Rapport sur les concours littéraires de l'année 1948

Le 16 décembre 1948

Georges LECOMTE

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

le jeudi 16 décembre 1948

Rapport sur les concours littéraires

DE

M. GEORGES LECOMTE
Secrétaire perpétuel

 

MESSIEURS,

Nombreux sont les membres de l’Académie française qui, depuis le dernier cataclysme mondial, furent invités par des pays étrangers à venir parler de la France et de sa littérature. C’est une de nos fiertés.

Ayant constaté, au cours de leurs voyages, que les livres français sont de plus en plus rares en ces pays, parce qu’ils y sont expédiés avec parcimonie et y arrivent difficilement, ils sont unanimes à déplorer cette carence.

Or, si la France momentanément affaiblie par deux guerres et deux invasions, par le malaise économique et financier qui en résulte, n’a plus, pour quelques années encore, la même puissance matérielle que naguère, elle n’a jusqu’à présent gardé une certaine influence que par son prestige intellectuel.

Les hommes et les femmes de ces pays qui, appartenant à une génération en pleine maturité, ont fait leurs études avec l’appoint de nos livres français, qui comprennent et parlent notre langue, voient avec inquiétude les jeunes gens contraints de recourir pour leur instruction aux ouvrages écrits ailleurs que chez nous. Par conséquent, beaucoup d’entre eux perdent ainsi l’occasion, la possibilité, peut-être même le besoin et le désir de connaître et de pratiquer la langue française.

Ils perdent ainsi pour l’avenir l’agrément, la poésie, la vérité humaine, la fantaisie ailée que les œuvres françaises d’imagination leur apporteraient plus tard.

Si les romans, les poèmes, les livres d’histoire, de philosophie et de critique, les volumes d’essais sont fâcheusement rares, il en est de même pour les ouvrages scientifiques et techniques, pour les manuels d’enseignement. Lacune peut-être plus regrettable encore. Car, pour la jeunesse studieuse, elle est le point de départ d’une désaccoutumance qui portera préjudice à la France.

Au retour de voyage, tous ces conférenciers ont fait connaître par écrit ou verbalement leurs constatations et leurs inquiétudes.

Paroles d’alarme qui furent entendues et méditées par M. Louis Joxe, Directeur des « Relations culturelles » au Ministère des Affaires étrangères. Diligent et actif mainteneur de notre rayonnement au dehors, il exprima autour de lui ses craintes et ses projets d’une manière si justement persuasive que, en juin dernier, il obtint du Ministère des Affaires étrangères conjointement avec celui de l’Éducation Nationale, un décret créant La Commission nationale du Livre français à l’étranger.

Que M. Louis Joxe soit, ici même, sous cette coupole, remercié de son excellente initiative, qui peut être salutaire.

Aussitôt le décret paru au Journal officiel du 30 juin, il s’empressa de constituer cette commission où il appela non seulement des écrivains, légistes et diplomates, mais des représentants qualifiés de l’Édition, de la Librairie, des diverses professions du Livre.

Avec eux, sous la présidence de notre confrère, M. Edouard Herriot, dès la première séance, tenue le 7 juillet — soit sept jours après la signature du décret — il établit le plan et les méthodes d’un travail bien réglé qui commença aussitôt et que les vacances n’interrompirent pas.

Parmi la centaine de membres dont elle est composée, trente furent choisis pour former un « Comité permanent » qui se divise en trois sous-commissions, celle de la diffusion non commerciale — qu’on pourrait appeler « de la propagande », si ce mot n’avait pas pris un sens péjorativement prétentieux — celle du crédit, et enfin celle de la diffusion commerciale.

Chacune d’elle désigne des rapporteurs pour les questions du papier, de l’impression, des changes, des transports.

Tous se mirent immédiatement à la besogne. La plupart des rapports ont été remis et lus au « Comité permanent » qui en a délibéré et déjà, sur certains points proposé des remèdes, actuellement soumis à l’examen du Gouvernement.

En outre, le Secrétariat de la Commission dont le siège est 78, rue de Lille à la Direction générale des Relations culturelles, a entrepris, sous la forme d’un questionnaire très précis, une vaste enquête auprès de nos représentants diplomatiques : ambassadeurs, ministres plénipotentiaires, consuls. Malgré les vacances, les longues recherches exigées par une telle enquête, les conseillers commerciaux et culturels chargés d’en communiquer les résultats, ont déjà envoyé leurs réponses au Comité permanent qui les étudie avant de les soumettre à l’examen de la Commission réunie en séance plénière.

En moins de six mois, grâce à l’initiative et à la bonne volonté agissante d’un homme conscient de l’importance nationale de l’œuvre entreprise, l’organisation si vite mise debout est en plein fonctionnement. Déjà, elle a rassemblé tous les éléments des décisions à prendre.

La prestesse avec laquelle cette œuvre si rationnellement construite a été créée et mise en train, nous laisse espérer des remèdes efficaces et rapides.

Nous ne pouvons mieux féliciter M. Louis Joxe qu’en lui exprimant notre confiance en son activité ingénieuse et résolue.

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D’autant plus regrettable est cette insuffisante diffusion des livres français que, malgré l’angoisse et les difficultés d’une tourmente qui se prolonge, abondent les ouvrages qui nous feraient honneur à l’étranger.

C’est avec un élan d’unanime et une vive sympathie que fut saluée l’attribution de notre grand Prix de Littérature à M. Gabriel Marcel, philosophe et dramaturge.

Il n’a pas écrit ses nombreuses pièces de théâtre pour incarner ses théories en des personnages artificiels et symboliques ainsi que le font certains idéalistes. C’est en observant les hommes et en s’efforçant de les faire vivre sur la scène, puis en raisonnant plus tard sur leur caractère et leurs drames de conscience, sur leur attitude morale dans les situations pathétiques où leurs sentiments les font se trouver. Art d’une inspiration très haute mais sans idéologie préconçue, sans rien de systématique, uniquement d’après la vie et l’humanité.

Dramaturge né, c’est d’abord avec des œuvres théâtrales et à travers le dialogue de leurs personnages qu’il commence par pressentir les conflits intellectuels et moraux. Sa réflexion se consacrera ensuite à en faire une analyse philosophique.

Ses premières publications sont des drames où se posent, étroitement emmêlées, la tragédie des existences concrètes et les problèmes de la foi : La Grâce et le Palais de Sable, publiés en un seul volume sous le titre : Le seuil invisible (1914). Puis en 1921, paraissent trois pièces étudiant des situations créées par la guerre : La Mort de demain, Le Regard neuf, composées toutes deux en 1919 et La Chapelle ardente qui date de 1926.

Le cheminement de la pensée, sous le couvert de cette activité dramatique se révèle, en 1927 avec Le Journal métaphysique, dont le seul titre, fait de deux mots si contraires, — l’un signifiant l’actualité mobile et l’autre la concentration intellectuelle — suffit à expliquer l’origine et le développement des conceptions philosophiques. Notées entre 1914 et 1926, ces pensées avaient d’abord été écrites en vue d’un ouvrage de doctrine. Leur publication atteste que, dès ce moment, M. Gabriel Marcel renonçait, non certes à la philosophie, mais aux raisonnements systématiques. Parce que le système lui semble faire perdre à la pensée ce qu’il appelait « l’indice existentiel ».

Depuis cette époque, toujours selon la même méthode et le même rythme, la création tragique anticipant sur la méditation quotidienne et lui offrant ses thèmes, l’œuvre de ce dramaturge-métaphysicien n’a cessé de s’enrichir.

D’un côté le Quatuor en fa dièze (1920 et Un Homme de Dieu, puis Le Monde cassé (1934), Le Chemin de Crète, Le Dard, La Soif.

De l’autre, après une suite au Journal métaphysique intitulée Doit et Avoir, une série d’articles de conférences, d’études : Du refus à l’invocation et Homo viator (1944).

Après une critique très serrée du rationalisme qui ne satisfait pas les besoins de son esprit, M. Gabriel Marcel voisine un instant par la pensée avec celle de M. Jean-Paul Sartre, mais sans aboutir aux mêmes conclusions de désespoir.

Pour M. Gabriel Marcel, la condition humaine est celle d’un être incarné, c’est-à-dire jeté au milieu d’une existence qu’il n’a pas choisie, et prenant conscience de lui-même à travers d’innombrables expériences, mais qui sont autant d’épreuves pour sa liberté.

Cette liberté M. Jean-Paul Sartre ne la nie certes pas. Car, pour lui, l’Etre est liberté. Mais il la rétrécit singulièrement, car, selon lui, les actes raisonnables ne sont pas libres puisqu’ils sont commandés par la raison, ni les actes moraux puisqu’ils dépendent d’un devoir, et, pas davantage, les actes coutumiers puisqu’ils dérivent d’habitudes prises. D’après cette théorie, la liberté ne pourrait donc exercer que par des actes absurdes devant les misères et les vilenies de l’existence. Bien affligeante vision de la destinée humaine alors qu’elle permet d’innombrables élans spontanés vers la grandeur, la beauté, la bonté, la noblesse des sentiments. Et aussi, bien restrictive application du « Connais-toi, toi-même » de Socrate et du « Je pense, donc je suis » de Descartes.

