Anna-Iaroslawna, Reine de France (1051-1075)

Le 25 octobre 1940

Maurice PALÉOLOGUE

Anna-Iaroslawna, Reine de France

(1051-1075)

PAR

M. M. PALÉOLOGUE
Délégué de l’Académie française

 

MESSIEURS,

À l’époque douloureuse que nous vivons, une des rares distractions que l’on puisse décemment s’accorder est de se réfugier dans les évocations de l’histoire, parce qu’on y trouve à chaque instant la preuve que les plus terribles désastres, les plus tragiques écroulements qui puissent affliger un peuple, contiennent en eux le principe efficace de son redressement national, la condition nécessaire de sa rénovation spirituelle.

C’est ainsi qu’au hasard de mes récentes lectures, j’ai rencontré un épisode curieux et lointain, qui avait déjà fixé mon attention jadis, sur lequel j’ai même recueilli quelques renseignements lors de mon ambassade en Russie et qui vous intéressera peut-être.

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Veuillez donc vous transporter brusquement avec moi par l’esprit en l’année 1051 de notre ère, à la cour de Henri Ier, roi de France, deuxième successeur d’Hugues Capet.

Le 19 mai de cette année 1051, il y a grande animation et tumultueuse allégresse dans la ville de Reims : on y célèbre le mariage du Roi avec une princesse russe, Anna, fille du grand-duc de Kiew, Iaroslaw.

La sublime cathédrale d’aujourd’hui, ce sanctuaire de la France, n’existe pas encore ; elle ne sortira de terre que deux siècles plus tard. Sur l’emplacement actuel s’élève une petite église, où Clovis reçut le baptême en 496 et qui fut reconstruite en 862 par l’archevêque Hincmar. C’est là que la fille du grand-duc Iaroslaw est unie devant Dieu au troisième roi de la dynastie capétienne.

Mariage étonnant, qui excite l’admiration des contemporains, qui doit même leur paraître incompréhensible, tant il sort de leurs habitudes, tant il dépasse leurs horizons familiers.

Qui est donc tette princesse et d’où vient-elle ?

D’abord, âgée de vingt-cinq ans, elle est d’une extraordinaire beauté, que rehaussent encore l’élégance et la fierté de sa tournure, la richesse byzantine de ses parures et de ses toilettes.

Son père, Iaroslaw, est le glorieux fils de Saint Wladimir, à qui le peuple russe doit l’ineffable bonheur d’être chrétien. À peine converti lui-même en 988, il a, d’un seul coup, fait baptiser quarante mille de ses sujets par une simple immersion dans le Dniéper. Après quoi, poursuivant ses conquêtes, il s’est inféodé tous les territoires des Slaves orientaux.

Iaroslaw, qui lui succède en 1015, ne cesse non plus de guerroyer contre les Polonais, contre les Lithuaniens, contre les Petchénégues, contre les Finnois, contre les Bulgares. Toujours victorieux, il fonde ainsi l’unité politique du pays russe, qui s’étend dès lors sur les immenses régions de Smolensk, de Nowgorod, de Tchernigow, de Riazan, de Souzdal, de Péréjaslaw.

En même temps, la prospérité de ses États se développe merveilleusement. Sa capitale, Kiew, qui s’agrandit et s’embellit de jour en jour, devient l’entrepôt d’un commerce intense, qui relie l’Allemagne et la Scandinavie à l’Empire byzantin, l’Occident à l’Orient. Elle s’enrichit tellement que, pour le décor monumental, elle devient, après Constantinople, la deuxième capitale du monde européen. Rome, en effet, l’auguste ville des Césars et des Apôtres, où la Providence avait placé jadis le centre de l’histoire et de l’humanité, Rome n’est plus qu’un fantôme. Délaissée par ses empereurs, dévastée par les Barbares, sans cesse déchirée par les factions locales, elle n’est plus que ruine et misère.

Le site de Kiew est un des éléments principaux de sa beauté. La ville s’étend sur les hauteurs qui dominent à pic et de cent mètres le cours majestueux du Dniéper, large de six cents mètres. On y admire de nombreux palais et les plus magnifiques églises, les plus importants monastères qu’on ait encore édifiés sur le sol russe, en particulier la rutilante cathédrale de l’Ouspensky-Sobor construite par des architectes byzantins sur le modèle de Sainte-Sophie.

