut comme les Invalides du labeur intellectuel ; au vrai, nous sommes beaucoup moins paresseux qu’on ne s’amuse à le publier : et, le fussions-nous par nature, l’exemple de M. de Montyon, imité à l’envi par tant de dignes successeurs, nous en ôterait le loisir. Nul d’entre nous ne boude le travail que la Vertu nous impose par l’examen des titres et le classement, souvent malaisé, des mérites. Mais autre chose est ce rôle anonyme et modeste, ce rôle... comment dire ? de frères convers de la Vertu, autre chose est celui de prédicateur, de missionnaire de cette même Vertu. Devant une tâche si haute, une humilité sincère nous représente notre insuffisance : et quand la Vertu apparaît sur notre seuil, sous les espèces de ces dossiers académiques où sont consignés toutes les beautés, toutes les délicatesses, tous les dévouements de l’âme française, peut-on s’étonner si l’excuse du centurion nous vient aux lèvres : « Je ne suis pas digne que vous entriez sous mon toit. »

Très peu de paresse, beaucoup d’humilité : ce n’est pas tout encore. Nous craignons sincèrement d’être inférieurs à la tâche, non seulement parce qu’elle est trop lourde d’honneur, mais parce qu’elle est hérissée de difficultés. Un personnage féminin d’Émile Augier arrive du sermon en s’écriant : « Le Père Vernière a dit sur la charité des choses si nouvelles ! » À quoi Giboyer réplique : « A-t-il dit qu’il ne fallait pas la faire ?... » Quel esprit réfléchi ne redoute pareille riposte lorsqu’on lui propose de recommencer, après tant d’autres, le sermon du Père Vernière ? Et, encore le Père Vernière n’avait-il dit des choses nouvelles que sur la charité. Et le discours qu’on nous propose s’appelle en langage courant : le discours sur la Vertu !

La Vertu !... Le mot a quelque chose de décourageant par l’immensité de ce qu’il signifie : l’immensité, et, soyons sincères, l’imprécision. Un de mes confrères, s’acquittant naguère de la fonction qui m’incombe aujourd’hui, assurait que chacune de ces séances annuelles contribue à définir la Vertu. C’était déjà reconnaître qu’elle a besoin d’être définie. Hélas ! j’ai feuilleté nombre de discours académiques sans trouver la définition. Les hommes ne seraient-ils pas entièrement d’accord sur le sens de ce grand mot ? À considérer l’histoire des faits et celle des idées, on s’aperçoit vite qu’ils ne sont même pas d’accord sur la chose. L’orgueil romain se croyait vertueux en face de l’humilité chrétienne. En plein dix-neuvième siècle, une secte importante et prospère fit résider la vertu conjugale dans le nombre des enfants, conception qui la conduisit, par une pente facile et sans doute agréable, à la polygamie : après quoi ces novateurs se proclamèrent modestement les Saints des Derniers Jours. Sur le courage, sur la tempérance, sur la continence, contradiction perpétuelle, discorde selon les époques, les lieux, les doctrines. Écoutez le penseur du Traité de la sagesse :

« La chasteté, sobriété, tempérance, — nous enseigne Charron, — peuvent arriver en nous par défaillance corporelle. Le mépris de la mort, patience aux infortunes et fermeté aux dangers viennent souvent de faute de jugement. La vaillance, la libéralité la justifie même, de l’ambition. La discrétion, la prudence, de la crainte et de l’avarice... Mais alors, s’il n’y a point d’accord entre les hommes sur ce qu’est la vertu, et si la source de ce qu’ils appellent vertu peut elle-même être trouble, faut-il donc renoncer à croire en elle ? Faut-il dire, avec Musset :

Quand Brutus s’écria, sur les ruines de Rome :
« Vertu, tu n’es qu’un nom ! » il ne blasphéma pas !

La pieuse tradition qui nous rassemble aujourd’hui est une réponse par le fait à cette imprudente conclusion. Au milieu de tant de désaccords, il y a un sens du mot vertu sur lequel tout le monde s’est toujours accordé, et parmi toutes les querelles sur les vrais mobiles des diverses vertus, il en est un dont on n’a jamais discuté la pure origine. Sur cette signification privilégiée, la pensée des philosophes se confond avec la doctrine du Nouveau Testament. Ouvrez le Dictionnaire philosophique, vous y lirez : « Qu’est-ce que vertu ?... Bienfaisance envers le prochain. Puis-je appeler vertu autre chose que ce qui me fait du bien ? Je suis indigent, tu es libéral ; je suis en danger, tu me secours ; on me trompe, tu me dis la vérité ; on me néglige, tu me consoles ; je suis ignorant, tu m’instruis : je t’appellerai sans difficulté vertueux ! Mais que deviendront les autres vertus ? Quelques-unes resteront dans les écoles. » Bien des siècles auparavant, saint Paul avait dit aux Romains : « Celui qui a aimé son prochain a accompli la loi… La plénitude de la loi, c’est la dilection. » Sagesse divine, sagesse humaine : il n’y a donc qu’une vertu qui comprend toutes les autres, et qui vraiment est la vertu. C’est elle que l’Académie glorifie et récompense chaque année : c’est la bienfaisance, c’est la charité, c’est la bonté pour autrui.

