Ouverture officielle des journées stendhaliennes, dans le Ridotto del Teatro Reggio de Parme

Le 24 septembre 1950

Jean-Louis VAUDOYER

DISCOURS

DE

M. Jean-Louis VAUDOYER

Prononcé le dimanche 24 septembre 1950

DANS LE RIDOTTO DU TEATRO REGIO DE PARME

Lors de l’ouverture officielle des journées stendhaliennes

 

Monsieur les Syndic,
Excellence,
Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,

Par la bonne grâce de la ville de Parme et sur l’initiative de mon ami le Professeur Luigi Magnani, nous sommes rassemblés aujourd’hui ici, Italiens et Français, pour honorer la mémoire d’un grand écrivain qui, né en France, y repose sous une pierre gravée d’une épitaphe où nos deux langages s’enlacent — et, cela, par la volonté formellement exprimée du gisant : — Arrigo Beyle, milanese.

Si la France conserve légitimement, au cimetière Montmartre, les cendres de Stendhal, l’Italie non moins légitimement, conserve son cœur. Non point ce cœur périssable que le néant a repris, mais ce cœur épars, cette âme vagabonde qui, de livre en livre, bat pour vous, pour vos musiciens et pour vos peintres, pour vos paysages et pour vos femmes ; pour votre ciel ; pour les quatre petites syllabes pavoisées de voyelles qui forment votre grand nom latin.

Stendhal a donné son cœur à l’ITALIA… Écoutez-le : « Quand on a un cœur et une chemise, il faut vendre cette chemise pour aller vivre in quel pezzo di cielo caduta in terra !... C’est là que j’ai le plus aimé ; c’est là que s’est formé mon caractère… Je vois tous les jours que j’ai le cœur italien ! »

 

On peut se demander — et, pour ma part, je suis tout prêt à répondre « oui » à la question — si, cet amour de l’Italie, Stendhal, comme tant d’autres Français, ne l’a pas reçu en héritage ; s’il ne l’avait pas dans le sang ; et, même si ce sang n’était pas quelque peu mêlé de sang italien ?

Je songe aux pages où Henri Brulard écoute, dans ses souvenirs d’enfant, sa tante Elisabeth lui parler de son arrière-grand-père Gagnon : « Il était né — lui disait-elle — à Avignon, ville de Provence, pays où viennent les orangers… » et le petit garçon de s’exclamer : « Il y a donc un pays où les orangers croissent en pleine terre !... »

« … Elle me raconta encore que nous étions originaires d’un pays beaucoup plus beau que la Provence ; qu’un certain  Guadagni ou Guadanimo, grand-père de son grand-père, ayant commis quelque petit assassinat en Italie vers 1650, était venu se cacher dans le Comtat-Venaissin ; et que, là, on l’avait obligé à changer de nom… »

Stendhal n’avait donc probablement pas encore dix ans lorsque, comme dans la Chanson de Mignon, « le pays où fleurit l’oranger » — ce « pays de délices » — apparut dans ses rêves pour ne plus en déloger.

Huit ans plus tard, ces rêves se faisaient réalité.

Très exactement le 1er juin 1800, le jeune Henry Beyle, rejoignant les jeunes armées de Bonaparte, s’arrêta à Ivrée (ou, peut-être, à Novare) ; là, sur le chemin de Milan, il eut, le soir, « une sensation qu’il n’oublia jamais ».

Vous connaissez tous ce passage, Messieurs ; relisons-le cependant aujourd’hui, ensemble : « J’allai au spectacle ; on donnait le Matrimonio segreto ; l’actrice qui jouait Caroline avait une dent de moins sur le devant… Tout me fut divin dans Cimarosa ; ma vie fut renouvelée… Je venais de voir distinctement où était le bonheur… Vivre en Italie et entendre de cette musique devint la base de tous mes raisonnements… »

« Vivre en Italie !... » Sur les cinquante-neuf années qu’il passa ici-bas, Stendhal — compte tenu de ses années consulaires — en vécut onze (environ) chez vous.

Onze années, c’est beaucoup dans une vie humaine ; toutefois, parmi les Français que l’Italie envoûta, ce n’est point un record. Je le rappellerai en passant : Ingres habita vingt ans la patrie du « divin Raphaël ». Quant à Poussin, quant à Claude Lorrain, ils vécurent l’un trente-neuf ans, l’autre cinquante-cinq ans à Rome. Ils y sont morts ; et ils y reposèrent… Mais, ces deux Français-là, il n’est pas défendu de les considérer comme faisant partie de l’École Romaine, dans la mesure où nous considérons parfois, chez nous, votre Modigliani (ou votre Cappiello) comme faisant partie de l’École de Paris.

 

Les grandes, bienheureuses années italiennes de la vie de Stendhal sont celles que, — coupées par de plus ou moins longues absences —, il passa de 1811 à 1821 en Lombardie. Les années de Civita-Vecchia sont des années de mélancolie, « d’idées noires ». Cependant, si l’on consulte le très précieux « Calendrier » publié récemment par Henri Martineau, on constate que M. le Consul vécut davantage à Rome, à Florence, à Naples que dans une résidence où, fatigué, malade, écœuré de vieillir, « il crevait d’ennui ».