Le prestige personnel d’Iaroslaw s’était, ainsi répandu au loin avec un tel éclat que ses quatre fils avaient trouvé à se marier dans les familles souveraines de Byzance, d’Allemagne et d’Angleterre. Mieux encore, sa fille aînée avait épousé le roi de Norvège, Harold, et sa seconde fille le roi de Hongrie, André.

Le deuxième successeur d’Hugues Capet, le jeune roi de France, Henri Ier, ne dérogeait donc pas en sollicitant la main d’Anna-Iaroslawna.

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Non certes, il ne dérogeait pas. Je dois même vous avouer, entre nous, qu’il faisait là, du point de vue français et dynastique, un très beau mariage.

Vous savez ce qu’étaient au juste, dans les débuts de la maison capétienne, le royaume de France et le roi de France ; vous savez ce que signifiaient réellement ces deux appellations, destinées à un si grand avenir

Depuis le couronnement d’Hugues Capet en 987, le royaume de France comprenait deux partis, absolument distinctes, le Domaine royal et les États feudataires.

Le Domaine royal s’étendait de Compiègne à Orléans, sur une largeur qui variait de quinze à cinquante kilomètres, à peine la superficie de deux de nos départements actuels.

Les grands fiefs encerclaient de toutes parts ce domaine exigu. C’était le duché de Normandie, le comté de Champagne, le comté de Blois, le comté de Vexin, le comté de Vermandois, le comté de Valois, le comté de Chartres, la Seigneurie de Courtenay, formant à eux tous une masse dix fois plus étendue que le Domaine royal.

Or, le roi de France ne gouvernait directement que son domaine immédiat, le Domaine royal. Sur les États feudataires qui l’entouraient, il n’exerçait qu’une autorité vague, nominale, théorique. L’hommage qu’il recevait de ses grands vassaux ne leur imposait aucune obéissance réelle, aucun devoir positif. La prépondérance de la royauté sur les seigneurs féodaux ne commencera vraiment que sous le règne de Philippe-Auguste, un siècle et demi plus tard.

Ainsi réduit au Domaine propre de la dynastie capétienne, le Royaume de France était fort pauvre en comparaison de ses puissants voisins.

Aucune de ses villes n’avait encore l’aspect d’une capitale. Renfermé dans l’île de la Cité, Paris ne comptait pas plus que Senlis, Compiègne, Laon, Chartres, Melun, Orléans, où la famille royale, qui menait une vie des plus simples, transportait indifféremment ses résidences. Le séjour de Paris ne lui plaisait guère pour la raison grave que les deux seuls ponts par lesquels on pouvait franchir la Seine, le pont du Grand Châtelet et le pont du Petit Châtelet, appartenaient en fief à deux chevaliers qui pouvaient interdire à leur suzerain l’accès de la Cité ou l’y retenir prisonnier. Vous remarquez sans doute que je n’ai pas nommé Reims parmi les résidences de la cour. C’est que la ville et le territoire de Reims sont un fief ecclésiastique, où l’archevêque est seul investi de l’autorité. Le roi de France n’y gouverne pas, n’y commande pas. Et quand il vient y recevoir l’onction de la Sainte Ampoule, il n’est que l’hôte de son éminent feudataire.

Vous admettrez donc avec moi que Henri Ier, dont la puissance était si modeste et le royaume si mesquin, ne dérogeait certainement pas en s’unissant à la fille du prestigieux autocrate, dont la richesse et l’omnipotence rayonnaient splendidement jusqu’aux extrêmes confins de l’Europe.

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Un motif plus intime dut agir sur la décision de Henri Ier : des témoignages dignes de foi lui avaient garanti la merveilleuse beauté d’Anna-Iaroslawna.

Or, il n’était que trop sensible aux séductions féminines.

Son père lui en avait donné l’exemple ; car le fervent protecteur de l’Église qu’avait été Robert le Pieux, à qui l’on doit aussi quelques-uns des plus beaux, hymnes liturgiques, avait deux fois encouru les anathèmes pontificaux pour le scandale de ses passions amoureuses.