Cette tradition philosophique de la connaissance le soi-même qui est la seule chose dont nous soyons sûrs, et qui se continue par Leibniz, Maine de Biran, Bergson, et s’appuie sur le moi (existence-existentialisme), s’adapte à la mode du jour, telle que certains Allemands, Heidegger, Jaspers et d’autres l’ont exposée. C’est une philosophie de l’angoisse en face de notre existence limitée et du néant qui est devant nous. Cette angoisse, chez Pascal, n’était qu’inquiétude. M. Sartre l’accentue jusqu’à la nausée devant les bassesses et laideurs du monde.

De la une philosophie noire qui a inspiré les romans et les pièces, des protagonistes de cette doctrine. L’incontestable valeur littéraire de leurs ouvrages donne du retentissement à des idées qui, incontestablement aussi, sont déprimantes.

Aussi M. Gabriel Marcel a-t-il pensé qu’il fallait relever l’homme de cette humiliation, de cet affaissement et, par une doctrine plus vivifiante, dépasser cette conception dont les bornes sont trop étroites. Il montre que la philosophie de l’existence ne saurait être limitée à notre existence corporelle, non plus qu’à notre existence temporelle, mais qu’elle se rattache à l’infini.

M. Gabriel Marcel a ainsi retrouvé la voie sacrée qui aboutit à la religion. Il continue Pascal et Bergson. Aussi n’est-il pas étonnant que sa philosophie s’ouvre à une révélation et, axée sur la foi, l’espérance et l’amour, ait été qualifiée de « chrétienne ».

Si l’on songe que concurremment à ses créations dramatiques et philosophiques, M. Gabriel Marcel s’adonne depuis bien des années à la critique théâtrale, artistique et littéraire et même par moment à la composition musicale, enfin qu’il connaît plusieurs langues étrangères et à fond la littérature de divers pays, on s’explique à merveille que sa pensée et son œuvre rayonnent hors de nos frontières.

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Lorsqu’on apprit que, cette année, notre Grand Prix du Roman n’était pas décerné, bien des personnes crurent et dirent qu’aucun livre ne nous avait paru digne de cette belle couronne. Quelle erreur ! Tout au contraire, ce n’est point par pénurie de bons romans. Mais — si paradoxal que cela puisse paraître — c’est à cause de leur surabondance même que nous n’avons pas réussi à nous mettre d’accord sur le choix de l’un d’eux. Pour l’honneur du Roman français — toujours en brillante floraison — je me fais un devoir de le déclarer sous la Coupole. De même, je tiens à faire apparaître que la non désignation d’un lauréat est une preuve des scrupules de l’Académie et sa conscience littéraire. Chacune de ces œuvres distinguées était ardemment soutenue par l’un de nous qui la préférait aux autres pour sa richesse humaine, sa qualité psychologique, sa valeur sociale, sa belle forme et l’attachante conduite du récit. Tous, nous étions si convaincus de la supériorité de tel ou tel roman qu’aucun de nous ne consentit à le sacrifier aux mérites d’un volume concurrent. Six tours de scrutin ne purent fléchir cette très honorable obstination qui est le témoignage d’une belle et ardente sincérité. Les deux grands Prix du Roman dont l’attribution sera faite l’an prochain permettra un double accord entre ces intransigeances passionnées qu’anime un égal amour des Lettres.

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C’est au duc de Levis-Mirepoix, à l’occasion de son récent livre : La France de la Renaissance que, pour l’ensemble de ses travaux, est décerné le grand Prix Gobert.

Entre vingt autres ouvrages remarquables, nous lui devions un Philippe le Bel et un François Ier tout à fait saisissants. Ces dernières années, deux livres : Les Trois femmes de Philippe-Auguste et Jeanne de France, fille de Louis XI, furent également fort goûtés. Par leur solide documentation, l’équité des jugements, ces études si vivantes méritent l’accueil très favorable qui leur a été fait et qu’elles continuent à recevoir.

Et voici que vient de paraître cet important ouvrage : La France de la Renaissance. Par ses études antérieures, le duc de Levis-Mirepoix était qualifié pour entreprendre la peinture de ce vaste panorama. Il a parfaitement réussi à nous en donner une claire et attachante vision.

Il nous montre le caractère des rois qui, tout au long de cette époque, se succédèrent sur de trône de France, leurs qualités, sans dissimuler leurs faiblesses, leurs inspirations heureuses ou les erreurs qu’ils commirent, la personnalité de chacun, les efforts que certains d’entre eux eurent à faire pour acquérir les vertus et conceptions nécessaires afin de maintenir l’héritage reçu de leurs aïeux ou l’accroître, et en mieux assurer la sauvegarde. En faisant revivre pour notre esprit tous ces rois dans la diversité de leur âme et de leur tempérament, il examine les principaux événements de leur règne, l’origine et les conséquences de chacun d’eux. Il rappelle équitablement ce que certains de ces rois durent faire contre les intrigues C rebellions intérieures, contre les convoitises du dehors qui pou­vaient porter atteinte à leur patrimoine, c’est-à-dire à celui de la France, leurs persévérantes luttes pour établir l’unité française, pour étendre le domaine national, le préserver des intrigues et coalitions menaçantes. Il éclaire de façon décisive des personnalités comme celles de Louis XI et de Charles VII. Du premier, il montre que, malgré tant de biographies antérieures, pourtant solides, il restait encore à dire. Quant au second, certains de ses comportements — en particulier son attitude à l’égard de Jeanne d’Arc — sont clairement déduits.

Louis XII, François Ier, Henri II surgissent très vivants de ce beau livre, où l’auteur ne fait aucune concession à la légende, à l’anecdote, au roman.

De plus, avec clairvoyance, le duc de Levis-Mirepoix fait sentir comment, après le mysticisme du Moyen-âge et les angoisses de la guerre de Cent ans, peu à peu la France, se retrempant dans la Nature et dans les aimables douceurs de la vie, esquisse une Renaissance qui la préparait à bien accueillir celle venue d’Italie et à s’inspirer des beaux exemples qu’elle donnait.

Alors c’est dans notre pays une magnifique et glorieuse floraison. Tandis qu’Ambroise Paré rénove la chirurgie et Cujas la science du Droit, les architectes Pierre Lescot et Philippe Delorme, Jean Bullant dotent la France d’une architecture nouvelle, Jean Goujon et Germain Pilon la parent de sculptures harmonieuses, Clouet et Corneille de Lyon peignent ou dessinent des portraits d’une expressive vérité, Ronsard et Rabelais rajoutent à sa gloire leur œuvre rayonnante, et, avec Joachim du Bellay, auteur de Défense et Illustration de la Langue française, les écrivains de « la Pléiade » concourent à son enrichissement.

Les ouvrages précédents du duc de Levis-Mirepoix devaient aboutir à ce tableau clair, complet, bien ordonné, dont la solide documentation, revêtue d’une belle forme vivante, prouve une fois de plus que ce bon historien, regardant avec lucidité ces passionnantes époques, est doublé d’un excellent écrivain, ce qui rend ce livre agréable aux âmes françaises en même temps qu’à l’esprit des lettrés.

Parmi les autres livres d’Histoire que nous avons couronnés, mentionnons Charmante Gabrielle, œuvre fort attrayante où, avec autant d’art que d’érudition, M. Raymond Ritter ressuscite la favorite de Henri IV, renouvelle le sujet et trace un vivant portrait du Vert-Galant.

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Le Prix Broquette-Gonin — qui est aussi l’un de nos prix les plus appréciés — est attribué à M. Gaëtan Bernoville, dont l’œuvre déjà très vaste et d’une haute spiritualité s’augmente chaque année de fort intéressants livres nouveaux.

De cette œuvre, la partie principale, celle qui est vraiment représentative de ses titres d’écrivain, est la suite de dix-huit volumes qui commence avec Sainte-Thérèse de l’Enfant Jésus, paru en 1926 et terminée, à ce jour, par Sainte Angele Merici des Ursulines de France, publié en 1947, série à laquelle l’auteur donne un titre d’ensemble qui accuse bien son dessein : Itinéraire spirituel de la France.

Itinéraire limité à l’époque moderne. M. Gaëtan Bernoville consacre son effort à établir la vie spirituelle du XIXe siècle. Nos regrettés confrères Georges Goyau et l’Abbé Brémond avaient montré l’essor de spiritualité du XVIIe siècle. Par ses ouvrages, les lecteurs peuvent prendre conscience des apports de cette nature. Grâce aux documents qu’il nous apporte on en pourra dresser le bilan.

Si nous essayons de comprendre les raisons qui, malgré la sévérité du sujet, ont assuré à cette suite de monographies, toutes consacrées à la vie de saintes ou à celle de grands Ordres religieux, une large audience et la fidélité du public, nous les trouvons en des qualités d’écrivain qu’il est assez rare de rencontrer si parfaitement unies : une documentation très sûre, ne négligeant aucune source, mais en même temps une langue souple et ferme que n’alourdit pas l’érudition historique, une remarquable intuition psychologique ; enfin les dons de sensibilité qui apparaissent dans les évocations du cadre, des paysages, du climat, dans l’intensité de la toile de fond sur laquelle se détache un saisissant relief la figure du personnage central.

