Centenaire de la publication de l'Histoire naturelle des Girondins de Lamartine, à Mâcon

Le 15 mai 1948

Georges LECOMTE

CENTENAIRE DE LA PUBLICATION
DE L’HISTOIRE DES GIRONDINS

DE

LAMARTINE.

DISCOURS

PRONONCÉ PAR

M. GEORGES LECOMTE
AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

LAMARTINE SUR SA TERRE NATALE

 

MESDAMES,
MESSIEURS,

Personne n’ignore le rôle de clairvoyant précurseur qu’eut Lamartine dans le progrès des idées libérales qui devait aboutir à la Révolution de 1848, et sa noble, sa brillante participation au gouvernement de la seconde République.

Personne ne peut donc s’étonner que le souvenir de ce glorieux poète, qui fut aussi un grand orateur, un homme d’État s’ingéniant à préserver la Paix entre les peuples, à la maintenir entre les Français, préside aux fêtes du centenaire de 1848 organisées à Mâcon, sa ville natale, dans le vaste programme d’une commémoration célébrée par toute la France.

Ce soir, plus encore que de coutume, Lamartine doit être présent dans nos esprits et dans nos cœurs. Par un effort de notre imagination, nous sentons avec gratitude son âme ardente et généreuse au milieu de nous.

Par contre, certains étrangers à notre région bourguignonne, qui connaissent imparfaitement la vie de notre illustre compatriote, pourraient sourire à la pensés que le nom et l’œuvre de Lamartine soient mêlés à une glorification des vins de France, en particulier de ceux du Mâconnais et du Beaujolais.

Il faut donc leur dire que, ayant passé sa jeunesse parmi les vignerons de Milly et joué avec leurs enfants, ce fut à la vigne que, pendant vingt années, appauvri, délaissé, impopulaire après 1849, il recourut pour vivre, pour s’alléger tant soit peu des « travaux forcés littéraires », comme il disait, auxquels le condamnait sa gêne pécuniaire. Réfugié en son château de Monceau, du moins eut-il cet espoir, trop fréquemment déçu parce que son rêve ne s’accordait guère avec la pratique d’une telle exploitation. Ce qui ne l’empêchait pas de parler avec admiration du « Tapis vert des vignes », de se donner à lui-même, avec une fierté souriante, le titre de « premier Vigneron de France ».

Si, ce soir, je suis et parle à cette place, c’est d’abord pour tenir une promesse que j’avais faite publiquement, voilà vingt ans, à mes compatriotes mâconnais. Délégué par l’Académie française pour la représenter aux cérémonies organisées par l’Académie de Mâcon pour le centenaire des Méditations et la pose d’une plaque commémorative sur la maison patrimoniale de Lamartine, rue de l’Église-Neuve — qui porte aujourd’hui le nom de Lamartine — j’ai, depuis ce moment-là, demandé et obtenu que l’Académie française se fasse représenter par un de ses membres aux commémorations solennelles des principales œuvres de Lamartine.

C’est ainsi que deux des nôtres, M. Louis Bertrand et M. Henri Bordeaux vinrent, au nom de notre Compagnie, célébrer le centenaire des Harmonies, puis de Jocelyn. Bien que nos compatriotes eussent amicalement exprimé le désir que l’Académie française me désignât invariablement pour la représenter, je préférai — afin d’aviver et renouveler l’attrait de ces fêtes — persuader à deux de mes confrères de se laisser choisir par l’Académie française pour apporter ici notre hommage à Lamartine. Et, comme au lendemain de ces fêtes, mes amis de Mâcon me firent, dans une réunion, l’affectueux honneur de souhaiter une seconde fois l’envoyé de l’Académie française, je ne pus que promettre, en public et à haute voix, de venir officiellement au centenaire de l’Histoire des Girondins. En raison de mon âge, c’était peut-être un engagement un peu risqué ! Mais j’ai acquis la réputation de toujours tenir mes promesses. Dieu a eu la bonne grâce de me permettre de ne pas manquer à celle-ci.

J’y tenais d’autant plus que c’est le dernier centenaire lamartinien que les hommes de ma génération et de la suivante pourront célébrer. Le prochain centenaire sera celui de la mort du poète, en 1869. Et, si désireux que je sois d’une vigoureuse longévité, je ne puis raisonnablement espérer être de ce monde en 1969 pour venir, même tout déplumé, saluer Lamartine d’un coup de chapeau académique à. plumes.

Tout ayant été dit à Mâcon sur l’œuvre littéraire de Lamartine (sauf sur ce qui concerne son Histoire des Girondins) et sur son activité politique, en la commémoration de ce jour, j’évoquerai particulièrement sa vie sur sa terre natale.

Mes premiers rapports avec lui datent de loin ! C’est aux tout premiers jours de Mars 1869. Il venait de mourir et je n’avais pas encore deux ans lorsque le cortège funèbre du poète se déroula sous les fenêtres de notre logis familial. Et, dans sa piété lamartinienne, ma mère — comme si je pouvais garder dans ma mémoire la vision de ce spectacle — me tint dans ses bras, pour me le montrer du haut des fenêtres de notre appartement. Plus tard, je l’entendis si souvent raconter par mes parents, par leurs amis, que, durant mon enfance, longtemps je restai convaincu que tout cela s’était réellement incrusté dans mon cerveau. Je croyais avoir vu la foule piétiner dans la neige tardive qui était tombée au matin de ce jour-là et, au croisement des chemins, les paysans des communes voisines se joindre au cortège que, massés sur la route, ils attendaient au passage. J’étais non moins sûr d’avoir entendu le chant des cloches s’éveiller dans les églises de tous les villages à mesure que le convoi pénétrait sur le territoire de chaque paroisse. Et comme j’aurais été humilié si l’on avait osé prétendre devant moi que mes yeux n’avaient pas vu le soleil resplendir sur la neige au-moment même où le cercueil du poète approchait de Saint-Point.

Ces premiers souvenirs de visions inconscientes ne sont donc en réalité, pour moi, que des souvenirs acquis par transmission.

Mais aussi loin que je remonte dans le passé, je me vois entouré, à la ville comme à la campagne, d’hommes qui, ayant connu Lamartine, parlaient de lui avec une affectueuse dévotion. Il n’était pas jusqu’au peuple lui-même— celui de la ville comme celui de la campagne — qui ne nous offrît les plus précieux témoignages, Ainsi le voyage de Lamartine en Orient me fut conté par un propriétaire rural habitant une maison en face de la nôtre qui, au cours de ce voyage, avait, en qualité de serviteur, accompagné le poète. Il donnait ingénument les plus pittoresques et savoureux détails sur ses violences de caractère et son très généreux empressement à se les faire pardonner de ceux qui sans honte... mais non sans profit, se résignaient à en être victimes.

Dans Mâcon même, parmi les notables, voici M. Charles Rolland que, dans les rues de Mâcon, mon père saluait avec une cordiale déférence. Redevenu maire de notre cité au 4 septembre 1870, il avait été élu en février 1871, député à l’Assemblée nationale. Il avait déjà représenté ma ville natale à celle de 1848 où, collègue et jeune ami de Lamartine, il l’escortait fidèlement. Aussi, faisant allusion à la meute élégante dont le poète grand seigneur s’entourait volontiers, les parlementaires malicieux de ce temps-là appelaient sardoniquement Charles Rolland « le lévrier de Lamartine ». C’est lui qui, déjà maire de Mâcon en 1847, souhaita la bienvenue au grand orateur, le 18 juillet de cette année-là, en ce fameux banquet réformiste offert par ses compatriotes à l’auteur-de l’Histoire des Girondins, sous prétexte de saluer l’achèvement de cet ouvrage, mais en réalité pour fêter en lui l’espoir des temps nouveaux.

Ce banquet dont le retentissement fut immense, combien de fois, durant ma jeunesse, en ai-je tendu narrer les détails par des témoins qui y avaient assisté, entre autres par un vénérable serrurier de Saint-Gengoux-le National et par un vieux plâtrier-peintre de Cormatin, près de Cluny, qui venus de lointains villages pour entendre le discours de Lamartine, en restaient émerveillés. Avec quel toujours jeune enthousiasme ils me parlèrent de leur émotion en écoutant la voix du poète et me dirent leur allégresse, leur espérance, leurs chants joyeux sur le chemin du retour, dans la nuit rassérénée et toute scintillante d’étoiles !

Puisque ce banquet fameux est l’une des raisons de ces trois journées de commémoration, il faut bien que je vous dise la manière dont il fut décrit par ces deux témoins oculaires et auriculaires.

Dès le matin on était parti dans toutes les voitures disponibles. Sur les routes, ce fut un interminable défilé, sans cesse grossi des carrioles surgissant des chemins latéraux. Vers trois heures et demie de l’après-midi, la plupart des habitants de Mâcon sont descendus sur le quai de la Saône, où est dressée la vaste tente du banquet. Déjà trois mille convives sont assis autour des tables. Une foule ardente se presse au dehors, s’infiltre derrière eux pour assister debout au banquet. Lorsque, vers quatre heures moins un quart, accompagné du maire et du Conseil municipal, Lamartine en habit, plus pâle encore que de coutume, s’avance à travers les rues de Mâcon, elles sont à peu près désertes. Presque toute la population l’attend sur le quai, à l’endroit même où, aujourd’hui, s’élève sa statue. Une longue acclamation l’accueille, qui grandit quand Lamartine apparaît dans l’enceinte. Lorsqu’approche le moment de son discours, quatre mille auditeurs s’entassent derrière les dîneurs. Plusieurs centaines d’autres se tiennent en plein air, avec l’espoir d’entendre la grande voix de l’orateur à travers les toiles.

