Rapport sur les prix de vertu 1922

Le 7 décembre 1922

Alfred BAUDRILLART

INSTITUT DE FRANCE

ACADÉMIE FRANÇAISE

RAPPORT SUR LES PRIX DE VERTU

Lu dans la séance publique annuelle du jeudi 7 décembre 1922.

PAR

M. A. BAUDRILLART
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE

 

MESSIEURS,

L’empereur Charles-Quint a porté sur notre pays ce jugement exact et fin : « Les Français, disait-il, sont sages sans le paraître. » Volontiers, j’ajouterais : « -Les Français sont généralement vertueux, sans toujours le paraître et plus souvent sans vouloir le paraître. »

S’il est vrai que de longs voyages à l’étranger valent au moindre d’entre nous un peu de l’expérience du vieil Ulysse, je me permettrais, au lendemain de mon retour en France, de donner à mes compatriotes le conseil, non seulement d’être vertueux, mais encore de consentir à le paraître, aussi souvent au moins qu’ils le sont.

L’hypocrisie à rebours est assurément moins odieuse que celle qui, par une feinte déplaisante et méprisable, prétend rendre hommage à la vertu ; mais il faut avouer qu’elle est plus dangereuse.

De quelle réputation de vertu ne jouissent pas au dehors telles nations qui, au fond, ne valent ni mieux, ni même autant que la nôtre ?

Lorsqu’on parcourt, comme je viens de le faire, ces immenses régions de l’Amérique du Sud où grandit, au milieu de tant de heurts et d’incertitudes, une forme nouvelle et très riche de notre vieille civilisation latine, on se sent profondément ému, mais aussi presque effrayé de l’extraordinaire répercussion qu’a là-bas le moindre geste intellectuel et moral de notre France.

À la différence d’une autre Amérique qui, elle aussi, doit à peu près tout à l’Europe, mais affecte trop souvent de ne voir en elle qu’une aïeule affaiblie par les ans, l’Amérique latine n’a d’autre ambition, d’autre fierté, que d’être tenue pour véritable et bonne européenne : en Europe, c’est vers nous d’abord que ses yeux se tournent.

Considérez l’Argentine, d’où je viens : elle sait ce qu’elle doit à l’Espagne et à l’Italie, beaucoup plus que nous ses mères selon la chair : l’Espagne dont l’empreinte vigoureuse a marqué ses vieilles familles d’un sceau ineffaçable et les a dotées de celte force assimilatrice qui conquiert peu à peu les autres éléments ethniques ; l’Espagne qui lui a donné sa langue et sa foi ; l’Italie, par Rome héritière de la pensée antique et modératrice de la pensée chrétienne ; l’Italie qui, en ces lointaines régions, se fond si aisément avec l’Espagne, sa sœur plus austère, et lui apporte la souplesse de son génie et la fécondité de ses enfants. Et cependant, grâce au rayonnement de notre esprit, grâce au caractère universel et vraiment catholique du génie français, la maîtresse intellectuelle, c’est encore et toujours la France.

Oui, mais s’il s’agit de l’ordre moral et, pour tout dire, de la vertu, — en ce lieu et à cette heure le mot est de circonstance, — quelle idée, dans les milieux les plus sages, les plus dignes d’estime, se fait-on de notre pays ?

Ah ! messieurs, c’est une peine humiliante et cuisante pour ceux qui ont reçu ou se sont donné la mission de faire connaître à l’étranger la France telle qu’elle est que de se heurter, auprès des meilleures gens, à des objections dont l’énormité accable et surprend. Eh quoi ! se répète-t-on vingt fois le jour, c’est à cela qu’il faut répondre ; ce sont des vérités chez nous élémentaires et banales qu’il faut proclamer, démontrer, comme des découvertes nouvelles ; et chaque fois s’entendre dire : Vraiment, nous ne nous en doutions pas !

Vous ne vous en doutiez pas ? Et comment donc s’était formé votre jugement ?

La vertu, ou si vous l’aimez mieux, la moralité française vue de l’étranger et par l’étranger : c’est un sujet sur lequel, en ces derniers mois, j’ai longuement médité ; M. de Montyon ne trouvera pas mauvais qu’au jour où se décernent les prix qui ont porté son nom aux extrémités de l’univers, je vous fasse part de mes réflexions.

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Sur quoi se fonde l’opinion de l’étranger ? Si elle est fausse, à qui la faute ? À lui ? À nous ? À tous deux ? Assurément oui, à tous deux.

Les étrangers nous jugent d’abord par leurs lectures ; quelques-uns, les plus réfléchis, les plus éclairés, lisent nos philosophes, nos savants, nos historiens, nos critiques ; tous, hommes et femmes, gens d’études ou gens du monde, nos auteurs dramatiques et nos romanciers ; soyons francs, c’est à travers ceux-ci presque exclusivement que l’on voit la société française.

Prenez garde, m’est-il arrivé de faire doucement observer. Peut-être fut-il un âge où auteurs dramatiques et romanciers étaient vraiment et complètement les peintres de la société de leur temps. Aujourd’hui, s’il est encore permis de l’affirmer des plus grands, que de petites écoles, que d’étroits cénacles, que de milieux irréguliers et factices, qui rétrécissent ou déforment la vision de l’écrivain et lui font prendre l’exception pour la règle ; quelle recherche des cas excentriques qui piquent la curiosité et assurent, à ce que l’on prétend, de plus abondantes recettes ! Un étranger qui connaît bien la France, qui l’aime et qui a porté sur elle un très équitable jugement, M. Sjoestedt, n’a-t-il pas dit avec raison : « Tel roman psychologique est une observation clinique aussi peu représentative de la mentalité générale que ne le seraient les notations d’un médecin aliéniste. »

J’ajoutais : sachez lire ! Plus d’une fois, sous la surface de tel roman ou de telle pièce dont la donnée, j’en conviens et je le regrette, est scabreuse, se montrent encore les véritables traits de la vie française. Vous n’êtes pas sans vous être aperçu de ce que cachent souvent de sérieux l’ironie et même la plaisanterie de nos écrivains, comme de nos causeurs.

D’accord, me répondait-on, mais ce sérieux, en vérité, il est un peu trop dissimulé pour que des étrangers le découvrent. Quant aux pièces que vous faites jouer chez nous, et qui plus est sous prétexte de propagande ! qu’en pensez-vous ?