Ce même don de faire vivre les hommes et les paysages, nous le retrouvons dans Le Pays des Basques, ouvrage que l’amour de la terre natale a inspiré à M. Gaëtan Bernoville. Sous chaque phrase affleure la tendresse pour le sol nourricier. Le charme de ce beau livre résulte surtout d’une frémissante sensibilité qui nous émeut. M. Gaëtan Bernoville est un des écrivains qui nous font le mieux sentir l’âme tout à la fois délicate et ardente, tout en nuances, mystère et demi-teintes de cette contrée.

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En ce qui concerne le Prix Georges Grente, généreusement fondé à l’Académie par notre éminent confrère l’Archevêque-Evêque du Mans, pour la remercier de l’avoir élu et favoriser, parmi les clercs, le culte des Lettres, chez eux traditionnel, — Prix destiné à récompenser l’ensemble de l’œuvre d’un membre du clergé français, séculier ou régulier — nous avons fixé notre choix sur Mgr Lavallée, agrégé des lettres, recteur pendant trente-cinq ans de l’Université catholique de Lyon, où il a occupé, en même temps, près d’un demi-siècle, la chaire de langue et de littérature latines. Il est réputé, dans le sud-est de la France, par la culture et la finesse de son esprit, l’aisance et l’atticisme de sa plume. Ses discours à la rentrée des Facultés, ses conférences, ses articles innombrables et variés dans les Revues attestent à la fois sa compétence et sa distinction. Il les multiplie avec un désintéressement qui n’a pas le souci de les réunir en volumes : La culture, La Renaissance latine, Questions nationales, L’Autorité dans l’école, Les programmes classiques, Bossuet, directeur de conscience, Misère et grandeur de la famille française, etc., etc... De même, il écrit, comme en se jouant, des biographies : Le comte de Gastellier, Le Père Chevrier, fondateur du Prado, Charles Démia, fondateur des petites écoles des pauvres au XVII° siècle. Ses ouvrages de moraliste : Études d’âmes chrétiennes, Solitude et union à Dieu, Béatitudes, etc... sont à l’image de ceux des maîtres du XVIIe siècle, qu’il aime à fréquenter.

Aussi, la récompense de l’Académie, que souhaitaient déjà pour lui nos regrettés confrères Georges Goyau et Maurice Barrès, a suscité, parmi les admirateurs, les élèves et les amis de Mgr Lavallée, un fort sentiment de joie, comme celui qu’on éprouve à voir une valeur discrète soudain projetée dans la lumière.

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Un récent livre de Maurice Maeterlinck — frais et charmant recueil des souvenirs de son enfance —  Bulles bleues, nous est une précieuse occasion de lui témoigner par un acte l’admiration que, depuis longtemps, nous avons tous pour son œuvre émouvante, originale, si belle et si diverse.

Comme nos prédécesseurs, nous regrettons que son tendre et fidèle attachement à la nationalité belge nous empêche de lui donner une marque plus décisive et complète de nos sentiments.

En lui offrant, d’un geste cordial, spontané, unanime, notre Médaille de Langue française, nous avons voulu faire sentir à ce grand Belge, à ce grand écrivain notre fierté de pouvoir compter sa gloire parmi les plus hautes, les plus éclatantes dont s’honore la littérature de Langue française.

Son œuvre abondante a cette richesse d’être celle d’un poète, d’un philosophe, d’un moraliste, du créateur d’un théâtre unique, d’un esprit soucieux des problèmes de la destinée humaine et d’un observateur séduit par le monde des Réalités.

De son livre initial, des exquises cantilènes de Serres chaudes, des essais du Trésor des Humbles — où règne le sentiment poignant du mystère — à ses ouvrages d’histoire naturelle, comme la passionnante Vie des Abeilles, que de manifestations d’active curiosité, que de fortes méditations !

D’abord voué à des rêveries mystiques et, ainsi qu’il disait, attiré par « les pics les plus bleuâtres de l’âme », sa métaphysique, son idéalisme, grâce à des subtilités d’expression, nimbaient de lueurs prismatiques les inquiétudes de la vie intérieure.

Son théâtre — qu’il intitulait avec une excessive discrétion « petits drames pour marionnettes » — théâtre à demi shakespearien, à demi eschylien, fait jouer des forces obscures, dans des décors de légende — vieux palais enchantés — dans des climats imprévus, autour de personnages de songe sur lesquels flottent sourdement la hantise de la Mort et l’effroi de l’Inconnu. De cette nuageuse, de cette ténébreuse atmosphère, se dégagent pourtant des vues de penseur avisé, sur l’idée de fatalité, sur la puissance des amours prédestinées, sur la grandeur de certains sacrifices, sur les ressources d’intuition et, à la fois, de raison claire des cœurs nobles et des intelligences gagnées par l’aimant des cimes. En des scènes hallucinantes, par le prestige d’un art tout personnel qui suggère, le dialogue a des significations qui vont au delà des paroles et des gestes.

Mais le poète des indéfinissables presciences, de l’anxiété devant l’énigme des causes et de la terreur devant « le roi des épouvantements », s’est inspiré de la Vie, de la plus chaude, saine et lumineuse Vie, à mesure que son esprit sut mûrir par l’accroissement de ses connaissances, par l’élargissement d’une attention que sollicitaient les horizons divers du Réel et du Vrai.

Ainsi naquit une pièce comme Monna Vanna, toute éloignée d’allusions endeuillées aux sinistres triomphes de la Mort, toute vibrante du Triomphe de l’Amour.

Sans abandonner les soucis et les dissertations philosophiques, les droits à l’introspection, le goût de traduire en sentences d’une tendre sagesse nos raisons de vivre, M. Maurice Maeterlinck a contemplé le spectacle des profondeurs sidérales, des univers sans nombre, les mouvements, les harmonies, les lumières de l’espace infini, oui donnent l’éblouissement de ce qu’il annelle La Grande Féerie.

Cette œuvre multiple que l’Académie française est heureuse de saluer particulièrement aujourd’hui, a cheminé à travers des pénombres lunaires et s’est illuminée de chants solaires.

L’an dernier, lorsque la Ville de Rouen réinstalla sur l’une de ses places publiques le buste du grand, et généreux poète des Flandres, mon très cher ami, Emile Verhaeren, mort au service de sa patrie et pour la libération du Monde, l’Académie française décida de se faire représenter à cette cérémonie par l’un de ses membres, chargé de prendre la parole en son nom.

En glorifiant l’œuvre et la mémoire de d’Emile Verhaeren, elle voulut rendre une fois de plus hommage à la Belgique si fidèlement associée au destin des Français, compagne de nos angoisses, mais aussi de nos espérances pour l’avenir. C’est avec un sentiment tout pareil que, aujourd’hui, en honorant le génie de Maurice Maeterlinck, illustre fils de la Belgique, nous nous inclinons devant ce noble pays, deux fois meurtri et saccagé comme le nôtre, et si près de nos cœurs.

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Tout aussi spontanément et dans ce même esprit, l’Académie offre sa Médaille de Langue française à Mme Noëlle Roger, écrivain helvétique de haut mérite, épouse de l’éminent recteur de l’Université Genève.

Trente-cinq volumes jalonnent la vie de MmNoëlle Roger et attestent son activité laborieuse, sa pénétration psychologique, une fine sensibilité devant les spectacles du Monde, l’élévation de sa pensée

Tout d’abord, en observant les êtres, mœurs et choses de son pays, elle créa des personnages très représentatifs du caractère suisse, évoluant dans certains décors qui lui sont familiers.

Le rapide succès que ses livres obtinrent dans sa patrie ne tarda guère à se propager en France où l’on goûte fort leur particularité et l’expressive pureté de leur forme.

En même temps, d’horizon de Mme Noëlle Roger s’élargit ; sa curiosité et sa faculté d’observation s’intéressent à des sujets plus généraux, sa pensée s’amplifie.

Puis, dans la période de 1914-1918, les émotions bouleversant son cœur lui dictent des livres poignants où elle évoque les drames et douleurs du cataclysme. S’engageant comme infirmière pour y compatir de plus près et les soulager, elle en eu la vision directe et, dans sa commisération révoltée, ne put résister au besoin de les décrire. Se dévouant sans répit à la Croix-Rouge de Genève, elle multiplia les efforts pour secourir moralement et matériellement les prisonniers français en Allemagne pour servir d’intermédiaire entre eux et leur famille, pour soigner les blessés et malades ayant eu le soulagement du cordial refuge suisse.

Durant la seconde guerre mondiale, sans pouvoir s’astreindre à la même assiduité secourable, elle eut la force de rendre d’innombrables services analogues. Que de familles françaises reçurent, grâce à elle, des nouvelles précises sur tels de leurs membres, alors que, depuis des semaines, elles n’arrivaient pas à savoir s’ils étaient morts ou vivants, et, grâce à elle encore, elles purent faire atténuer les souffrances et les risques de leur captivité.