La fin de l’après-midi est orageuse. Le vent souffle en rafales. Le ciel se couvre. Des nuages s’y amoncellent lourdement. Bientôt ils s’entrechoquent. Lamartine vient à peine de commencer son fameux discours que les éclairs luisent, que le tonnerre gronde, que l’ouragan et la pluie font rage. Qu’importe ! Lamartine parle. Bien que les toiles de la tente claquent et soient emportées par endroits, la foule reste, enthousiaste et frémissante, dans la tempête. La voix de Lamartine et les applaudissements qui la saluent dominent le fracas de l’orage. Toute la France entendra ce discours enflammé que les lueurs de la foudre ponctuent.

Il n’y a pas vingt ans que l’un des derniers survivants de ce banquet, nonagénaire resté fidèle à l’idéal de sa jeunesse, nous rappelait ici ses impressions de convive enthousiaste. Pendant l’été de 1934, lors du centenaire des Harmonies, à l’occasion duquel la ville de Mâcon eut l’idée de reconstituer partiellement le banquet réformiste de 1847, un vieillard de quatre-vingt-seize ans se leva et eut encore la force de dire d’une voix distincte : — « Ce discours dont M. Pierre Bertin de la Comédie Française vient de nous lire si bien les principaux passages, je l’ai entendu ici-même, il y a quatre-vingt-trois ans lorsque M. de Lamartine le prononça. J’étais l’un des élèves du lycée de Mâcon qui, en récompense de leurs bonnes notes, furent invités au banquet…

« Ma mémoire garde le souvenir du visage, de l’attitude et de la voix de M. de Lamartine. »

Après quoi, s’étant assis de nouveau au milieu des acclamations que vous devinez, ce bon vieillard, d’esprit encore jeune, inscrivit galamment une pensée sur le menu de sa voisine la baronne de Brimont, petite-nièce de Lamartine, dont le beau visage rappelait si agréablement celui de son grand oncle. Voilà, comment nous sommes en notre pays de Bourgogne.

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« Monsieur de Lamartine » continuent à dire les habitants du Mâconnais-Clunysois. C’est même une des particularités qui contribuent à donner l’impression que le chantre de Jocelyn est, dans notre pays, toujours présent. On y parle de lui, comme s’il était encore vivant. Par leurs anciens qui l’approchèrent et le connurent, les fils, les petits-fils et arrière-petits-fils ont entendu louer avec une si pieuse affection sa bonté humaine et simple que, de génération en génération, ce culte et ces habitudes de langage se transmettent. On ne prononce son nom qu’avec l’amitié et le respect que l’on témoigne à un contemporain vénéré. C’est ce qui frappe le plus les visiteurs étrangers au pays. J’en ai fait maintes fois l’expérience. Il ne semble pas que, dans n’importe quelle région de France, aucun homme illustre de ce temps-là ait laissé pareille impression de survie. Seul peut-être le grand Mistral paraîtra-t-il toujours présent sur sa terre natale que, lui aussi, il a noblement chantée. D’ailleurs, si, dans le quarante-quatrième fascicule de son Cours Familier de-Littérature, Lamartine, glorieux, salua avec un enthousiasme lyrique le jeune poète inconnu qu’était alors Mistral, c’est parce que ce grand seigneur de la terrre retrouvait en Mireille un égal amour des champs, de la nature, des laboureurs, des vignerons, des travaux rustiques, du labeur des artisans dans les campagnes.

« Monsieur de Lamartine ! » Parmi ceux qui avaient été ses familiers et que je voyais sans cesse pendant mon enfance, laissez-moi vous citer encore Charles Alexandre qui, par admiration pour lui, devint son secrétaire lorsque Paul de Saint-Victor, l’auteur d’Hommes et Dieux, quitta cette fonction pour accomplir avec tant d’intelligence et de goût son œuvre personnelle de maître écrivain. Après avoir été jusqu’à la mort du poète son dévoué serviteur pour les choses de l’esprit, Charles Alexandre écrivit un précieux recueil de Souvenirs. Bien que Breton d’origine, il resta fidèle au pays de Lamartine comme à la mémoire du poète. Je le revois encore avec la douceur de ses yeux bleus perdus dans son rêve. Et comme pour regagner sa charmante maison et son parc de la Grange Saint-Pierre, aujourd’hui propriété de mon plus cher ami d’enfance, Joanny Mommessin, il passait devant celle où mes parents habitaient, bien des fois, par nos galopades et nos jeux d’enfants, nous avons dérangé les méditations de sa lente promenade.

Plus nettement encore, je revois l’un de ses jeunes amis, Henri de Lacretelle, qui fut jusqu’en 1898, député républicain de la deuxième circonspection de Mâcon. C’était un fin lettré. Il possédait à Cormatin, près de Cluny, un magnifique château du temps de la Renaissance, qui dresse ses hautes tours entre les peupliers bordant les bras de la Grosne. Le voilà très grand, très maigre; sa mince figure décharnée sous un haut de forme gris, dans une antique calèche attelée de deux vieux chevaux. La vie en ce décor historique que, malgré sa grande simplicité, il prolongeait ainsi par fidélité à ses souvenirs, ne devait pas lui être sans difficultés. C’était un bon écrivain. Et il versifiait assez bien pour que Lamartine, accablé de travail et pressé par le temps, lui confiât le soin de refaire un acte de sa pièce Toussaint Louverture, qui n’est certes pas l’une de ses œuvres capitales, et que Frédéric Lemaître eut le subit dessein de jouer au théâtre de la Porte Saint-Martin. Henri de Lacretelle fit en hâte ce remaniement avec un autre bon lettré et versificateur de ce même village de Cormatin, dont j’ai pendant longtemps possédé la maison. Entre autres livres, Henri de Lacretelle nous a laissé un volume fort intéressant et aujourd’hui rarissime : Lamartine et ses amis. Ce très digne homme, respectueusement aimé dans toute cette région, était le grand-père de mon ami Jacques de Lacretelle, l’un des maîtres du jeune roman contemporain, devenu mon confrère à l’Académie française, où il retrouve le souvenir de son arrière grand-père et de son arrière grand oncle, et dont je fus le parrain le jour de sa réception solennelle sous la Coupole.

Grandissant en une telle atmosphère, au milieu des souvenirs d’un passé si proche, je me rappelle l’inauguration du buste de Lamartine par le sculpteur Adam Salomon sur la place de l’église à Milly, en 1874. Mon père m’y avait conduit et me tenait par la main. J’étais âgé de sept ans alors.

Je venais d’en avoir onze lorsque, au mois d’août 1878, à Mâcon, se déroulèrent pendant trois jours, sur ce quai de la Saône, qui s’appelait alors « quai du Sud » et qui, maintenant porte le nom de Lamartine, les fêtes pour l’inauguration de sa statue, d’un mouvement assez lyrique, par Falguière. Ces jours-là, j’entendis beaucoup de discours et, avec quelle émotion pour la première fois de ma vie, jouée en public, par l’harmonie municipale, la Marseillaise. Je me souviens que mon père et ses amis s’étonnèrent de ce que le gouvernement de la République, ni l’Académie française n’eussent leur porte-parole à ces fêtes, et n’y furent représentées. Ce qui aujourd’hui même, me semble à moi-même, une singulière anomalie. Par suite de quels contre-temps ou malentendus, les pouvoirs publics furent-ils absents de ces cérémonies qui, ardentes, cordiales, enfiévrèrent Mâcon trois jours durant ? Ce que je me rappelle aussi pour avoir grisé mon enfance de cet enthousiasme, c’est que le peuple était là, frémissant, chaleureux, et que, célébrant à plein cœur son héros, il le vengea de vingt années d’oubli dont sa digne et généreuse vieillesse fut offensée. Longtemps, j’ai revu, dans notre demeure familiale, une modeste médaille gravée à l’effigie de Lamartine et frappée à cette occasion, que, pendant ces trois journées mémorables, on vendait pour quelques sous dans les rues de notre ville.

En 1890, 1orsque Mâcon célébra magnifiquement le centenaire du poète, de l’orateur, de l’homme d’État, le Gouvernement et l’Académie étaient présents. Du haut de la chaire de l’église Saint-Vincent, S. Em. le Cardinal Perraud, évêque d’Autun, prononça un noble panégyrique. Pour prendre part à cette commémoration, j’étais, la veille, arrivé de Paris où, déjà, je faisais œuvre littéraire. L’Académie française devait être là en la personne de François Coppée qui, comme un poète, le doit à un poète, écrivit en vers l’éloge de son grand confrère. Au dernier moment, il fut retenu par la maladie. Et c’est le pathétique acteur Mounet-Sully, aux nobles attitudes, qui vint lire cet hommage. Présente par la pensée et par le talent d’un des siens, l’Académie risquait donc d’être, malgré ses bonnes intentions, encore une fois absente, lorsque, par bonheur, on vit apparaître Jules Simon, tout à fait inattendu, qui avait eu la noble idée de venir, à titre personnel, fêter l’idéalisme littéraire sous le nom de Lamartine. Vous devinez s’il fut le bienvenu ! Avec l’habileté oratoire qui lui était habituelle, il prononça un fin et charmant discours.