Messieurs, lorsque cette évidence eut illuminé mon esprit, je repris un peu courage. C’était, en somme, le sujet du Père Vernière qu’il s’agissait de traiter, à cela près toutefois que je n’avais point l’ambition de ce prédicateur imaginaire, et que je me résignais à dire, sur la charité, des choses fort connues. Si les autres vertus sont sujettes, parmi les hommes au changement et à la dispute, la vertu de bienfaisance ne change point. Vous allez voir défiler devant vous le cortège accoutumé : la sœur aînée qui élève tous ses frères et toutes ses sœurs, plus d’autres petits malheureux qu’elle recueille ; la fille dévouée qui se consacre à soigner sa mère infirme ; la servante fidèle qui non seulement ne veut point de gages, mais offre ses économies à ses maîtres meurtris par la fortune ; la Française héroïque qui, dans la tourmente de la guerre, fait face à l’ennemi, assiste et sauve des Français. Puis apparaîtront devant vous les œuvres excellentes qui instruisent, secourent, protègent l’enfance et l’indigence, aussi bien sur le territoire de la métropole que dans ses lointaines colonies. Et rien de cela ne sera nouveau, assurément, dans le sens où le disait l’impertinente auditrice du Père Vernière : mais votre cœur en sera tout de même, une fois de plus, ravi et réchauffé. Nous lassons-nous de voir, chaque année, les arbres pousser les mêmes feuilles, porter les mêmes fruits : les oiseaux du printemps chanter les mêmes airs, le soleil se lever dans la même opale et se coucher dans la même pourpre ? Cher sol de France, notre enchantement reste le même à te voir produire chaque année la même moisson de dévouement, d’héroïsme, de bonté, de charité. Et la seule de tes récoltes qui ne connaisse point d’intempéries destructives, c’est bien ta récolte de vertu.

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Sil y a, Messieurs, une épreuve effrayante parmi celles dont la nature menace les pauvres humains, n’est-ce pas d’être plongé, vivant, dans une nuit qui durera toute la vie ? Qu’une telle catastrophe s’abatte sur un être jeune, dont les yeux ne sont pas rassasiés du spectacle du monde, c’est plus affreux ; qu’elle éteigne pour jamais de jeunes regards qui savaient voir, qui s’attachaient avec intelligence sur la nature et sur l’art, qui se penchaient laborieusement sur les livres, cela paraît plus monstrueux encore... Le désespoir, la rancune contre la destinée, l’abandon de tout effort sembleraient excusables chez les victimes. Eh bien ! Messieurs, écoutez les noms que je veux vous citer un par un : ce sont les noms d’universitaires, instituteurs ou professeurs, braves soldats de France dont la guerre a fait des aveugles. Et ces aveugles héroïques ont accompli ce dernier acte d’héroïsme de reprendre leur service, une fois guéris, si cela peut s’appeler guérison que de vivre, les yeux clos pour jamais. Apprenez leurs noms. D’abord, les instituteurs. Émile Cousin fut aveuglé le 22 septembre 1917 à Verdun. Il est aujourd’hui instituteur à Villers-sous-le-Mont, Ardennes. François Dallet, aveuglé à Quennevières, le 6 juin 1915, enseigne à Doulon-Bourg, Loire-Inférieure. Gaston Lachaize, blessé le 5 janvier 1917 à Barleux, Somme, enseigne à Donzac, Charente. François Lucchini, aveuglé le 14 août 1916 à Maurepas, Somme ; Pierre Pannetrat, aveuglé le 14 juin 1916 à Verdun ; Edelbert-Louis Veillet, aveuglé au bois de Hem le 16 août 1916, enseignent respectivement à Douera, Algérie ; à Chaumont, Haute-Marne ; à Saint-Germain-des-Prés, Maine-et-Loire.

Tel est le magnifique tribut d’énergie professionnel fourni par l’enseignement primaire. L’enseignement secondaire, l’enseignement supérieur, n’ont pas donné un moindre exemple. À la Faculté des sciences de Rennes, professe Louis-Auguste Antoine, aveuglé le 16 avril 1917 à Berry-au-Bac ; au lycée de Pointe-à-Pitre, Guadeloupe, Edmond Bloncourt, aveuglé le 30 mai 1918 à Château- Thierry. Au collège de Charleville, Émile Bourguignon, aveuglé le 30 septembre 1915 à Saint-Hilaire-le-Grand, Marne ; au collège de Saint-Pol, Édouard Olivier, aveuglé le 28 février 1916 à Douaumont ; au collège de Ribérac, Roger Reyne, aveuglé à Craonnelle, le 25 mai 1917.

Tous ces héros, héros de la bataille, héros de la paix, font partie de l’Union des aveugles de guerre, qui fonctionne à Paris, 25, rue Ballu. L’Académie a jugé équitable d’attribuer à une institution aussi hautement utile la somme de 14 000 francs prise sur le fonds Davillier. Neuf mille francs seront distribués, par part égale, aux héroïques universitaires que je vous ai nommés. Et s’il vous plaît de savoir comment seront vraisemblablement employées ces récompenses académiques, je détacherai pour vous quelques lignes d’une lettre écrite par l’un des bénéficiaires, lettre adressée le 21 octobre dernier à notre confrère, M. Eugène Brieux. Ce que Brieux a fait pour les aveugles de guerre, la France entière devrait le savoir et sa gloire civique devrait égaler son renom d’écrivain. Mais passons : je lui déplairais en insistant. Écoutez ce que lui écrit l’instituteur Dallet, de Doulon, Loire-Inférieure :

« Je compte répartir entre diverses œuvres la moitié de la somme qui m’est attribuée. Le reste sera consacré à l’achat de récompenses que je distribuerai à mes élèves au cours des deux ou trois prochaines années. Grâce à vous, j’aurai à mon tour le plaisir de faire des heureux et d’aider à soulager ces misères. Pour cela encore, je vous dois des remerciements.

Messieurs, il faut saluer, n’est-ce pas ?