Dans le désir bien légitime de s’évader de ces horreurs et misères, Mme Noëlle Roger s’éleva plus que jamais dans le domaine spirituel. Cette ascension lui suggéra de touchants livres, comme Le nouvel Adam, Celui qui vient, Le Soleil encerclé.

Son dernier volume, publié tout récemment, contient un drame en quatre actes et trois pièces en un acte, réunis sous le titre : Aimer simplement.

Il n’en est pas qui puisse mieux résumer les élans de son cœur charitable et celui de la chère Suisse, si humaine, hospitalière et généreuse en son avenante bonhomie, qui, au cours de nos trop fréquentes épreuves nationales, n’a cessé de donner à la France des preuves de son libre attachement.

C’est à la Suisse aussi que, en la personne de Mme Noëlle Roger, nous rendons hommage, comme en la personne de Maurice Maeterlinck nous venons de le faire pour la Belgique.

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La Médaille de l’Académie est attribuée à l’Institut canadien de Québec, à MM. Belfos, Recteur de l’Université de Montréal, Adrien Pouliot, Doyen de la Faculté des Sciences de Québec, Joseph Carrière, professeur de Langue française à l’Université de Vergueria, afin de leur montrer combien nous sommes fiers et touchés de leur fidélité à notre langue, de leurs efforts pour l’enseigner et en maintenir l’usage et pour leur donner un nouveau témoignage de notre amitié pour le Canada.

C’est dans le même esprit que l’Académie décerne la médaille à M. Dantès Bellegarde, écrivain haïtien, et à M. Taylor, de Melbourne.

Elle se fait aussi un plaisir d’encourager la Compagnie des Théophiliens qui — sous l’impulsion de M. Gustave Cohen, l’éminent professeur en Sorbonne, spécialiste des études sur la littérature du Moyen-âge — représente avec tant de goût et de soins des pièces de cette époque.

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Un alerte volume de souvenirs intitulé Du Palais-Royal au Palais-Bourbon nous rappelle que si M. Paul Léon, notre confrère de l’Institut, fut, durant trente années, un ferme et clairvoyant Directeur général des Beaux-Arts, il a prouvé, tout au long de sa brillante carrière administrative, continuée par une chaire au Collège de France, qu’il est, aussi un bon historien et un bon écrivain. C’est en cette qualité qu’il reçoit aujourd’hui la Médaille de l’Académie française.

Ancien élève de l’École normale, agrégé d’histoire, puis tout jeune professeur au Collège Chaptal où il préparait sa thèse de doctorat, il fut très vite arraché à l’enseignement — qu’il devait reprendre plus tard à l’un des postes les plus élevés— par l’appel de M. Dujardin-Beaumetz, sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts, désireux d’en faire le chef de son Cabinet.

Ainsi transporté à l’improviste dans les bureaux de la rue de Valois, il fut un précieux collaborateur pour ce ministre très attentif à l’Art, puisque la politique ne l’avait jamais empêché de peindre et qui sut encourager avec discernement les artistes de mérite, en particulier les bons sculpteurs de la nouvelle génération, dont il soutint les efforts et hâta la renommée.

En s’associant avec zèle à cette équitable administration, M. Paul Léon prenait une connaissance approfondie de tous les services rassemblés rue de Valois. Mais, en sa qualité d’historien et selon les habitudes de son esprit, il s’intéressa plus particulièrement aux travaux concernant les Monuments historiques. Si bien que, sous l’un des ministres ultérieurs, tout naturellement, il fut mis à la tête de cette importante direction.

Il ne l’abandonna — et encore ne fût-ce qu’en participant à sa tâche de plus haut — que pour être nommé Directeur général des Beaux-Arts. Fonction où il fit preuve de compétence, de justice et, sans être dupe des extravagances, se montra sympathique aux tentatives des novateurs sincères s’appuyant sur une étude sérieuse de la Nature.

À toutes les étapes de sa vie, M. Paul Léon fit paraître de très sérieux ouvrages en rapport avec ses préoccupations administratives. Après Fleuves, Canaux, Chemins de fer qui ne se rattachent pas encore à sa spécialité, il nous donne successivement Les Monuments historiques, leur conservation, leur restauration, la Renaissance des Ruines, son très beau et pittoresque livre : Eaux et fontaines de Paris. Puis sous les titres Art et Artistes d’aujourd’hui, L’Art français, il réunit en deux tomes les discours que sa fonction lui fit un devoir de prononcer et certaines études publiées en de grandes revues.

Enfin nous arriva ce livre nouveau : Du Palais-Royal au Palais-Bourbon, plein de vie, de portraits dessinés d’un trait net et juste. C’est un précieux témoignage sur une période de belle activité dans la vie française. Les souvenirs réunis par M. Paul Léon nous remettent en mémoire maints faits dont nous avons été témoins, nous parlent d’hommes que, les uns et les autres, nous avons pu connaître.

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La Médaille de l’Académie est aussi décernée à M. Jules Laroche, ambassadeur de France, pour son ouvrage : Quinze ans à Rome avec Camille Barrère de qui, avec divers titres et diverses fonctions, il fut, dans sa jeunesse diplomatique, le collaborateur intime au Palais Farnèse.

Il rappelle les délicats, patients et heureux efforts que, en parfaite union avec M. Delcassé, Ministre des Affaires étrangères, inspiré par son vigilant patriotisme, Camille Barrère multiplia pour rétablir les liens d’amitié que, faisant une politique imprévoyante, certains hommes d’État transalpins étaient parvenus à détendre. Rapprochement progressif qui finit, au moment de la première guerre mondiale, sous l’ardente parole de Gabriel d’Annunzio, par dresser l’Italie, les armes à la main, pour combattre l’effervescent pangermanisme. Entente qu’avait précédé un très important accord relatif au Maroc et à la Tripolitaine.

La IIIe République, qui eut de grands ministres, et de grands généraux, peut historiquement s’enorgueillir d’avoir eu aussi de grands ambassadeurs comme — pour n’en chercher d’exemples que parmi les morts — MM. Paul et Jules Cambon, Camille Barrère, Jusserand, et bien d’autres.

Écrivain soigneux qui se souvient d’avoir été poète, M. Jules Laroche trace d’excellents portraits des principaux personnages officiels qu’il vit en action à Rome, il décrit fort agréablement les beautés de la Ville éternelle évoque les figures et le charme d’une brillante société italienne.

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Agée de quatre-vingt-huit ans, Mme Rachilde ajoute aux quarante-cinq volumes publiés par elle un nouveau livre, intitulé Quand j’étais jeune. Avec une respectueuse admiration nous nous permettons de dire qu’elle l’est encore. Elle a gardé sa sensibilité, sa vivacité d’esprit, sa ferveur littéraire. Et ce récent ouvrage atteste qu’elle conserve aussi sa verve, son talent, l’étendue de son clavier verbal.

Un de nos prix estimés, Prix Dupau, est allé à l’ensemble de son œuvre dont tout le monde sait la valeur et l’ampleur ainsi que l’étonnante originalité.

Parfois audacieux, ses romans et ses contes, d’une imagination surprenante, sont généralement des histoires extraordinaires qui communiquent au lecteur un sentiment d’angoisse, mais dont l’étrangeté un peu terrifiante est d’une toute autre veine que celle des récits d’Edgar Poë.

S’il y a dans ces livres troublants et singuliers un rien de ce satanisme qui permit à Maurice Barrès de surnommer la jeune Rachilde « Mademoiselle Baudelaire », il se trouve surtout dans ces études sur des malaises d’âme, une sorte de frisson, à la fois romantique et symbolique, qui n’appartient qu’à elle.

Les nuances de son style prismatique frémissent dans une atmosphère mystérieuse et s’ajustent étroitement à la psychologie, ou morbide ou poétique, et aux comportements de son peuple de personnages maintenus à mi-chemin du réel et du rêve, par delà l’espace et le temps.

À un talent remarquable, toujours soucieux d’Art en ses hardiesses, s’ajoutent une grande dignité de vie littéraire et une indéfectible volonté de justice. Pendant plus de soixante années Mme Rachilde a fait au Mercure de France — qui a si bien servi les Lettres françaises au dehors comme au dedans et qui continue à les bien servir — une clairvoyante critique des romans. Sans jamais être prisonnière des formes et genres qui correspondent le mieux à son esprit et à son tempérament, sans complaisances excessives ni faiblesses à l’égard des modes passagères — si arrogantes en leurs courtes flambées — elle a toujours été compréhensive, impartiale pour les œuvres sincèrement pensées et construites.

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Poète, romancier, essayiste de grand talent, philosophe et même auteur dramatique, M. Lucien Fabre vient d’ajouter aux vingt volumes de son œuvre un livre inattendu et tout à fait remarquable : Jeanne d’Arc.

Innombrables sont les ouvrages consacrés à « la Sainte de la Patrie ». Avec ceux de Quicherat — précieux rassembleur des documents sur le procès —, de Joseph Fabre, de Gabriel Hanotaux, sans parler des poèmes de Péguy et de pièces de théâtre comme celle de Bernard Shaw. Le livre de M. Lucien Fabre est l’un des plus complets et des plus solides.

