Tricentenaire du rattachement de l'Alsace à la France, au Mont-Sainte-Odile

Le 18 juillet 1948

Georges GRENTE

Commémoration du troisième centenaire
du rattachement de l’Alsace à la France

DISCOURS PRONONCÉ PAR

Mgr Georges GRENTE

Au nom de l’Académie française

 

 

Excellence
Messieurs,

Quelle noble idée, rayon de soleil parmi nos brumes, d’avoir convié la France et l’Alsace à commémorer, par une série de fêtes, officielles on populaires, le fameux traité de Munster en Westphalie, qui les unit, il y a trois siècles, alors que notre nation, stable et brillante-, imposait à l’Europe ses directives et ses modèles !

Dans la splendeur du Palais de Rohan, il a reparu à la lumière, avec son vélin jauni, ses larges sceaux de cire rouge, et ses périodes latines, parfois obscures, qui fixaient souplement l’avenir. Et son ostension a provoqué, outre de beaux discours, où fut exalté un attachement réciproque, la visite du Chef de l’État, des cortèges historiques, des auditions en la cathédrale de Strasbourg, des festivals de musique, des expositions régionales, ingénieusement ordonnés pour laisser un durable souvenir.

Mais à ces solennités n’eût-il pas manqué leur couronnement, si elles s’étaient déroulées toutes en dehors du foyer spirituel de l’Alsace, sans que sa sainte patronne, traditionnellement associés à ses espérances, à ses joies, ou à ses épreuves, leur accordât le sourire de sa bénédiction.

Oui, de même qu’en 1918, après l’éclatante victoire, Français et Alsaciens, heureux de voir réalisé leur rêve de leur nouvelle réunion, gravirent avec enthousiasme ce mont illustre, afin d’y chanter d’émouvants Te Deum ; de même que le Congrès eucharistique, pourtant si grandiose dans Strasbourg en fête, trouva ici son apothéose ; et de même qu’à la Libération, l’allégresse d’avoir évité une séparation plus douloureuse, et peut-être plus longue, y ramena la multitude pour.de vibrantes actions de grâce, il convenait de célébrer, auprès de Sainte Odile, l’événement historique de 1648.

Mgr l’Evêque de Strasbourg[1], qui en a pris l’initiative, s’est ainsi révélé, une fois de plus, par son patriotisme et sa délicatesse, le digne successeur de Mgr Ruch, dont le cœur, tout proche, a battu si fortement pour la France et l’Alsace, pour l’Église et pour Dieu. Et l’affable gardien et animateur du sanctuaire[2] a secondé avec zèle son dessein.

L’Académie française, que j’ai l’honneur de représenter, se réjouit de prendre part, à cette commémoration, parce que l’un de ses membres, Abel Servien, marquis de Sablé, fut un des négociateurs et des signataires du traité de Westphalie, et que, depuis, notre langue ayant commencé de s’introduire, n’a, malgré les menaces et brimades de l’occupation allemande, cessé de fleurir sur les lèvres des Alsaciens, comme la fidélité à la France demeurait sauve et salubre dans leurs cœurs.

Cette rare délégation, en présence d’une brillante couronne d’évêques et des plus hautes autorités, est, à la fois, la récompense d’un passé courageux, et une exhortation à rendre de plus en plus usuel parmi vous l’idiome national, glorifié par tant de chefs-d’œuvre, et dont. S.S. Pie XII a écrit récemment à notre Compagnie qu’« il est, par sa clarté et sa distinction, l’un des plus riches que Dieu ait donné eux hommes de parler ».

L’union de l’Alsace et de la France, agréable et avantageuse à l’une et à l’autre, a un aspect spirituel qui mérite l’attention, tel est le sujet de ce discours.

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Ce serait une erreur de croire que les relations entre l’Alsace et la France datent du traité de Westphalie.