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Malgré ce que pourrait faire supposer le titre de l’émouvant poème : Milly ou la Terre natale, ce n’est pas dans ce village haut perché parmi les pierres sèches et les vignes, que Lamartine naquit, mais à Mâcon. Bien des gens s’y trompent. Et c’est la faute du poète lui-même, qui n’a point parlé de cette ville dans ses vers, et pas beaucoup non plus en prose. Milly, pittoresque « nid de colombes », comme il disait, égayé par les chants et les rires de ses sœurs dans la chevelure desquelles le vent jouait aux cours de leurs gambades, était pour lui le thème d’inspirations plus touchantes. Saint-Point et Monceau semblaient aussi à ce poète, qui avait le sentiment de la grandeur et de la beauté, un décor plus digne de lui. Et sans-doute, pendant son adolescence nostalgique et jusqu’à sa trentième année, s’est-il si fort ennuyé à Mâcon — « dont la société, écrivait-il alors; était froide jusqu’à faire geler les plus impétueuses cascades » — qu’il lui en gardait tant soit peu rancune.

Quand son père s’était marié, il avait reçu de ses parents la maison et le domaine rural de Milly, pour y installer son jeune ménage. Lorsque leur premier enfant fut sur le point de venir au monde, les nouveaux époux jugèrent prudent de s’installer, pour cette naissance, à Mâcon, où les médecins ne manquaient pas, et ils songèrent tout naturellement à s’abriter dans la confortable maison familiale de la rue Baudron-de-Senecy. Mais comme le père de Lamartine était alors malade et sans doute un peu grognon, la future maman se dit avec sagesse qu’elle serait bien plus tranquille dans la solitude d’une maison annexe qui, communiquant, par cours et jardins, avec celle du grand-père, avait ses fenêtres et son entrée particulière sur la rue des Ursulines, en face d’un couvent de religieuses de ce nom. Cette petite maison était, en principe, le refuge des domestiques vieillis au service de la famille. Sa porte n’en était pas moins écussonnée d’armoiries portant une flamme et des étoiles. Logis prédestiné, semble-t-il, à voir naître un poète !

Le 10 août 1792, lorsqu’il fut évident que le trône et la vie de Louis XVI étaient menacés, le père de Lamartine, ancien capitaine des gardes et chevalier de Saint-Louis, partit pour Paris, afin d’y défendre son roi. Aussi, après l’écroulement de la monarchie, fut-il traité en suspect, mais sans acharnement furieux. Comme plusieurs autres membres de sa famille, il fut arrêté. On l’emprisonna dans le couvent des Ursulines, depuis peu transformé en geôle, juste en face de la maison des vieux serviteurs où naquit le petit Alphonse de Lamartine et où la jeune-maman s’était réfugiée quand son mari gagna Paris pour y remplir son devoir de fidélité et de dévouement.

Dans ses Confidences, Lamartine conta plus tard que, par les fenêtres ouvertes, les deux époux pouvaient échanger des signes et des baisers, que sa mère le prenait dans ses bras pour faire voir au prisonnier son enfant. Pendant ce temps les Jacobins de Milly et des villages voisins, qui n’avaient pas de haine contre les Lamartine, charitables et modestes propriétaires terriens, bornèrent leurs manifestations d’indépendance à danser dans le vestibule, le salon et la salle à manger de la maison villageoise. Ils n’en saccagèrent et ne brûlèrent rien. Et ainsi, sans autres dommages, on atteignit le 9 thermidor, qui rétablit entre les époux des relations moins distantes, ainsi qu’il appert, comme on dit au Palais, des six-filles, toutes plus belles les unes que les autres, qui suivirent la reprise de l’intimité conjugale.

Lamartine tenait pour si indigne de lui la petite maison — même timbrée d’étoiles et d’une flamme — où il vint au monde par accident, que dans un délicieux poème par lequel il chanta l’habitation où il vit le jour, il évoqua non point le modeste logis où il naquit par hasard, mais bien l’opulente demeure de son grand-père où, en effet, sans une fantaisie de sa douce et timide mère, il aurait dû naître. Cela faisait plus élégant et plus seigneurial ! Du reste, au moins quand il parle-de sa propre existence, Lamartine est le véritable initiateur de ce qu’on appelle les « vies romancées ». D’un bout à l’autre, son oubli des dates venant en aide à son imagination et au don qu’il avait de transformer les faits. Il a fort joliment romancé la sienne.

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À Mâcon même, il est une autre maison lamartinienne dont notre poète a moins parlé encore et où, pourtant, il passa bien des années de sa jeunesse, écrivit ses premiers vers et connut des émotions bouleversantes : c’est celle qui fut acquise par son père en 1804 et que, aussitôt après la mort de ce vieil homme, son fils se hâta de revendre, en 1841. Le père de Lamartine n’était certes pas riche, mais, économe et vigilant, il administrait si bien son domaine de Milly que, malgré sa ribambelle d’enfants, il pût acquérir le petit château féodal de Saint-Point et la terre que, au-dessus de la rivière la Valouze, il domine de ses tours. Puis lorsqu’il fallut penser à l’instruction de ses filles, il trouva en son bas de laines la somme suffisante pour acheter un immeuble de Mâcon, sis rue de l’Église-Neuve.

C’est là que, depuis la fin de l’automne jusqu’aux premiers jours de l’été, vivaient les parents de Lamartine et leurs filles. C’est là que, collégien, Lamartine faisait escale lorsque, quittant l’établissement des Pères de la Foi où, à Belley, il poursuivait ses études, il venait passer ses vacances à Milly, et lorsque, ses vacances terminées, il regagnait cette pension. Enfin, au sortir du collège, c’est au fond de cette demeure qu’il compléta par d’immenses lectures l’enseignement des Pères, excellents maîtres de latin et de grec, qu’il abrita ses rêveries mélancoliques, son désir d’action, d’amour, de gloire.

Mais la façade de cette maison était sans majesté, sa porte peu monumentale, son vestibule d’entrée sombre et tortueux. Lamartine s’y ennuya fort dans l’attente confuse de son destin. Aussi, goûtant le charme poétique de Milly, trouvant que le décor de Saint-Point et de Monceau avait un caractère de beauté et de grandeur plus en accord avec son personnage, ne fit-il guère d’allusions à ce logis bourgeois.

Si bien que, même en sa ville natale, personne ne paraissait se rappeler le rôle très important que cette maison eut dans sa vie, personne n’en parlait et personne n’avait la curiosité de la visiter.

C’est l’Académie de Mâcon, toute dévouée à la mémoire de Lamartine, qui restitua cette demeure à la mémoire et à l’histoire de cet illustre Mâconnais. Grâce à l’apposition solennelle d’une plaque de marbre sur cet émouvant immeuble, le monde connût les émotions du poète et les événements qui s’y succédèrent.

Au-dedans, rien n’a été changé. Depuis cent ans, ses propriétaires ont même conservé, dans son état au temps de Lamartine, avec les neuf médaillons des Muses et le buste d’Apollon, son cabinet de travail, dit « le cabinet des Muses », où il vécut frémissant, replié, amoureux, rongeant son frein, cherchant dans la lecture et le rêve l’évasion dont il n’avait pas la possibilité matérielle, visité par l’inspiration lyrique.

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Dans cette maison, où il devait plus tard éprouver de douloureuses émotions, nous le voyons, jeune homme oisif  qui s’abandonne avec ivresse à la mélancolie. Comme tous ceux dont les forces ne se dépensaient point dans l’action héroïque, il est atteint de tous les désirs : il est impatient de gloire ; il s’enfièvre et s’alanguit dans l’attente de l’amour ; sans bien savoir sous quelle forme, il rêve d’agir. Triste adolescent que ses traditions familiales exilent d’une époque de grandeur, il s’étiole et piaffe dans le silence et l’immobilité d’une étroite société, elle-même assombrie par les regrets où elle s’attarde.

Tantôt il s’abandonne au désespoir, et sa mère s’inquiète d’une telle prostration. Il s’enferme, sombre, dolent, inactif, épanche sa tristesse en longues lettres à son ami Virieu, qui sont de longues plaintes, et se refuse à franchir ce seuil.

Heureusement, pour sa gloire et pour notre plaisir, ces jours de repliement sont des jours d’étude et de méditation. Là, il assouvit sa fringale de lectures. Par elles, sous ce toit, il complète si bien les leçons de ses maîtres que, désormais, elles feront à elles seules l’éducation de son esprit. Il se nourrit de la substance des écrivains antiques dont ses professeurs lui ont appris la langue. C’est là aussi qu’il se grise de Voltaire et de Rousseau, dont il vient d’avoir la révélation chez son ami Guichard de Bien-Assis ; là que, jusqu’au point de les imiter , il se délecte des petits-maîtres du XIIIe siècle, si étrangers pourtant à son inspiration personnelle.