 

L’œuvre des Écoles d’Orient, travaille à instituer, chaque année, le budget nécessaire au fonctionnement d’un millier d’établissements scolaires et hospitaliers, dans le proche Orient. De ceux qu’elle a fondés en Turquie, la guerre a ravagé le plus grand nombre. Infatigable, l’œuvre, malgré la fréquence des dévastations, a repris sa tâche ; ses missionnaires s’efforcent de relever les ruines, de rallier les chrétiens dispersés... Des services de cette importance, rendus au prestige de la patrie et à la diffusion de notre langage, l’Académie se propose de les signaler bientôt par une des plus importantes récompenses dont elle dispose. Elle a seulement voulu, cette année, marquer la haute estime où elle tient l’œuvre en attribuant un prix de 2 000 francs au Séminaire de Sainte-Anne de Jérusalem, fondé sous son patronnage. Ce séminaire a une histoire assez représentative de l’effort de l’Église française en Orient. C’est le cardinal Lavigerie qui le fonda, en 1883, à côté de la basilique de Sainte-Anne, sur le lieu même où la tradition place le lieu de naissance de la Saine Vierge : d’où ce vocable, Sainte-Anne. Le but du fondateur était de fournir des prêtres aux Grecs Melkites, qui sont catholiques, et clients de patronat de la France. Depuis 1883, sous la direction des Pères Blancs, de nombreux prêtres et six évêques sont sortis de Sainte-Anne ; ils ont exercé leur ministère en Syrie, en Terre Sainte, en Égypte, et, en l’exerçant, ils ont fait rayonner le nom de la France. Le Saint-Siège, m’assure-t-on, considère ce séminaire pour indigènes comme un modèle du genre et le cite en exemple. Et si j’ajoute que, le 1er septembre 1920, M. Raymond Poincaré, dans un article de la Revue des Deux Mondes, recommandait Sainte-Anne comme une maison sacerdotale de grand rayonnement, on pourra se tenir pour assuré, n’est-ce pas ? que, servant l’Église, le séminaire dirigé par Mgr Lagier sert aussi la France.

 

C’est une joie et un réconfort de voir fleurir dans les provinces que la Victoire nous a rendues cette forme de l’influence française qu’est la charité. Voici l’une des plus intéressantes parmi ces manifestations. Mlle Marie Pire, dont la vie entière fut une suite d’actes de charité, a assumé après la paix la direction d’un asile à Strasbourg pour les enfants abandonnés. Triomphant de nombreuses difficultés matérielles, sacrifiant une partie de sa fortune, elle a réussi à faire de cet asile un établissement modèle. L’Académie lui décerne le prix Le Blanc de la Cauderie de 5 000 francs.

 

Il est bon que des Français, actifs et migrateurs, s’occupent d’établir et de fortifier notre influence au delà de nos frontières et par delà les mers lointaines. Mais il est une terre dont il importe aux Français de se préoccuper entre toutes et qui par endroits a fort grand besoin d’être colonisée : c’est la terre de France elle-même.

La stabilité de la Fiance à travers tant de révolutions et d’épreuves, l’aisance de ses relèvements, la force de ses réactions, toute que l’étranger admire ou jalouse sans le comprendre et ce que trop de Français négligent de connaître, — c’est que la France est une nation de paysans, enracinés dans la terre. C’est le paysan qui, labourant le sol, a enrichi la France ; c’est lui qui, soucieux d’un foyer solide, a consolidé notre armature sociale. C’est lui qui, tout à l’heure, blotti dans les sillons plus profonds de cette terre sacrée, l’a sauvée. Ah ! Messieurs, gardons-nous d’orienter la France à contresens de ses destinées ! J’ai été ingénieur : j’ai connu l’ouvrier d’usine ; j’ai estimé à son prix sa bonhomie, son entrain, sa générosité collective, sa foi dans un idéal de progrès, son labeur, je ne sais quoi d’un peu enfant, en lui, qui le rend très attachant. Mais je connais aussi le paysan. Et je crois fermement que le jour où il y aurait en France plus d’ouvriers que de paysans, ce ne serait plus la France. Voilà pourquoi j’estime que la désertion des campagnes serait un désastre pour le pays. L’Académie a été de cet  avis et elle a attribué le prix Agémoglu, de 1 000 francs, à l’œuvre qui s’appelle La Maison et le Travail aux champs. Le but de cette œuvre, conduite avec un grand désintéressement, est de favoriser le retour et le placement à la campagne des ouvriers ou des familles en chômage. De 1917 à 1922, six mille personnes, parmi lesquelles de nombreux réfugiés ou démobilisés, ont été rendus à la terre par ses soins. Honneur aux bons bergers qui ont conduit cette migration. Il faut tuer le veau gras à la ferme, chaque fois qu’un citadin y arrive pour se faire paysan.

 

