Rapport sur les prix de vertu 1921

Le 1 décembre 1921

René DOUMIC

RAPPORT SUR LES PRIX DE VERTU

PAR

M. RENÉ DOUMIC
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE

 

MESSIEURS,

Dans l’époque d’information à outrance où nous vivons, une publicité entre toutes est supérieurement organisée : celle du mal. Sitôt qu’entre en scène un malfaiteur, bandit, voleur, escroc, faussaire, ou, de préférence, assassin, toutes les voix de la renommée s’unissent pour nous entretenir de son intéressante personnalité et nous faire les honneurs de tous ses vices et de toutes ses tares. S’il est vrai qu’il y a une contagion de l’exemple, il faut avouer que nous n’épargnons rien pour le succès de cette propagande. Alors, ce n’est pas trop qu’une fois l’an, sous l’obscure clarté qui tombe de cette Coupole, dans la discrétion d’une harangue académique, elle aussi, la vertu ait sa journée.

Bien entendu, ce n’est pas l’avis de tout le monde. Vous savez le mot de ce personnage de comédie, devant qui on louait un prédicateur d’avoir dit sur la charité des choses... fort originales. « A-t-il dit qu’il ne fallait pas la faire ? » Il y a des gens, de par le monde, pour être d’avis qu’il ne faut pas récompenser la vertu. Laissons-les dire. Comme le mouvement se prouve en marchant la bienfaisance se prouve en faisant le bien. Autour de nous, près de nous, des êtres d’élite, dénués eux-mêmes de ressources et n’avant pour tous moyens que leur grand courage et leur grande bonté, luttent contre le mal, contre la misère et contre la souffrance d’autrui. Comment les aider dans leur tâche sublime ? En leur montrant d’abord que nous sommes de tout notre cœur avec eux. Et puis, en leur apportant, dans la mesure où nous le pouvons, ce peu d’aide matérielle dont ceux-là seuls font bon marché, qui ne savent pas ce que c’est que d’avoir souffert de la faim. Ainsi ont pensé, depuis M. de Montyon, les hommes généreux qui nous ont institués les dispensateurs de leurs libéralités. Nous sommes fiers de la confiance qu’ils ont mise en notre Compagnie. Nous les remercions de nous avoir associés à leur action bienfaisante. Et nous avons conscience, en nous efforçant de remplir exactement leurs intentions, de faire œuvre utile.

Utile au pays. Au lendemain d’une guerre où il a failli périr, parmi les inquiétudes d’une paix si avare et si lente à panser ses blessures, le souci du pays prime tous les autres. Son image sacrée plane sur une assemblée comme celle-ci. Or il se trouve que de récentes donations, d’une importance exceptionnelle, nous ont amenés à modifier assez sensiblement notre rôle. Et justement ce à quoi elles nous invitent, c’est à veiller au bien du pays, mieux encore, à son salut. C’est la nouveauté apportée, ces années dernières, à l’institution des Prix de Vertu, qui évolue comme tout ce qui est vivant. Vous me permettrez d’y aller tout droit et tout de suite.

Après ce qu’il vient de souffrir, ce noble pays, c’est le moins qu’il ait conquis le droit de vivre. Quatorze cent mille Français se sont sacrifiés pour qu’il dure. Et pourtant ! Un mal secret, une plaie intime le ronge, qui va chaque jour s’élargissant, qui atteint aux sources mêmes de la vie. Bien avant la guerre et ses hécatombes, cette mort lente de la dépopulation avait commencé : elle ne s’est pas interrompue. Les naissances se font de plus en plus rares et ne compensent pas les décès. Les statistiques publiées sont effrayantes : elles nous effraieraient, si nous ne les lisions pas d’un œil si indifférent et si distrait ! Hélas ! tandis que la population chez nous diminue, elle s’accroît chez nos ennemis. Chaque année augmente l’écart ; chaque année équivaut pour nous à une bataille perdue. Alors, à quoi bon les dons de la nature, les avantages de l’esprit, l’éclat de la culture ? À quoi bon embellir la cité, si le jour doit venir on elle sera vide d’habitants ? Vous sentez bien que c’est ici la question essentielle, la question des questions, et que toutes les autres en dépendent. Il faut que la France redevienne ce qu’elle a été jadis : un pays de familles nombreuses. L’Académie ne saurait avoir trop d’obligation à ceux de ses donateurs qui lui ont permis de prendre en mains cette cause, qu’il faut faire triompher ou périr. Grâce à eux, elle s’est mise résolument à la tête de la campagne pour que la France ne meure pas.

Le problème est complexe. Il fallait l’attaquer par plus d’un côté. Nos deux grandes fondations pour les familles nombreuses tendent au même but, mais procèdent de conceptions très différentes.