Je vais m’acquitter d’une promesse. Dans l’une des plus grandes cités de l’Amérique du Sud, capitale d’un pays qui s’est rangé à nos côtés pendant la guerre, je reçus une délégation des femmes les plus distinguées de la ville elles ont constitué une ligue qui compte déjà seize années d’existence et dont les ramifications s’étendent en Amérique jusqu’à Santiago du Chili, en Europe, à Madrid ; elles ont publié un gros volume de critique, ou mieux de censure théâtrale, Pro arte dramaticâ, qui va recevoir prochainement un complément de même étendue. Et voici le passage principal de la lettre qu’elles ont déposée entre mes mains :

« Les compagnies de théâtre qui nous viennent de France ne contribuent pas absolument à faire respecter la France, et si le reproche que vous adressez aux étrangers dans la magnifique préface du livre : La vie catholique dans la France contemporaine peut être vrai dans quelques cas et en quelques pays quant à la préférence pour la littérature légère, il ne peut certainement, pas être fait à notre société en ce qui concerne le théâtre, et je joins ici quelques documents qui le prouvent... Ici tout le monde aime la France : nous la considérons comme notre patrie intellectuelle. L’annonce de l’arrivée d’une Compagnie française de théâtre émeut notre société. Mais l’élite est privée d’assister, par pudeur, à beaucoup de ses représentations... Un autre point sur lequel j’insiste et dont le succès aiderait puissamment votre campagne de propagande française à l’étranger serait de faire comprendre aux auteurs que leur patriotisme devrait leur inspirer des compositions saines et nobles, à l’exemple des Rostand de notre époque et des Racine et des Corneille du temps passé. Nous comprenons qu’il peut être difficile de condamner les auteurs quand ils sont des compatriotes, des amis, des écrivains d’un grand mérite intellectuel ; et cependant, ce serait le moyen de défendre le nom de la patrie à l’étranger. Il faut protester et faire savoir au monde que cette littérature malsaine n’exprime ni l’esprit, ni les mœurs de la France. »

Ces dames ont poussé la confiance jusqu’à me donner la liste des pièces contemporaines qu’elles verraient jouer volontiers. Moins sévère que celles du Pro arte dramaticâ, cette liste ne témoigne ni d’un esprit trop étroit, ni d’une pudeur trop facilement effarouchée.

Si vous tenez pour suspect, en pareille matière, le jugement d’un évêque, laissez cet évêque s’abriter derrière un soldat. Dans l’admirable conférence qu’a donnée à la Société de Géographie le général Mangin, lorsqu’il revint de sa triomphale visite aux États de l’Amérique du Sud, n’a-t-il pas prononcé ces paroles : « Je puis vous dire que les pièces actuelles du boulevard, représentées devant des spectateurs qui en comprennent toutes les finesses et même tous les sous-entendus, font un effet déplorable. Vous entendez d’ici nos détracteurs : « Les voilà bien ces Français corrompus ! La voilà la famille française ! Peints par eux-mêmes ! »

Et quand même tel directeur de troupe déclarerait qu’il gagne plus d’argent les jours où l’affiche est plus prometteuse, — n’est-il pas facile de trouver dans une ville de près de deux millions d’habitants un public viveur et frivole, assez nombreux pour remplir une salle ? — je ne sache pas que le désir de gagner plus d’argent soit pour quiconque un motif suffisant de déshonorer son pays.

En second lieu, les étrangers jugent la France d’après les quelques voyages que les plus aisés d’entre eux font à Paris. Ils disent ce qu’ils ont vu. Mais qu’ont-ils vu de la France ?

Un certain Paris, celui du plaisir et des fêtes mondaines. Rarement le Paris qui travaille, ou le Paris qui prie, le Paris de la vie intime et sérieuse. De la province, généralement si digne, si laborieuse et si sage, soit dans ses villes, soit dans ses champs, rien. Faut-il être surpris que le plus grand nombre d’entre eux ne soupçonnent même pas ce que l’écrivain suédois que j’ai déjà cité appelle si justement « les trois piliers de la construction sociale la plus solide et la plus heureusement équilibrée que connaisse la civilisation moderne », nous voulons dire l’amour du travail, l’esprit d’économie, le culte de la famille, caractéristiques du vrai peuple de France, ces vertus bourgeoises et paysannes, sources profondes où notre nation retrempe perpétuellement ses forces et puise la capacité de relèvement qu’elle possède à un degré incomparable.

Ne vous en prenez qu’à vous-mêmes, répliqueront nos amis du dehors. Quand nous avez-vous ouvert les portes de vos maisons ? Une visite courtoisement reçue, à condition qu’elle ne se prolonge pas trop, quelquefois une invitation à dîner ; votre effort va-t-il plus loin ?

Nous devons en convenir ; Français, nous vivons chez nous, entre nous, pour nous ; preuve évidente de l’union et de la cohésion qui règne dans nos familles ; mais non sans quelques inconvénients auxquels il serait bon de porter remède. Moins que partout ailleurs, dans notre pays, le bien ne fait de bruit et n’aime à se montrer ; encore ne faudrait-il pas que le mal occupât tout seul le devant de la scène et s’y étalât.

L’étranger nous juge enfin sur les Français qu’il voit chez lui. Longtemps, nous avons été portés nous-mêmes à n’accorder que sous bénéfice d’inventaire notre estime à ceux de nos compatriotes qui prenaient le parti d’aller vivre sous d’autres cieux. Abandonner la douce France, une faute, un malheur, un coup de folie, pouvaient seuls expliquer pareille décision. De cette opinion sommaire et par trop bourgeoise, nous sommes, grâce à Dieu, revenus. Que, parmi les Français qui résident à l’étranger, il se rencontre des aventuriers dont la conduite n’attire ni la sympathie, ni le respect, c’est de toute évidence ; mais leur proportion n’est aucunement supérieure à celle des indésirables de toute autre origine. Ce qui m’a frappé, au contraire, c’est le nombre considérable des honnêtes et braves gens qui conservent intactes, si loin, et souvent après tant d’années, toutes les qualités essentielles de notre race. Avec quelle joie, je leur ai porté le salut de la patrie ; de quel cœur j’ai serré leur main loyale ! Et combien gentiment, à quelque opinion qu’ils appartinssent, ils ont reçu celui qui venait au nom de la France. Partout, jusque dans les plus petites villes, j’ai rencontré de ces bons représentants de notre pays. Quel ne fut pas mon étonnement, alors qu’au bord du Pacifique un de nos consuls me marquait du doigt la direction de l’île où, en 1704, fut abandonné le héros fameux de Daniel de Foë, j’appris que le fond de la population de l’île descendait d’un Français et que deux Français encore exploitent la langouste qui pullule dans cet archipel de Juan Fernandez. Héritiers de Robinson Crusoé, qu’on dise après cela qu’une conception trop étroite de la famille et de la patrie a détruit chez nous tout esprit d’entreprise.