Il nous décrit à merveille l’enfance de la vierge de Domrémy, les influences mystiques qui, dans cette contrée lorraine, s’exercèrent sur son esprit, sa formation et sa vie dans sa famille directe, ses rapports avec sa parenté proche. Il nous indique combien elle était préparée à son miraculeux destin. Si M. Lucien Fabre ne peut rien nous donner d’inédit sur son illumination, son cheminement bien risqué et pourtant heureux entre maintes hordes ennemies, pour se présenter au roi Charles VII, le reconnaître et s’en faire reconnaître comme chargée d’une mission divine, s’il ne peut rien nous révéler de nouveau sur le fameux secret, qui, seul, pouvait lui inspirer confiance en elle, du moins l’excellent biographe nous montre-t-il les jalousies, intrigues, rivalités pour obtenir pouvoirs et faveurs qui, un peu plus tard, se manifestèrent avec ingratitude contre la libératrice d’Orléans et firent que l’ancien petit roi de Bourges, bientôt redevenu, grâce à elle, roi de France, ne tenta pas suffisamment de la préserver.

Avec un beau talent qui excelle à représenter la vie intérieure des personnages comme l’expression de leur visage, leurs attitudes et leurs gestes familiers, il trace d’eux des portraits bien saisissants, comme aussi des vrais et bons serviteurs de Charles VII qui, jusqu’au bout, ayant foi en la salvatrice inspirée, lui conservèrent leur gratitude et mirent en elle leur espérance.

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C’est M. Frédéric Lefèvre qui, en toute justice, reçoit l’un des quatre Prix Dupau, dont on ne saurait trop souligner l’importance.

Romancier, il possède le don — assez peu fréquent aujourd’hui — de bien construire et conduire un récit. Les six romans que nous lui devons sont des études psychologiques et sociales d’un grand intérêt. M. Frédéric Lefèvre a l’art de faire vivant.

On peut avoir la certitude que son infatigable activité intellectuelle, que ses travaux de critique — écrite ou parlée — n’interrompront pas son œuvre de conteur et de romancier.

Personne n’a oublié ses conciliabules radiophoniques, publiés plus tard en volumes, qu’il eut avec de nombreux écrivains d’aujourd’hui et qui nous plurent par leur pittoresque variété, par le choix ingénieux des questions posées et aussi par les réponses révélatrices des pensées et des tendances qu’elles provoquaient.

M. Frédéric Lefèvre est, en effet, l’un de ces esprits curieux qui ont interrogé non seulement le monde, non seulement les livres, mais encore ses contemporains avec le dessein d’en obtenir de vives clartés.

L’ouvrage récemment paru : Mes amis et mes livres — à propos duquel l’Académie couronne l’œuvre entière de M. Frédéric Lefèvre — prend fort ingénieusement un point d’appui sur les récits bibliques. Il est d’un écrivain passionné de méditations sur la vie spirituelle, qui pense, non sans étoffer ses commentaires et déductions avec la noblesse d’un chaud lyrisme. C’est un livre de philosophe et de moraliste qui s’exalte dans une sorte de mysticisme poétique.

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En accordant à M. Jules Mouquet une part du Prix Dupau, l’Académie tenait à récompenser un long effort de recherches qui ont abouti à maintes découvertes dont l’histoire des Lettres du XIXe siècle s’est enrichie. Par exemple, l’écrivain qui a fait connaître des vers latins de Sainte-Beuve, de Musset et de Baudelaire, pensait que ce n’est pas l’une des moins utiles manières de s’expliquer l’esprit de ce dernier que de le voir, en ces premiers exercices, préférer à Cicéron et même à Virgile, Apulée, Petrone et ce Tertullien dont Théophile Gautier disait que son style a « l’éclat noir de l’abîme ».

De ce même Baudelaire, M. Jules Mouquet a retrouvé des vers de jeunesse et de beaux articles d’esthétique que l’on n’avait pas encore réunis. On a loué déjà les scrupuleuses investigations et les enquêtes passionnées de notre lauréat en déclarant qu’elles font époque dans la critique baudelairienne et qu’elles contribuent à restituer sur l’une des périodes heureuses de la Poésie française une ambiance particulièrement attirante.

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Pour le Prix Louis Barthou le choix de l’Académie s’est porté sur M. Henri Malo, conservateur du Musée Condé et de la précieuse bibliothèque qui est l’une des richesses du château de Chantilly.

Depuis sa jeunesse, cet ancien élève de l’École des Chartes, qui fut longtemps administrateur de la Bibliothèque Thiers, s’est révélé comme un bon écrivain et, tout en s’acquittant avec diligence, érudition et goût des tâches qui lui furent confiées, n’a jamais interrompu son œuvre littéraire.

La curiosité de M. Henri Malo s’est portée sur des sujets très variés. Il a publié une cinquantaine de volumes d’une belle tenue. Outre trois recueils de vers, nous lui devons trois romans sur la vie contemporaine et deux autres évocateurs d’événements et mœurs d’autrefois, des essais, d’importants travaux d’histoire consacrés soit à la vie littéraire du XIXe siècle, soit à la Marine et à certains de nos grands marins, car, né sur les côtes de la Manche, M. Henri Malo a passé son enfance parmi d’héroïques souvenirs. Ces dernières années, il s’est surtout attaché à l’histoire de Chantilly, du château et des personnalités qui l’ont illustré, les Montmorency, les Condé, le noble et généreux duc d’Aumale qui, pour garder à la France tant de beauté, de trésors d’art et de souvenirs, pour nous préserver de leur dispersion, fit à d’Institut le seigneurial cadeau de ce domaine.

À cette évocation nécessairement rapide des mérites littéraires de M. Henri Malo et à ses qualités d’administrateur, je veux ajouter l’expression de notre gratitude pour la vigilance, la prompte et ferme décision avec lesquelles, en 1940, il sut à temps mettre en lieu sûr, les magnifiques collections et reliques dont nous lui avions confié la garde.

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Le prix Alice Barthou est accordé à Mme Isabelle Sandy. Ses romans, ses nombreux contes témoignent d’une inépuisable fertilité d’imagination appuyée sur des dons d’observation pénétrante et scrupuleuse.

Qu’elle décrive certaines mœurs du Val d’Andorre, sa terre natale, mœurs d’« hommes d’airain », comme elle dit, ou qu’elle se penche vers l’humble condition — si pieusement et sereinement acceptée — des « soutanes vertes », ou encore qu’elle chante l’enthousiasme patriotique d’un adolescent dans Printemps de Feu, on la sent vibrante de fines perceptions d’âme et d’une noble générosité de cœur.

Mme Isabelle Sandy sait voir au profond des êtres comme elle sait traduire ses impressions de nature en pages vivement colorées ou doucement nuancées. Elle possède en outre un métier sûr qui la classe parmi les romanciers et les conteurs les plus entraînants.

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Quant au Prix Max Barthou, il s’est porté sur M. Henri Queffelec pour son roman d’un art excellent : Chemins de Terre.

Ce journal d’un curé de campagne va loin dans la réalité, dans celle d’une âme de foi, de pure ardeur et d’indéfectible vocation, et aussi dans la vérité d’un entourage de rusticité sans idéal, adonné aux intérêts, aux luttes les moins nobles.

M. Henri Queffelec se garde de toute exagération. Les villageois qu’il nous montre sont observés d’une manière très précise, moins cependant pour eux-mêmes que pour les réactions dont leurs façons d’être sont l’objet sur l’âme d’un jeune prêtre de bonne volonté.

Ce qui contribue à le mettre sur un plan élevé, c’est aussi ce qui est en lui de sens poétique, son amour du beau, des paysages, de leurs changeantes physionomies, de l’éloquence consolatrice des saisons et des heures à laquelle il a recours en ses instants de tristesse et de découragement. Cet homme de devoir, de soucis quotidiens, de vie mesquine est aussi un homme de rêve. C’est également à cela qu’il doit d’être un type original, mais d’une bien touchante vérité.

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Par l’un des deux Prix Durchon nous rendons hommage à la belle vie universitaire et littéraire de M. Jean-Marie Carré, très estimé professeur en Sorbonne, à qui l’on doit une vingtaine d’ouvrages fort substantiels, entre autres ceux qu’il a consacrés à Rembrandt et à Goethe, auxquels s’ajoute celui tout récent, digne d’une lecture très attentive, de bien sérieuses réflexions, qui a pour sujet : Les Écrivains français et le Mirage allemand.

M. Jean-Marie Carré expose ce que fut le « mirage allemand » depuis le fameux livre de Mme de Staël sur l’Allemagne et l’inclairvoyante fidélité d’éminents écrivains français à l’image qu’elle en donna.

Ses appréciations n’étaient pas fausses, mais simplement anachroniques, en retard d’une vingtaine d’années pendant lesquelles l’Allemagne avait singulièrement changé, s’était développée dans le sens de la force dominatrice, avait comme édicté la loi de son « devenir ».

Un décalage de plusieurs lustres continua au long du XIXsiècle entre l’Allemagne et les plus notables écrivains français.