À la base de la fondation Lamy, une l’idée morale et religieuse. On sait bien que la race française n’est pas une race épuisée et à bout de sève. Mettez-la seulement dans des conditions qui favorisent sa magnifique vitalité ! Par exemple, c’est un fait que les familles nombreuses se rencontrent surtout dans les pays on les croyances religieuses se sont conservées intactes. J’ajoute : dans les campagnes où chaque enfant qui naît a sa place marquée aux travaux de la terre. Étienne Lamy était allé au Canada. Il avait été frappé du même phénomène qu’il notait encore, il y a quelques semaines, au cours de la mission qu’il a si brillamment conduite, le maréchal Fayolle ; je veux dire : l’extraordinaire fécondité des familles françaises dans ce pays catholique et agricole. Notre confrère y trouvait la confirmation des idées de toute sa vie. Catholique, il avait fait de sa foi l’âme de tous ses actes. Patriote, avec quelle fierté, pendant la guerre, il avait, à soixante-dix ans passés, repris son uniforme d’officier ! Ce petit homme souriant était un passionné. Aux dernières années, son ardeur s’était changée en fébrilité. Il mena un apostolat. Ainsi fut fondé ce prix Lamy pour « les familles de paysans français et catholiques les plus pauvres, les plus nombreuses, les plus chrétiennes de croyances, les plus intactes de mœurs. » De ces familles est bien la famille Bénard, de Hinges (Pas-de-Calais). Nombreuse : quatorze enfants. Pauvre : les Allemands lui ont tout pris, l’ont chassée de ses champs, ont rasé la maison dont il ne reste rien, emmené en captivité le grand-père âgé de quatre-vingt-seize ans, qui y est mort. Catholique : dans la brouette où les réfugiés entassent leurs objets les plus précieux, ils avaient mis d’abord le crucifix, leur crucifix, celui autour duquel la famille avait coutume de s’agenouiller chaque soir pour la prière en commun. Et de ces familles-là aussi les époux Donniou de Plouvenez-Quentin (Côtes du Nord). Ils cultivent quelques maigres champs sur une colline mal exposée où la ronce et l’ajonc disputent sans cesse le terrain au travail quotidien. Et ils ont vingt-deux enfants, les fils aînés aux armées, les filles aux champs, vingt-deux enfants dont ils feront des paysans comme eux, de ces beaux paysans de France, qui arrosent de leur sueur les sillons de la terre natale jusqu’au jour venu de l’arroser de leur sang, et qui, dans la guerre et dans la paix, sont la grande réserve, l’inépuisable réservoir de courage, d’endurance et de bon sens.

Voici maintenant l’autre fondation. C’est un devoir pour nous d’en souligner l’intérêt et d’en préciser le sens. N’est-elle pas l’aide la plus généreuse qui ait encore été apportée aux familles nombreuses, deux fois efficace par elle-même et par les initiatives analogues qu’elle a déjà suscitées ?

Donc il y avait, voilà quelque soixante ans, au petit séminaire de Pons un demi-boursier. À quatorze ans, il devenait orphelin et devait faire choix d’une profession. Si j’en crois un écrivain bien informé, le Vte d’Avenel, il se décida pour la nouveauté parce que là, pensait-il, « on était bien habillé, tout en paraissant ne pas faire grand chose ». Un gandin, direz-vous ? Un paresseux ? Ce paresseux, les premiers sous amassés à courir la banlieue comme marchand forain, rêve de s’établir et loue bel et bien un magasin à Paris, rue du Pont-Neuf, à raison de quinze francs par jour. Tels étaient, en l’an de grâce 1872, les prix des loyers. Enhardi par le succès et décidément ne doutant de rien, il se marie, épouse une vaillante comme lui, et prend des employés. L’auteur du Mécanisme de la vie moderne ([1]) nous montre patron et patronne courant le matin les dépôts de fabriques, rentrant en hâte pour présider à la vente, le soir faisant leurs comptes et marquant leurs marchandises jusqu’à minuit ; « ce qui ne les empêchait pas d’être le lendemain levés à l’aube, pour surveiller le nettoyage, un plumeau à la main, tout en ramassant les bouts de ficelles. » Ils durent en ramasser beaucoup, pour finir par prélever sur leurs économies de bouts de ficelles les quarante-cinq millions de la fondation Cognacq.

M. et Mme Cognacq sont des travailleurs, et quels travailleurs ! N’ayant jamais, à aucune étape de leur longue carrière, accepté aucun concours financier, ils sont arrivés par leur seul travail, — comme ils disent : par l’huile de bras. Ils savent que les travailleurs, ceux de l’esprit et ceux des métiers manuels, sont la force d’un peuple. Or ces travailleurs d’où peut-on le plus sûrement les attendre, sinon de ces familles nombreuses, où les enfants sont élevés sainement, spartiatement, et, n’ayant à attendre de leurs parents aucun secours matériel, ne comptent que sur leur propre volonté pour se faire une place au soleil... Vous voyez se développer, dans sa suite logique, le raisonnement de M. et Mme Cognacq... Conclusion. Leur expérience leur a montré que la famille nombreuse est la famille type, la famille sacrée. Et leur cœur leur a inspiré l’ardent désir de lui venir en aide.

Telle est la genèse de la fondation Cognacq-Jay. Vous la jugez aussi bien conçue que généreuse. Si, d’ailleurs, je vous disais qu’elle n’a pas, elle aussi, soulevé beaucoup de critiques, vous ne me croiriez pas. Nous avons d’aimables sceptiques, toujours prêts à lancer le mot qui décourage, le trait qui paralyse. À les en croire, la perspective d’une dotation, fût-elle de vingt-cinq mille francs, ne fera pas naître en France un enfant. Qu’en savent-ils ? Et quand ils le sauraient, qu’importe ? Ce n’est pas la question. Quand même elle n’augmenterait pas d’une unité les familles nombreuses, la fondation Cognacq peut, en aidant à l’éducation et en facilitant l’instruction d’enfants sains, qui deviendront des hommes intelligents et énergiques, procurer à la France des éléments de richesse incalculables. Voilà, qu’on ne s’y trompe pas, le but poursuivi. Que leurs dotations facilitent, dans la France de demain, l’éclosion de savants, d’industriels, d’agriculteurs, d’artistes et de soldats, M. et Mme Cognacq estimeront avoir fait de leur fortune le plus fructueux des placements, au bénéfice de la France. Ils sont de commerçants, de bons commerçants français. Ils instituent une commandite annuelle de 2 250 000 francs pour accroître, en France, le nombre des hommes et des femmes utiles à leur pays. Ce que j’aime de leur fondation, c’en est l’utilité pratique et le caractère réaliste. Et bien sûr d’être votre interprète à tous, je les en félicite et les en remercie.