Voici enfin une autre œuvre sociale, à laquelle l’Académie a cru devoir marquer son intérêt en lui attribuant le prix Rigot, de 1 200 francs : c’est l’Union civique, fondée à Paris en 1920 en vue d’assurer la marche des services publics en cas de grève révolutionnaire. Et j’entends ici l’objection : « Alors, l’Académie fait de la politique ?... » Non, Messieurs, vous le savez : l’Académie ne fait pas de politique. On s’obstine à écrire qu’il y a une droite et une gauche à l’Académie, par une sorte d’assimilation au Parlement : pour flatteuse que soit la comparaison, nous n’avons garde d’y souscrire. Notre Compagnie n’a rien d’un parlement, et si l’on veut absolument qu’il s’y trouve une droite et une gauche, c’est comme il y a, pour servir le corps humain, un bras droit et un bras gauche, une main droite et une main gauche, un cerveau droit et un cerveau gauche, concourant simultanément au bon fonctionnement du corps. L’Académie a récompensé l’Union civique, parce que l’Union civique se tient strictement sur le terrain, non politique, de l’utilité commune. Elle ne conteste pas à l’ouvrier d’entreprise privée ce droit de grève par lequel il a conquis de justes avantages. Elle n’entend même pas discuter ce droit s’il s’agit de services publics, lorsque la grève est strictement professionnelle : l’État est un patron, qui peut avoir tort. Elle n’intervient qu’au cas où la grève est un moyen de pression politique, sans motif professionnel, et qu’elle est déclenchée non pour améliorer le sort du gréviste, mais pour brimer le public inoffensif et l’amener, par la brimade, à subir une doctrine qui lui répugne. Eh bien ! le public inoffensif ne veut pas être brimé, et ceux qui ont utilisé la brimade comme moyen de propagande ont étrangement contribué à dégoûter de leurs idées le public inoffensif. Ni la dictature personnelle, ni la dictature collective ne réussiront plus jamais dans ce pays. C’est pourquoi le public inoffensif s’est à son tour groupé pour la résistance. Lorsqu’une raison politique éloignera de leur travail les agents d’un service public, libre à eux de quitter pour le meeting l’usine ou le bureau : mais libre à nous de prendre en main l’outil vacant et d’assurer de notre mieux le service en souffrance. Cette volonté était au fond de nous tous, depuis longtemps : il y manquait la coordination. L’Union civique a réalisé cette coordination. Elle a fondé ce qu’on pourrait appeler le syndicat des brimés récalcitrants. Elle réunit les adhérents d’opinions politiques fort diverses, souvent opposées. Elle ne fait pas de politique. Elle est une œuvre de justice parce qu’elle revendique le droit des citoyens paisibles contre les agitateurs ; elle est une œuvre de bonté parce qu’elle travaille pour l’ordre et pour la paix, et qu’en évitant d’inutiles chômages à ceux qui veulent travailler, elle leur épargne des soucis et de la misère. Elle méritait d’être récompensée par l’Académie. Elle l’est.

 

Écoutez maintenant. Messieurs, une lettre fort éloquente. Elle est signée par le général Hoff, commandant l’infanterie de la 13e division, à Épinal. La voici, telle quelle, il s’agit de Mme Grossetti, veuve, depuis 1918, du glorieux général Grossetti :

« L’œuvre entreprise en 1914 par Mme Grossetti et poursuivie par elle pendant toute la guerre, nous dit le général Hoff, est une des plus nobles, des plus désintéressées el des plus dévouées de toutes celles que cette guerre a vues se développer. Mme Grossetti y a consacré toutes les ressources dont elle disposait : un appartement où elle ne se réserve qu’une pièce et la solde de son mari qui se battait pour la France, pendant qu’elle-même se consacrait aux soldats privés de foyer par l’invasion. J’ai vu ces soldats soignés, choyés, aidés de toutes manières. À ces abandonnés il n’a rien été demandé pour leur ouvrir la porte du refuge. Ni croyances, ni opinions, ni classe sociale particulière n’étaient examinées. Ils étaient soldats, cela suffisait... Pas un incident sérieux pendant ces quatre années ne s’est produit au refuge... J’ai parcouru plusieurs des lettres écrites à celle que dans leur reconnaissance et leur élan naïf ils appelaient parfois leur « maman » : j’en ai éprouvé une émotion que je n’oublierai jamais. Faut-il ajouter que si parfois, bien rarement d’ailleurs, le général Grossetti venait à l’improviste à Paris pour une permission toujours très courte. — vingt-quatre ou quarante-huit heures. — rien n’était changé au régime de la maison. Mme Grossetti, non prévenue de ces arrivées, se bornait à annoncer aux soldats qu’un poilu de plus déjeunerait ou dînerait avec eux et le général — le glorieux poilu de la Marne et de l’Yser — s’asseyait avec ses soldats autour de la table familiale. On ne parlait pas de fraternité ou d’égalité à cette table : on en faisait. »

Ainsi s’exprime, en excellents termes militaires, le général Hoff. J’ajoute à son témoignage que Mme Grossetti s’est naturellement et simplement ruinée, à son œuvre, mais que, réduite maintenant aux maigres arrérages d’une pension de veuve de général, elle la continue... L’Académie lui offre respectueusement deux mille francs sur la fondation Montyon.

 