Ne sait-on pas qu’au VIIIe siècle, des évêques français contribuèrent, par leurs propres largesses et les subsides qu’ils sollicitèrent de leurs diocésains, à l’érection de la cathédrale de Strasbourg ? N’apercevons-nous pas, sur sa façade, les statues équestres de Clovis et de Dagobert ? L’une des chapelles n’est-elle pas dédiée à saint Martin, l’apôtre des Gaules ? Et sur la flèche aérienne, fierté de la ville et de la province, merveille mondiale d’architecture, qui faillit être détruite, à la Révolution, parce qu’elle offusquait, disait-on, l’égalité, quelle preuve encore du souvenir de la France, que l’écusson, aux trois fleurs de lys, de ses rois !

Ces indices pouvaient n’être que courtoisie des sculpteurs, ou de quelque Mécène admirateur de notre pays, ou des autorités religieuses. Mais quand la France se dressa plus puissante devant le Saint-Empire germanique, et que le génie du Cardinal de Richelieu, soutenu par la confiance de Louis XIII et le dévouement du Père Joseph, — L’Eminence grise — eut assuré, parfois rudement, l’unité du royaume, les villes d’Alsace, qui ne se sentaient guère en sécurité, regardèrent vers le Louvre, avec l’espoir d’être assez considérées pour devenir désirables.

Voyez, quinze ans avant le traité de Westphalie, Hanau et Haguenau, ravagés per les Impériaux et les Suédois, se placer spontanément sous notre tutelle ; et entendez le fils du maréchal de la Force, qui avait habilement négocié leur union à la couronne, constater « la joie du peuple d’avoir désormais le roi pour protecteur ». Du moins, l’expérience parut si favorable que les villes de Colmar, de Munster, de Turckheim, de Schlestadt et d’autres encore, les imitèrent.

Nous pouvons donc, penser qu’au sortir de la guerre de Trente Ans, — cet « ouragan de désastres », qui avait ensanglanté, incendié, et ruiné la région, — ce ne fut, ni un arrachement à une patrie, dont l’Alsace eût été un élément profondément intégré, ni une de ces brutales annexions, qui soulèvent de sourdes colères, et préparent l’évincement du joug, sitôt l’occasion propice, mais l’acceptation d’un fait.

Car, établies dans une grande partie de la province, depuis une dizaine d’années, les troupes françaises y avaient gagné, peu à peu, des sympathies par leur belle humeur et leur accommodement. Loin d’envisager leur départ, on préférait leur maintien, pourvu que les chefs transitoires, devenus sédentaires, continuassent à gouverner avec adresse.

Ne comparons pas pour juger. Rien alors de semblable aux soudaines et virulentes réactions de notre époque. L’absence de presse, et la difficulté des relations laissaient les villes et les campagnes dans l’isolement de leurs franchises et de leurs opinions. Pourquoi s’émouvoir et tenter l’impossible ? Ces périodes de guerre prolongée, de gains, et de revers successifs, avaient habitué les populations à un changement chronique de maîtres. Quelle que fût l’allégeance, elles la subissaient, comme une épidémie saisonnière, sans ce sursaut d’indépendance et ce ressentiment qui explosent aujourd’hui dans les âmes, devenues, par formation et prédilection, communautaires.

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Restait à la royauté française ne pas appesantir sa domination, de n’imposer point surtout une discipline uniforme, capable de mécontenter des villes libres, des territoires accoutumés aux particularismes de principautés allemandes, des gens que liait la similitude linguistique.

Oui, ç’eut été une faute d’introduire en Alsace l’absolutisme dont Louis XIV usait en France. Une volonté impérieuse, avec une rigidité de règlements, et des réformes précipitées, n’eût obtenu que l’irritation. Méditation toujours utile ! Car l’expérience ne cesse de nous l’enseigner : le respect des coutumes influe sur le progrès de l’idée de patrie dans les profondeurs de l’âme.