En 1044, Henri Ier avait perdu son épouse, Mathilde, fille de l’empereur germanique Henri II ; elle ne lui avait pas donné d’enfant mâle.

Il avait donc immédiatement cherché une seconde femme pour assurer, au plus tôt, la dévolution de sa couronne à un héritier direct.

Comment tourna-t-il les yeux vers la fille d’un souverain qui régnait à six cents lieues de la France et sur lequel il ne pouvait avoir que des notions très vagues ? Nous l’ignorons.

Quoiqu’il en soit, au début de l’année 1048, il s’était résolu à demander la main d’Anna-Iaroslawna.

Pour cette difficile et délicate mission, il désigna l’évêque de Châlons, Roger, l’évêque de Meaux, Gauthier le Sage, et plusieurs dignitaires de sa cour, dont Gosselin de Chauny.

S’étant mis en route promptement, les ambassadeurs arrivèrent à Kiew une dizaine de mois plus tard : ils avaient dû traverser toute l’Europe, c’est-à-dire les pays les plus différents de population, de gouvernement, de langue et de mœurs, la Champagne, la Lorraine, la Franconie, la Souabe, la Bavière, la Moravie, la Pologne, la Galicie, la Volhynie. Dans ce voyage interminable, quelles tribulations, quelles fatigues et même souvent quels dangers !

À Kiew, ils obtinrent sans difficulté la main de la princesse. Le grand-duc Iaroslaw y joignit de somptueux présents à l’adresse de son futur gendre et de toute la famille royale.

Comblés aussi de présents magnifiques, les ambassadeurs recommencèrent donc leur interminable et rude voyage. Il ne leur faut pas moins de quatorze ou quinze mois pour amener en France l’auguste fiancée.

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Le mariage est célébré à Reims, le 19 mai 1051.

Sans doute, les rites nuptiaux que l’archevêque Guy de Châtillon accomplit dans la vieille et austère cathédrale d’Hincmar, doivent-ils produire sur la jeune épouse une impression des plus médiocres en comparaison du cérémonial grandiose, des liturgies splendides et majestueuses dont Sainte-Sophie de Kiew l’éblouissait naguère.

De même doit-elle s’étonner un peu de l’extrême simplicité qui règne au petit château de Senlis, où le Roi demeure le plus souvent.

Quelle différence avec la vie abondante et luxueuse où Iaroslaw et ses boïars se complaisent bruyamment, là-bas, dans le décor théâtral du Dniéper ! Comme tous les parvenus de fraîche date, les maîtres de la Russie nouvelle, à peine sortis de la barbarie mais fascinés par l’image de Constantinople, s’ingéniaient à copier les modes les plus récentes de la civilisation orientale.

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Politiquement, du moins dans les premières années de son mariage, Anna semble n’avoir joué aucun rôle.

Ce sont pourtant de rudes années durant lesquelles Henri Ier bataille sans cesse, au péril de sa vie, contre ses hauts barons révoltés. Dans cette lutte, il a tantôt pour allié, tantôt pour adversaire, son plus puissant vassal, le duc de Normandie, Guillaume le Bâtard, l’audacieux fils de Robert le Diable, qui sera bientôt le vainqueur d’Hastings et le conquérant de la Grande Bretagne.

Henri Ier cherche aussi à reculer ses frontières dans la direction de l’Est, car il n’admet pas les prétentions de la couronne germanique sur la Lorraine.

Enfin, malgré sa piété, qui n’est pas moins dévote et scrupuleuse que celle de son père, il est en querelle constante avec le pape Léon IX et ses évêques. Aussi, ne pouvant incriminer sa foi, on l’accuse d’être simoniaque.