De même qu’autrefois tous les remerciements des récipiendaires, à l’Académie française, contenaient un éloge du grand cardinal, de même, il siérait désormais que chaque annaliste de nos prix de vertu consacrât quelques paroles reconnaissantes aux généreux fondateurs des prix Cognacq. Fondation hors pair, et par l’énormité de la somme allouée, et par l’objet de cette fondation. L’énormité de la somme allouée : chaque année 89 prix de 25 000 francs pour les familles de neuf enfants au moins, de cent prix de 10 000 francs pour les familles de cinq enfants : calculez… ou plutôt acceptez le résultat du calcul que j’espère avoir réussi, malgré mon origine polytechnicienne : cela fait annuellement 3 225 000 francs que M. et Mme Cognacq consacrent à leur bienfait. L’objet de la fondation : relever la natalité, qui fléchit, en France. De grands et généreux efforts de propagande s’élaborent de bien des côtés, en ce moment, pour parer à ce terrible péril : d’excellentes choses sur la question ont été dites dans un récent congrès et d’excellentes résolutions prises. Mais comment agir sur l’insaisissable volonté d’un peuple ? Car c’est bien cette volonté qu’il faut toucher, c’est elle qu’il faut retourner ; sans aucun doute, elle s’exerce aujourd’hui en sens contraire de l’intérêt national. J’ai lu plusieurs des brochures de propagande, dues à des initiatives louables. Hélas ! Elles contenaient tant de graphiques désolants, tant de statistiques désespérantes et des pronostics si sombres, que je me demandais si, dans le fait, elles ne travaillaient pas contre le but. Je me représentais l’honnête homme hésitant entre la peur d’accroître les charges de sa famille et le désir de s’avérer bon Français : et il me semblait qu’après la lecture de ces pages bourrées d’excellentes intentions, mais de teneur si défaitiste, notre honnête homme devait se dire : « Non, décidément... si je suis tout seul, ce n’est pas la peine. » Ah ! combien la propagande qui résulte de la générosité des Cognacq est plus directe et plus efficace ! Grâce à cette générosité, non seulement les familles nombreuses sont aidées et récompensées, mais nous savons, enfin, qu’il y a des familles nombreuses en France. Apprenez que cette année, l’Académie a examiné 27 000 dossiers Cognacq ! Apprenez-le, et publiez-le ! Et grâce aux Cognacq, nous avons vu — nous verrons désormais s’épanouir chaque année, sur les journaux, tous plus ou moins illustrés comme ils le sont tous aujourdhui, ces belles familles paysannes, étagées devant le photographe du canton, le père aux épaules solides, la maman au corsage gonflé, les adolescents et adolescentes pleins de sève comme de francs arbustes et les bébés de deux générations rangés au bas de la pyramide. Voilà de la bonne, de la joyeuse propagande. Malheur à ceux qui murmurent : Finis Galliae !... C’est en proclamant le bonheur et la beauté des grandes familles qu’il faut restaurer la natalité française. Et telle est la gloire de la fondation Cognacq.

 

Messieurs, ce n’est pas diminuer le mérite des œuvres de charité collective que de réserver une tendresse singulièrement émue à la charité privée. Souvent moins efficace et s’exerçant dans un domaine plus réduit, l’obscur dévouement d’un seul être ou d’une seule famille envers les frères malheureux nous semble épuré à la fois de tout intérêt et de tout amour-propre : c’est le don de soi-même, complet, absolu, sans condition, sans éclat, sans renommée, sans espoir de réciprocité. L’honneur des fondateurs de nos prix est d’avoir expressément réservé une grande part de leurs bienfaits à ces modestes soldats du bien, d’avoir voulu jeter un bref éclair de célébrité sur ceux qui exerçaient anonymement la vertu, et récompensé ceux qui n’avaient jamais rêve d’une récompense.

Je vous ai dit que défilerait sous vos yeux un cortège bien connu ; la Vertu n’a pas cent visages. Mais il vous plaira, cette année encore et après le cinquième anniversaire de l’armistice, de voir s’ouvrir le cortège par quatre figures de femmes que la bonté à faites braves, dans le sens où la bravoure est une indiscutable vertu : au service de la bonté. Ces femmes sont sœurs : Louise, Jeanne, Marie et Marthe Lorette ; la dernière est veuve, les trois premières sont demeurées filles. C’est dans l’Aisne, à Saint-Quentin, que la guerre et l’invasion ont révélé à eux-mêmes ces quatre grands cœurs. Leur bonté s’est pour ainsi dire sublimée à la flamme de leur patriotisme : et, du premier coup, elles ont touché la limite du dévouement et du sacrifice. À l’ennemi qui est là, qui les opprime, qui guette la rue et la maison, elles ont résolu de soustraire le plus possible des nôtres et de nos alliés. Elles secourent, elles cachent des soldats français, anglais et russes, sauvant ainsi des vies précieuses et gardant à la patrie en danger des défenseurs... Ainsi purent-elles pendant deux ans et demi, c’est à peine croyable ! abriter chez, elles un soldat anglais recherché par les Boches. Dénoncées, traduites en conseil de guerre, l’envahisseur a déporté en Belgique Jeanne et Marthe, et condamné Louise et Marie à dix ans de travaux forcés. Vous entendez bien ? Le bagne ! Oui, c’est dans un bagne de Saxe, avec les voleuses, les vitrioleuses et les prostituées, qu’elles ont subi leur peine, sans faiblir, le front levé, sans se plaindre. Et il a fallu l’armistice pour les délivrer. L’Académie a jugé qu’une partie du prix Lange pouvait s’appliquer à un si haut exemple de charité et de patriotisme.