Le gouvernement du jeune roi le comprit. Avec quelle prudence et quel bonheur furent choisis les intendants ! De quelle modération ils reçurent la consigne ! En face d’Alsaciens conscients de leur valeur, et fiers de leur patrimoine, on leur prescrivit d’apparaître débonnaires. Après les complications et les rivalités d’un passé fiévreux, ils devaient simplifier, aplanir, donner une impression de défenseurs et de guides.

L’Alsace apercevrait alors son avantage de vivre, non plus dans l’émiettement des seigneuries féodales ou ecclésiastiques et la juxtaposition précaire de petits États, mais sous la protection d’un sceptre, dont les armées et les escadres rayonnaient de gloire, pendant que de hardis pionniers lui conquéraient, en Amérique, des contrées immenses, et qu’une pléiade de génies, par des merveilles de poésie et de prose, rendait la France l’émule d’Athènes et de Rome.

Notons que cet exemple de sagesse politique n’est pas le moindre titre de Louis XIV à son renom de grandeur. La majesté, le tact, la prévoyance, s’accordèrent pour « établir, comme il l’a écrit dans ses Mémoires, les mœurs françaises avec précaution, soin et lenteur.

Ecoutez l’ordre, donné aux gouverneurs, de parler d’abord aux Alsaciens de l’estime et de l’affection du roi ; lisez leurs instructions de montrer, par des exemples, plus que par des discours, les profits de l’union à la France.

Voyez Mazarin, selon les mêmes méthodes, fonder le Collège des Quatre Nations, — aujourd’hui l’Institut, avec notre Coupole, — afin que « les enfants des nouvelles provinces apprissent, à Paris, le bienfait d’être soumis à un si grand roi, et qu’ainsi elles devinssent françaises par inclination, comme elles le sont par la domination de sa Majesté ».

Aussi, vers la fin du XVIIe Siècle, après que Strasbourg, librement rallié à la France avec une facilité qui stupéfiât les Allemands, aura groupé les molécules de la province, admirez comment villes et villages se repeuplent, parce que l’avenir n’est plus incertain. On comptait, en 1650, une centaine de mille habitants ; ils atteignent trois cent cinquante mille en 1700, et, en 1787, ils dépassent six cent mille.

Chacun se met l’unisson des concepts royaux. Les architectes allient le goût local aux élégances du XVIIIe siècle, et, pour la satisfaction des Alsaciens, « font entrer dans les rues de leurs cités un peu d’air de Versailles ». Les premiers, les Princes-Evêques de Strasbourg, tels les Furstenberg et les Rohan, se glorifient d’être les promoteurs de la culture et de l’urbanité françaises. La Cour multiplie et prolonge ses visites, afin de conquérir aussi par sa bonne grâce et ses faveurs.

Dès lors, notre langue s’insinue peu à peu entre les racines du parler provincial avec la présence des garnisons, l’attrait des spectacles, et son renom d’être celle de l’élite. Si les syllabes françaises bruissaient rugueuses encore, si la syntaxe était souvent rétive aux mémoires, un poète alsacien nous avertit que le « cœur battait français ».

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Le cœur ! Il en est question constamment, tant une coquetterie réciproque incite à se montrer sentimental !

Louis XV reçoit-il la clé d’or de Strasbourg ? On lui dit avec gentillesse qu’elle lui ouvre tous les cœurs. Et lorsque les Commissaires de la Révolution, qui ont sagement respecté les directives de Louis XIV, demandent aux Alsaciennes de renoncer aux modes allemandes, « ils les y invitent parce qu’ils savent que leurs cœurs sont français ».

Regardez, d’ailleurs, l’Alsace se réjouir que ses villes accroissent leur prestige aux yeux de la France, et que, sous l’Empire, Strasbourg, Mulhouse, Belfort et Colmar concourent à sa grandeur. Maintenant unie à sa mère, elle en partage les épreuves, les espérances et les gloires. Des volontaires se lèvent de son sol pour la secourir, à la suite de cette jeunesse qui s’illustrera avec Kléber, Rapp, Kellermann, combien d’autres ? dont les noms décorent les avenues de Paris. Et c’est dans les rues ardentes de Strasbourg que retentira, pour la première fois, notre Marseillaise.