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En 1053 (sans qu’il soit possible de mieux préciser la date), Anna met au monde un fils, qui reçoit le nom de Philippe. Elle donnera successivement le jour à deux autres fils : Robert, qui, né en 1055, mourra très jeune, et Hugues, qui, né en 1057, sera plus tard le comte de Vermandois. Ce nom de Philippe, sous lequel son fils sera désormais « incorporé à Jésus-Christ et à son Église », comme on disait alors, est assurément un nom chrétien puisqu’il fut porté par l’un des Apôtres, mais il n’avait pas cours dans les registres baptismaux de l’Occident, où il passait pour un nom grec, ainsi que l’indique son étymologie : Θίλίππος, « l’Ami des chevaux » ; mais il s’était accrédité beaucoup chez les successeurs d’Alexandre le Grand, notamment chez les Séleucides, pour honorer la dynastie macédonienne, fondatrice de leur empire. La même considération avait dicté le choix d’Anna-Iaroslawna, parce que sa mère était la fille de l’Empereur d’Orient, Romanos II, lequel s’attribuait comme ancêtre lointain Philippe de Macédoine, le vainqueur d’Olynthe et de Chéronée, le père d’Alexandre. Voilà comment le nom de Philippe est entré dans la Maison royale de France.

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Au point de vue religieux, Anna-Iaroslawna se montre une excellente catholique, en parfait accord avec son époux. Elle accomplit régulièrement toutes ses dévotions ; elle prodigue ses munificences à l’Église ; elle construit des oratoires ; elle patronne des abbayes et des monastères. Son nom et même sa signature autographe se lisent dans plusieurs chartes d’œuvres pieuses. En 1059, le pape Nicolas II lui adresse personnellement une lettre, que nous possédons, pour la féliciter de toutes les vertus chrétiennes qu’elle déploie dans l’exercice de sa mission royale.

N’ayant plus aucune relation avec la Russie, trop lointaine, il semble qu’elle ait ignoré le divorce irréparable qui, vers le milieu du XIe siècle, a définitivement opposé l’Église grecque à l’Église latine. Ou, si elle ne l’a pas ignoré complètement, elle a pu en méconnaître tance et n’y voir qu’un épisode passager des grandes polémiques doctrinales qui, depuis deux siècles, depuis le patriarcat de Photius, mettaient si fastidieusement aux prises les théologiens de Rome et de Byzance.

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Sur la vie intime d’Anna-Iaroslawna aucun document ne nous renseigne, du moins tant qu’a vécu son époux, c’est-à-dire jusqu’en 1060.

Mais nous sommes fondés à croire qu’elle trouvait beaucoup de plaisir, d’attrait et de saveur aux occupations journalières de sa vie royale, où cependant les rudesses ne manquaient pas. C’est que tous ses instincts et ses goûts de femme y recevaient une ample satisfaction.

Très belle de corps, très vive d’esprit, saine, prompte, joyeuse, vaillante, résolue, passionnée pour l’équitation et la chasse, elle épandait autour d’elle une séduction attirante, un capiteux parfum d’exotisme. Pour la première fois, le charme slave opérait sur des sensibilités françaises.

Ne possédant aucun portrait de cette originale et superbe créature, nous ne pouvons assurément nous la représenter que sous des formes vagues. J’ai quelque envie néanmoins de lui appliquer ce que le bon Plutarque nous dit de Cléopâtre, dans la naïve traduction d’Amyot : Sa beauté seule n’était pas si incomparable qu’elle ravît incontinent ceux qui la regardaient ; mais, en plus de sa beauté, la grâce de son naturel, qui assaisonnait tous ses propos, était un aiguillon qui poignait au vif. Outre cela, il y avait grand plaisir au son de sa voix et à sa prononciation étrangère parce que sa langue était comme un instrument de musique à plusieurs jeux et registres... » On ne saurait mieux définir le charme incantatoire de la langue russe.

Vous savez, en outre, qu’un des caractères dominants de la mentalité slave est l’aptitude à subir les influences les plus diverses et à tout s’assimiler. Nulle race n’est plus impressionnable, plus réceptive, plus facile à persuader, plus docile aux entraînements. Toute l’histoire du peuple russe est la preuve de cette suggestibilité, dont les masses populaires ont donné tant d’exemples saisissants.

Or, aux environs de l’année 1050, précisément sous le règne de Henri Ier, la France féodale voyait s’élaborer dans ses mœurs, dans ses opinions, dans ses goûts, dans sa littérature, dans son art, dans ses plaisirs, dans ses usages domestiques, dans ses idées sur l’amour et les rapports des deux sexes, un grand mouvement rénovateur qui s’exprimera bientôt par ces deux mots : la chevalerie et la courtoisie. Le temps approche également où vont éclore ces fleurs merveilleuses du génie français : la cathédrale gothique et la chanson de geste.