Parcourez la liste des familles auxquelles ont été attribuées les 90 dotations de 25 000 francs de la fondation Cognacq-Jay : — Époux Blondel, de Yebleron (Seine-Inférieure), père 48 ans, mère 39, 19 enfants vivants de 22 ans à 3 mois ; Époux Bonneau de Jouet sur l’Aubin, père 46 ans, mère 42 ans, 14 enfants de 25 ans à un mois : Époux Paris, de Dampierre (Calvados), père 46 ans, mère 36 ans, 14 enfants de 18 ans à 10 mois, — le principe qui nous a guidés pour l’attribution de ces prix, vous apparaîtraa clairement. Car vous ne doutez pas qu’entre tant de dossiers qui nous parviennent — il nous en est arrivé, pour l’année 1921 seulement, 42 250 : c’est un chiffre, — non, vous ne doutez pas que nous ne soyons parfois un peu embarrassés. Entre tant de parents, qui ont eu tant d’enfants, qui choisir ? Allez aux plus jeunes, nous disent. M. et Mme Cognacq. Ils sont de l’avis d’un auteur dramatique qui fut votre confrère et qui donnait au jeune homme de son temps ce conseil : « Marie-toi jeune et intact ; aime une femme, et n’en aime qu’une ; épouse-la, sois-lui fidèle et donne-lui beaucoup d’enfants. » Ainsi parlait Alexandre Dumas fils, dont, au surplus, la réputation d’immoralité est bien établie.

Encore ne suffit-il pas d’avoir mis au monde le plus grand nombre possible d’enfants dans le moins de temps possible. Il faut que la famille soit honorable et les enfants bien élevés. La France n’a pas d’intérêt à la multiplication des apaches. C’est ici que notre embarras augmente. Comment, de Paris, décider entre deux, entre dix familles de bourgades lointaines ? Le moyen d’affirmer que le père apporte au logis tout ce qu’il gagne et que les enfants ne gaminent pas dans les rues ? Il faudrait être sur place. Il faudrait un moyen d’information directe. Où, comment le trouver ?

Je crois bien que nous venons de le trouver et que c’est le bon moyen. L’idée n’appartient à notre secrétaire perpétuel. Cela n’étonnera aucun de ceux qui connaissent M. Frédéric Masson. Cet historien scrupuleux, quand il s’agit de bienfaisance, est plein d’imagination. C’est une idée toute simple, mais il fallait la trouver. M. et Mme Cognacq l’ont tout de suite accueillie ; l’Académie s’est empressée de l’accepter. La voici.

Cette enquête directe que de Paris nous ne pouvons mener à travers toute la France, d’autres Académies peuvent la faire et nous en communiquer les résultats. Il n’est pas de région dans notre France qui n’ait son Académie, souvent fière et justement fière d’un brillant passé. C’est un concours de l’Académie de Dijon qui révéla l’éloquence de Jean-Jacques. Montesquieu fut de l’Académie de Bordeaux et Lamartine de l’Académie de Mâcon, avant d’être de la nôtre. C’est pour l’Académie de Marseille que notre cher Edmond Rostand écrivit son premier essai. C’était hier que l’Académie de Metz nous conviait à célébrer Bossuet, et l’Académie de Savoie à commémorer Joseph de Maistre. Ces académies de toutes les provinces françaises, mieux placées que nous pour se renseigner sur les familles picardes ou bourguignonnes, normandes ou bretonnes, gasconnes on provençales, nous leur demandons de se mettre à la tâche avec nous. Nous réquisitionnons leur dévouement. En collaborant avec nous à l’attribution des prix pour les familles nombreuses, elles aideront à réaliser complètement le vœu de M. et Mme Cognacq qui ont, voulu travailler pour la France tout entière, pour qu’il n’y ait pas dans toute la France un seul coin, si isolé soit-il, où leurs libéralités ne puissent pénétrer et venir à l’aide d’un talent qui veut naître, d’une vocation près d’éclore.

Nos confrères des Académies de province répondront, j’en suis sûr, à notre appel. Et qui sait, d’un premier rapprochement, quelles heureuses conséquences peuvent suivre ? Nos Académies de province sont peuplées de vrais savants et de lettrés délicats. Trop souvent leurs travaux expirent, aux limites de leur province. C’est grand dommage. Nous avons un même patrimoine à défendre. Comme elle a partie liée avec la jeune Académie de Belgique, pour la diffusion de la langue française à travers le monde, pourquoi l’Académie française ne s’entendrait-elle pas avec les Académies de province, afin de travailler à la conservation des souvenirs de notre passé et à l’accroissement des richesses littéraires de la mère patrie ? C’est un grand tort de s’ignorer les uns les autres. Et la France, qui a besoin de toutes ses forces, se réjouirait, une fois de plus, de leur union.

Regardons maintenant au delà de nos frontières. On reproche souvent aux Français d’être indifférents à ce qui se passe hors de chez eux. La faute serait d’autant plus grave aujourd’hui où se forge un monde nouveau. Aussi, l’Académie réserve-t-elle, chaque année, un de ses grands prix à ceux qui maintiennent et propagent l’influence française au dehors. Parmi ces Frances de l’extérieur, celle qu’on a si bien appelée la France du Levant. Si les titres de notre protectorat remontent à François Ier, c’est depuis le temps des Croisades que la France est apparue en Orient. Et, par un de ces recommencements dont l’histoire est coutumière, il se trouve qu’elle y est aujourd’hui représentée par un chef qui nous revient en droite ligne de ces temps héroïques. L’âme des chevaliers d’autrefois, toute leur âme valeureuse et pure, veille au fond de l’œil bleu et revit dans le regard mystique de ce moderne croisé : le général Gouraud.