Parmi les Français qui vivent à l’étranger et lui permettent de se rendre compte de ce que nous valons, il en est que l’Académie a plus d’une fois encouragés de ses récompenses et dont vous seriez surpris que je ne vous dise pas un mot : les religieux et les religieuses. Il y en a partout : la majorité des grands établissements d’enseignement pour les deux sexes est entre leurs mains, et de même le plus grand nombre des œuvres de charité. Là est le secret de notre influence et de notre bonne réputation, même en des régions où végètent assez misérablement notre commerce et notre industrie. On apprécie le savoir, le dévouement, le zèle incomparable, l’esprit apostolique, l’activité sans pareille de ces fils et filles de France. De l’aveu même de ceux des autres pays, dont je ne méconnais pas les mérites, ils sont les premiers, les préférés. Avec quelle gratitude on parle de leurs services, avec quelle admiration on rappelle que ces exilés coururent à l’appel de la patrie en danger, et comme on leur pardonne, en raison de l’esprit et du cœur avec lesquels ils servent le pays qui les a reçus, de rester toujours et quand même Français.

Dans une école de Buenos-Aires, un aumônier espagnol me présentait la communauté française : « Les religieuses françaises, me disait-il, peuvent renoncer à toutes les aises de la vie et se nourrir de rien ; elles peuvent renoncer aux charmes de la femme et les cacher sous les plus pauvres costumes ; elles peuvent renoncer à toutes les joies de la famille ; elles peuvent renoncer même à vivre dans leur pays pour exercer n’importe quel ministère, sous n’importe quel climat, à mille lieues de chez elles ; il n’y a qu’une chose à laquelle il ne serait pas possible de les faire renoncer, c’est à leur drapeau, le drapeau de la France. »

Et de fait, c’est au milieu de flots tricolores qu’a l’asile du Salvador, à Valparaiso, au grand hôpital Borja, à Santiago, tenus l’un et l’autre par les Sœurs de Saint- Vincent-de-Paul, je m’avançais, soit dans l’église, soit dans les galeries. Ne m’est-il pas arrivé en Espagne, en pleine guerre, de découvrir un petit drapeau français, discrètement cousu par une de nos religieuses aux vêtements d’une Vierge habillée qui dominait l’autel ?

À La Plata, je visitais les Petites Sœurs des pauvres et leurs vieillards. Quelle ne fut pas mon émotion lorsque l’un d’eux, sortant des rangs, me harangua dans le plus pur français et avec une véritable éloquence ! C’était un compatriote, un professeur, venu jadis avec l’espoir de faire fortune et qui finissait là, ayant vécu au jour le jour de ses classes et de ses leçons. « Vaincu de la vie, c’est vrai, me disait-il, mais j’ai du moins la consolation de l’achever, cette vie, au milieu de braves filles qui me parlent français et qui me traitent et me soignent en bonnes Françaises, à la mode de chez nous.

À Tucunian, au fond de l’Argentine, ce n’était plus à l’hôpital, mais à l’hôtel du gouvernement, où j’étais très solennellement reçu. Le ministre qui nie parlait au nom du chef de l’État s’exprima en français : et si sa langue était française, son cœur ne l’était pas moins, car, sans la plus légère réserve diplomatique, il proclama sa joie du retour à la France de l’Alsace et de la Lorraine. N’était- il pas l’élève du collège des Pères de Lourdes dont l’économe, blessé de guerre et riche de onze citations, attend la Légion d’honneur pour laquelle il est proposé ?

À Rio de Janeiro, me présentant à l’improviste chez les Dames du Sacré-Cœur, j’entrai dans toutes les classes ; chaque maîtresse enseignait en français.

À Santiago du Chili, le premier mot du président de la République fut : « Je suis l’élève des Pères français (on ne les désigne pas sous un autre nom, et j’ai appris l’économie politique dans le manuel de votre père. » Le président du Conseil, élève, lui aussi, des mêmes religieux, ainsi d’ailleurs que presque tous les ministres, termina par ces mots le toast qu’il m’adressa : « Vous pouvez dire aux hommes illustres qui régissent la France que chez nous l’on vous admire et l’on vous aime..., et, que nous sommes redevables d’une gratitude profonde aux citoyens français et aux congrégations françaises qui se sont voués à l’enseignement et au progrès de notre patrie. »

Je n’aurai pas la cruauté d’insister sur les réflexions respectueusement ironiques qui m’accueillaient parfois lorsqu’à ces témoignages de gratitude je joignais ceux de ma propre admiration. « Comment donc et par suite de quels événements les congrégations de France sont-elles si nombreuses en nos pays ? Leurs vertus, dont vous vous parez au dehors, vous n’en avez pas voulu chez vous. Et si vous ne changez rien à votre législation, ou si au moins vous ne l’interprétez plus favorablement, ces nobles échantillons de la moralité française s’éteindront un à un et laisseront la place à vos rivaux. Dans telle capitale, le collège français a déjà dû, pour que toutes ses classes fussent occupées, accepter quelques recrues étrangères. À côté, s’élève un collège allemand fort bien organisé et largement subventionné par la mère patrie; si vous n’y prenez garde, c’est là que sera formée la prochaine génération de nos dirigeants. Qui l’aura voulu ? »

De même que j’ai fait appel au patriotisme de nos écrivains, je me tourne maintenant vers nos politiques et sans réclamer d’eux ni mea culpa, ni sacrifice d’amour-propre, je me borne à leur dire : « Réfléchissez à un point de vue qui vous avait peut-être partiellement échappé ; bons Français, faites le nécessaire pour que soit assuré le recrutement de ceux qui soutiennent au dehors le renom et l’influence morale de notre patrie. »

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De cette influence morale comme de notre influence intellectuelle, l’Académie française est l’un des agents les plus autorisés. Je vous disais que le nom de M. de Montyon est universellement connu et c’est vrai.

De même que chaque année l’Académie attire sur un certain nombre de livres l’attention des esprits cultivés de tout pays, de même elle la fixe sur des actes et des œuvres, grâce auxquels se révèle le fond vrai de la France.

Oser présenter à l’admiration du monde les faits et gestes d’êtres obscurs, perdus le plus souvent dans les derniers rangs de la société, les mettre en une lumière aussi éclatante que les plus bruyants exploits des héros les plus fameux, quel signe de grandeur spirituelle, quelle revanche de la morale !