La vertu familiale — c’est-à-dire la bonté familiale — est-elle digne de plus ou moins d’admiration et de récompense que celle qui secourt des malheureux étrangers à la famille ? Voilà matière à un beau dialogue sur le modèle de Platon ou de Xénophon. Sans nous y essayer, précisons bien que la bienfaisance familiale que nous allons commenter ici est exclusivement celle des déshérités de l’argent. Quand la famille porte un grand nom, ou quand elle possède un grand patrimoine, le secours que l’influence ou l’argent des plus favorisés donne à la moindre fortune des autres n’est souvent qu’une forme, louable assurément, de l’égoïsme collectif, et que l’accomplissement d’une fonction sociale... Les pauvres, eux, n’ont pas de façade sociale à soutenir et en même temps ils n’ont pas de superflu sur quoi prélever le secours familial. S’ils veulent s’affranchir de cette charité, ils le peuvent aisément, à l’abri même de la loi, en excipant de leur indigence. C’est pour cela que, parmi les humbles et les déshérités, nous cueillerons les fleurs les plus éclatantes de la charité familiale, celles qui exhalent sans mélange le parfum de la vertu. Pendant vingt-quatre années, depuis la mort de son mari, Louise Morand, Parisienne de Vaugirard, par son seul travail qui ne lui laisse, vous pensez bien, aucun répit, assiste sa mère paralysée et sa sœur infirme. Les mille francs du Prix Lefort apporteront un peu de relâche à ses soucis... À seize ans, Marie Madec, de Lannilis. Finistère, travaille déjà pour aider à élever six frères et sœurs. Elle se marie : son mari devient infirme ; elle le soigne avec le plus parfait dévouement. Mais la joie d’être mère lui ayant été refusée, la voilà qui recueille et qui élève trois enfants, ses neveux et nièces. La pente de la bonté familiale est dangereuse, elle aboutit souvent à la bonté tout court, à la charité pour ceux même qui ne sont pas de la famille. C’est ainsi que Marie Madec finit par ajouter à ses trois neveux sept autres enfants qui n’ont avec elle aucun lien de parenté. Et voilà comment on se crée une famille. Il n’y faut qu’un grand cœur et des mains infatigables de travailleuse. En 1920, Marie Madec a encore recueilli et soigné un enfant de deux ans et demi dont la mère était devenue folle. Deux mille francs de la fondation Montyon, ce n’est point trop, n’est-ce pas, pour aider Marie Madec ? Soyez certains qu’elle ne s’en achètera pas des affutiaux : les deux mille francs seront vite changés en tartines, en petits bonnets, en petits souliers, en sarraus et en mitaines.

Ce n’est pas qu’en Basse Bretagne qu’on peut observer le glissement naturel de la bonté pour les siens à la bonté pour tous. À l’autre bout de la France, dans les Hautes- Pyrénées, à Villembits, voilà Céleste Dupuy, femme de cinquante-sept ans qui, d’un admirable dévouement, soigne son père et sa mère infirmes durant de longues années. Mais sa fringale de bonté ne s’apaise bientôt plus pour si peu. Elle accourt auprès des malades, les veille et les soigne, en attendant l’arrivée des médecins, tous éloignés de la commune. Même récompense à la Béarnaise qu’à la Bretonne, sur la fondation Montyon.

La même encore, sur le même fonds, à l’Auvergnate Philomène Ploton. Mais attention : celle-ci n’a que dix-sept ans... Vous entendez bien, dix-sept ans ! N’est-ce pas imprudent à l’Académie de récompenser une si jeune fille, et de garantir, pour ainsi dire, une vertu qui n’est qu’a son aurore ? Écoutez. Philomène avait douze ans à la mort de sa mère. Elle était l’aînée de onze enfants, dont huit, plus elle-même, vivaient encore. Eh bien, cette petite fille s’est senti, devant la nécessité, des entrailles et des forces de mère. C’est elle qui, depuis cinq années, élève ses frères et sœurs. L’admiration unanime de ses compatriotes a provoqué cette fois la justice de notre compagnie.

Antithèse : à cette charmante et pieuse aurore sur les monts de la Haute-Loire (Philomène Ploton est de Saint­Victor-Malescours) opposons le couchant d’une autre vie, sur la côte de l’Océan, à Saint-Sylvain, dans le Calvados. Là s’achemine doucement vers le grand repos bien gagné Abélina Teumbeuf, impotente, aveugle. Elle a quatre-vingt-dix ans : et voilà certes un âge qui garantit l’Académie contre tout risque d’imprudence ! Celle-ci encore a glissé de la charité familiale à la charité tout court : vous le voyez, c’est comme une loi psychologique. Celle-ci encore a passé sa jeunesse à soigner ses frères et ses sœurs malades. Elle s’est trouvée dépourvue, d’autre façon que la cigale, après que les frères et les sœurs eurent pris leur essor loin du nid familial. Mais quand le Christ a dit : « Vous aurez toujours des pauvres avec vous », il n’oubliait point la commune de Saint-Sylvain, Calvados. Si l’on peut ainsi parler, il l’a même richement dotée de pauvres et Abélina Teumbeuf n’a pas eu d’embarras pour exercer sa charité, soigner, secourir, aimer. Elle a fait cela pendant près d’un siècle. Les deux mille francs du prix Le Blanc de la Cauderie lui arrivent bien tard...

Encore sur la fondation Montyon, l’Académie attribue cette année un prix de mille cinq cents francs à la veuve Puyjalon, de Lestantes, Corrèze, cinquante-quatre ans, et à Élie Guichard, de Saint-Vincent-de-Connezac, Dordogne, soixante-cinq ans. Mère de treize enfants, la première a pu en élever dix, et elle les a élevés admirablement. Deux de ses fils sont morts pour la France. Entre ses mains frêles. — sa santé est des plus délicates, — ne cherchez pas l’égoïste flambeau que les humains arrachent aux doigts tremblants de l’aïeul pour se le laisser arracher, l’instant d’après, par les doigts avides de l’enfant. La flamme ardente qu’entretient sa piété éclaire et réchauffe à la fois les ascendants et les enfants. Ses parents âgés et impotents, son mari paralysé sont l’objet de sa sollicitude. C’est une vraie Française de ce Limousin dur et magnifique on semblent se marier les vertus distinctives du nord et du midi français.

Avec Élie Guichard, nous descendons dans la souriante Dordogne et nous rencontrons un curieux type de rural intelligent et bienfaisant. Élie Guichard a cinq enfants qu’il éleva de façon parfaite : mais ce n’est point ce qui attire l’attention de l’Académie. Élie Guichard est un rural exemplaire terrien ; il aime la terre sans égoïsme ; il est un apôtre de la terre. Pendant la guerre il a rendu de précieux services aux agriculteurs de la région, ainsi qu’aux réfugiés français et belges. Les colons et les ouvriers agricoles établis dans la commune demandent et apprécient ses conseils. Il faudrait un Élie Guichard dans chaque commune de France.