Comment nous désintéresser des choses de Syrie ? C’est pour nous avoir trop aimés pendant la paix et pour nous avoir, aux heures les plus poignantes de la guerre, gardé une fidélité indéfectible, que tout un peuple là-bas fut condamné à mourir de faim : comment l’abandonner ? Bien sûr, les institutions officielles ne sauraient suffire à la multiplicité des besoins. Mais les missionnaires sont là.

Les Jésuites sont là, et leur séminaire de Beyrouth où ils reçoivent tous les enfants de Bagdad, de Mossoul, de la Haute-Montagne qui semblent avoir une vocation. Avec ses petits séminaristes de dix ans, en soutane, ceinture rouge et tarbouch, c’est le plus pittoresque des séminaires. Tous n’arriveront pas la prêtrise, mais rentrés dans leur famille. Ils feront aimer la France. Chaque séminariste, c’est un grain de sénevé lancé pour la récolte future. Dans les moindres villages, des écoles primaires ; et pour leur fournir des instituteurs, une école normale. Mais partout où rayonne le catholicisme, celles qui lui ouvrent tous les cœurs, ce sont les sœurs de charité. Les petites sœurs syriennes ont un joli nom, doux comme elles sont douces : elles s’appellent les Mariamettes. Deux par deux, elles vont dans les villages, s’informant si les enfants ont été baptisés, s’ils fréquentent l’école, s’il y a des malades ; elles vont jusqu’aux confins de la Syrie, jusqu’aux endroits où faillit être assassiné Gouraud : elles vont, dans leur costume noir égayé d’une collerette blanche qui les fait ressembler à des hirondelles, messagères d’espérance.

Ce que Jésuites font à Beyrouth, les Bénédictins le font à Jérusalem. Au séminaire qu’ils ont ouvert sur le Mont des Oliviers, les études avaient été interrompues par la mobilisation des professeurs : elles ont repris à leur retour du front. Ces maîtres sont-ils trop exigeants ? Ils voudraient ne pas mourir de faim, eux et leurs élèves. Une tempête de neige, qui n’a pas duré moins de soixante-quinze heures et a couvert les Monts de Palestine d’un épais manteau, a brisé les branches de leurs oliviers, toute leur ressource : et le supérieur nous écrit : « Ne nous plaignez pas ! Aimez-nous simplement, comme nous aimons le France ! Si l’on me pose la terrible question : « ne vois-tu rien venir ? » je sais que je puis répondre à coup sûr : « quelque chose viendra. » Grâce à vous, Messieurs, cette confiance n’a pas été trompée : quelque chose est venu.

Et que dire de cette merveille de charité, la léproserie de Shek-Lung, où les lépreux de Chine, particulièrement misérables — et redoutables — reçoivent un asile ? Fondé en 1913 à Canton, par le Père Conrardy, elle hospitalise 700 de ces malheureux. Aujourd’hui le Père Deswazières continue cette belle œuvre catholique et française.

Que sera l’avenir pour le France en Orient ? Hélas ! de Sèvres à Angora, et de quelque nom qu’on les appelle, traités, accords ou conventions ne sont pas pour nous réjouir, vainqueurs d’un nouveau genre qui subissons la loi du vaincu. À travers les fluctuations de la politique, comment la France pourra-t-elle conserver là-bas son influence séculaire ? N’hésitons pas à répondre : par les Œuvres. Elles ont été son meilleur moyen d’action dans le passé : elles sont sa meilleure garantie pour l’avenir. Soutenons donc les missionnaires dans leur œuvre patriotique. Et, j’y songe, peut-être la meilleure manière de les soutenir n’est-elle pas de déclarer leur enseignement bon pour l’exportation et suspect partout ailleurs ; peut-être le meilleur moyen de venir en aide à ces religieux si bons Français, n’est-il pas de tarir leur recrutement.

Quand ou parle de fidélité à la France, on pense tout de suite à l’Alsace. Quelle reconnaissance ne devons-nous pas à ceux qui, aux heures douloureuses, dans la lourde atmosphère de l’oppression allemande, ont entretenu la flamme sacrée. Tels ces étudiants de l’Université de Strasbourg, qui, à leurs cours populaires gratuits, s’avisèrent, plusieurs années avant la guerre, d’adjoindre peu à peu l’enseignement du français. D’abord quelques cours glissés prudemment, par étapes successives, pour ne pas éveiller la susceptibilité d’une police tracassière. Puis la dose augmentée petit à petit malgré les menaces et les mesures vexatoires. Ainsi, sous son nom allemand, la Studentische Volkskurse faisait de bonne besogne française. Arrive 1914... Enfin !... Écoutez le soupir de délivrance que pousse M. Oscar Dick : « L’Allemagne déclarait la guerre. Nous attendions notre heure. Elle est venue, remplissant nos cœurs d’allégresse. » Fidélité résolue, obstinée, entêtée, volonté patiente et prudente, qui se contient pour ne faire explosion qu’à l’heure merveilleuse de la résurrection, vous reconnaissez la manière alsacienne. Et c’est pourquoi dans la Société des cours populaires de Strasbourg devenue la Société Estudiantine, au nom pittoresque et gai, nous saluons la juvénile incarnation de toute l’Alsace.