Voici Marie Gaillet, simple domestique et cuisinière dans le modeste hôpital d’une petite ville dauphinoise. Service pénible, car elle a chaque jour quarante personnes à nourrir ; encore bien souvent y ajoute-t-elle le soin des malades ; service charitable, — ses gages sont de vingt-cinq francs par mois ; vienne la guerre : de septembre 1914 à mars 1917, elle fera de plus et gratuitement la cuisine pour trente ou quarante blessés. Toujours en train, toujours courageuse, toujours désintéressée ; sur ses 300 francs annuels, elle aide sa mère et, quand elle a perdu ses parents, elle abandonne à sa sœur la part du modeste héritage qu’elle aurait pu recueillir. Aujourd’hui, elle a cinquante-huit ans et ne peut plus travailler, l’hôpital la gardera ; un prix Montyon de 1000 francs témoignera de l’estime qu’elle a méritée.

En ce temps où la crise des domestiques, cauchemar quotidien, forme le thème habituel des entretiens de tant de maîtresses de maison, je ne saurais manquer à la tradition qui, chaque année, dans ce rapport, accorde une place au dévouement de quelque domestique : exemple qui servira peut-être à la consolation de nos ménagères et qu’elles pourront citer à leurs servantes, sans avoir grand chance, je le crains, de les persuader. En 1875, Marie-Louise Roy entrait en service chez la veuve d’un conseiller à la cour de Poitiers, avec... heureux temps pour les maîtres ! 140 francs de gages annuels, au bout de huit ans, la maigre somme cesse d’être payée ; des revers de fortune ont fondu sur la veuve, de qui le fils, avocat de faible santé, défenseur par trop désintéressé de nobles causes, ne gagne pas sa vie. La pensée de les abandonner tous deux n’effleure pas Marie-Louise. Sa maîtresse est atteinte d’une douloureuse maladie qui la rend exigeante et difficile ; plusieurs années durant, elle la soignera, jour et nuit, car elle ne veut point que son maître trop délicat, perde quelque chose de son sommeil. En 1909, sa maîtresse meurt entre ses bras ; la santé du fils en reçoit un nouvel ébranlement qu’aggrave une situation obérée. Marie-Louise gravit un degré de plus de la sublime échelle du dévouement ; elle se prive de nourriture pour que son maître mange à sa faim. Mais voici la vie chère ; il faut vendre meubles et livres, on se retire à la campagne ; la neurasthénie du pauvre malade fait chaque jour des progrès. Marie-Louise ne le quitte plus, le réconforte par de bonnes paroles, use même d’autorité quand la nécessité l’y oblige, et avec une bonté inlassable le soutient dans ses souffrances de chaque jour. Fidèle aux morts comme aux vivants, elle va, chaque dimanche, prier sur la tombe de ses maîtres défunts. Le prix Souriau, de 1.000 francs, viendra en aide à sa charité.

Si j’entreprenais de faire sortir de nos dossiers les traits de solidarité poussée jusqu’à l’extrême sacrifice entre les membres d’une même famille qui ont paru dignes d’être récompensés, je ne finirais pas. Que tous les braves gens sur lesquels je garderai le silence me le pardonnent. Trois exemples seulement.

Marguerite Imbert, jeune fille de bonne famille, se voit contrainte, par suite de l’abandon du père, à gagner sa vie, sans retard ; sa vie et, pour une grande part, celle de sa mère, de ses frères et sœurs, car la mère est malade de la poitrine et les autres santés sont débiles ; la sienne aussi, mais qu’importe ! Vendeuse dans un magasin, elle travaillera toute la semaine ; le soir et le dimanche, elle soignera ses malades ; cela dure depuis neuf ans.

Mme Clémentine Villechien assiste depuis cinq ans sa sœur paralysée, partageant avec elle sa chambre et son lit ; le jour, sans relâche, elle coud et raccommode, au chevet de la malade ; ce lui est une douleur de la quitter, ne fût-ce que le temps nécessaire pour porter son ouvrage à ceux qui l’emploient. « Je n’ai jamais vu spectacle plus touchant », écrit le médecin de ces deux bonnes filles.

M. et Mme Brisollier ont déjà trois enfants ; le mari est journalier et son gain est l’unique revenu de la maison ; mais voici que leurs neveux, — ils sont six, — perdent père et mère ; M. et Mme Brisollier, avec l’incomparable générosité qui caractérise souvent les pauvres, n’hésitent point à les adopter. Deux d’entre eux sont encore aujourd’hui à leur charge.

À ces héros de la charité familiale, 2.000 francs sur le prix Broquette-Gonin ; à chacun des deux précédents, 1.000 francs sur les prix Levillain et Blanc de la Cauderie.

Il en est de qui la société tout entière est la famille et pour qui le devoir professionnel devient une passion. Tel Édouard-Joseph Rouzet, inspecteur principal de la police. En trente années de service, il a opéré vingt-sept sauvetages, il s’est jeté à l’eau dix-huit fois tout habillé, un jour par quatre degrés au-dessous de zéro, un autre à sept minutes d’intervalle, du pont de l’Archevêché, puis du pont d’Arcole, pour sauver un homme et une femme qui se noyaient ; il a arrêté cinq fois des chevaux emportés ; il a contribué à éteindre quatre incendies. Plusieurs congestions pulmonaires, blessures graves et brûlures, ont été l’inévitable suite de tant de courage et de générosité. Aux récompenses que M. Rouzet a déjà obtenues, deux mentions honorables, une médaille de bronze, une médaille d’argent de première classe, une médaille de vermeil, une médaille d’or et un rappel de médaille d’or de première classe, enfin la croix de la Légion d’honneur, l’Académie se fait un plaisir d’ajouter deux mille francs sur le prix Broquette-Gonin.

Peut-être enfin commençons-nous à tirer les conséquences du bouleversement que la guerre a apporté dans les conditions sociales. Depuis quelques années, on s’aperçoit que si elle a fait de nouveaux riches, elle a fait aussi et en plus grand nombre de nouveaux pauvres. L’ouvrier, aujourd’hui le privilégié, a su exiger que son salaire le mit au niveau des difficultés de la vie et lui permit même de se procurer quelques jouissances. Nous en sommes heureux pour lui ; mais il en est d’autres que nous plaignons, et d’autant plus qu’ils ne font pas retentir à nos oreilles de hautaines et menaçantes revendications, petits propriétaires, modestes rentiers, veuves et vieilles filles de la classe moyenne. Tous ceux-là souffrent en silence et avec dignité ; lentement ils meurent. Et pourtant cette classe moyenne n’était-elle pas une des forces de notre pays, un des éléments de son équilibre ? L’Assistance publique, on le faisait remarquer ces jours-ci, fidèle aux errements d’antan, continue à les tenir pour gens aisés et les autres pour indigents. L’Académie se doit de donner à tous l’exemple d’une plus exacte intelligence du temps présent, tel qu’il est et non tel qu’on se le représente à l’image du passé.

