Congrès de l'Association Guillaume Budé, à Grenoble

Le 25 septembre 1948

Henry BORDEAUX

DISCOURS

prononcé le 25 septembre 1948

À GRENOBLE

AU CONGRÈS

DE L’ASSOCIATION GUILLAUME BUDÉ

AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

PAR

M. HENRY BORDEAUX

 

MESSIEURS,

Si je n’ai pu prendre part, comme je l’eusse souhaité et comme j’en fus empêché par un engagement antérieur, aux travaux de votre Congrès de Grenoble qui reprenait une tradition interrompue depuis dix ans — dix ans de guerre et d’une paix qui ressemble à ces grèves larvées, présage d’interventions futures — je viens aujourd’hui, à votre séance de clôture, vous apporter le salut et l’amitié de l’Académie française.

Comment ne témoignerait-elle pas le plus sympathique intérêt à l’œuvre de l’Association Guillaume Budé qui, depuis trente ans, cultive, maintient, développe, non seulement en France, mais dans le monde entier, avec la connaissance approfondie des littératures grecque et latine, le sens de l’humanisme, le goût des humanités ? Elle se trouve même aujourd’hui jouer un rôle civilisateur dans un univers de plus en plus menacé par les puissances matérielles.

J’ai toujours subi l’attrait des dictionnaires et des catalogues. Ils sont ensemble précis et mystérieux. Précis dans leurs définitions ou leurs énumérations. Mystérieux dans leurs origines ou leurs évocations. Votre catalogue général est comme un palmarès des gloires anciennes renouvelées et une invitation à les fréquenter. Quel défilé des auteurs classiques d’Athènes et de Rome, et non seulement des auteurs classiques, mais encore de nos auteurs latins du Moyen-âge, de nos textes archéologiques et de quelques-uns de nos écrivains français d’hier comme Baudelaire et Maurice de Guérin !

De ces temps lointains de ma jeunesse où ma famille me destinant au barreau, j’ajoutais aux études de droit la préparation d’une licence ès-lettres et fréquentais la Sorbonne et le Collège de France plus que la Faculté de la rue Soufflot, j’ai gardé le goût des textes latins et n’ai-je pas souri de plaisir, voyageant en Grèce, à épeler à nouveau, après tant d’années, l’alphabet grec sur le plaques portant les noms des rues ? Hélas ! je me rends compte, au risque de vous scandaliser, de la diminution d’une génération à l’autre, non dans le monde des érudits que vous composez, mais dans le monde des étudiants qui s’acheminent au simple baccalauréat, de la connaissance des langues anciennes. Mon père, à la fin de sa vie, composait encore, entre deux plaidoiries, des vers latins et je m’en déclare incapable. Je puis lire dans le texte, non Lucrèce ni Horace aux tours difficiles, mais Ovide, Cicéron — ce Cicéron si malmené récemment par M. Jérôme Carcopino dans un savant ouvrage — et quelquefois Virgile, ce qui étonne mes filles bachelières, et j’en viens à me demander si elles-mêmes n’étonneront pas plus tard leurs enfants à leur tour bacheliers. Sont-ce les études qui baissent, ou les étudiants, ou plutôt cette curiosité intellectuelle qui se tourne plutôt aujourd’hui vers les inventions scientifiques, fussent-elles les plus destructives ?

Par là même cette importance grandit avec l’ingratitude d’une époque pour les littératures qui l’ont formée à travers les siècles. L’un de vous, et des meilleurs, M. Jean Malye, écrivait récemment, avec cette chaleur spirituelle du croyant, que « la connaissance de la pensée antique, le commerce avec les grandes œuvres de l’antiquité sont parmi les meilleurs moyens pour donner et maintenir à tout être la liberté de la pensée, la rectitude de son jugement, la dignité de son caractère ».