Messieurs, je ne puis vous présenter toutes les Œuvres. Je ne le puis, et je le regrette : c’est si beau de voir ce concours de tant de bonnes volontés, venues de partout, de toutes les classes, de toutes les paroisses, de toutes les confessions ! Qui dira les services rendus par les patronages catholiques : celui du Bon Conseil, installé avenue de Saxe par son fondateur, l’admirable abbé Esquerre ; le patronage Saint-Pierre de Ménilmontant, auquel l’ardent abbé Dhuit apporte un zèle que nulles difficultés ne rebutent, celui de Notre-Dame de Lourdes, que dirige un vieillard exquis, le curé de la paroisse, assisté de sa sœur, l’active et la dévouée Mlle Pottier, l’un et l’autre en pleins quartiers populeux, en pleins faubourgs communistes ? L’organisation est partout à peu près la même : un terrain pour les jeux et les sports, une salle de réunion à deux fins, ou tour à tour on dit la messe et on joue la comédie, sans que jamais le bon Dieu s’en soit formalisé. L’été, le patronage envoie des colonies de vacances au bord de la mer. De 1914 à 1918, le Bon Conseil a eu 506 de ses membres aux armées, dont 109 tués, parmi lesquels le sous-directeur de l’œuvre, l’abbé Habert, 305 citations, 15 croix de la Légion d’honneur et 17 médailles militaires. Vous estimerez sans doute que l’éducation était bonne.

Edmond Dussauze est protestant. Simple professeur d’anglais à l’École Alsacienne, il avait en lui une espèce de foi qui le poussait irrésistiblement vers un apostolat moral et social. Il se passionna pour l’œuvre de la Chaussée-du-Maine, fondée en 1871 par Mme de Pressensé. Désormais il consacre tous ses loisirs à l’Union des Familles, qui lui doit son magnifique développement. Et là encore, et parce que c’est vraiment la pierre de touche, pour juger de son action sur la jeunesse du XVe arrondissement, il n’est que de lire les lettres de guerre de ses petits soldats, enfants du patronage, auxquels il donne l’exemple, le plus bel exemple, puisqu’il a tenu, pendant toute la guerre, à rester simple soldat, afin de rester en contact avec les humbles.

L’École de travail de la rue des Rosiers est une œuvre israélite. L’origine en est touchante. Un jour d’autrefois, des étudiants, dont l’un devait devenir un charmant poète, Eugène Mandel, résolurent de grouper quelques enfants du peuple, appartenant à leur religion, pour leur faire des cours. Depuis lors, l’œuvre s’est développée : elle a formé 3 000 apprentis. Former des apprentis, c’est son rôle. Que plusieurs parmi ses élèves soient devenus petits patrons ou grands patrons, il se peut : son but est de démontrer que les enfants israélites sont aptes aux travaux manuels. La vie que mènent, à l’École de la rue des Rosiers, les soixante-dix jeunes gens qui y couchent et y prennent leurs repas, est celle de l’apprenti qui part le matin pour l’atelier et rentre le soir au foyer familial. Les cours théoriques n’interviennent qu’après la journée faite. Quand on sait l’acuité qu’a prise aujourd’hui la crise de l’apprentissage, on mesure toute l’étendue du service rendu au pays, par l’École de la rue des Rosiers.

Nous voici au seuil de la question ouvrière. J’y aperçois, pour nous accueillir, une figure nouvelle, une gracieuse silhouette féminine, très moderne en sa souriante gravité : la Surintendante. Elle nous vient de la guerre qui a installé la femme à l’usine ; aussi en porte-t-elle l’uniforme kaki, avec grenade brodée au côté gauche, voile et bandeau. Comment définir son rôle ? Mais quelle définition vaudrait celle que donnait un jour une jeune ouvrière dans son lit d’hôpital ? Comme la Surintendante était venue la voir « Quelle est, lui demanda-t-on, cette dame en uniforme kaki ? Est-ce une Américaine ? — Non. C’est celle qui s’occupe de nous. » La Surintendante d’usine est celle qui s’occupe de la classe ouvrière, dont peut-être ne nous sommes-nous pas toujours assez occupés, que peut-être avons-nous trop souvent livrée aux seules suggestions des mauvais bergers. Elle s’occupe de l’ouvrière, de sa santé d’abord, de son bien-être et de son hygiène, et cela l’amène à s’occuper de sa vie morale. Pour une femme, il y a bien des cas où rien ne remplace la présence d’une femme. C’est à la Surintendante venue lui annoncer la mort de son mari, qu’une ouvrière disait : « Ça fait moins de mal quand c’est une femme qui vous l’apprend : on sent qu’elle partage votre douleur. » La Surintendante s’occupe des enfants ; et parfois, s’apercevant que les parents ont oublié de se marier, elle les convainc de régulariser leur union. Dans ces cas-là, elle est de la noce, elle en est tout du long, elle en est de plus d’un apéritif : ce sont les petits profits du métier. De quel œil la voient les ouvriers ? Dans une conférence, qui ressemble un peu à une confession, la directrice de l’école sociale des Surintendantes de France, la frêle et vaillante Mme Jacob, nous confie : « Je connais une Surintendante, — et je crois en effet que Mme Jacob la connaît très personnellement, — qui, lors de son entrée chez un industriel, fut menacée d’être jetée à l’eau. » Que venait faire dans les ateliers cette femme, payée par le patron ?... Comme si les ouvriers n’étaient pas, eux aussi, payés par le patron !... Assurément c’était l’ennemie. « Quelques mois après son arrivée, cette même Surintendante était si bien acceptée par tous, que les délégués d’atelier venaient, tous les premiers, réclamer sa collaboration. » Que de qualités cela suppose, et surtout que de tact ! Il est si facile, dans ces milieux, de blesser, quand on voulait obliger ! L’âme populaire, si différente de la nôtre, nous est si mal connue ! C’est ici que la finesse féminine peut faire merveille. Nous attendons beaucoup de la Surintendante : ni religieuse, ni infirmière ni femme du monde, ou peut-être tout cela ensemble, elle est entre la classe ouvrière et la nôtre, le meilleur agent de liaison, la marraine élue de la paix sociale.