Puis, un jour de printemps de 1814, passant enfin du rêve à l’action — mais sous une forme qui lui déplaira vite —, ce fils d’un officier royaliste, sort par la porte de cette demeure pour aller à Paris, puis à Beauvais, prendre sa place parmi les gardes du corps Louis XVIII. Bientôt, il revient en congé à Mâcon, qui s’émerveille de son élégance militaire. Imaginons-le dans les rues de notre ville, finement serré dans son bel uniforme rouge, avec lequel il fait des visites et va en soirée. Mais le retour de l’île d’Elbe le ramène en hâte à sa garnison.

Après avoir regagné Beauvais, mais trop tard pour escorter l’exode de la Cour vers Gand, après s’être dérobé en Suisse aux réquisitions de l’empereur Napoléon ressurgi de nouveau, il s’enferme dans cette maison pour une nouvelle période de vie studieuse et inactive, d’appels incessants vers quelque poste diplomatique ou même administratif qui le sauverait de l’ennui.

Il en est si fort accablé que, bientôt malade, — ou se croyant tel —, il franchit le seuil où notre piété l’évoque pour chercher la guérison à Aix-les-Bains. Il y trouve l’amour et, par lui, la révélation de son génie, puis la gloire.

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À partir de ce moment, notre imagination ne le quitte plus. Rentré à Macon après quelques semaines d’enchantement, il ne vit que dans l’espoir de rejoindre Elvire à Paris, qu’à l’affût de l’occasion qui le lui permettra.

De cette même rue, le 4 janvier 1811, après les lettres implorées d’Elvire, s’ébranle la carriole qui l’emmène vers sa frémissante amoureuse et vers une brève félicité dont le regret fera de lui le plus émouvant des poètes romantiques.

C’est dans cette maison qu’après l’attente sur les rives du Bourget et la tristesse d’où naîtra la plainte géniale du Lac, au soir de Noël 1817, il est comme foudroyé par la nouvelle de la mort d’Elvire. Ce cœur ne bat plus qui l’avait tant aimé ! Déchirement ! Solitude !

Un seul être nous manque et tout est dépeuplé !

Suivez-le par la pensée le long de cette rue où, fou de douleur, il s’enfuit pour pleurer, toute une nuit et tout un jour dans les bois. Et, plus tard, dans ce même logis mâconnais, il reçoit l’exemplaire de l’Imitation de Jésus-Christ qu’Elvire lui légue et où il retrouve comme le parfum de son âme, puis le Crucifix sur lequel a expiré son dernier souffle et que, près d’un demi-siècle plus tard, la tendresse de sa nièce Valentine approchera du sien.

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Les mois passent. Peu à peu, la douleur trouve une autre expression que les sanglots. Elle prend la force de se soulager en poèmes. Du deuil qui se cache au fond de cette demeure familiale monte vers le ciel le chant plaintif des Méditations.

Leur publication, en 1820, fut un événement littéraire et resta une grande date dans l’histoire des Lettres. Depuis l’apparition du Génie du Christianisme, dix-huit ans plus tôt, aucun ouvrage de l’esprit n’avait déterminé un tel frisson. On était las des vers secs, badins, sans intime et profonde poésie, du XVIIIe siècle; auxquels, seuls les vers d’André Chénier, avec leur délicat reflet de la beauté antique, font une touchante et charmante exception.

Les femmes surtout étaient ravies. Les Méditations leur offraient les chants d’un amour spiritualisé, plaintivement mélancolique, ennobli d’ardente et tendre vie intérieure. Elles sont bercées par leur fluidité harmonieuse. Ces poèmes les émeuvent comme une caresse à la fois douce et enivrante.

Tout de suite le succès est immense. Dès l’apparition du livre, il grandit, pour ainsi dire d’heure en heure. Les Mémoires du temps nous montrent son intensité.

Depuis plusieurs mois, maintes grandes dames qui, chez elles ou en certains salons amis, avaient entendu Lamartine réciter ses vers encore inédits, célébraient avec enthousiasme son jeune génie. Leur persuasif enchantement créait l’atmosphère favorable. Plusieurs fois, attiré à Paris par le souci d’une situation qui lui assurât une vie indépendante et par le chaud accueil fait à ses vers, Lamartine s’était montré dans les maisons aristocratiques dont certains liens de famille et l’affection de son ami Virieu lui ouvraient les portes. C’était un beau et élégant jeune homme. Il disait ses vers d’une manière émouvante. Il plut. La poignante histoire d’amour que l’on chuchotait de proche en proche l’accompagnait d’une légende.

Quelle effervescence dans les salons ! Le triomphe de Lamartine était en même temps celui des brillantes maîtresses de maison qui s’étaient engouées de l’astre nouveau. Elles s’ingénièrent à faire lire son livre par les grands personnages de l’époque. À l’une d’elle, qui sans doute l’avait délicieusement harcelé pour qu’il prît le temps de faire connaissance avec ces poèmes, Talleyrand répond :

— Je viens de lire les Méditations. Il y a un homme là-dedans.

Il est vrai, par contre, que quelques années plus tard, dans le salon de Mme Récamier, Châteaubriand, agacé par la rayonnante jeunesse de Lamartine et par la surexcitation des femmes en faveur de ce talent à son aurore, murmure avec un mépris feint :

— Quel est-ce grand dadais ?

C’est aussi dans cette maison de la rue de l’Église-Neuve à Mâcon que, très jeune encore, il avait eu le pressentiment de son génie oratoire et de la fascination que, par sa prestance, son verbe et son geste de tribun, il pouvait avoir sur la foule, et qu’il reconnut en lui la confuse ambition d’un rôle politique.

C’est de là qu’il se mit en route, pour Marseille, afin de gagner l’Orient. C’est là aussi que, d’un mariage heureux, naquit sa fille Julia, qui devait mourir au cours de ce célèbre voyage sur les rives d’Asie.

Une autre douleur lui était réservée en cette maison où, dans la fièvre, l’angoisse, l’espérance et les larmes, il s’est préparé à la vie : ébouillantée dans un bain dont elle n’eut pas la force d’arrêter le jet brûlant, sa mère, dont la tendresse eût tant d’influence sur sa sensibilité, s’éteignit en novembre 1829.

Quelques mois plus tôt, cette sainte femme, qui, tout au soin de sa couvée, ne voyageait guère, était partie de ce seuil pour aller contempler, à Paris, son fils dans sa jeune gloire. Et, avant de mourir, elle avait eu cette joie, dans le salon de Mme Récamier, un soir que Châteaubriand y faisait aussi une lecture.

Revenu en hâte au foyer familial qui s’abritait en cette demeure, il n’y trouve même plus le corps de sa mère, qui déjà reposait au cimetière de Mâcon. Le voyez-vous qui s’y rend — avec quel accablement dans l’allure et quel air de désolation ! — pour la faire inhumer dans le tombeau de Saint-Point, où déjà il a inscrit le fervent spiritualisme dont son œuvre et sa vie s’illuminent : Speravit anima mea.

Comme notre imagination serait pauvre et mal informée, si elle n’apercevait pas encore l’élégante silhouette de Lamartine s’éloignant de cette façade pour se rendre aux séances de l’Académie de Mâcon — dont il fut membre dès ses premiers vers — et, plus tard, à celles du Conseil général de Saône-et-Loire, dont il fut président, plus tard encore aux bureaux de son journal mâconnais : le Bien Public.

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Malgré tant de souvenirs et d’émotions qui s’attachent à cette demeure patrimoniale, à Mâcon où il est né, Lamartine s’est, dans ses vers et dans sa prose, bien plus attendri sur Milly.

Très tôt, il comprit que Milly était l’une des sources les plus profondes de sa poésie. Une particularité de Lamartine est de n’avoir apprécié l’étendue de ses bonheurs de toute sorte que lorsqu’il n’en pouvait plus jouir. Mais alors le chagrin de les avoir perdus, le regret douloureux qu’il en éprouvait, lui faisaient sentir beaucoup mieux leur charme et leur douceur. Son imagination ravivait les flammes de son cœur. Sans doute l’amour d’Elvire dut être pour lui un enchantement. Mais malgré la douleur certaine que sa mort lui causa, on a l’impression qu’il l’aima plus encore dans ses vers que dans la réalité, après sa disparition, que lorsque, si délicatement amoureuse et si tendrement maternelle, — ô souvenir des Charmettes ! — elle était de ce monde.

De même pour l’existence à Milly, entre son père grave, sa mère douce, pieuse et vigilante, et ses sœurs à l’égard desquelles il se montrait parfois impérieux. Car tant de vers éthérés, dont la pureté se colore des reflets du ciel, ne doivent pas nous faire oublier que, comme il l’a écrit lui-même, il fut « un grand gars de Bourgogne » au tempérament de feu, au langage expressif et dru. Mais peu à peu, surtout quand il put s’en évader, il sentit mieux que jamais le charme de cette douce atmosphère familiale, de son enfance heureuse et libre avec les petits bergers sur la montagne, au milieu des vignes, près des eaux murmurantes du ruisseau qui court parmi les saules du vallon ; il goûta toute la poésie de cette maison rustique sans cesse animée par le mouvement et la rumeur des travaux agrestes ; il comprit que, dans ce village et son église, était son cœur.

De là ces émouvants chefs-d’œuvre : Milly ou la Terre natale, La Cloche, La Vigne et la Maison, et tant d’autres touchants poèmes qui ont trouvé là leur inspiration.