Qu’Anna-Iaroslawna se soit promptement adaptée à cette évolution, qu’elle y ait même beaucoup aidé, je le conçois très bien. L’originalité de son esprit, l’élégance et la finesse de ses instincts, les vives séductions de sa personne, toute sa nature féminine la prédisposaient à ce rôle d’influence et de rayonnement.

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Le 4 août 1060, Henri Ier meurt à Vitry-aux-Loges, près d’Orléans L’héritage des Capétiens est aussitôt dévolu à son fils aîné, Philippe.

Dans des conditions qui restent inexpliquées, ce n’est la Reine-mère qui est investie de la régence ; ce n’est pas non plus le frère du roi défunt, le duc de Bourgogne, Robert, c’est le comte de Flandre, Baudoin, oncle par alliance du nouveau roi, et qui du reste se montrera tout-à-fait digne de cette haute mission.

La Reine-mère se confine donc à Senlis, où elle résidera désormais avec ses enfants.

Un de ses premiers soins est de faire construire, aux portes de la ville, une belle église, entourée d’un monastère et qui subsiste encore, l’Église de Saint-Vincent ; des moines augustins y célébreront, jour et nuit, les saints offices. Elle ne s’en tient pas là : plusieurs autres abbayes lui devront, peu après, leur fondation.

Mais ses devoirs maternels et religieux, dont elle s’acquitte exactement, ne l’occupent pas toute entière.

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Agée de trente-six ans, elle est dans la pleine possession de tous ses charmes, dans tout l’épanouissement de son originale et voluptueuse beauté.

C’est alors, après une année de veuvage, qu’elle est envahie par un grand amour, que n’est pas sans doute sa première expérience de la passion brûlante.

L’objet de cet amour est un puissant feudataire, dont les vastes États compriment de tons côtés le Domaine royal ; c’est Raoul III, comte de Valois, de Vexin et de Vermandois, seigneur de Bar-sur-Aube, de Vitry, de Péronne et de Mont­didier ; il prétend descendre de Charlemagne, ce qui le rend d’un orgueil, d’une insolence et d’une audace extrêmes « Je ne crains, dit-il couramment, ni les armes du Roi, ni les foudres de l’Église. »

Marié à la fille d’un de ses vassaux, Aliénor, il la répudie brusquement sous le prétexte d’adultère, afin d’avoir toute liberté dans ses relations avec Anna-Iaroslawna.

Leurs rendez-vous accoutumés sont dans les belles forêts giboyeuses de Senlis, d’Halatte, de Chantilly, de Compiègne, où ils s’accordent magnifiquement les deux plus fortes jouissances qu’ils puissent concevoir : la chasse et l’amour.

Mais l’impétueux Raoul ne se contente bientôt plus de ces furtives rencontres : il veut qu’Anna-Iaroslawna lui appartienne désormais constamment, à la face de tous.

C’est ainsi qu’un jour, pendant une de leurs chevauchées forestières, il enlève sa royale maîtresse et, dans une galopade effrénée, il l’emmène à son château de Crépy. Là, terrible et menaçant, il oblige un de ses prêtres à les marier sur l’heure.

Scandale énorme à Senlis. Consternation du régent Baudoin, du jeune Roi et de ses frères. Toute la cour éplorée autant qu’indignée.

Mais la situation se révèle bientôt plus grave et douloureuse encore.

L’épouse, dont Raoul a cru se débarrasser facilement par une répudiation sommaire, la comtesse Aliénor, ivre de fureur, dévorée de jalousie, proteste de toutes ses forces contre la parodie nuptiale qui vient de s’accomplir en présence de la Sainte Eucharistie.

Elle ose même soutenir que ce faux mariage n’est pas moins qu’un abominable inceste ; car il viole un principe formel du droit canon : la proche parenté, qui unissait le comte Raoul au roi Henri, leur interdisait catégoriquement à chacun d’épouser la veuve de l’autre.

Enfin, s’exaspérant de plus en plus, elle entreprend le voyage de Rome pour aller porter au Pape ses doléances.