Tous s’en rendaient compte, ainsi que l’affirmait, en 1781, « le magistrat » de cette grande cité : « depuis cent ans, les citoyens jouissaient d’une tranquillité et d’un bonheur inconnus de leurs ancêtres ».

Aussi, en 1848, son successeur dira : « Nous n’avons pas besoin de faire une profession solennelle de notre inviolable dévouement à la France. Elle ne doute pas de nous. »

Aussi, en 1871, quand la séparation fut hélas ! tragiquement consommée, Keller, à l’Assemblée nationale de Bordeaux, revendiqua pour ses compatriotes le droit de « rester de France » : « L’Alsace et la Lorraine ont, dit-il, scellé de leur sang l’indissoluble pacte qui les rattache à l’unité française ».

Même, en 1874, et, plus tard, en 1897, le Reichstag, frémissant, entendit que « deux siècles de vie et de pensée en commun ont créé, entre les membres d’une même famille, un lien sacré, qu’aucun argument, et moins encore la violence, ne sauraient détruire ».

Comment rester insensibles en relisant, dans le « livre d’heures » de l’Alsace, des pages aussi honorables et pour ceux qui les écrivirent, et pour celle qui les mérita ?

Comment ne pas faire retentir aujourd’hui ces nobles accents sur ce Mont Sainte-Odile; qui donna si bien l’exemple d’une fidélité inaltérable à la France, qu’impuissants à réduire sa mystique influence, les occupants l’appelaient, avec dépit, « ce nid de Français » ?

Imagine-t-on alors l’allégresse de ce général victorieux[3] qui, après avoir « juré », parmi les dures batailles de l’Afrique du Nord, de conduire jusqu’ici ses bataillons, pour y faire bénir leurs drapeaux, put, en février 1945, y remercier Dieu, et apercevoir, dans le lointain, la flèche de Strasbourg pavoisée de nos couleurs, grâce aux prouesses de la division Leclerc, et à la longue et admirable épopée de la première armée, dont nous saluons ici avec gratitude le chef prestigieux[4].

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La France, de son côté, a témoigné à l’Alsace une prédilection maternelle, qu’expliquent sa beauté, sa valeur et son histoire.

Quand Louis XIV, enchanté par ses richesses naturelles, s’écriait : « Quel beau jardin ! », il répétait le mot de César, devant l’opulence du terroir : Optimus totius Galliae, le meilleur de toute la Gaule.

Mais le jardin spirituel de l’Alsace, cette intelligence et cette volonté, cet épanouissement des âmes dans l’affirmation de la foi et la pratique de1a religion, méritent, non moins, l’éloge et la confiance.

Ah ! chers Alsaciens, nous le savons, et nous en sommes édifiés et émus, il ne s’agit pas, quelle qu’en soit la forme, de religiosité, mais d’une conviction profonde et résistante, « comme si Dieu, a écrit l’un des vôtres, Mgr Freppel, avait voulu que ce peuple, exposé à toutes les vicissitudes de la patrie terrestre, se rattachât plus étroitement à la patrie des âmes, pour y retrouver, à chaque changement de régime, une force et une consolation. »

De là, ce courage sous la pression des bandes de Gustave-Adolphe, ou durant la Révolution ; de là, cette flamme d’apostolat et d’audace, qui fait des Alsaciens, comme naturellement, ou des soldats, ou des missionnaires, ceux-ci les plus nombreux, aujourd’hui, de la chrétienté. Non, l’héritage de tant de siècles de foi n’est pas périmé ; non, la région des élus, qui honore la province, n’a point à rougir de ses descendants. De même qu’à Strasbourg, la statue de Notre Dame, qui continue d’étendre ses bras accueillants, voit la multitude l’assiéger d’hommages et d’invocations, c’est dans tous les domaines de la charité, de l’instruction chrétiennes et des œuvres paroissiales, que l’Alsace conserve les traditions des aïeux.