Sans les vers que le souvenir de Milly fit jaillir de l’âme de Lamartine, son œuvre de grand poète serait, si l’on peut dire, découronnée. Et peut-être aussi est-ce à l’influence de Milly, où il apprit à connaître les vignerons, les laboureurs, les artisans villageois, qu’il doit sa conception humaine et généreuse de la vie, la pensée de sa noble politique. En tout cas, c’est certainement là qu’il acquit l’amour et le respect du labeur agricole, le sentiment de sa grandeur, de sa beauté, de tout ce qu’il a de digne et d’heureux en sa liberté.

Milly : au fond d’une cour qu’on aperçoit à travers les grilles d’un portail monumental aux lignes majestueuses, les trois marches d’un petit perron moussu et la modeste façade, revêtue de roses et de vigne vierge, d’une maison à un étage. La porte et six fenêtres éclairent cette maison sur la cour qu’encadrent les communs : écurie, granges, cellier. Du côté du jardin, le mur, que l’imagination poétique de Lamartine avait prématurément embelli d’un lierre, est entièrement recouvert de ce sombre feuillage. Car, émue de ce petit mensonge et charitable comme toujours, la mère de Lamartine, ne voulant pas que son fils eût, même .en vers, altéré la vérité, se hâta de planter le lierre qui, à ce moment-là, n’existait que dans son poème.

C’est la demeure très simple d’un modeste gentilhomme campagnard propriétaire récoltant, qui contrôle jour par jour le travail ses vignerons, les reçoit, quand ils ont quelque chose d’utile à lui dire, dans sa cuisine, dans son vestibule carrelé, où, à certaines époques de l’année, paraît-il, et faute de place ailleurs, on entassait les sacs de blé.

Mais dans cette petite maison, importante pour cet humble village, retentissaient les chants, les éclats de rire, les perpétuelles et joyeuses gambades des enfants, la voix grave du père qui, le soir, leur faisait d’édifiantes lectures, et la douce parole, si tendre, d’une mère infiniment bonne, à l’âme élevée.

Les propriétaires de la maison, M. et Mme Sornay, — dont les grands-parents n’achetèrent cette maison qu’après avoir demandé avec déférence l’assentiment de Lamartine — ont eu la sagesse, la piété et le bon goût de ne rien changer à son aspect extérieur. Ils ont gardé la vigne vierge, le rosier grimpant et le lierre des façades, les pierres légèrement disjointes des marches du perron. Si, pour rendre plus confortable le dedans de la maison, pour l’adapter aux habitudes et aux besoins de leur vie, ils ont dû la moderniser dans son décor et son agencement intérieurs, ils ont maintenu presque exactement la disposition des pièces. Le vestibule a gardé ses proportions ; la cuisine, ses poutres apparentes et ses meubles ! Ce sont les bancs et la table où se sont assis les serviteurs de Lamartine. On y fait encore les minces, craquantes et transparentes gaufres du Mâconnais dans le gaufrier où se dorèrent celles que mangea Lamartine et celles dont, un jour, j’eus — pieux privilège — l’honneur de me délecter. Dans le jardin, sous la charmille où il méditait et qui fut soigneusement préservée, on entend immodifiés parce qu’ils sont éternels, les bruits du travail rustique : charrois sur les chemins, coups de pioche heurtant et remuant la pierraille des vignes, sonorité des tonneaux vides sous le maillet des artisans villageois qui ponctuaient la rêverie du poète.

Dans les vignes et les prés, sur les chemins du village et les sentiers des montagnes, Lamartine enfant jouait avec les petits pâtres gardant leurs bêtes. En compagnie de sa mère, qui lui apprenait la charité par l’exemple et par le don de son cœur, il pénétrait dans les humbles logis et se rendait compte de la rude existence qu’on y mène. Là ou dehors, il entendait parler les vignerons et autres cultivateurs. Par le récit des événements auxquels, citoyens et soldats, ils avaient été mêlés pendant la Révolution et aux premières années de l’Empire, il acquérait le sens de l’Histoire. Surtout, il se rendait un compte très exact de la difficile vie des humbles. Enfin, il comprenait la beauté du travail rustique et la noblesse de ses rites traditionnels.

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L’influence de Milly sur l’âme de Lamartine serait incomplètement définie si l’on ne parlait pas des propos religieux de Mme Lamartine qui habituait l’esprit de ses enfants à s’élever vers Dieu, et qui, après chacune de ses journées consacrées à sa maison, à son époux, à ses petits, leur donnait, sous le grand ciel, l’exemple du recueillement et de la prière. Lamartine nous l’a montrée s’isolant dans une certaine allée dite des « noisetiers » pour cette méditation quotidienne, pendant laquelle, intimidés et pleins de respect, les enfants suspendaient leurs jeux.

Et voici que, au-dessus de la petite église, dans le clocher recouvert de pierres plates, l’Angelus du matin, du midi et du soir retentit, et que l’on sonne pour la messe ou quelque office des morts. Les prières souvent dites en commun s’élèvent au logis des Lamartine. Certes, il n’est pas nécessaire que le chant de la cloche se fasse entendre pour que, tenant dans sa main protectrice la menotte de son enfant, la mère de Lamartine entre avec lui à l’église. Il a chanté les sonneries de cette cloche. De 1a manière la plus émouvante, il a exprimé tout ce qu’elle lui remémore. Plus que n’importe son souvenir est attaché à cette petite église. Pour l’esprit de ceux qui aiment le poète, son cœur y bat encore.

Aussi ne pouvait-on, sans impiété à son égard, la laisser tomber en ruine. Elle est pauvre de valeur artistique, mais elle a contribué à la formation de son âme. Pourtant en 1929, elle était sur le point de s’écrouler. Depuis vingt ans, on n’avait plus sonné la cloche, par crainte de provoquer l’effondrement du clocher et du toit. Néanmoins, malgré cette rigoureuse précaution on les voyait à la veille de se disjoindre. Alors, très inquiets, et unis par une égale ferveur lamartinienne, l’honorable maire de Milly, M. Révillon, ancien Inspecteur primaire, incroyant, mais respectueux des croyances d’autrui et, à son appel, M. Armand Duréault, secrétaire perpétuel et animateur de d’Académie de Mâcon , me demandèrent de sauver l’église de Milly ! Simplement ! Et à une époque de restrictions budgétaires ! Ce sauvetage était d’autant moins aisé, que cette église n’offre aucune beauté archéologique. Alors, rien que l’intérêt d’un souvenir littéraire ? Quel dangereux précédent ! Je prévoyais des objections, des habitudes d’esprit et des résistances à vaincre.

Enfin, bien résolu à faire tout ce qu’il faudrait pour en triompher, et ayant établi le plan d’une campagne méthodique, j’écrivis en tête d’une feuille parisienne, alors très lue dans toute la France, Le Journal, auquel je collaborais régulièrement, un article pour créer un mouvement d’opinion. Le soir même, je reçus un coup de téléphone de M. André François-Poncet, sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts, plus tard Ambassadeur de France en Allemagne, puis à Rome, que, à ce moment-là, je n’avais pas encore l’honneur de connaître personnellement. Et il voulut bien me dire : « Votre  article de ce matin m’a ému. Aussitôt j’ai téléphoné à Mâcon pour avoir un devis approximatif du coût des réparations. Je viens de le recevoir. Et, dès maintenant, je puis vous donner la certitude que l’église de Milly sera classée, réparée et sauvée. D’ailleurs, un communiqué, que je vais faire envoyer aux journaux, vous en donnera l’assurance publique. Mais, comme je n’ai pas beaucoup de crédits, essayez de nous aider. Sans quoi, on ne pourrait faire cette année que les consolidations les plus urgentes, qu’on achèverait l’an prochain. »

Justement, vers une heure de l’après-midi de ce même jour, j’avais eu l’agréaient d’une première conversation téléphonique de sportifs lettrés qui, se déclarant touchés par mon article, m’offrirent spontanément — si cela n’offensait pas ma piété lamartinienne — d’organiser, en faveur.de l’église de Milly, une fête de football qui pourrait être fructueuse. Elle le fut, en effet. Et, quelques semaines plus tard, nous eûmes le plaisir de pouvoir verser entre les mains du Ministre une cinquantaine mille francs. Le cas est assez rare dans les annales administratives et politiques ! D’habitude, on va dans les ministères pour demander de l’argent plutôt que pour en porter. Nous fûmes donc, ce jour-là des gens anormaux et quasi scandaleux !

Après quoi, j’eus la satisfaction plus personnelle encore, de pouvoir tirer de mon portefeuille quinze cents francs, — bien qu’aucune souscription ne fût ouverte au Journal — envoyés par des lecteurs inconnus de moi, et peut-être en des situations fort modestes, qui ne se résignent pas à voir crouler l’église de Milly, me firent parvenir ces billets de vingt, dix et cinq francs pour concourir à sa préservation. Touchante preuve du retentissement que les vers de Lamartine ont encore dans les cours d’aujourd’hui !

C’est ainsi que l’église de Milly-Lamartine fut sauvée. Les écrivains qui publient des articles dans les journaux sont excusables de se montrer sceptiques quant à leur efficacité. En général, pour qu’une idée se réalise, — quand elle finit par se réaliser, — il faut qu’elle soit cent fois, exprimée, et sous des signatures diverses. Mais le souvenir de Lamartine est si attachant que, pour trouver tant de précieux concours, il a suffi de crier : « Àl’aide ! »

De même, en prenant si vite une décision difficile et peu d’accord avec les textes administratifs, qu’il dut interpréter très largement; M. André François-Poncet prouva qu’un Ministre convaincu et ferme peut avoir raison des fameuses lenteurs bureaucratiques. Utile et bonne démonstration sous l’égide de Lamartine !