Une intéressante occasion s’offrait à elle de s’orienter dans cette voie nouvelle, en sauvant du même coup une œuvre charitable de réelle utilité. Non loin de Tours, vit une personne distinguée par les dons du cœur et de l’esprit ; après avoir perdu ses parents, qu’elle avait tendrement aimés et soignés, elle voulut faire de la modeste demeure dont elle hérita une maison de charité ; elle s’associa quelques religieuses, ne gardant pour elle-même qu’une chambre ; avec ces pieuses femmes, elle visita les pauvres et les malades ; elle recueillit quelques infirmes qui finirent leurs jours sous son toit ; de son jardin, elle fit un patronage pour de jeunes garçons ; chaque année, elle conduisit elle-même les plus délicats au bord de la mer. Ses revenus qui n’étaient pas considérables suffisaient tout juste ; et voici qu’avec la guerre ils s’atténuèrent de telle sorte que bientôt il allait falloir abandonner l’œuvre et la maison. Le prix Hallez-Claparède préviendra ce malheur.

Les œuvres ! leur merveilleuse floraison sur le sol de la France n’est-elle pas l’une de ces parures de notre pays que nous pouvons montrer à ceux des étrangers qui contestent la persistante fécondité de sa vie morale. Suivez le pauvre du berceau à la tombe, vous le trouvez aujourd’hui accompagné, protégé par des œuvres qui s’efforcent de porter remède à chacune de ses misères physiques ou morales. La charité est un ange visible qui ne le quitte pas un moment.

Oh ! je me garde de l’oublier, d’autres pays ont fait beaucoup aussi et parfois avec plus de splendeur. Comment ne rendrais-je pas un hommage mérité à ces hôpitaux, à ces hospices, à ces asiles maternels, à ces écoles de toutes sortes, dont on se glorifie si justement aux pays que je visitais naguère, établissements qu’administrent avec sagesse des femmes d’une incomparable charité ? Une seule crainte nie prenait parfois : à offrir tant d’abris de toutes sortes aux deux sexes, à tous les âges, toutes les conditions, ne court-on pas le risque de porter atteinte à la vie familiale qui demeure la base de la société chrétienne ? N’est-ce point une sorte de socialisation périlleuse ? Ce luxe et ce bien-être en commun n’engendreront-ils pas le dégoût de la vie plus difficile et plus chargée de responsabilités qu’est nécessairement celle de tout foyer personnel ? Laissons à l’avenir le soin de résoudre la question et faisons le bien de notre mieux !

Entre tant d’œuvres qui se sont présentées à nos suffrages, « car, nous écrit une bonne religieuse, les suffrages de l’Académie sont de ceux qui surpassent tous les autres », nous en avons distingué une vingtaine qui se sont partagé les arrérages des prix Honoré de Sussy, Davillier, Rigot, Buisson, Agemoglu, Navier. Aubril, Argut, Mary Hyland, Echalié, Dunand. Maugenet, Audiffret-Caire. Sur ce chapitre encore, la délicate et pénible nécessité de faire un choix s’impose au rapporteur.

L’œuvre du Comité d’apprentissage nous a semblé d’un vif intérêt et d’une haute portée sociale ; elle a pour but d’orienter les enfants vers les métiers manuels, de faciliter leur entrée en relations avec des patrons dignes de ce nom et de les suivre par des visites périodiques ; elle fonde des ateliers-écoles, des écoles professionnelles, des maisons d’accueil et de famille, elle organise des concours et des expositions. Elle est gérée par des hommes qui s’y consacrent avec un dévouement absolu. Elle aurait besoin cette année de 140 000 francs; tout ce que peut faire l’Académie c’est de lui en attribuer trois mille.

M. le chanoine Soulange-Bodin, curé de Saint-Honoré­d’Eylau, sous les auspices du cardinal-archevêque de Paris, a imaginé de transformer une partie de l’ancien champ de courses de La Marche en un magnifique terrain de récréation, de jeux et de sports pour les associations sportives constituées par la jeunesse de nombreux établissements catholiques. L’âme de cette louable entreprise est l’abbé Aubert. L’Académie a voulu participer à une œuvre aussi utile au peuple de Paris.

Elle s’est également intéressée, sur le témoignage d’un grand nombre d’officiers généraux, à l’œuvre presque uniquement protestante des Foyers de l’Union franco-américaine, qui a pris la suite de l’œuvre des Foyers du Soldat. Elle a formé jusqu’à présent 161 foyers, dont 117 pour les militaires, et a, pour eux, dépensé largement.

Fondée en 1919, à Strasbourg, la Renaissance alsacienne a pour objet la propagation de la langue française, principalement dans les centres industriels, en Alsace et en Lorraine. En moins de deux ans, elle a créé trois cents cours que fréquentent dix mille élèves, un journal hebdomadaire qui compte quinze mille abonnés, enfin, elle a composé, pour chaque métier des vocabulaires techniques d’une extrême précision. Si l’Académie n’encourageait pas une initiative de ce genre, elle mentirait à son rôle national et même à sa raison d’être.

Grouper, secourir, entretenir dans leurs traditions morales et religieuses les Bretons de Paris, c’est le but que se propose, à côté de la Paroisse bretonne, l’œuvre de la Bretagne dont le secrétaire général est M. l’abbé Questel. Bien volontiers, nous lui avons octroyé une aide de deux mille francs.

Autre groupement limité, le Nid des Orphelins, à Maisons-Alfort, fonde avec rien par une employée du Central-téléphonique, Mme Reclus. Tous ses collègues, hommes et femmes, se font un plaisir de l’aider. Féliciter ces braves gens, c’est bien ; leur prêter notre concours pécuniaire, c’est mieux ; nous l’avons fait.