Et il ajoute ce réquisitoire si dur et si vrai sur cette décadence dont nous sommes aujourd’hui frappés : « Chacun sait, dit-il, combien le danger actuel de l’avilissement de l’homme est grand : avilissement intellectuel et moral, déchéance spirituelle, qui sont le prélude de l’avilissement matériel et total. Tant de choses concourent aujourd’hui à cet avilissement, enseignement bâclé, faussement encyclopédique, produisent des illettrés, hélas ! capables de lire les journaux, spécialités, techniques, embrigadant, emprisonnant l’homme aussi jeune que possible, habitudes de démission de la pensée, encouragées par les slogans des partis politiques, les manifestations grégaires, la T.S.F., le cinéma, etc., etc... L’homme, par veulerie, sottise ou même fanatisme (ce qui est tragiquement comique), s’en va tête baissée vers sa déchéance et son avilissement ».

Vous lui apprenez à relever la tête après l’avoir penchée sur quelque beau texte de Platon ou de Marc-Aurèle. Alors il comprendra son erreur et ne confondra plus la civilisation avec le confort, d’une part, et, d’autre part, avec les inventions qui tantôt surpassent l’intérêt et le plaisir du travail et tantôt annoncent la suppression de la terre.

Le retentissement de votre Association, je le retrouve à l’étranger, dans les universités étrangères. À Bucarest, qui jouissait encore il y a deux ans d’une certaine liberté, la leçon d’ouverture était consacrée au sens actuel de l’humanisme : « À quelque moment de l’histoire que nous cherchions à le penser, proclamait un éminent professeur, l’humanisme se manifeste comme une tentative de mise en valeur du patrimoine gréco-romain, à tel point que, dans une acception générale, il est permis de parler d’humanisme à propos de toute circonstance dans laquelle l’antiquité a été sentie comme une force éducatrice encore vivante et active. »

Une force éducatrice encore vivante et active : voilà, bien, Messieurs, ce que vous représentez aujourd’hui, et n’est-ce pas un rôle que peut envier l’Académie française ?

II me reste une dernière tâche à accomplir au nom de ma Compagnie, et ce sera la plus agréable. C’est de rendre hommage au président de votre Congrès, M. Ernoul, mon confrère de l’Institut, dans cette classe des Inscriptions et Belles-Lettres qui avait eu la préférence de Bonaparte, retour d’Égypte. Vous savez mieux que moi, votre érudition dépassant la mienne, mais non je vous assure votre amour des littératures anciennes qui nous ont formés, comme il s’est partagé entre la linguistique et l’étude des textes. Ses éditions de Lucrèce, de Pétrone, de Plaute, de Salluste, dans cette collection Budé, sont aujourd’hui classiques. Brillant disciple de Millet — un de ces disciples qui égalent les maîtres — il a appliqué les méthodes de la linguistique générale à l’étude de la structure du latin et, en particulier, du lexique latin, depuis son premier ouvrage sur les Eléments dialectiques de ce lexique, jusqu’au grandiose Dictionnaire étymologique composé en collaboration avec Millet. N’est-il pas le directeur et l’animateur de la Revue de philologie ?

Et ce latiniste merveilleux ne s’est-il pas révélé, dans ses traductions de Plaute et de Pétrone, un excellent écrivain français ?

Ma Savoie natale a donné à l’Académie française un de ses premiers secrétaires perpétuels. Il était si consciencieux qu’il emportait chez lui le travail du dictionnaire et comme il mourut dans la pauvreté, ma Compagnie dut plaider contre ses créanciers pour reprendre ses notes sur la syntaxe et la grammaire. Or, dans ses Remarques sur la langue française, Vaugelas exalte le rôle des grands écrivains et c’est même sur cette pensée que je veux terminer ce bref et insuffisant hommage à vos travaux : « Les plus belles pensées et les plus grandes actions des hommes, écrit Vaugelas, mourraient avec eux si les écrivains ne les rendaient immortelles ; mais ce divin pouvoir n’est donné qu’à ceux qui écrivent excellemment, puisqu’il se faut savoir immortaliser soi-même pour immortaliser les autres et qu’il n’est point de plus courte vie que celle d’un mauvais livre ».

C’est pourquoi vous ne choisissez et publiez que les meilleurs.