En cinq mois, l’église fut admirablement restaurée. Aussi, lorsqu’en septembre suivant j’obtins de M. André François-Poncet qu’il visitât l’achèvement des travaux, la cloche qui depuis tant d’années restait immobile, sonna et carillonna joyeusement pendant que, de la route nationale où les voitures s’étaient arrêtées, le cortège grimpait le chemin de Milly, et tant qu’il fut dans ce beau village. C’était l’époque des vendanges. Les vignerons, manches retroussées sur leurs bras rouges du sang des raisins, les femmes, les enfants, accoururent des vignes momentanément désertées. En face de la mairie, s’arrêtèrent des chars qui transportaient vers les cuves des celliers les lourdes « bennes », où tressautent les grappes. Tout à côté du buste de Lamartine, le jus odorant et pourpré jaillissait d’un pressoir déjà en action. Et, sous le ciel fin de ce jour lumineux d’automne, une longue table dressée offrait aux visiteurs, avec les savoureuses petites gaufres mâconnaises, les plus beaux raisins de la récolte nouvelle et les bouteilles poussiéreuses de quelque bonne année antérieure. Les jeunes filles riaient aux jeux des enfants et aux facéties des gars en liesse, parmi les fleurs qui joliment décoraient toutes les maisons et, par dessus les chemins, les reliaient entre elles. Fête rustique tout à fait dans le goût lamartinien et que Lamartine aurait pu chanter.

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L’un des souvenirs qui se rattachent étroitement à Milly est celui de l’abbé Dumont, curé de Bussières, petite paroisse toute voisine; qui inspira au poète la figure de Jocelyn. Par le chemin de la montagne, en un quart d’heure, ou passe d’un village à l’autre. Pendant son enfance, Lamartine le descendit et le remonta chaque jour pour aller recevoir à Bussières la leçon de latin que lui donnait l’abbé Dumont, prêtre singulier. Filleul du curé Dastre, son prédécesseur, il était le fils de sa servante. Pendant la Terreur, très épris d’une fille du comte de Pierreclau, il l’avait sauvée des mains d’une bande de forcenés qui venaient nuitamment arrêter tons les membres de cette famille en son château féodal. Où se cachèrent-ils ? En tout cas, leur refuge fut un nid d’amour. Et un enfant naquit de cette solitude passionnée. L’abbé Dumont était-il déjà ordonné prêtre ? Ne le fut-il qu’après cette tourmente ? Ce qui est certain, c’est que, tenant compte des bouleversements d’une telle époque, Mgr Moreau, évêque de Mâcon, pardonna et que, d’abord vicaire à Bussières, l’abbé Dumont en devint curé après la mort de son parrain.

Au dire des contemporains et de Lamartine lui-même prêtre, ce prêtre, grand chasseur, ami des livres et des meubles anciens, aurait été un peu étrange. Dans la pièce de la cure où il se tenait le plus volontiers, rien que des bibelots, des armes, des meubles et des livres précieux. L’abbé Dumont n’en était pas moins un prêtre compatissant et charitable, un excellent pasteur au milieu de son troupeau. Lamartine l’atteste dans l’affectueuse et noble épitaphe par lui-même rédigée pour la dalle de pierre qu’il fit mettre sur sa tombe, au chevet de l’église de Bussières.

D’intelligence robuste et cultivée, il commença l’éducation de Lamartine et s’en fit aimer. Si bien que, revenant à Milly après ses études au collège ecclésiastique de Belley, le futur poète se lia intimement avec ce prêtre, aux allures de grand seigneur, qui avait l’esprit large et le cœur généreux.

On devine l’influence qu’un tel maître eut nécessairement sur la formation d’un jeune homme ayant les mêmes tendances. Dans le Mâconnais, leur souvenir est tellement mêlé, et même pour les paysans de la région, l’abbé Dumont s’identifia si bien à Jocelyn que, lorsque, par exemple, sur la route traversant Bussières, un visiteur demande à quelque entant le chemin pour voir la tombe de l’abbé Dumont, il n’est pas rare d’entendre ce petit garçon répondre tout naturellement : « La tombe de Jocelyn ».

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Le château de Saint-Point, que son père lui donna au moment de son mariage, c’est la demeure préférée de Lamartine heureux, triomphant, enivré de sa force harmonieuse et tout illuminé d’espérance.

Guéri de ses meurtrissures au cœur par la plainte même qu’elles lui ont inspirées, époux très aimé, il égaye ce vieux castel de fantaisies, architecturales dans le style gothique si à la mode en ce temps là dans la Grande-Bretagne, pays de sa femme. Grand seigneur illustre et fêté, il reçoit magnifiquement les princes de l’esprit, les orateurs, les artistes, les hommes politiques, les  reines de beauté et de la grâce. Notre compatriote, l’historien Dargand, qui passait l’été à Paray-le-Monial, lieu de sa naissance, nous a laissé le souvenir de la première apparition de Lamartine à ses yeux, un jour qu’il était venu à Saint-Point pour répondre à l’invitation du poète. Dargand était arrivé un peu plus tôt qu’on ne l’attendait. Il causait dans le parc avec Mme de Lamartine et les nièces du poète, lorsque, rentrant de sa promenade habituelle, Lamartine, surgit à cheval sous les grands arbres, coiffé d’un haut chapeau gris, vêtu d’une redingote marron, d’un gilet olive, d’un pantalon chamois, entouré de ses lévriers, qui gambadaient autour de lui, tandis que, au-dessus de la porte gothique, deux paons étalaient leur queue ocellée. Soudaine image d’un prince dans un seigneurial et féerique domaine. En ce château de Saint-Point il fait aussi le plus charmant accueil aux poètes, aux écrivains dont, comme la plupart des provinces françaises, cette région était alors peuplée. Jadis, j’ai écrit une préface pour les lettres d’une poétesse, Mlle Nathalie Blanchet, morte nonagénaire il y a quelques années, que j’ai connue encore vivante à Saint-Gengoux-le-National, lettres dans lesquelles elle nous conte l’enivrant accueil fait par Lamartine à ses dix-huit ans et à ses premiers vers.

Comme il est resté simple, ce souverain ! Comme du haut de sa gloire, il sait être naturellement familier ! La bonté secourable est son élégance préférée. Il sait parler aux pauvres gens et s’en faire aimer, parce qu’il les aime.

Sous la voûte surbaissée du modeste cabinet de travail qu’il s’est aménagé dans l’une des tours, et dans le bouquet de chênes frémissants où il transporte son écritoire pour vivre plus intimement la vie de la nature, il compose avec aisance de beaux vers qui prolongent sa gloire littéraire, et il s’apprête à la fulgurante mission politique dont son cœur a le pressentiment

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Le château de Monceau, en sa qualité de seul héritier du nom, Lamartine le reçut de son vieil oncle despotique et atrabilaire qui l’avait fait élire à vingt ans membre de l’Académie de Mâcon, afin d’occuper un peu sa mélancolie et de lui donner, à travers ses foucades, un semblant de respectabilité. Il devint l’abri de sa vieillesse, de ses déceptions, de son travail forcené pour vivre et payer ses dettes. Ce fut après l’écroulement de son rêve politique et bientôt, dans la quasi-solitude de l’impopularité et de l’oubli, l’aire impressionnante d’un grand aigle blessé. Vingt ans de suite, tout à ses fastidieuses besognes littéraires, où soudain, à certaines pages, un éclair de génie fulgure, et harcelé par ses tracas de viticulteur imprudent, il y passe et il y prolonge ses automnes.

Sur la terrasse fleurie de ce château, qui a tant d’accueillante noblesse et où, tous les dimanches, le curé du village de Prissé vient dire la messe pour lui et ses proches, mieux encore, sur le large perron qu’on atteint par un double et majestueux escalier aux rampes fourrées de buis épais, M. de Lamartine, désabusé, vieilli, mais simple, généreux et grand dans l’infortune comme il l’avait été dans le triomphe, se redresse contre l’adversité.

Après le brusque effondrement de sa popularité comme de son rêve, il a vécu là vingt arrière-saisons laborieuses. Au lendemain même de sa défaite, il y avait harangué les Mâconnais de la ville et des villages, qui, drapeau en tête, se succédèrent plusieurs fois au pied de ce monumental escalier, pour donner à M. de Lamartine, dans l’atmosphère d’indifférence qui pouvait l’attrister, le réconfort de l’amitié confiante et fidèle. Du haut de ce perron, que de paroles ailées, sans amertume et sans plainte, tombèrent sur ces paysans et sur ces citadins qui n’avaient renié ni leur grand homme ni son idéal !

Au seuil de cette demeure, l’image qui, avant tout surgit et persiste, c’est celle de Lamartine luttant avec mélancolie contre le naufrage. Certes, il n’a plus l’espoir de faire descendre Dieu sur la terre et de mettre l’Evangile dans les lois. Mais s’il ne croit plus guère à la sagesse du peuple, momentanément trop résigné à la dictature, il croit encore moins à la valeur morale des gouvernants qui, sous le second Empire, le faisaient marcher, il a confiance en ses vignes qui s’étendent autour de lui, à perte de vue et, « premier vigneron de France », il a l’illusion de pouvoir se libérer par elle des besognes épuisantes et des dettes que cette servitude littéraire n’éteint pas.