Elle aussi, une création née de la guerre, cette école agricole et ménagère de Mlle Thome pour les jeunes tilles du monde. Mlle Thome est la sœur de ce charmant et brave André Thome, un des plus jeunes députés de 1914, parti, dès le premier jour, au front, où t’attendait une mort glorieuse. C’est en mémoire de ces glorieux morts que Mlle Thome a fondé son école, et elle le dit en termes excellents : « Pour combler les vides causés par l’horrible tourmente, pour remplacer les terriens fidèles disparus, pour faire renaître et vivre les belles cultures de France et son cheptel détruit, il faut donner à nos filles autant qu’à nos fils l’amour de la saine vie rurale. » Au château de Belleville, transformé en ferme modèle, les écolières apprendront à surveiller les travaux des champs et à diriger une entreprise agricole. Mais quoi ! les jeunes filles du monde aux champs ! On sourit ; on évoque Trianon, sa royale bergère et ses laitières enrubannées. J’ai sous les yeux le programme de l’emploi du temps à Belleville, pour les mois d’hiver : poulailler, clapier, lever à six heures ; écurie, bergerie, porcherie, vacherie, lever à six heures... Non, je ne crois pas qu’on aille à six heures du matin en hiver au clapier et à la porcherie, par plaisir. Les temps sont changés et pour les classes jadis aisées ils sont durs. Tels pour qui la campagne ne représentait que d’agréables vacances, lui demanderont demain le pain de chaque jour. Il faut se préparer à cet avenir de labeur. Disons à l’honneur de notre bourgeoisie qu’elle l’envisage avec un parfait sang-froid. Mlle Thome lui ouvre le chemin.

Je voudrais maintenant mettre sous vos yeux quelques types de ces héros du devoir qui, sans souci de considérations sociales, sans calculer, sans réfléchir, font le bien spontanément et d’instinct, comme l’oiseau chante et comme l’homme respire, et parce qu’ils ne savent pas faire autre chose. La difficulté est, en vous les présentant, de vous les montrer tels qu’ils sont. Car il y a mille manières de parler de la vertu, et, avec les meilleures intentions du monde, d’en mal parler. Pendant la guerre, nos poilus, au récit de leurs belles actions, hochaient la tête. Où nous ne voyions qu’un faible hommage, si insuffisant ! à leur bravoure, ils nous reprochaient le bourrage de crâne. Des héros ? Mais non. De bons Français, tout simplement, et qui avaient ça dans le sang. De même en est-il des héros de la vertu. Ce sont leurs actions qui les louent et nos épithètes sont de mauvaises louanges. Le trait qui chez eux domine et commande tous les autres, c’est la simplicité.

À Lille, pendant l’occupation allemande, une organisation s’était formée pour cacher, ravitailler et faire évader les soldats de la garnison surpris par l’invasion. Il fallait leur apporter de l’argent, leur distribuer des effets. Un commerçant, M. Maertens, accoutumé à visiter sa clientèle avec des caisses d’échantillons, pouvait, sans attirer l’attention, continuer à circuler avec ses colis chargés d’objets pour les soldats. Sa famille l’accompagnait ; c’est grâce à elle que beaucoup des nôtres ont passé la frontière : ils lui doivent la liberté, la vie. Arrêté le 11 juillet 1915, Maertens est jugé le 17 septembre, condamné à mort en même temps que Jacquet, Deconinck et Verhulst. L’assassinat de ces quatre héros eut lieu dans les fossés de la citadelle de Lille le mercredi 22 septembre. Ce sont des dates et ce sont des faits qu’il importe d’avoir toujours présents à la mémoire. Mme Maertens, saluée par toute la population, qui l’a vue à l’œuvre, du titre de compagne d’un héros, répond, simplement ; « Collaboratrice de mon mari, je n’ai fait que mon devoir. »

Mme Alphonse Humbert de Rampont (Meuse), est veuve depuis 1911. Son mari, qu’on appelait le grand Alphonse, grand de taille, plus grand de cœur, a été foudroyé en liant des gerbes de blé. Résolument, elle se met à la tâche : neuf enfants à élever, la culture à diriger. La guerre éclate. Sa maison est incendiée. Trois de ses fils partent au front. Elle, sans une plainte, sans une défaillance, continue de labourer son champ.

Madeleine Jouanneaux est une jeune fille, née dans l’aisance. Au début de la guerre, la ruine et le deuil : elle reste seule ayant à sa charge ses trois frères et ses deux sœurs. Elle sera leur maman à tous. Elle ne perd pas courage et va au plus pressé. Elle vend les tapisseries et les plus beaux meubles pour payer les dettes, loue un cinquième étage à Saint-Ouen, arrange le nid, le pauvre nid, avec celte élégance dont les mains virginales ont le secret. Et voilà, malgré la pauvreté, malgré la mort, le foyer reconstitué. J’ai entendu dire qu’une des grandes tristesses du lendemain de la guerre, c’étaient tant d’unions désassorties, tant de foyers brisés ! Quelle leçon donne à ces fantaisistes de la vie conjugale le dévouement de cette jeune fille ! Elle sait, elle, que la plus belle chose qu’il y ait au monde et la plus sacrée, c’est le cercle de famille où s’échangent les affections et se supportent les caractères, où les désaccords s’atténuent et se fondent dans la piété des souvenirs. Chère jeune fille, qui ressemblez à tant de jeunes filles de chez nous, vous et vos sœurs de bonté, qui, pour toutes joies, choisissez celles du sacrifice et pour tout bonheur, celui des autres, soyez bénies !