Elle se maintient fièrement à l’avant-garde du catholicisme, aux écoutes et aux aguets, pendant que sa situation géographique, en l’exposant, la première, au péril des batailles et des invasions, fera toujours de ses frontières les marches de la patrie.

Nulle surprise donne que la France aime l’Alsace, non seulement pour ses ressources, qui enrichirent notre patrimoine, mais pour les épreuves dont elle a payé, en cinquante années de séparation, et récemment encore, sa fidélité.

Quels sentiments magnanimes ! que de pathétiques épisodes ! Dans un mutisme lourd de colère contenue, les Alsaciens conservaient la nostalgie de la France. S’ils durent accepter des ordres tracassiers, la raillerie préparait la revanche, et les drapeaux tricolores, cachés soigneusement, attendaient l’heure de ressortir et de frissonner avec liesse, sous les piques luisantes, un vent de la victoire.

On avait beau proclamer que « ce pays est allemand depuis ses origines, et que ne pas le croire prouve qu’on y est étranger » ; on avait beau défendre l’usage de notre langue, déclarer « immorales » les personnes qui l’employaient, et juger même une inadvertance provocation ou mépris ; on avait beau éliminer les inscriptions, les noms et prénoms français, et interdire comme séditieuse telle forme de vêtements ou de coiffure, héroïques récalcitrants, vous enduriez les punitions, vous couriez le risque de l’exil qui vous vouait à la misère, vous n’aviez pas peur des camps hideux, où la torture anticipait la mort.

Que n’avait-on entrepris, dans les écoles et les Universités, pour fausser l’intelligence et le jugement de la jeunesse, en amoindrissant le rôle historique de la France, en taisant son rayonnement spirituel, la persistance de sa vie religieuse, ses œuvres apostoliques et charitables, tout ce qui contribue à sa bienfaisance et à sa gloire.

Mais si les monuments aux victimes de la guerre précédente étaient renversés, des fleurs en couvraient aussitôt les débris ; et si la statue de Jeanne d’Arc était expulsée des églises, les Alsaciens fredonnaient encore : « Plus facilement que de nous arracher l’amour de la France, on changera notre cœur de place ! »

Mgr Ruche, mon très cher ami, ne cessa de me l’écrire, pendant son douloureux exode : « Les souffrances de mes fils sont perpétuelles, terribles, mais ils sont vaillants, fidèles, gardent l’espoir… Jamais l’Alsace ne m’a paru aussi bien disposée, plus riche d’espérance et de courage. Spectacle très beau, plein de promesses. Quels braves gens ! »

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O sainte Odile, nous avons gravi votre colline pour vous confier affectueusement nos souvenirs, nos intérêts, et nos espoirs, pour vous prier de garder la France et l’Alsace réunies et satisfaites l’une de l’autre.

Que la fille soit toujours prête à soutenir et défendre sa mère ; qu’elle l’honore et la serve par ses traditions et ses vertus ! Que la France, compréhensive et libérale, lui témoigne ces égards qui facilitèrent leurs premiers rapports et les rendirent agréables !

Ces pensées nous sont plus familières sur ce haut lieu, où l’Alsace accourt se recueillir, et comme se retremper à sa source. Tant de souvenirs sacrés l’y enveloppent de leur splendeur et de leur puissance ! Comme on voit, de ce mont dominateur, le vent disperser les nuages, conceptions mesquines et sentiments vulgaires s’en vont à la dérive, sous l’impulsion de la protectrice invisible, dont on discerne, au fond de soi, l’influence.