Le Souverain Pontife, Alexandre II, l’accueille avec mansuétude. Elle obtient de lui que l’archevêque de Reims et l’archevêque de Rouen lui adressent un rapport sur cette scandaleuse affaire.

Dans ce rapport, les deux prélats confirment péremptoirement tous les griefs de l’épouse répudiée. Le Pape enjoint donc à Raoul de renvoyer la Reine et de reprendre Aliénor, faute de quoi il encourra l’excommunication majeure.

Plus insolent que jamais, Raoul déclare qu’il se moque des censures pontificales. Il est aussitôt excommunié, ... ce qui ne l’empêche pas de continuer à vivre très agréablement avec Anna-Iaroslawna.

Son bonheur sacrilège dure quelques années.

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Devenue veuve pour la seconde fois en 1074, la Reine se réinstalle à Senlis où ses enfants, toute la cour et toute la population l’accueillent chaleureusement. Elle est alors dans la cinquantième année de sa vie.

Désormais, on la perd de vue. On présume qu’elle se retire bientôt dans un couvent pour s’assurer la divine miséricorde par la pénitence et la prière.

En 1682, on a découvert sa tombe ou, plus exactement, quelques débris de sa tombe, dans l’abbaye cistercienne de Villiers, près de la Ferté-Alais, sur l’Essonne.

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Un dernier problème, assez curieux, intrigué les historiens à propos Anna-Iaroslawna :

La Bibliothèque de Reims possède un Évangéliaire slave, qui appartenait précédemment au Trésor de la cathédrale et qui est d’une extrême rareté. On l’appelait jadis l’Évangéliaire de Saint Jérôme. C’est sur ce texte vénérable que les rois de France prêtaient le serment du sacre. Il portait alors une riche parure d’insignes reliques et de pierres précieuses, dont il fut honteusement dépouillé en 1792.

On l’attribuait à Saint Jérôme parce qu’il est écrit en vieux caractères slaves et que Saint Jérôme, traducteur de la Bible, était d’origine dalmate. Une heureuse ignorance de l’histoire peut seule expliquer cette singulière attribution. Saint Jérôme a traduit en effet la Bible, d’après l’hébreu et la version grecque des Septante ; mais il l’a traduite en latin : c’est la Vulgate, que le Concile de Trente a déclarée canonique. D’autre part, s’il est vrai que Jérôme soit né, vers 331, dans la région dalmate, il n’était nullement slave, pour l’excellent motif que les Slaves n’ont apparu en Dalmatie que trois siècles plus tard, vers 650. L’Évangéliaire de Reims ne peut donc réclamer le patronage de Saint Jérôme.

Une autre légende rehaussait encore l’éminente valeur de ce livre sacré : il avait appartenu, disait-on, à l’épouse de Henri Ier, Anna-Iaroslawna, qui l’avait apporté de Russie, en 1051.

C’est douteux. La question a suscité, parmi les historiens slavisants, beaucoup d’hypothèses et de polémiques, dont je vous fais grâce ; ils ne s’accordent que sur un point c’est que le manuscrit fut donné au Trésor de Reims par le cardinal Charles de Lorraine en 1572. Mais d’où ce cardinal l’avait-il reçu de Constantinople, de Prague, de Moscou, de Kiew on ne sait toutes les probabilités sont néanmoins que ce rarissime Évangéliaire, écrit dans les plus anciens alphabets slaves, dut être confectionné en Russie, vers 1060, comme le fameux Évangéliaire d’Ostromir.

Mais, à cette date de 1060, les anathèmes réciproques du pape Léon IX et du patriarche Cérularius avaient déjà consommé le divorce de l’Église byzantine et de l’Église romaine ; la Robe sans couture du Christ était irréparablement déchirée.

La traduction slave qu’on lit dans l’Évangéliaire de Reims fut ainsi rédigée par des moines hérétiques : elle porte donc nécessairement la marque, le sceau et comme la souillure des aberrations dogmatiques dont l’Église orientale venait, selon la formule catholique, de « se déshonorer devant Dieu ».

C’est pourtant sur ce texte corrompu que les rois de France prêtaient le serment du sacre.