En regard de ce jeune visage, une de ces figures de vieilles femmes, usées par la fatigue et par le chagrin. Mme Odysse Barot porte un nom qui fut connu dans les lettres. Triste destinée, celle du littérateur de qui la vogue se retire ! Veuve et sans ressources, Mme Odysse Barot prend une petite boutique, un logis misérable. Voici, par elle-même. le tableau de sa vie résignée. « J’ai soixante-dix-neuf ans depuis le 16 décembre 1920. J’habite mon quartier depuis vingt-quatre ans. Je vais à l’église et au cimetière. Je travaille et ne parle qu’à mes clientes. » Les quelques lignes étaient nécessaires pour vous faire goûter la saveur d’un document qui m’a arrêté comme je feuilletais le dossier de Mme Barot. C’est un papier de forme et de couleur très caractéristiques, portant au coin, en un gracieux cartouche : « Papier spécial pour les huissiers. » Le papier est beau, fort et de couleur bleue, d’un bleu qui n’est pas le bleu céleste. C’est un exploit, un tout petit exploit, où la « déclarante » signifie à sa locataire, en un style aussi spécial que son papier, « qu’elle sorte desdits lieux, fasse place nette, réparations locatives, rende les clés, justifie de ses quittances d’impositions mobilières, comme aussi qu’elle paie à l’instant, en deniers ou quittances, les loyers échus et ceux à échoir, à l’échéance... à peine d’être expulsée et ses effets séquestrés pour sûreté desdits loyers, et j’ai à la susnommée, en parlant comme dessus, laissé cette copie sous enveloppe fermée... le tout conformément à la loi. » Conformément à la loi ? L’humanité aussi a ses lois, auxquelles ni cet acte ni ce jargon ne sont conformes. Et c’est vers la déclarante, non vers la susnommée, que je me tourne, et, parlant à sa personne, je ne lui fais pas mon compliment. S’il est pénible de recevoir un tel papier, à soixante-dix-neuf ans, il y a quelque chose de plus fâcheux : c’est de l’avoir envoyé.

Détournons nos regards vers de plus beaux spectacles. Mme Chatenet est institutrice, mariée à un instituteur, mère de deux enfants. M. Chatenet, parti aux armées, est un des 5 500 instituteurs tués à l’ennemi. Alors sa femme prend sa place à la direction de l’école des garçons, au secrétariat, de la mairie. Le travail ne s’interrompt pas : la patrie continue.

Mlle Thivel est une religieuse laïcisée. Sœur Lucie dirigeait une école libre à l’Hôpital-sous-Rochefort (Loire), lorsque les lois de laïcisation dispersèrent les trois religieuses qui, rendant à la population tant de services et à si peu de frais, constituaient, parait-il, un danger public. Mais On peut empêcher certaines femmes de porter un costume de religieuse, non de porter en elles une âme de sainte. Sœur Lucie, redevenue Mlle Thivel, fonde une école libre à Longessaigne (Rhône). Pour d’autres, ce serait bien : pour elle, ce n’est rien. « Elle est née infirmière, atteste un témoin, comme d’autres naissent peintres ou musiciennes. Les maladies infectieuses, les plaies les plus dégoûtantes, rien ne la rebute. Elle traverse pendant l’hiver les champs couverts de seize, pour aller, à toute heure, jour et nuit, porter secours  à ceux qui souffrent. » À son école elle adjoint une école ménagère, pour apprendre aux jeunes filles de la campagne à aimer leur condition, à souhaiter d’être un jour, sur le coin de terre natal, les reines d’un foyer modeste. Le succès est complet. « Si la plupart d’entre nous sommes restées fidèles à la terre, témoigne une des élèves de MllThivel, si nous n’avons pas déserté nos campagnes pour les usines, c’est grâce à Mlle Thivel et à son enseignement. » Pendant la guerre, l’école ménagère se transforme en ouvroir. Comment on y accueille les combattants en permission ? L’un d’eux, fils de fermier, écrit : « il faut absolument qu’à ma prochaine permission, j’aille à Longessaigne voir la petite sœur Lucie. J’aurai trop de plaisir à la revoir. » Hélas, il n’a pas eu la prochaine permission : il ne reverra la petite sœur Lucie, que là-haut.

Ah ! vous toutes qui avez donné à nos chers soldats, aux déshérités, aux orphelins, l’illusion du foyer, la sensation d’une présence maternelle, soyez remerciées ! Une Mme Legeay, infirmière, a ainsi réconforté plus de quatre cents poilus. Du secteur, de l’hôpital, des geôles allemandes, ces soldats sans mère lui écrivent : « Ma chère maman.., maman chérie.., chère petite mère... Quand ses lettres ne leur arrivent pas, ils se fâchent. « Vous, chère petite mère, qui a agi comme une véritable mère au vis-à-vis de moi... votre silence me pèse énormément. Pourtant vous avez dû recevoir mes lettres. Pourquoi ne me faites-vous point réponse ? Je ne m’étendrai point en longs reproches. Peut-être n’en méritez-vous point. Si vous en méritez, j’aime mieux vous abandonner à vos remords... » Les remords d’une Mme Legeay, mère adoptive des poilus orphelins ! Mais que cette rudesse est touchante ! Un autre écrit : « Bien chère petite maman, deux mots en toute hâte pour vous dire que ce soir nous montons en ligne. Il ne faut pas vous en faire pour moi : s’il m’arrive quoi que ce soit, vous serez la première avertie. » C’est ainsi que beaucoup sont allés se battre. — comme ils se sont battus. Ce sera l’éternel honneur de nos Françaises qu’il y ait eu un peu de leur tendresse dans la bravoure de chacun de nos soldats,

Les chiffres passent pour avoir une éloquence. En voici qui valent les plus beaux discours. Georges Marquette, capitaine de sapeurs-pompiers, est de ces sauveteurs-nés, pour qui c’est un geste naturel et une nécessité de nature, d’arracher leurs semblables à la mort. Georges Marquette s’est exposé dans 103 incendies, a été blessé 5 fois, cité à l’ordre du jour 30 fois. Le feu le connaît, et, l’eau pareillement. Il « fait » les incendies, et aussi les naufrages. Un jour, sur la plage de Dunkerque, il sauve 14 hommes, un autre jour 20 hommes, en tout 54 personnes sauvées et 2 mousses : les mousses sont par-dessus le marché.