Il y faudrait aussi une Léonie Carbonnier : mais c’est la seule commune de Desvres, dans le Pas-de-Calais qui cette année nous l’offre en exemple. Et pour mériter les deux mille francs du pris. Davillier. que fit-elle donc ? Oh :... rien d’éclatant, rien d’héroïque dans le sens habituel de ces mots : mais, infirme dès l’enfance, et née pour être à charge aux autres, elle a résolu, tout au contraire, de faire du bien à autrui, de prendre autrui à sa charge. Malgré de cruelles souffrances, elle a tout d’abord travaillé avec énergie pour devenir institutrice. Pendant vingt-sept années, elle a fait la classe à l’Orphelinat des Franciscaines de Desvres. Son grand-père infirme a été filialement soigné par elle. À toute cette dépense d’énergie, elle a usé prématurément le peu de forces et de santé que lui avait donné la nature. Elle n’a aujourd’hui que cinquante-six ans et la voilà paralysée pour la vie. Elle a trouvé un abri dans cette maison des Franciscaines où elle a tant travaillé depuis sa jeunesse. Puisse-t-elle, grâce au prix académique, ajouter quelque douceur à la paix de sa retraite.

Voici maintenant un touchant petit roman de la bienfaisance. Cela se passe à Montfermeil, pays des laitières célébrées par Paul de Kock. À Montfermeil vivait un certain ménage Delpuech (et ce n’est certes point là un nom de Montfermeil, mais bien plutôt de Gascogne), ménage qui s’entendait fort bien. Il s’entendait bien pour les intérêts communs, ce qui est l’essentiel, mais il s’entendait aussi pour aimer le prochain et le secourir : ce qui est plus rare. La plupart des humains ont en effet de si maigres réserves de bonté que s’ils les emploient au dehors, il n’en reste plus pour le ménage, et réciproquement. M. Delpuech, qui était pitoyable à la misère d’autrui, s’avisa de recueillir un de ses amis. Pensez-vous que ce fut pour se distraire lui-même ? Non, — car cet ami était sourd, muet et aveugle. Dans l’ordre de la charité, l’abîme appelle l’abîme : et ce furent sans doute ces yeux clos pour jamais, ces oreilles insensibles, cette bouche sans voix qui firent naître l’amitié dans la grande âme du bienfaiteur. Il lui plut de parler, d’y voir, d’écouter pour l’ami : et s’il eût fallu encore marcher pour lui, peut-être l’eût-il chéri davantage. Mme Delpuech ne songea pas un moment à juger importune, dans son ménage, une telle compagnie. Rien d’étonnant à cela : elle aima l’infirme pour l’amitié que son mari lui donnait, et le mari dut voir là une des plus touchantes manifestations de l’amour conjugal absolu. Eh bien ! par la suite, Mme Delpuech devait donner de cet amour conjugal une preuve plus éclatante encore, une de ces preuves touchantes, qu’un Balzac eût imaginée avec sa façon de pousser à l’extrême — mais non à l’excès — la peinture des caractères et des passions. M. Delpuech est mort avant l’ami qu’il avait recueilli. L’aveugle sourd-muet lui a survécu dix-huit années. Et durant ces dix-huit années Mme Delpuech, veuve du mari qu’elle aimait, a continué à donner les soins les plus touchants au malheureux que la mort de son bienfaiteur aurait pu rejeter dans les ténèbres et dans le silence... À son tour il est mort, veillé par la veuve de son ami. Celle-ci a soixante-douze ans aujourd’hui. Quand le mois de Noël lui apportera les deux mille francs du prix Davillier, que l’Académie lui décerne, sans doute sa pensée remontera aux deux amis disparus. S’ils étaient là : pensera-t-elle. Ah ! Messieurs, que nous avons tort, nous autres conteurs d’histoire, d’hésiter parfois devant les dénouements de générosité, de sacrifice, de bonté ! Quelle pusillanimité retient souvent notre plume ? De quels vains quolibets d’énervés et de jouisseurs avons-nous peur ? Et faut-il que ce soit à l’Académie seulement, et un seul jour dans l’année que les romans, bâtis cette fois par la réalité, finissent dans le touchant resplendissement de la Vertu ?

 

J’ai gardé pour la fin de ce beau cortège l’une des lauréates qui remplit cette année un rôle traditionnel dans les cortèges analogues, le rôle de la servante au grand cœur. Un tel exemple est particulièrement édifiant, et rare aujourd’hui. À toutes les qualités que les domestiques du temps présent exigent de leurs maîtres, combien de domestiques seraient capables d’êtres maîtres à leur tour ? Naguère ce fut un poncif du roman que l’histoire, tant de fois contée, de la pauvre fille entrant au service pour des salaires de famine, bousculée par la maîtresse de maison, violentée par le maître, couchant dans un galetas, nourrie de croûtons et finalement jetée à la rue pour un caprice. Proposez ce poncif à un jeune écrivain du temps présent, il vous rira au nez. S’il écrit l’histoire d’un martyre, ce sera le martyre de deux bourgeois essayant vainement d’obtenir, sur leurs vieux jours, l’assistance d’une personne du sexe féminin au service de leur ménage ; pour acquérir et garder ce précieux auxiliaire, ils sont, prêts à tous les sacrifices d’argent et d’amour-propre. Il est convenu implicitement que c’est la bonne qui commandera : on lui demande seulement d’y mettre des formes ; que pour elle seront réservées les ailes de volailles et les œufs du jour ; qu’elle aura deux matelas si elle l’exige, dussent ses maîtres coucher sur le sommier nu : qu’enfin, à force de combiner la semaine anglaise avec les fêtes chômées, et les heures de loisir avec les heures de sieste, elle aura moins de travail que Louis XIV lui-même ne s’en imposait. Tout ce que requéreront d’elle ses maîtres éperdus, c’est qu’elle consente à prendre une part légère, la moindre part, à des travaux ménagers auxquels eux- mêmes consacreront ce qui leur reste de force. N’avons-nous pas lu de nos yeux cette annonce peut-être sincère, à coup sûr symbolique : « Ménage sans enfant demande cuisinière de bonne volonté ; monsieur fait la vaisselle et madame fait les chambres ! »