Au Foyer de la rue Vaneau, l’Académie n’offrira qu’une minime somme d’argent dont l’unique utilité sera de démontrer la profonde estime où elle tient l’œuvre et sa fondatrice, Mme Thome. Il n’est guère de Parisien qui ignore les magnifiques développements pris par cette œuvre modestement fondée en 1899, rue d’Angoulême, par une femme du monde, soucieuse d’apprendre aux jeunes filles du peuple leurs devoirs familiaux, sociaux et religieux. Jeunes filles catéchistes se firent cuisinières, afin d’enseigner la cuisine, en même temps que les commandements de Dieu ; je n’irai pas jusqu’à dire que la morale fut un ingrédient des sauces. Et maintenant que de cours de toutes sortes dans le beau local de la rue Vaneau ! Mme Thome fait des femmes utiles là où elle ne trouvait que des femmes parfois agréables ; c’est son corps enseignant ; elle fait des mères de familles s’efforçant de pratiquer la loi divine et de bien tenir leur intérieur, là où, sans elle, on n’aurait probablement trouvé que de pauvres femmes condamnées au désordre, c’est son corps enseigné. Noble emploi d’une vie traversée par un cruel et glorieux malheur !

Parmi les professions les plus atteintes par la guerre, on range assurément celle d’homme de lettres. Combien d’écrivains, même de talent, laissent dans la gêne leur veuve et leurs enfants ! Le Denier des Veuves de la Société des Gens de Lettres a été fondé en 1914 ; il attribue à des veuves de sociétaires une pension de 400 francs à laquelle se peuvent ajouter des subventions de 100 ou de 200 francs. Nous ne saurions penser que le prix, par nous offert au Denier des Veuves, permette de porter à 600 francs, même  pour une année, la pension de 400 francs; mais en attirant l’attention sur cette bonne et belle œuvre, peut-être lui vaudra-t-elle d’autres dons plus importants.

O mon chien ! Dieu seul sait la distance entre nous.
Seul, il sait quel degré de l’échelle de l’être
Sépare ton instinct de l’âme de ton maître;
Mais seul il sait aussi par quel secret rapport
Tu vis de son regard et tu meurs de sa mort,

Pourquoi ce ressouvenir de Lamartine qui peut-être vous surprend ? M. René Doumic vous disait l’an dernier que notre secrétaire perpétuel est très bon. Il imite le bon Dieu,

Et sa bonté s’étend sur toute la nature.

Il s’est donc intéressé et il a intéressé l’Académie à une œuvre de chiens, chiens sanitaires et chiens de guerre, dont l’initiateur généreux fut, dès 1906, M. Lepel-Cointet. Chiens de tranchée, chiens de patrouille, chiens de liaison, ils firent parler d’eux pendant la guerre, et s’ils ne moururent pas de la mort de leurs maîtres, du moins, à l’occasion, ils moururent comme eux et avec eux. Cela vaut bien 700 francs du prix Audiffret-Caire au fondateur des douze chenils qui envoyèrent au front 981 chiens.

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*   *

Me voici parvenu à la dernière partie de ma tâche, qui n’est pas la moins délicate. Tout ce que j’ai dit jusqu’à présent est fort à l’honneur de la nation française et de nature à la relever singulièrement aux yeux de l’étranger. Mais il y a l’ombre sur le mur, et cette ombre, je la vois qui se projette. Le temps est-il bien éloigné où, de cette nation, comme de la jument de Roland, on pourra dire : Et, sans doute, elle possède toutes les qualités... seulement, elle est morte, La France se dépeuple ! La France ne veut plus d’enfants ! Chez nous, c’est le cri d’alarme ; à l’étranger, c’est le haro sur nous.

Comment répondre ? En ouvrant quelques-uns des cinquante ou soixante mille dossiers des prix Lamy ou Cognacq-Jay. C’est ce que j’ai fait au loin et c’est ce que je vais faire encore devant vous.

Étienne Lamy, vous le savez, ne s’était pas proposé uniquement de récompenser le nombre des enfants, pas davantage de venir purement et simplement au secours de la misère. Il entendait contribuer à fixer au sol natal de bonnes et solides familles de cultivateurs, morales et religieuses, voire à favoriser leur ascension.

Comme elle répond à ce sage programme la famille Jugon, de Runan (Côtes-du-Nord). Quatorze enfants vivants et bien constitués, tous chez leurs parents. Le père a quarante et un ans, la mère, trente-huit ; ils se sont mariés en 1903. Leur conduite est exemplaire : travailleurs, sobres, économes, pratiquant et enseignant à leurs enfants, dès leur plus jeune âge, les devoirs de la religion. Ils envoient les enfants à l’école dès qu’ils peuvent y être admis ; à la maison, ils les initient aux travaux du ménage, au soin des animaux, chacun selon ses forces et ses aptitudes, leur donnant le bon exemple en tout et toujours.

De leurs parents, ils ont hérité deux petits biens, dont le revenu brut est de 520 francs ; en se mariant, ils ont loué une ferme, au prix de 1 600 francs. Grâce à leur activité, à leur esprit d’économie, ils augmentent peu à peu leur modeste mobilier et achètent les instruments de travail qui leur manquent.

À la naissance de chaque enfant, leur courage et leur joie paraissent redoubler.

À peine les aînés peuvent-ils travailler qu’ils manifestent un goût prononcé pour la profession de cultivateur, héréditaire dans leur famille.

Les parents échangent leur ferme contre une plus étendue et dont le prix est de 3 100 francs. Les économies antérieures passent à acheter du bétail et du matériel, condition de nouveaux progrès.

« Avant de clore ce mémoire, écrivent les notables de la commune de Runan qui présentent à l’Académie la candidature des époux Jugon, les soussignés estiment devoir ajouter que Pierre Jugon est surtout homme d’initiative, très énergique ; Mme Jugon est un modèle d’épouse et de mère, aimable, alerte, bienveillante pour tous, très soucieuse de la santé de ses enfants, les entourant, particulièrement dans le premier âge, de tous les soins hygiéniques en son pouvoir. À mesure qu’ils grandissent, elle a, en outre, soin de leur âme, elle leur apprend à connaître et à pratiquer les devoirs envers Dieu, se faisant aider en cela par les aînés qui se font un point d’honneur d’apprendre à leurs frères et sœurs moins âgés leurs prières avec les premières leçons de catéchisme. »

Beau document, n’est-il pas vrai ? Signé du maire, des conseillers municipaux, du curé, de l’instituteur, de l’institutrice, de négociants, de cultivateurs, de rentiers, qui, ceux-là du moins, n’ont point honte de la vertu, ni même de la religion.