Je me suis laissé dire qu’il sévit parmi nous une certaine « crise des domestiques », dont peut-être avez-vous entendu parler. Il paraît qu’on ne trouve plus de domestiques. On n’en trouve plus, et à quels prix ! au prix de quels gages, avec combien de jours de sortie et combien de billets de cinéma autour ! Ici nous ignorons la crise. Des gages ? Isabelle Thivierge, de Beaugency, n’en a jamais reçus. Elle sait bien que sa maîtresse ne peut lui payer de gages ; elle le sait si bien qu’elle s’est mise à fabriquer pour le commerce de menus objets de vannerie, afin de subvenir aux besoins de sa compagne de misère. Des gages ? Thérèse Boulay, à Angers, n’a jamais reçu de gages, depuis le mois de janvier 1891 qu’elle prolonge par ses soins assidus la vie d’une maîtresse impotente. Des gages ? Bayle, Urbain, de Pin Moriès (Lozère), n’a jamais su ce que c’est que des gages, depuis qu’il est entré, à quatorze ans, comme petit berger, dans la famille qu’il ne devait plus quitter. Quand le maître tombe malade. Urbain Bayle le soigne quand le maître meurt, Urbain Bayle paie les dettes et reste au service de la famille dont il s’est fait le soutien. Il est payé. D’autres, dont les noms sont là et que je n’ai pas le temps de citer, ont fait de même. Et d’autres font de même ; mais nous ne pouvons tous les récompenser. Vous me direz que ceux-là ne sont pas, à vrai dire, des domestiques. Au contraire. Ils sont, dans toute l’exactitude et dans toute la force de ce beau mot, dont nous avons laissé se perdre jusqu’au sens, des domestiques. Ils sont de la maison. Ils sont de la famille. Je le dis à leur éloge et aussi à celui de leurs maîtres, car les devoirs sont réciproques, et c’est aux maîtres de faire qu’à leur foyer serviteurs et servantes se sentent en famille.

Messieurs, je voudrais avoir réussi à vous donner un peu de l’impression qu’éprouve chaque année celui d’entre nous qui a l’honneur de rédiger le rapport traditionnel. Y réussir complètement, c’est impossible, même à de plus éloquents. Nous n’avons, nous, que les mots ; ceux dont nous parlons ont leur âme : la partie n’est pas égale. Sachons dire, du moins, que dans toute notre vie académique. Il n’y a pas d’heures plus belles que celles passées dans la familiarité de ces pauvres gens, de ces humbles et de ces petits, qui sont meilleurs que nous. J’ai lu beaucoup de romans et j’ai vu beaucoup de pièces de théâtre : je n’ai pas lu de roman plus romanesque, je n’ai pas vu de drame plus poignant que ceux dont portent la trace ces dossiers sans littérature. Et quelle image de la vertu s’en dégage, si différente de celles qui vont courant le monde ! On accuse la vertu d’être monotone. C’est qu’on ne la voit pas à l’œuvre. Tous ces dévouements se répètent, mais pas un ne se ressemble. Quelle ingéniosité de ressources ! Quelle variété de moyens ! Que de trouvailles ! Que d’imagination ! Quelle poésie ! On dit que la vertu est ennuyeuse. Aucun de ceux-là ne s’ennuie dans la vie ; ils n’ont pas le temps : ils ont trop à souffrir, trop à lutter. On nous peint une vertu pitoyable et larmoyante. La vertu est sérénité, bonne humeur, gaieté. Dans cette armée du bien, à côté de riches qui donnent sans compter et d’heureux du monde gagnés à la charité, j’ai trouvé des pauvres, si pauvres qu’ils ne savent d’où leur viendra la pâture qu’ils donnent à de plus pauvres, et de ces malheureux sur qui il semble que la destinée se soit acharnée, j’ai trouvé des veuves et des orphelins, des malades et des infirmes : je n’ai pas trouvé un mélancolique, pas un pessimiste, pas un neurasthénique. Pas un de ces indigents qui se plaigne de la cherté de la vie, pas un de ces malheureux, qui accuse le malheur des temps. Ne croyez pas d’ailleurs que ces types admirables de vertu soient des sortes de phénomènes, des manières d’accidents, des espèces de monstres. Beaucoup dont on ne parle pas, dont on ne parlera jamais, même à l’Académie, mènent pareillement, dans la régularité coutumière et dans la modestie du devoir accompli, une vie faite de la continuité des plus belles vertus. Ceux-là sont vraiment le trésor de la race, le sel de notre terre. C’est le parfum secret de leur vertu qui se répand dans l’air que nous respirons, pour le purifier. Et c’est elle, cette vertu sans faste et sans bruit, toute cette vertu anonyme et diffuse, qui fait notre France si belle, et bonne et douce à vivre et plus aimable à mesure qu’on pénètre au plus intime de sa vie et qu’on entend de plus près battre son cœur.

 

[1] G. d’Avenel : Le mécanisme de la vie moderne. I. Les magasins de nouveautés. 1 vol. in 12.