Une tasse d’argent à la main, de mois en mois, il va consciencieusement goûter son vin à la gerbe qu’on fait jaillir pour lui dans l’épaisseur des tonneaux et des muids. Irrégulièrement remboursés de leur récolte achetée trop cher par M. de Lamartine et vendue à perte avant de leur être payée, ses nombreux vignerons, laissant leurs sabots au pied de l’escalier extérieur qui mène à son cabinet, n’hésitent pas à l’assaillir de leurs réclamations ou lorsqu’il se repose un instant dans ce qu’il appelait le « salon de Dieu », sous les hauts marronniers qui forment au-dessus de sa rêverie comme une cathédrale frissonnante, à troubler sa méditation de grand vieillard qui vient, dans l’air frais, vivifier son front las.

Mais le poète se raidit contre l’ensevelissement. Une soudaine inspiration l’illumine encore. Tandis que s’éveillent en lui les images et les ambles rythmes où ses pensées se balancent, nous nous plaisons à imaginer son visage marmoréen, le bleu sombre du regard profond, devant les grandes lignes harmonieuses du paysage que, de Monceau, l’on découvre. Même à Saint-Point, même à Milly, il n’en est pas de plus « lamartinien ».

Entre la colline feuillue du Charnay et les douces pentes, aux verdures dorées, des vignobles qui s’élèvent jusqu’au pied des falaises de Solutré, s’ouvre la gracieuse vallée de Grosne, dont une double ligne de peupliers frémissants et le chatoiement argenté des saules révèlent la fraîcheur à travers les gras pâturages que le soleil blondit.

Plus loin que les vignes, les prés et les bois, par cette échancrure sur l’infini, on découvre jusqu’aux premiers plateaux du Jura et, par-dessus leurs lignes, la blancheur sereine des cimes alpestres avec leurs vastes plans de neige lumineuse, aux ombres bleutées, aux féériques embrasements, aux reflets roses, lilas et pourpres.

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Tout à coup, un sursaut de fierté, une émotion venue du lointain de son passé raniment magnifiquement sa Muse. Et ce sont les strophes du noble poème Au comte d’Orsay qui le vengent, ou bien son suprême chant, cette tendre et pathétique La Vigne et la Maison qui, à Monceau même, jaillit d’une dernière visite à Milly, passé en d’autres mains.

Tel est le dernier poème jailli de l’âme déchirée de Lamartine. C’est un chef-d’œuvre. Datant de 1856, il nous prouve que, pendant treize années encore, jusqu’à sa fin, survenue en 1869, Lamartine aurait pu retrouver parfois de tels accents s’il avait été libéré du fardeau et du souci de ses dettes accablantes, des besognes de forçat littéraire où s’usait son génie.

Mais aucun de ceux dont, aux jours de révolution, il avait par son courage si éloquent sauvé les coffres-forts et les biens n’eut la gratitude et la générosité de provoquer l’élan qui lui eût rendu la paix et la fraîcheur de l’esprit propices au travail créateur. Pourtant ce grand poète avait assez enrichi de rêves l’humanité pour avoir droit, en son héroïque vieillesse, au libre et heureux essor de son propre rêve.

Du moins, en cette vieillesse triste, tourmentée, besogneuse, eut-il la douceur d’un tendre dévouement autour de lui.

Depuis longtemps il avait une dilection particulière pour une de ses nièces, Valentine de Cessiat, qui, dès son enfance, 1’aimait et l’admirait. Cette double affection, que Mme Lamartine sentait fort tendre de part et d’autre, lui portait ombrage. Elle n’accueillait Valentine chez elle que pour d’assez brefs séjours. Mais lorsqu’elle se sentit lasse, puis malade, elle appela cette jeune fille pour tenir sa maison et veiller sur son époux, qui avait tant besoin d’une amitié protectrice. Après la mort de Mme Lamartine, elle resta près de lui.

Parmi les poèmes que Lamartine lui consacra, il en est un, superbe d’amour, d’admiration, de reconnaissance, intitulé Un Nom. Pour que personne n’en pût mettre un, il l’antidata d’une trentaine d’années, inscrivit Florence comme lieu d’inspiration et le publia dans une nouvelle édition des Recueillements.

L’accent admiratif et passionné de ce poème, les précautions que Lamartine prit pour dépister soupçons et curiosités, fortifient singulièrement les rumeurs régionales et les hypothèses indiscrètes de certains salons parisiens. Dans le Mâconnais et le Clunysois, autour des châteaux de Monceau et de Saint-Point, la plupart des gens croyaient et disaient qu’entre eux le lien dépassait en intimité celui qui peut exister entre l’oncle le plus aimé et la nièce la plus chérie. Au cours de ma jeunesse, j’ai maintes fois entendu l’écho de ces chuchotements. On allait jusqu’à parler d’une secrète union religieuse. Je sais bien qu’il faut se méfier de l’imagination et de la médisance villageoise. Jusqu’à quel point Valentine de Cessiat aima-t-elle son oncle et en fut-elle aimée ? Se. borna-t-elle à l’entourer d’une douce tendresse, active, vigilante, dévouée, qui tenait sa maison, protégeait son travail et sa dignité, entretenait sa gloire, écartait les importuns et lui épargnait les soucis, égayait de sa jeunesse, de sa beauté, de sa grâce les derniers jours de ce grand homme méconnu, délaissé, oublié ? Ou bien donna-t-elle à ce vieillard, dont l’âme ne fut qu’amour, la suprême ivresse d’un amour sans réserves ?

Au milieu de ses misères, a-t-il eu cette éblouissante consolation ?

Vous vous représenterez toute la tristesse de ses vieux ans en écoutant l’anecdote inconnue que je tiens d’un filleul de Lamartine, le comte de Chaffault, mort très âgé et qui, tout à la fin de la vie de Lamartine, en fut le jeune héros.

Ayant obtenu un accessit de discours français au Concours général des lycées, notre collégien fier et ravi d’annoncer cette nouvelle à son parrain, croyant aussi recevoir ses félicitations, va lui faire visite. Lamartine l’accueille aimablement et le complimente. Puis, désabusé et morose, lui fait cette recommandation qui, mieux que tout, montre l’immense découragement de sa vieillesse :

— Surtout, mon petit, ni littérature; ni politique !

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C’est sans doute dans le calme de son château de Saint-Point, après avoir rassemblé la documentation en sa demeure parisienne que Lamartine écrivit son magnifique ouvrage ! L’Histoire des Girondins, dont nous célébrons aujourd’hui le centenaire.

Il était préparé à une telle évocation par son amour de la liberté, par sa foi dans le progrès, en l’incessante marche de l’humanité vers un avenir meilleur. Idées que ce fils d’un légitimiste ardent — lui-même attaché pendant sa jeunesse et par tradition familiale, à la monarchie — avait, peu à peu, acquises sous l’influence de Jean-Jacques Rousseau, de Voltaire, de Diderot et des autres Encyclopédistes, dont il s’était longuement nourri pendant les années de son existence méditative-et immobile à Mâcon.

Il était préparé aussi à la réalisation de ce livre par les quotidiens contacts que, enfant, adolescent, il avait eus à Milly, avec les pauvres gens dont il connaissait les peines, les angoisses, les misères. Et, surtout, l’y avait prédisposé la part que, de bonne heure, conseiller général, puis député, il avait prise, avec son âme généreuse de clairvoyant réformiste, à la vie publique.

Ce grand livre de Lamartine aurait pu aussi bien s’appeler Histoire de la Révolution française, car il en montre toutes les glorieuses ou tragiques péripéties, presque depuis ses premiers enthousiasmes jusqu’en ses suprêmes convulsions sanguinaires qui ont provoqué la réaction du 9 thermidor, puis, par les faiblesses, les désordres, l’immoralité, les exactions du Directoire, et finalement par l’extrême lassitude du peuple écœuré, l’appel à un sabre victorieux, et une temporaire soumission à un pouvoir despotique.

Si Lamartine donna à son œuvre nouvelle ce titre Histoire des Girondins, c’est d’abord parce que ces protagonistes de la Révolution eurent pendant de longs mois un rôle prépondérant par leur fermeté républicaine, leur éloquence, par leur énergie à combattre les coalitions des rois exotiques, acharnés contre l’esprit révolutionnaire.

Sans se dissimuler leurs erreurs et déficiences, Lamartine aimait ces hommes qui étaient honnêtes, avaient du talent, du bon sens et de l’enthousiasme, un sincère amour de la liberté.

Sa prédilection pour les Girondins ressort aussi de ce qu’il retrouvait en eux sa personnelle certitude que l’ordre est la meilleure sauvegarde de la Liberté, invariablement perdue par les excès, par les violences trop multipliées, par injustices meurtrières. Courageuse sagesse dont les Girondins moururent, comme Lamartine, animé des mêmes sentiments ; réformateur avec méthode et précaution, selon l’état des idées et des mœurs, devait être plus tard victime lorsqu’il s’efforça de préserver la Liberté et la République, en apaisant les impatiences téméraires, en montrant les risques des hâtes périlleuses.