C’est la Bretagne, me direz-vous, et la Bretagne est un modèle. D’accord, et même toute la Bretagne, le Finistère à lui seul nous présente plus de deux mille cinq cents dossiers. Dans la Loire-Inférieure, nous citerons à l’ordre du jour les époux Beilvert, avec leurs quinze enfants. La femme est elle-même le septième enfant d’une famille de dix ; quand elle se maria, sa dot fut de 20 francs et son mari Auguste Beilvert n’avait rien. Avec un de ses frères, aussi riche que lui, il prit une ferme. Aujourd’hui, plus de vingt personnes doivent vivre du produit d’une ferme qui ne peut en nourrir normalement que dix ou douze. Le devoir familial est par tous exactement rempli ; une grande confiance en Dieu règne dans la maison ; la journée finie, parents et enfants récitent la prière et le chapelet : le dimanche, ils vont aux offices paroissiaux. Beilvert est d’une sobriété exemplaire ; il ne boit que de l’eau. N’ayant jamais eu assez d’avances pour acheter des instruments agricoles, il fait, à la main, avec les siens, tout le travail des champs. Pendant la guerre, il a offert gratuitement ses services pour couper et rentrer les récoltes de ses voisins au front.

Dans l’Ille-et-Vilaine, les Hamonnet, cultivateurs, ont eu dix-huit enfants en vingt-quatre ans ; seize sont vivants, huit ont moins de quinze ans : « Étant de petits fermiers sans fortune, écrit le père, nous avons bien de la peine à nourrir notre petite famille. »

La riche et fertile Normandie ne jouit pas d’une excellente réputation au point de vue de la natalité. Que de villages se dépeuplent et même s’éteignent ! Quelques familles pourtant donnent l’exemple. Ainsi les Bobillard, dans le Calvados quinze enfants vivants, à qui les parents ont tenu à inspirer l’amour de la terre, sur laquelle, en effet, tous sont restés ; à force de travail et d’économie, le père est parvenu à agrandir son exploitation ; mais de vieux parents et des enfants en bas âge demeurent encore pour lui une lourde charge.

Viendrai-je à la région parisienne ? Aux portes même de la capitale, à Asnières, je trouve la famille Bredontiot, avec neuf enfants vivants, dont deux sont entrés au petit séminaire de Paris. Agé de quarante-cinq ans et dégagé de toute obligation militaire, M. Bredontiot, malgré ses charges de famille, a contracté en 1915 un engagement au 17e d’artillerie ; grièvement blessé, il a obtenu deux citations, la croix de guerre et la médaille militaire.

Passons au centre de la France, département de l’Allier. « Je ne crois pas, nous écrit un de nos confrères de l’Institut, qu’il y ait, en France, de familles plus intéressantes. » La mère, Marie-Madeleine Bouchard, a eu dix-sept enfants et, si l’on veut tenir compte de quatre fausses couches, vingt et un. Quatorze sont actuellement vivants, mais il faut en compter quinze, car l’un deux est mort pour la France, après avoir été cité à l’ordre de l’armée. Deux autres fils se sont fort bien conduits pendant la guerre. L’un d’eux, atteint par les gaz asphyxiants, n’est pas encore complètement rétabli.

Le père de cette nombreuse famille, Alexandre Bouchard, est, au témoignage de tous ceux qui le connaissent, un honnête homme et un excellent travailleur. Il est métayer, mais c’est un métayer qui ne possède rien... moins que rien, car il est endetté de 8 000 francs.

La misère de ces pauvres gens, grande en tout temps, est devenue pendant la guerre de la détresse. Par un de ces hasards qui ne tombaient jamais sur les braillards des villes, la famille n’a touché qu’une allocation inférieure à ce qui lui était dû ; aussi les enfants allaient-ils pieds nus et restaient-ils au lit, pendant que leur mère lavait leur unique chemise. Durant plusieurs mois, ils n’ont vécu que de pain et d’eau, et il leur est arrivé de tomber en défaillance à l’école. Au moment de la naissance d’un des enfants, comme il n’y avait pas de bois à la maison ; il fallut arracher la paille du lit pour réchauffer le nouveau-né.

Néanmoins, la famille est bien portante, sans aucune tare, et nul n’y sait ce que c’est que l’alcoolisme. La mère, aussi honnête et vaillante que son mari, a nourri au sein tous ses enfants.

Si le prix Cognacq arrache cette famille à la misère, ne sera-ce pas la juste récompense de tant de courage ?

Même en dehors de la région- pyrénéenne, toujours saine et féconde, notre midi, à côté de lamentables défaillances, compte bon nombre de foyers fidèles au devoir. Tel celui des époux Gleizes, près de la Salvetat, dans l’Hérault ; ils ont donné au pays treize enfants, dont douze survivent et sont l’honneur d’un père et d’une mère infatigables.

Nos provinces de l’Est, malgré la menace qui toujours pèse sur elles, sont de celles qui, en toutes choses, savent oser.

La famille Lepaul habite le Val d’Ajol, dans les Vosges, depuis plus de deux siècles. Elle y est profondément estimée, grâce à sa vie laborieuse et digne, à ses mœurs irréprochables. Constant Lepaul, de son mariage avec Amélie André, a eu dix-huit enfants en vingt-deux ans ; dix ont moins de quinze ans. Il ne les a point laissé aller aux usines, voulant que, comme lui, ils aimassent et cultivassent la terre ; sa ferme est petite et le sol peu fertile. Quand cesse le travail des champs, il s’emploie comme ouvrier couvreur et il fabrique des sabots pendant la nuit. Mme Lepaul est elle-même l’aînée de douze enfants ; sa sœur, mariée à un frère de son mari, vient de mettre au monde son onzième ; sa mère a quarante-cinq petits-enfants. C’est vraiment une belle famille dans toute l’acception du mot.

Au nord de Reims, presque au seuil de la région des Ardennes, vit une ancienne, très bonne et très chrétienne famille du Val des Bois où, avant la guerre, elle était représentée par trois générations. Les parents de Nicolas Pierret étaient des modèles d’exactitude, de travail et de pratique religieuse ; le dévouement, l’amour familial, la charité à l’égard des pauvres fleurissaient à ce foyer.

À la fin de 1898, Nicolas épouse Amélie Georget, jeune fille modeste et courageuse qui avait souffert dans son enfance et n’avait tiré de ses souffrances qu’une aptitude plus parfaite au sacrifice. Suivant l’usage, la population entière du Val des Bois assiste à la bénédiction nuptiale et apporte aux nouveaux époux le témoignage d’une sympathie qui ne se démentira jamais.

Les berceaux se multiplient rapidement : douze enfants pleins de vie.