Notre grand Michelet, aveuglément chanta l’Allemagne, terre de la philosophie de l’Histoire. Pour Renan, pour Taine, elle était la science précise, méticuleuse.

Une seule voix s’était élevée vers le milieu siècle contre cette dangereuse tendance, la voix d’Edgar Quinet. Mais elle n’eut que de bien faibles échos.

Plus tard, malgré les campagnes soutenues M. Maurice Barrès, beaucoup de nos écrivains et poètes, maints journaux, continuèrent, — comme le dit excellemment M. Jean-Marie Carré — à découper, à isoler « dans l’ensemble complexe et vivant de la Germanie, certains grands paysages qui nous ont longtemps caché la perspective totale ».

Après la sanglante leçon de 1914, nous fîmes crédit à la constitution de Weimar, sans apercevoir les appétits inapaisés et les ambitions pangermanistes persistant sous une étiquette trompeuse et qui devaient encore s’aviver par l’idéologie du nationalisme et aboutir aux férocités de la dictature hitlérienne.

Tout le livre de M. Jean-Marie Carré — que pour la paix du monde, le travail tranquille et le bonheur des peuples certains gouvernements alliés devraient bien lire puis méditer — éclaire, avec textes à l’appui, cette opiniâtre distinction française entre les deux Allemagnes, au bénéfice d’une illusoire Allemagne idéaliste. C’est un livre important et de bon conseil, qu’il faudrait trouver le moyen de répandre abondamment à l’étranger... et même chez nous.

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L’autre Prix Durchon est attribué au romancier et journaliste Gabriel Reuillard qui, avant la guerre de 1914, créa et anima trois vivants courriers littéraires. À son retour, après vingt mois de combats sur le front, où son courage lui valut la Croix de guerre, il poursuit en des feuilles très lues son activité de journaliste littéraire.

Les souffrances morales et physiques dont il fut témoin ou qu’il a personnellement subies, lui avaient mis au cœur une noble compassion pour la misère humaine. Dans le premier roman qu’il publia alors : Le Réprouvé, on discerne les tendances qui devaient être celles de toute son œuvre et qui se résument ainsi : « Nous avons tous besoin d’indulgence et de pitié ».

Que ce soit dans son second roman : La Fille où une créature dégradée se réhabilite par l’amour maternel, dans La Chair en peine, où la pitié d’une femme triomphe de ses répulsions bien compréhensibles devant un homme qui, de la guerre, est revenu mutilé et déchu, dans l’Amour où un père élève sa tendresse au sublime pour sauver son enfant ; l’Adoration, épopée d’une sœur de charité, dans Le Calvaire des Mères, La Prière des Captifs, tous deux inspirés par les horreurs de la guerre et de la prison, on retrouve cette large résonance humaine qui lui a valu d’être défini « le naturaliste du cœur ».

Son dernier roman : L’Age d’or, flétrit, de manière vigoureuse, le déséquilibre de notre époque où, dédaigneux des antiques valeurs, trop d’êtres ne croient plus qu’au pouvoir fascinant de l’Or.

Après avoir, dans la clandestinité lutté au journal Bir-Hackeim, M. Gabriel Reuillard continue à servir sous toutes les formes la cause des Lettres et du génie français.

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Lorsque à l’occasion de son tout récent livre : La Vie commode des Peuples, nous décidâmes d’attribuer l’un de nos prix à Mme la Duchesse de La Rochefoucauld (en littérature Gilbert Mauge) plusieurs d’entre nous se rappelèrent que, dans une très jolie étude consacrée par elle à L’Enfant dans la Poésie féminine, elle avait fort délicatement parlé d’Anaïs Segalas et proposèrent de lui offrir ce prix créé par cette poétesse et qui a comme un frais parfum de bouquet littéraire.

Poursuivant avec ferveur et méthode le juste effort de militantes courageuses, les Maria Deraismes, Hubertine Auclert, Marguerite Durand, Cécile Brunsvicg, Maria Verone, etc., vaillantes et persévérantes propagandistes dont il est juste d’honorer la mémoire, qui menèrent une croisade afin de conquérir pour les femmes les droits civils et politiques, Mme la Duchesse de La Rochefoucauld est, depuis dix-sept ans, la très active présidente de l’Union nationale pour le Vote des Femmes; groupement fondé en 1920 par Mme Le Vert-Chotard. Cette Union, avec l’aide d’un journal, a mené résolument une campagne qui est presque totalement victorieuse.

Parallèlement à cette équitable et si humaine action, elle a, sous son pseudonyme littéraire, publié une douzaine de poèmes, romans, études morales et sociales d’une parfaite distinction.

Et voici la Vie commode des Peuples. Nourri d’innombrables lectures, Gilbert Mange, dans cet essai des plus ingénieux, a demandé aux grands écrivains et aux grands politiques du passé : « Que souhaitent les Peuples ? » Les citations qu’il juxtapose et commente avec esprit, parfois avec malice, apportent une réponse pleine de bon sens...« Que veulent les Peuples ? » « Pas trop d’impôts. Point de guerres. Du travail sans excès qui leur assure des aliments, des vêtements, du feu, un logement aéré, des soins dans la maladie et la vieillesse, les libertés fondamentales ». Ainsi répond Gilbert Mange qui a raison de croire que les peuples n’en demandent pas beaucoup plus. Alors pourquoi sont-ils si malheureux ? Parce que la guerre a longtemps satisfait les ambitions rivales de ceux qui l’ordonnaient. Tout bien pesé, les grands hommes ne sont ni César ni Napoléon mais saint Vincent de Paul et Pasteur.

Sur la révolution et la justice, l’auteur de ce livre si dense, qui est dans la tradition des moralistes du XVIIe siècle, n’est pas moins raisonnable. Il a la conviction que les femmes ont peut-être plus que les hommes souci du bonheur des Peuples ; il le prouve par sa propre sagesse, car le nom de Gilbert Mange nous apparaît aussi comme un pseudonyme de Minerve.

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C’est à un grand moraliste que M. Pierre Richard consacre son savant travail : La Bruyère et ses caractères, pour lequel il reçoit un de nos prix. Travail d’érudit, d’historien des Lettres connaissant à merveille l’atmosphère de l’époque dont il parle et aussi d’un écrivain de classe. Avec quelle justesse il place son personnage entre les nombreux moralistes du XVIIe et du XVIIIe siècle, avec quelle pertinence il éclaire l’intérêt particulier des portraits inoubliables de La Bruyère et les entremêle de fines et judicieuses remarques sur les mœurs ! Si la situation qu’eut La Bruyère auprès du grand Condé et les rapports qu’elle lui permit avec les « grands » de l’époque, nous vaut de si vivants portraits, elle ne l’empêche jamais de parler d’eux avec une franchise courageuse... Il leur recommande la vertu, l’humanité, leur rappelle leur devoir envers le peuple, déclare que, dans la Société, le mérite personnel, qui n’est rien, devrait y être tout. Aussi M. Pierre Richard approuve-t-il ceux des critiques et historiens qui, avant lui, ont vu en La Bruyère un ancêtre de Voltaire, Montesquieu, Diderot et, du moins par certaines idées, un précurseur de la Révolution.

M. Maurice Mignon a tiré de l’ombre quelques écrivains nivernais. Ils sont dignes de la tâche qu’il s’est assignée et qu’il mène à bien avec une conscience, une compétence et une élégance, très prenantes. Ces poètes de province dont les écrits ne manquent ni de saveur, ni de verve bien française nous font pénétrer au cœur de mœurs locales, d’habitudes et de coutumes de leur temps : Renaissance et grand siècle.

Le Prix Catenacci est attribué à M. Pierre Grosclaude dont, après la Libération, l’Académie s’était fait un plaisir de couronner les émouvants poèmes : En Exil, On dira plus tard, L’Éternelle Escorte. Mais plusieurs volumes ont aussi prouvé ses qualités de prosateur et elles viennent encore de se déceler dans une édition illustrée des Confessions, de Jean-Jacques Rousseau, annotée rigoureusement, éclairée d’explications et commentaires de critique averti et présentée par une magistrale préface.

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Nous avons récompensé aussi une très pénétrante étude du poète Edmond Rocher, mort peu après cette attribution, sur l’œuvre et la vie de Lamartine. Il s’était attaché à l’auteur des Méditations, comme il avait chanté Ronsard en vers et en prose après maints pèlerinages dans le Val du Loir, en Vendômois, la terre natale du grand poète des Odes et des Amours, qu’il aimait aussi pieusement que Lamartine, avait de tendresse pour son village de Milly.

Des Prix d’Académie sont décernés à M. Philippe Sagnac, pour ses solides travaux d’historien si justement estimés, à M. Hugues Lapaire qui, dans ses livres riches de vérité comme de poésie, a évoqué les aspects et les mœurs de son Berri natal, à M. Roland Charmy pour l’ensemble de son œuvre attrayante et pleine d’âme.