En dépit de cette préférence pour des hommes en lesquels il se reconnaît, Lamartine étudie avec soin le caractère, la pensée, l’action, le rôle de tous les principaux personnages de la Révolution en ses divers moments.

Il le fait d’une manière scrupuleusement objective, en montrant leurs qualités, leurs mérites, mais sans celer les insuffisances, et les fautes de ceux auxquels il est le plus favorable. De même qu’il ne méconnaît pas ce que purent avoir de bonnes intentions et d’excuses certains énergumènes dont la frénésie ininterrompue lui paraît funeste.

La seule réserve que je permets de faire à cette objectivité si honnête est pour sa sévérité à l’égard de Danton, dont il n’aime pas le caractère, ne discerne pas le cœur généreux, et contre lequel il recueille la calomnieuse légende de cupidité, de prévarications et qu’il accuse d’avoir vendu son influence au duc d’Orléans qu’on appelait Philippe-Egalité, au couple royal et à l’Angleterre. Peut-être Danton était-il entouré d’amis exigeants et peu scrupuleux. Certes sa grande faute est — afin de ne pas perdre sa popularité nécessaire dans sa lutte pour la levée en masse et le salut de la Patrie en danger — de ne s’être pas efforcé d’arrêter les massacres de Septembre.

De même l’on peut s’étonner de l’indulgence qu’a Lamartine pour Robespierre. Il pardonne un peu trop à « l’incorruptible » son orgueil et son sectarisme meurtriers, pour louer son réel désir de faire régner la morale et la vertu, son spiritualisme — d’ailleurs courageux —, son horreur de la guerre qu’il redoutait, soit à cause de la servitude et de la misère résultant d’une défaite, soit par crainte de la dictature de quelque général victorieux. Or Lamartine avait le même souci de spiritualité et de morale dans la vie publique, et pour des raisons d’humanité, la même exécration de la guerre.

Quelle saisissante galerie de portraits expressifs, nuancés, quels vivants tableaux des scènes fameuses, des grandes journées de la Révolution ! Par exemple, celles du 20 juin et du 10 août devant les Tuileries et à l’intérieur de ce Palais, de la fusillade du Champ de Mars, des massacres de Septembre 92, celles du 31 mai contre les Girondins, des envahissements successifs de la Convention et de l’Hôtel de Ville par des bandes de forcenés. Lamartine les décrit en magnifiques pages de grand écrivain qu’il est, dans sa prose comme dans ses vers, comme il l’est aussi dans ses discours.

Car, à mesure que l’œuvre, la vie, l’activité politique de Lamartine nous deviennent plus familières, on s’émerveille davantage de leur unité.

Dans ses vers comme dans sa prose, à la tribune parlementaire comme dans ses livres, il montre toujours une égale foi en la bienfaisance de la Liberté. Il en avait une idée très poétique et grandiose. Alors qu’il commençait à se battre pour elle, dans une lettre à son ami Virieu il lui rappelait l’enivrement dont elle enchantait leurs dix-huit ans : « Nourris l’un et l’autre de l’antiquité grecque et romaine, nous adorions la Liberté comme un mot sonore avant de l’adorer comme une chose sainte et comme la propriété morale de l’homme libre.

Orienté vers l’avenir, par ses lectures, sa raison et l’état de son cœur, il ne veut pas être l’un de ceux que plus tard, un autre magnifique écrivain, Barbey d’Aurevilly devait appeler « les prophètes du passé »

Certes, au passé, il rend hommage. Il n’est pas de ses ingrats téméraires qui se refusent à utiliser, pour étayer les constructions en train de naître, ce qui reste de sain et de solide dans les architectures ébranlées.

Mais, il a la sagesse de penser, de dire que « le Progrès est le plus utile conservatisme ».

De très bonne heure et de très bonne foi, ce jeune homme, pourtant élevé dans la pure tradition légitimiste par son père, prend parti dans

Cette lutte finale où le passé vaincu
Dit pour toute raison
de vivre « j’ai vécu ».

Il croit que les idées humaines sont temporaires, qu’elles évoluent sans cesse et que prétendre arrêter leurs cours est une dangereuse faiblesse. Il croit que, même logiques et bien conçues, les institutions humaines sont en perpétuel devenir. L’histoire de l’humanité n’est pour lui qu’une série d’étapes. Il ne voit partout que des pierres d’attente pour les constructions futures. Si délicieusement qu’il s’attendrisse sur les êtres, les choses et les souvenirs d’autrefois, il salue le cheminement ininterrompu de l’humanité.

Dans cette conception de l’humanité et de la société, rapides passagères d’un monde immobile, ne retrouve-t-on pas l’équivalent de l’habituelle pensée littéraire de Lamartine — celle qui inspire ses plus émouvants poèmes — de la chétivité précaire et si vite disparue de l’homme au sein de la nature impassiblement éternelle ?

Cette communion entre ses idées littéraires et ses doctrines politiques, la parfaite identité intellectuelle du poète, de l’historien et de l’orateur apparaissent non moins dans l’éveil rapide, en son âme ardente, du désir de représenter sa terre natale à la Chambre.

Quelle calomnie d’insinuer que ce fut une nouvelle ambition de sa maturité s’ajoutant aux ambitions satisfaites de ses trente ans et que, comme on l’a dit, « le poète aspirait à se rajeunir dans l’orateur ».

 

Très tôt, tout en écrivant ses premiers vers, il a senti grandir en lui sa force et jaillir l’éloquence qui s’épand dans toute son œuvre de prosateur et de poète.

Dès février 1824, c’est-à-dire en pleine gloire, il s’occupa des élections. En 1826, il déclare avoir dans la tête plus de politique que de poésie. Non, certes, par ambition. Car, célèbre, fêté, et dans la plénitude de son inspiration créatrice, toutes les ambitions resteraient inférieures à la radieuse réalité. Mais parce qu’il se sent né pour la vie publique, il éprouve le besoin de s’y dévouer. C’est en 1828 qu’il écrit sa fameuse phrase : « J’ai l’instinct des masses, voilà ma seule politique. »

Mais surtout, homme parmi les hommes, Français tendrement attaché à son pays, Lamartine, a un très vif sentiment du devoir civique. Ayant vécu à Milly parmi les petites gens, il connaît leurs mérites, leur courage, leurs souffrances. Il voudrait les voir heureux et il montre l’unité de sa vie en apportant dans la vie publique la pitié, la tendresse, la générosité humaine dont toute son œuvre est comme frissonnante.

Cette unité de son œuvre littéraire, de son action politique et de son personnage, cette invariable conformité avec lui-même — quels que soient ses modes d’expression — prennent un saisissant relief dans son pacifisme généreux qu’il chanta avec une grandeur poignante dans sa Marseillaise de la Paix.

Ce chant est empreint de la plus généreuse humanité. Mais depuis trois quarts de siècle, trois invasions, en rougissant de sang français le Rhin « libre et paisible » qu’il saluait comme un lumineux trait d’union entre deux peuples, nous ont montré le péril de son trop confiant espoir.

Attendri par le dur labeur et la peine des hommes, par leur touchant effort vers un peu de bonheur et de sécurité, Lamartine aimait ses semblables et, d’une affection particulière, les plus modestes, les artisans, les ouvriers, les cultivateurs. Dans sa bonté fraternelle il désirait les préserver — comme aussi tous les autres Français — d’une mort brutale sur les champs de bataille, et leurs terres de la dévastation, leurs bourgs et leurs villes des bombardements, de l’incendie, du pillage. Il se révoltait à l’idée de voir leurs veuves et leurs enfants sangloter. Et il avait la candeur de croire qu’il suffisait d’être, comme la France, une nation pacifique, de vouloir la paix comme elle l’a toujours voulue, comme elle la veut plus que jamais, pour jouir de ces bienfaits.

Si Lamartine avait vécu une seule année de plus, quelle désillusion ! Et si, pendant le long, le douloureux calvaire des deux grandes guerres récentes dont peut-être nous aurions été préservés si la France avait pris la précaution de se créer un armement plus puissant, plus moderne — Lamartine avait vu au foyer d’innombrables familles françaises — aristocratiques, bourgeoises, ouvrières, paysannes — tant de vides, de deuils, de larmes, n’aurait-il pas été bouleversé de se sentir si cruellement déçu ?

Certes, à notre tête et aussi sincèrement que tous les Français d’aujourd’hui, il tendrait sa volonté clairvoyante vers les solutions de désarmement et d’accords entre les peuples. Comme la nation française tout entière, il ne voudrait pas qu’on pût lui reprocher d’en avoir négligé une seule.

Mais, comprenant que, pour les pays pacifiques, le meilleur moyen de s’assurer la Paix — contre les gouvernements cupides, barbares, poussés par un orgueilleux esprit de domination — est de toujours garder assez de forces pour intimider et faire réfléchir les peuples de poire, pour faire respecter nos villages et nos villes, les maisons familiales, le blé et la vigne, les chaumières et les ateliers, l’existence des hommes et la sécurité des femmes, l’avenir libre de nos enfants, avec nous il chanterait de sa belle voix chaude, caressante et grave, la seule Marseillaise qui nous ait sauvegardés et qui puisse encore nous défendre, celle de la Liberté, du Droit, la Marseillaise de la Patrie en danger, celle de nos ancêtres, celle du progrès humain.