Survient la guerre. En avril 1916, tandis que l’occupation ennemie rend singulièrement dures les conditions d’existence des pauvres gens, le ménage Pierret adopte un nouveau-né dont la mère épuisée a quitté cette terre. Marguerite Tendart partage avec sa petite sœur de lait le sein maternel ; venue au monde dans des conditions misérables, elle n’a qu’un souffle de vie ; Mme Pierret accumule les soins, prodigue les veilles, et l’enfant est sauvée.

Voici l’évacuation forcée, la lamentable vie des réfugiés, les dures restrictions, les séparations brutales imposées par un ennemi sans entrailles. Régime d’esclaves et de meurt-de-faim où la nourriture ordinaire du bétail devient un luxe pour les créatures humaines. Encore, pour se la procurer, faut-il braver les ordonnances et risquer de cruelles punitions !

Oserai-je vous lire les dernières lignes de la supplique qui nous est adressée et dont la vérité est certifiée par des signatures de la plus haute honorabilité ?

« Aujourd’hui, après l’ivresse de la victoire, quel désenchantement parmi le pauvre peuple ! Quelle existence difficile pour la famille Pierret ! Plus de foyer, plus de travail, et, par-dessus tout, l’attente longue et douloureuse des réparations trop discutées ! et l’outrecuidance de l’ennemi, cause de tant de ruines et qui, rentré dans ses villes et ses villages intacts, crie à la misère et à la faim, alors que chez nous c’est la dévastation, la misère et le néant » Mais, pour conclure, cette parole de foi vraiment sublime : « Dieu a béni la famille Pierret. »

 

Qu’elles bénissent aussi, ces familles et beaucoup d’autres avec elles, les généreux auteurs d’aussi précieuses donations, instruments humains de la divine providence ! Ah ! je le sais, et j’ai presque honte de le dire, il se rencontre des personnes pour en contester l’utilité et murmurer d’un air sceptique : « Il n’en naîtra pas un enfant de plus ! »

Opinion radicalement fausse car, alors même qu’il serait vrai que la perspective d’une donation même importante ne suffirait point à vaincre les appréhensions de celui-là ou de celle-là en face d’une naissance de plus, la répercussion de tels actes n’en est pas moins profonde et vraiment efficace. Des initiatives comme celles de M. Lamy, de A. et Mme Cognacq et de leurs imitateurs, ne marquent-elles pas un heureux changement dans l’opinion publique et ne modifient-elles pas l’ambiance générale dans le sens le plus favorable ? Aujourd’hui, les familles nombreuses sont à l’honneur ; il fut un temps où on osait les vouer au ridicule ! Et quand de telles donations n’auraient d’autre résultat que d’empêcher désormais que ceux qui auront obéi à la loi de Dieu et servi l’intérêt du pays n’en soient personnellement punis par la détresse des leurs, ne serait-ce pas déjà beaucoup ? Il ne faut plus qu’à l’avenir nous ayons à rougir de faits comme celui que j’ai signalé : « Les enfants n’ont vécu que de pain et d’eau et il leur est arrivé de tomber en défaillance à l’école. »

Que nul dorénavant ne se sente en droit d’affirmer : « J’ai eu beaucoup d’enfants et j’ai dû m’en repentir ; personne ne m’a aidé, pas même ceux dont mes nombreux enfants ont été et demeurent la sauvegarde. »

Ah ! qu’un tel raisonnement ne puisse apparaître à personne comme plus fondé que ne l’est celui des parents découragés qui se refusent à avoir des enfants sous prétexte qu’ils deviendront de la chair à canon. N’est-il pas avéré que si les Allemands n’avaient pas été persuadés que leurs cinq ou six enfants viendraient facilement à bout des deux enfants, ou du fils unique français, ils n’auraient point osé déclarer la guerre ? La présomption de la faiblesse chez l’adversaire provoque le déchaînement de la force.

Que tous donc fassent leur devoir, soit en avant de nombreux enfants, soit en assistant ceux qui les ont, soit à tout le moins en honorant comme ils le méritent ceux qui généreusement leur viennent en aide !

Dans ce combat entre la mort et la vie qui se livre dans notre patrie et dont elle est l’enjeu, rangeons-nous sans exception du côté de la vie !

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Messieurs, les fondations charitables, les actes de dévouement et de vertu que je viens de faire passer sous vos yeux sont l’expression du fond même de la moralité française.

Fondations limitées, marquées d’un sceau personnel, dévouements discrets, vertus modestes, comme il convient à une nation pétrie d’antiques traditions et de vrai christianisme. Nous répugnons aux innovations tapageuses, à la mise en scène habile ou naïve, à la réclame même innocente auxquelles se complaisent, en des pays plus jeunes, tant d’entreprises d’ailleurs fort bienfaisantes.

Une larme furtive, un sourire esquissé, un bref mais expressif serrement de main et, en des cas exceptionnels, un prix à l’Académie, semblent à tous ces bons enfants de France une récompense très suffisante, sans préjudice de celle que leur réserve le Maître qui a dit que pas un verre d’eau donné en son nom ne demeurerait sans rémunération.

Un prix à l’Académie ! Parfois, nous nous plaignons qu’à force de nous adresser à elle pour couronner la vertu sous toutes ses formes, y compris celle des pères et des mères qui ne reculent pas devant l’accomplissement de leur devoir intégral, on la détourne de son but : ne fut-elle pas créée pour conserver la langue française et maintenir dans sa pureté cet idéal instrument de la pensée humaine ?

Oui, mais la langue est l’expression même de la psychologie et de la mentalité d’un peuple ; et dans cette mentalité, quelle n’est pas la place de l’élément moral ? Des prix littéraires aux prix de vertu, la distance était moins longue qu’à première vue il ne pouvait paraître ; elle fut franchie presque à la veille du grand bouleversement où toute la vieille France semblait devoir sombrer.

Et quand ce ne furent plus seulement la langue et la spiritualité françaises qu’il importa de conserver, mais la race elle-même, menacée dans ses sources profondes, la Providence permit que des intelligences clairvoyantes et des cœurs généreux se tournassent encore vers l’immortelle création du cardinal de Richelieu, amplifiant, magnifiant son rôle, et achevant, si je l’ose dire, de faire sortir du germe tout ce qu’il contenait en puissance pour le bien de la France et de l’humanité.

Quelle mission plus honorable, mais aussi plus lourde de responsabilité, pour les membres de cette Académie vers laquelle s’orientent, avec la confiance de nos compatriotes, les regards de l’étranger, toujours avide de savoir ce que pense et ce qu’apprécie la France ! Tous, dans la diversité de nos tendances et l’égal scrupule ne nos consciences, nous en avons le sentiment et vous nous ferez l’honneur de n’en pas douter.