C’est M. Christian Dedeyan qui, cette année reçoit le Prix Dumarest, destiné, selon les indications de son fondateur, à un jeune écrivain « orienté les spéculations de l’esprit et vers les études psychologiques ». Plusieurs poèmes et romans d’une belle tenue viennent d’être suivis par un essai sur Alain Fournier et la Réalité secrète, qui est l’une des études les plus poussées sur l’auteur du Grand Meaulnes. « Réalité secrète », sous-titre qu’on pourrait donner à tous les livres de M. Christian Dedeyan. Car, ce qui l’intéresse le plus, c’est la réaction intime de l’âme aux événements extérieurs ; c’est la part du mystère qui vit en nous et qui nous étonne toujours quand nous la surprenons. À traduire cet état de la vie intérieure, M. Christian Dedeyan apporte un art en clair-obscur d’une intensité à la fois tragique et douce.

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Treize pièces de théâtre représentées sur des scènes importantes et plusieurs romans, essais, volumes de nouvelles et contes assurent la brillante réputation de M. Jean-Jacques Bernard, fils d’un homme de grand talent dont nous avons aimé la fine et spirituelle bonhomie, l’âme généreuse.

Tout en ayant par son œuvre fait preuve d’une personnalité différente, il nous donne le plaisir de reconnaître, sous une forme bien à lui, les qualités de cœur et d’esprit qui nous enchantaient dans l’art de son père Tristan Bernard et dans la manière dont celui-ci vivait la vie.

Martine, qu’on joua à la Comédie-Française. Le Feu qui reprend mal, inscrit à son répertoire. L’invitation au Voyage, que nous avons vue au Théâtre qu’on appellera toujours l’Odéon, L’Ame en peine qui fut applaudie sur la scène de la Compagnie Pitoeff, sont des pièces bien construites, humaines, ayant le son et le mouvement de la vie.

Pour marquer à M. Jean-Jacques Bernard l’estime en laquelle nous tenons ses dons d’auteur dramatique, de romancier, de conteur, nous avons voulu profiter de l’occasion que nous offrent ses deux derniers livres si pathétiques : Le Camp de la Mort où, sans grossir sa voix, il nous raconte très simplement les humiliations, les mauvais traitements dont il fut le témoin et la victime pendant l’occupation, puis, et peut-être surtout le volume tout récemment paru : le Pain rouge qui, sous une affabulation romanesque, nous met en présence de ces situations dramatiques dont fut criminellement prodigue l’affreuse guerre, voulue, préparée par les Allemands.

Récits où l’on trouve, avec l’accent même de la vérité, une sensibilité inoubliable. Evocation d’autant plus frappante que M. Jean-Jacques Bernard a choisi des enfants comme héros significatifs. Ces âmes juvéniles, avec des entourages étudiés de près, nous font sentir tout ce que peut être, dans l’humanité, faiblesse coupable ou sublime courage du sacrifice. Et enfin, s’élève de ce livre poignant le cri de réprobation si légitime contre ce que fut pour les persécutés une vie d’abominable terreur, cri que poussèrent les cœurs animés par le plus élémentaire sentiment d’indignation.

Plus sereine apparaît l’œuvre de M. Albert-Henri Mousset. Ancien élève à l’École des Chartes et à celle des Hautes Études pour l’Histoire et la Philologie, bibliothécaire au quai d’Orsay, il a fait une sorte de carrière diplomatique, par les divers travaux qu’on lui confia aux Affaires étrangères, recourant à ses connaissances spéciales, par les missions dont on le chargea en Espagne et dans divers pays du Proche-Orient, plus tard par son rôle d’attaché à notre ambassade de Madrid.

L’expérience ainsi acquise donne beaucoup d’autorité à ses ouvrages dont les plus connus du grand public sont une Histoire de la Russie et Le Monde slave, ceux encore sur la Serbie, sur plusieurs pays de l’Europe orientale, sur la Petite Entente qu’ils créèrent entre eux. L’érudition de M. Albert Mousset, sa connaissance pratique des affaires du monde, des intérêts et des aspirations de certains peuples donnent beaucoup de valeur aux articles — très appréciés — publiés dans maints journaux et revues de France et de l’étranger. Notre Prix Née est un juste hommage à la sûreté de son information, à la clairvoyance de ses jugements.

Le Prix Vitet est attribué au docteur Maurice Vernet pour son livre Le Problème de la Vie, préfacé par notre confrère, M. Louis Lavelle. C’est un livre où science et philosophie font étroite alliance. Il renouvelle la grande question de la spéculation philosophique en considérant l’être sous un triple aspect et non plus selon la simple distinction : matière et élément spirituel. Le développement de cette conception trialiste : corps, esprit, âme, est précisé dans toute sa complexité, par raisonnements appuyés sur les bases et les données des plus scientifiques. Le docteur Maurice Vernet conclut avec des pensées empreintes d’une morale élevée et de certitudes spiritualistes.

En décernant le Prix Porgès à M. Pierre Varillon pour La Marine au service de la France nous avons entendu souligner le mérite littéraire et l’intérêt historique de cet ouvrage qui, en retraçant de part — trop souvent mal connue — qu’a prise da Marine dans la formation et les accroissements de notre Pays, éclaire d’un jour nouveau le passé français. Nous avons voulu aussi glorifier la Marine elle-même et y associer un bon écrivain qui a consacré l’essentiel de son œuvre à la mise en lumière de l’héroïsme de nos marins d’aujourd’hui et de toujours.

Le docteur Bonnet-Roy, qui vient de mourir, appartenait à la famille de ces médecins à l’esprit encyclopédique, de nos jours si nombreux, qui ne se contentent pas d’exceller en leur spécialité, mais se font connaître par des travaux littéraires, par de brillantes et substantielles chroniques. C’est en raison d’une belle activité féconde que M. Bonnet-Roy a été distingué par l’Académie, car il fut toute sa vie serviteur des Lettres, serviteur de l’intelligence.

Le Prix d’Aumale a été partagé entre Mme Hélène du Taillis et M. René Barjean.

Mme Hélène du Taillis, collaboratrice de divers grands journaux, a, depuis sa jeunesse, publié des contes, de très alertes et vivantes chroniques, sur l’actualité sociale et littéraire, commenté avec discernement l’incessante évolution des modes, goûts et mœurs. Auteur de plusieurs romans, dans l’un desquels : La nouvelle Bovary, elle insiste sur cette idée : le progrès scientifique et technique ne peut être un véritable progrès de civilisation qu’accompagné d’une éducation morale.

M. René Barjean, âgé de quatre-vingt-cinq ans, a, par plus de soixante années de travail journalistique, mérité l’estime de tous ceux, lecteurs et confrères, qui furent les bénéficiaires et les témoins de son activité laborieuse dans les divers rôles et rubriques où il excella.

M. Bonfils-Lapouzade, ancien Procureur général à la Cour d’appel de Colmar, puis Premier Président honoraire, reçoit un de nos Prix pour son livre Quinze heureuses années en Alsace, où il nous parle, avec un tendre attachement pour cette province si française, des efforts qu’il fit afin de rétablir, le plus vite possible, après une cruelle séparation de trente-huit années, une étroite intimité entre l’Alsace et « la France de l’intérieur », comme disaient les Alsaciens. Plus que jamais, dans la douloureuse période qui suivit notre défaite, ils prouvèrent leur indéfectible fidélité à notre commune Patrie.

Ce discours, limité par le temps, ne peut, ne doit pas être un palmarès. Je regrette d’être ainsi empêché d’y signaler tous nos nombreux lauréats et je m’en excuse auprès d’eux. Mais déjà informés du laurier qui leur fut offert, ils trouveront l’ensemble de nos récompenses dans la liste complète, dont chacun d’eux pourra demander un exemplaire au Secrétariat de l’Institut.

Pour les saluer tous en la personne de quelques-uns d’entre eux je me bornerai à mentionnez deux poètes, deux romanciers, un savant.

La Cantate des objets perdus de Mme Anne Fontaine, d’une ferveur constante, a tous les accents d’une symphonie religieuse. Dans ces poèmes où se révèle une vision personnelle du monde extérieur, il y a une émouvante profondeur de sentiment, des rythmes assez heureux pour nous faire oublier que la musique de la rime en est absente. D’ailleurs, les alexandrins abondent, pleins et colorés, dans ce recueil.

Écrite en vers réguliers, la Coupe d’argile de M. Jean Neel mériterait le titre de coupe de cristal ou de fin métal, car elle est le contenant sonore d’un contenu aux longues résonances. Ce sont poèmes de pure coulée, sans vaines recherches ostentatoires comme sans concessions aux faciles effets. Objets familiers comme jours héroïques trouvent la Muse de M. Jean Neel prête à chanter tout ce que l’ambiance propose de thèmes poétiques, tout ce que la vie contient de tendresse, de mélancolie, de souvenirs. Cette coupe est pleine jusqu’aux bords de fortes rêveries.

Maintenant, pour tous des romanciers couronnés, un geste sympathique que j’adresse nominalement à deux d’entre eux :

Récit captivant, La Conquête de l’Eternel, de Mme Dominique André, présente un couple exceptionnel, d’une psychologie observée à fond, qui, par une bouleversante découverte scientifique, peut devenir maître de la vie sur la planète. Une femme d’une grande intelligence et de caractère passionné, finalement — après la mort de l’inventeur, son père, dont elle était la seule collaboratrice — détient le redoutable secret, et malgré les efforts d’un ami, conseiller de raison, dans une sorte d’aberration due à son amour filial comme dévoyé, prend l’effroyable parti d’en user. Thème à discussion très résumé ici, d’une portée qui n’est pas banale.