Trop heureux les domestiques, de nos jours, s’ils connaissaient leur bonheur ! La considération, les égards, les prévenances leur sont acquis ; ils sont défrayés de tout par contrat ; les fluctuations du change leur sont indifférentes, et peu leur chaut que la livre grimpe à 82 ou s’effondre à 45 : l’indice de la vie enchérissante n’a de signification que pour augmenter leurs gages. Chaque époque a son métier de choix, son métier enviable entre tous, paré d’un attrait momentané, mais exceptionnel. Ce furent les poètes, puis les ingénieurs, puis les explorateurs. Je ne m’étonnerais guère que, bientôt, ce fussent les domestiques. Et si les choses continuent de ce train, l’on sera bientôt forcé de corriger Marivaux pour rendre intelligible le Jeu de l’amour et du hasard. Dorante a courtisé Silvia, la prenant pour une femme de chambre ; lorsqu’elle a l’imprudence de lui avouer qu’elle est la maîtresse. Dorante répliquera : « Silvia, il y a maldonne. Ne comptez plus sur moi... C’est une femme de chambre que je cherchais. »

La race des domestiques dévoués, scrupuleux et fidèles est-elle donc à jamais éteinte ? Non pas ! C’est l’honneur de notre Compagnie de les rechercher, de les récompenser, de donner un moment de gloire à leur nom, obscur et respectable, précisément à l’heure où un esprit nouveau, qui n’est point excellent, semble ravaler la profession au jugement de ceux qui l’exercent. Combien se trompent les domestiques honteux ! Servir n’a rien d’humiliant, lorsqu’on sert par le libre effet de sa volonté ; et c’est une famille princière, puis royale, qui inscrivit pour devise à ses armes : « Ich dien, je sers » ! Servir loyalement, en observant scrupuleusement le contrat, c’est bien : mais il y a quelque chose de meilleur et de plus noble, c’est de servir parce que l’on aime. Servir comme le moine sert Dieu, comme le grognard sert Napoléon, servir avec ferveur, avec une sorte de passion dévouée, voilà une grande chose, et qui prouve la noblesse d’une âme. Ainsi servit ses maîtres, l’Auvergnate Odile Belin, à Aigueperse, Puy-de-Dôme, pendant plus de cinquante années. Elle en a aujourd’hui soixante-douze. À ce long labeur, elle a vu ses yeux peu à peu s’obscurcir : mais tant qu’ils ont pu guider le labeur de ses mains, elle a continué son service, qu’elle n’a interrompu que pour subir l’opération de la cataracte. En 1916, le chef de la famille est emporté par la mort : c’était lui qui gagnait le pain de la famille. Odile Belin va-t-elle quitter la maison ? Vous savez bien que non ; et vous savez ce qu’elle va faire. Non seulement elle est demeurée au service de la veuve et de ses enfants, sans demander aucun gage, mais les humbles économies qu’elle avait amassées au cours de son labeur, elle les met à la disposition de la veuve et de ses enfants. Ainsi s’avance devant nous, Messieurs, ce demi-siècle d’abnégation. L’Académie lui décerne un prix Montyon de deux mille francs.

 

J’ai fini, Messieurs, et je me reprocherais d’avoir trop longtemps demandé votre attention et votre patience, si je n’avais conscience de laisser dans l’ombre, faute d’espace, bien des mérites, bien des dévouements récompensés cette année, — et si ? en vous arrêtant un moment devant ceux que j’ai retenus. — j’avais été autre chose que le porte-parole passager d’une tradition vénérable. Oui, vénérable, et que l’Académie s’honore de défendre et de perpétuer. Nous savons bien et nos prédécesseurs l’ont, cent fois redit, que ce n’est pas avec nos faibles munificences que nous susciterons la Vertu, ni même que nous lui donnerons une récompense adéquate. Mais quand nous distribuons des prix littéraires, ce n’est pas non plus notre principal objet que de susciter ni même de récompenser le talent. Notre principal objet est de faire connaître une œuvre de l’esprit, et, puisque notre voix, grâce à l’illustration de nos prédécesseurs, porte assez loin, de publier des noms nouveaux dignes d’être sauvés de l’oubli. Eh bien, il en va de même pour les prix de vertu. Grâce à nous, un jour par an, dans la plupart des journaux de France, il y a dix, vingt, cent lignes d’où sont expulsés les meurtres, les crimes passionnels, les suicides, les entôlages, enfin toute la publicité gratuite accordée au vice et au crime, pour mettre en leur place des actes de probité, de dévouement, d’héroïsme, et à la place des noms de forbans, des noms d’honnêtes gens. C’est quelque chose, et nous en sommes fiers, et reconnaissants aux bienfaiteurs dont la générosité nous permet de faire cette réclame annuelle à cette trop modeste héroïne — la bonté humaine — c’est-à-dire dans le sens indiscutable du mot, la Vertu.