Sans doute, chaque visiteur est saisi par le panorama, alors qu’une centaine de clochers, pointant vers le ciel, lancent ensemble la symphonie de leurs Angélus. On dirait que le Créateur a rassemblé alentour tous les charmes de la nature, pour offrir, au delà des sombres pentes boisées, le spectacle d’une plaine somptueuse, avec le vaste damier de ses prairies, de ses champs de moissons, de ses vergers et de ses vignobles. L’Alsace semble déployée, ou blottie, aux abords de ce mont, comme nos vieilles cités à l’ombre des cathédrales souveraines et maternelles.

Mais ici, surtout — même si l’on ne découvrait pas ce distique impérieux :

Arrête, visiteur, murmure une prière,

Afin que Dieu t’envoie un rayon de lumière,

on a l’impression que veiller une sainte, dont le parfum de vertu embaume plus encore que celui des myrtilles, des genêts et des bruyères.

Ne le rappellent-ils pas, ces exercices de piété, cet office canonial, cette adoration perpétuelle, ce chemin de la Croix, qui décore et sanctifie les lacets de la colline, cette multitude incessante venue invoquer l’intrépide et charitable Odile, parce qu’elle subit aussi des traverses, triompha des obstacles, et que, par ses bienfaits, elle a rendu son culte une attirance et une protection.

Et semper regnat
Alsaciae mater.

Mais comment ne pas penser qu’en protégeant l’Alsace, Odile s’intéresse aussi à la France ? N’est-elle pas de la légion de nos saintes nationales : Jeanne d’Arc, Geneviève, Clotilde, Radegonde, Thérèse de Lisieux et leurs sœurs, si patriotes de leur vivant ?

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Voilà pourquoi, en terminant, nous lui demanderons que l’Alsace et la France soient heureuses l’une par l’autre.

En cette fête jubilaire, souhaitons à l’Alsace de voir réalisé l’exergue de la médaille qui commémora, en 1681, l’union de Strasbourg à la France : Adserta urbis tranquillitas. Oui, prions sainte Odile de lui obtenir, du Seigneur, une paix définitive, au dehors et à l’intérieur ; la concorde entre ses fils ; la ténacité dans sa foi et son amour de la liberté. Plus elle restera elle-même, plus elle inspirera le respect de sa grandeur, de ses désirs et de ses droits. « L’Alsace, disait, en 1920, le Président de la République[5], est pour la France une admirable école de liberté et de sagesse. Inspirons-nous de sa sensibilité si fine et si profonde ; écoutons les battements de son cœur, et nous ferons tout notre devoir ».

Entre la France et l’Alsace que sainte Odile écarte les malentendus ! On peut s’apprécier et s’aimer, sans se ressembler entièrement. Au foyer domestique, est-ce que l’affection ne s’ingénie point à prévenir les malaises et à se faire plaisir ? Que de mutuelles concessions assurent le bonheur ! Puisse l’attachement aux traditions ancestrales s’accorder toujours avec le dévouement à la patrie ! Puisse chacun admettre que l’unité nécessaire n’exige pas plus aujourd’hui que sous Louis XIV l’uniformité !

Du fond du passé nous arrive, toute suave, l’oraison que, dès le VIIe siècle, l’Alsace adressait pour la France. N’est-il pas émouvant de la redire, ce matin, en-faveur de notre patrie, qu’à l’envi nous aimons, et que ses présentes épreuves nous rendent plus chère encore ? Quelle meilleure conclusion de mes paroles que cette supplication lointaine, où vibraient tant de délicatesse à notre égard, et tant de confiance en nos destins ?

« Dieu tout-puissant, qui, pour répandre par le monde votre volonté sainte, avez constitué l’empire des Francs l’épée et le bouclier de votre Église, assistez de votre céleste lumière, partout et toujours, les Francs et leurs fils, afin que leurs actions en ce monde concourent à l’avènement de votre règne, et qu’ils les accomplissent avec une persévérance de courage et de charité, qui leur soit glorieuse et bienfaisante ! »

 

[1] S. E. Mgr Weber.

[2] Mgr Brunissen.

[3] Le général de Montsabert.

[4] Le général de Lattre de Tassigny.

[5] Paul Deschanel.