Auteur de plusieurs romans et volumes de nouvelles, M. Emmanuel Bourcier vient de publier : La Mort a passé dans la maison. Plus qu’un roman où, d’ailleurs, on rencontre maints personnages dessinés d’un trait vigoureux, un véritable livre d’histoire écrit avec une ferme précision de détails. Il nous fait suivre les péripéties du tragique désordre, de l’immobilité déconcertante et démoralisante, de ce qu’on appelait « la drôle de guerre ». Avec soulagement, on respire l’atmosphère dont ce livre bien français, aux vues lucides, est tout imprégné.

Puis voici le salut collectif aux écrivains scientifiques, à l’occasion d’un livre du docteur Pierre Grasset sur Branly. Il nous fait côtoyer, dans une langue colorée et très surveillée, « l’étonnante aventure » de l’illustre magicien de la Télégraphie sans fil. Il nous initie aux premières étapes d’une irrésistible vocation de physicien, au merveilleux roman scientifique, dû à tout ce que le génie a de volonté d’intuition, de patience et d’héroïsme.

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Pour terminer ce rapport, je dois aussi mentionner trois volumes d’un tout autre genre, qui ont retenu l’attention de l’Académie :

Le livre de Mlle Renée Zeller : Les Dominicaines garde-malades des Pauvres. Elle nous explique comment cet Ordre fut fondé à Beaune tout près du célèbre hospice de cette cité bourguignonne par deux frères, l’abbé Victor Chocarne et le Révérend Père Chocarne qui, depuis leur jeunesse, avait la vocation de venir en aide moralement et matériellement aux enfants pauvres et malades.

Tous deux entendirent les sermons, soit à la cathétrale Sainte-Benigne-de-Dijon, soit à Notre-Dame de Beaune, de leur compatriote, le Père Lacordaire. Sa grande voix qui les émut profondément les fortifia dans leur dessein. L’éloquence de l’illustre dominicain toucha aussi une femme au cœur charitable, Mme de Blic, qui, navrée d’être sans enfants, avait pareillement la pensée de secourir l’enfance malheureuse. Le hasard la mit en rapport avec les deux religieux dont le second appartint bientôt à l’ordre de Saint-Dominique. Leurs communes intentions les rapprochèrent. Unissant leurs ressources à des appuis amicaux, ils jetèrent les bases de la Congrégation des Dominicaines garde-malades des Pauvres. Les débuts en furent modestes, dans une étroite maison champêtre, qui, peu après, s’adjoignait un petit couvent rural.

En 1880 fut établi l’acte officiel de la Congrégation qui déjà avait sauvé du désespoir bien des affligés. La maison mère s’installa à Saint-Jean de la Ruelle près d’Orléans, le noviciat fut transporté de Beaune dans la maison de Jeanne d’Arc, l’un des joyaux de cette ville, que les Allemands viennent de détruire. Plusieurs couvents furent créés à Paris et en province.

Avec quel admirable dévouement les Petites Sœurs Dominicaines, comme le rapporte Mlle Renée Zeller, vont soigner à domicile, parfois dans les pires taudis, les plus pauvres gens. Si c’est la mère de famille qui est alitée, non seulement elles lui donnent les soins nécessaires — pour lesquels, en noviciat, elles ont reçu la formation appropriée — mais elles font la toilette des enfants, le ménage, préparent les repas de la journée. Tout cela avec une humeur sereine qui encourage et console.

Aussi, dans les quartiers populaires de Paris et des grandes villes, où leur affable assistance se prodigue, sont-elles toujours saluées avec un cordial respect. II m’est arrivé d’en voir quelques-unes à l’œuvre. Je puis attester l’émouvante véracité du livre de Mlle Renée Zeller, dont la préface a été écrite par Mgr Gillet, archevêque de Nicée, si longtemps Maître général de l’Ordre des Frères Prêtres, c’est-à-dire des Dominicains.

L’Académie a également couronné d’un de ses Prix, le considérable ouvrage de Mgr Guerry, archevêque-coadjuteur de Cambrai : L’Église catholique en France sous l’occupation. En citant des noms, des actes, des textes, des dates, il rappelle ce que certains cardinaux, archevêques, évêques, prêtres séculiers et réguliers firent, en risquant la prison et leur vie, pour sauver des Israélites maints déportés, politiques ou requis du travail forcé en Allemagne, pour leur trouver des abris secrets ou les aider à franchir nos frontières. Plusieurs de ces ecclésiastiques furent arrêtés et, menottes aux poignets, incarcérés dans les geôles allemandes d’où quelques-uns ne revinrent pas.

Secrétaire de l’Assemblée des Cardinaux et Archevêques de France, Mgr Guerry était en bonne place pour noter les très fermes protestations — auxquelles de tout cœur il s’associa — qu’ils firent connaître contre les fusillades d’otages, les abominables persécutions raciales, tous les sévices inventés par la cruauté nazie, leur cri d’alarme contre le projet d’enlever femmes et jeunes filles de France afin de les contraindre à d’humiliantes besognes et peut-être à d’odieuses soumissions.

Mgr Guerry prouve que, dignement, mais avec une calme énergie, l’Église de France a fait, dans la mesure du possible, des efforts persévérants pour défendre son indépendance contre les autorités occupantes.

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Au premier rang de ces prêtres courageux se détache la haute figure de l’abbé Henocque, auquel l’Académie française décerne son beau prix Muteau, non seulement pour son livre poignant, douloureux, héroïque : Les Antres de la Bête, mais pour le patriotisme militant dont il n’a cessé de faire preuve depuis 1914 jusqu’à l’heure présente, où, hier encore, dans la Chaire retentissante de Notre-Dame, à la cérémonie funèbre en d’honneur des Combattants morts pour la France, il faisait un magnifique sermon qui étreignait les cœurs.

Dès le mois d’août 1914, aumônier d’une formation luttant en première ligne, il risqua plus d’une fois sa vie, reçut plusieurs éclats d’obus en allant, sur le champ de bataille, assister les blessés, leur, porter les secours de la religion et quelles que soient leurs croyances ou leurs incroyances, le réconfort de sa parole vivifiante. Cela avec une telle abnégation que, douze fois cité à l’Ordre de l’Armée, et décoré du ruban rouge, il revint, après l’armistice, avec 3 palmes et 8 étoiles à sa Croix de guerre et la rosette de la Légion d’honneur.

Nommé aumônier de l’École Saint-Cyr, il y fut un exemple d’ardent, de stoïque patriotisme pour nos futurs officiers. Et, tout en accomplissant dans une atmosphère de respectueuse affection, les devoirs de son sacerdoce, il multiplia au dehors, sur de nobles sujets, les sermons et tes conférences qu’on lui demandait un peu partout. Il contribua de la sorte à maintenir en bon état l’esprit national.

Puis, voilà qu’en septembre 1939, surgit de nouveau le spectre rouge de la guerre. L’abbé Hénocque, touchant à sa soixante-quinzième année, n’a plus la force de la vie active sur le front. Mais, d’ici, il combat à sa manière par les éloquentes paroles qui entretiennent la foi et l’espérance. Lorsque la défaite nous paralyse et l’occupant nous opprime, il ne craint pas de dire tout haut son sentiment. Il le fait avec une telle franchise que, au lendemain d’un sermon vengeur, il est arrêté, conduit à Fresnes, emmené en des conditions suppliciantes au camp de Buchewald, puis à celui de Dachau.

Le récit que dans Les Antres de la Bêtes, l’abbé Hénocque nous fait de l’atroce régime infligé aux prisonniers, constitue l’un des plus accablants réquisitoires contre le nazisme : cruautés scientifiques, dégradation systématique des âmes, corps épuisés de travail, de faim et de froid, exécution des malades et des malheureux à bout de forces, tel apparaît dans sa stricte vérité le programme d’exploitation et d’extermination humaines que le peuple allemand a toléré.

Seule, la merveilleuse énergie de l’abbé Hénocque lui a permis de tenir jusqu’à la délivrance, de continuer secrètement, malgré la défense et l’espionnage des geôliers, à soutenir le moral de ses compagnons de chaîne, à célébrer pour eux la messe et leur donner la communion. Par son attitude digne et sans peur il contribua souvent à intimider les menaces des féroces séides du monstre hurleur et meurtrier qui, pour le malheur du monde, y compris le peuple allemand, fut le maître du Reich. Mais, finalement, l’abbé Hénocque allait être exécuté lorsque brusquement l’arrivée des libérateurs dispersa ses bourreaux.

Peu de temps après son retour, le Gouvernement lui rendit justice en nouant à son cou la cravate de la Légion d’honneur. À tous les hommages qui lui ont été rendus, nous tenons à ce que, en cette séance à laquelle l’abbé Hénocque est présent, il reçoive solennellement, sous la Coupole, celui de l’Académie française.