« Le seul malheur — écrit-il — est de mener une vie ennuyeuse. Le vrai métier de l’animal (c’est lui…) est d’écrire un roman dans un grenier ; car je préfère le plaisir d’écrire des folies à celui de porter un habit brodé qui coûte 800 francs… J’ai envie de me pendre, ou de tout quitter pour une chambre au cinquième étage de la rue Richepanse… »

Il écrivait cela en 1835. L’année suivante, le voici pour un long congé à Paris, où, dans une chambre (non point rue Richepanse, mais rue Caumartin), à trois cents lieues de l’Italie, l’Italie le reprend en entier. Lui qui, jusqu’alors, s’est lucidement regardé vivre, « fuit — vers la fin de sa vie — la triste réalité ». Il entreprend de rédiger les mémoires, en quelque sorte de ses songes. L’Italie de son choix et de son cœur, celle que, de loin ou de près, il a chérie depuis son enfance, la petite chambre inspirée de la rue Caumartin l’a recelée pendant sept semaines comme un cabinet magique. Le nécromant est un gros homme ventripotent, aux favoris teints et portant « moumoute », âgé de cinquante-quatre ans, qui n’a jamais été beau et qui en a souvent souffert. Mais, au moment où la vieillesse approche, Arrigo Beyle va merveilleusement s’en consoler en livrant sa propre personne à toutes les sorcelleries de la métamorphose.

Employant les recettes grâce auxquelles on obtient ce « beau idéal » qui lui est si cher, Stendhal fait de son héros celui qu’il aurait voulu être à vingt ans. Il donne à Fabrice non seulement « ce cœur de fabrique trop fine » qui a toujours été le sien ; mais aussi « des yeux, un teint d’une fraîcheur désespérante,… une figure toujours riante, et, mieux que cela, un certain regard chargé de volupté… » Etant « l’un des plus jolis hommes de l’Italie », Fabrice n’aura qu’à paraître pour séduire protagonistes et comparses : Gina et Clélia, certes, mais aussi Marietta, Anetta, Bettina, Fausta, les comédiennes et les caméristes. Toutes tombent ou sont prêtes à lui tomber dans les bras, comme assurément, Angela Pietragrua fut tombée, dès 1800, à Milan, dans les bras d’un jeune sous-lieutenant de dragons (si celui-ci avait eu les atouts de Fabrice dans son jeu), à l’âge où « le romanesque — chez lui — s’étendait à l’amour, à la bravoure, à tout ». Et Mosca, c’est Beyle encore, tel qu’il aurait voulu être au milieu de la vie, « sans aucun vestige d’importance ; et un air simple et gai qui prévient en sa faveur… » Ah ! s’il eût été Mosca, il eût été aimé de Métilde ! Mais, puisque Gina a aimé Mosca, pourquoi ne pas croire, en cette année 1839, tandis qu’il dicte en cinquante-deux jours la Chartreuse, que Métilde, jadis, l’a aimé ? Car — n’est-ce pas ? — il n’y a de ressemblance qu’en deux choses… « c’est l’imagination et c’est l’amour… »

De tout son trésor italien, Stendhal fait alors une dernière fois l’inventaire ; laissant surgir de son esprit et de son cœur, comme des coffres enchantés de ses chères Mille et une Nuits, tour à tour ou tout ensemble l’Arioste et Napoléon, les forêts idéalement italianisées de Shakespeare et les paysages du lac de Côme, les opéras-bouffes de Rossini et les sonnets de Pétrarque, les Hériodiades de Luini et le Nébieu d’Asti, les marbres antiques et les églises jésuites, les sabayons du Caffè Pedrocchi et les loges de la Scala, les barques sur l’eau et les jardins sous les étoiles, les cloches sonnant l’Ave Maria et la voix de Mme Pasta ; — et, sur tout cela, laissant ruisseler, chatoyer, poudroyer la plus belle lumière qu’il connaisse ici-bas ; — celle qui dore les tableaux du divin Corrège…

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Le Corrège, Messieurs… Sans la passion de Stendhal pour le Corrège, serions-nous rassemblés ici, aujourd’hui ? N’est-ce pas pour être corrégienne que l’atmosphère qui baigne la Chartreuse est parmesane ? Supposons un instant — un tout petit instant — que les œuvres du Corrège, au lieu d’être conservées à Parme, le soient, par exemple, à Modène, ou à Crémone, villes étalement voisines du berceau du peintre, hé bien ! il est probable qu’un chef-d’œuvre de la littérature romanesque ne se fût pas appelé la Chartreuse de Parme !...

Selon Marcel Proust « les noms présentent, des personnes ou des villes, une image confuse qui tire d’eux, de leur sonorité éclatante ou sombre, la couleur dont cette image est peinte… Le nom de Parme — ajoure Proust— une des villes où je désirais le plus aller depuis que j’avais lu la Chartreuse, m’apparaissait compact, lisse, mauve et doux… »

À l’exception de l’épithète mauve, évidemment suggérée à Proust par les violettes, ces adjectifs s’appliquent très bien à la peinture de Corrège, que Proust ne nomme point et auquel il n’a probablement jamais beaucoup songé. Mais pour nous, qui sommes prévenus, qui sommes en quelque sorte complices, la couleur, le parfum de Corrège colore et embaume la Chartreuse de Parme comme une certaine couleur, comme un certain parfum colore et embaume une certaine rose.

 

Dans les Écoles italiennes de Peinture — ouvrage fort antérieur à la Chartreuse — le long chapitre consacré à l’École de Parme abonde en idées et en sensations que l’on retrouve, dans le roman, « fondues ensemble comme de la cire sous le feu ». Je ne citerai que ce passage : « Si quelqu’un — écrit Stendhal — pouvait copier le Corrège, ses tableaux perdraient beaucoup moins que ceux du Titien à être copiés avec une seule couleur ; avec la simple couleur noire par exemple, comme une gravure… »

La Chartreuse de Parme, n’est-ce pas un Corrège « copié en une seule couleur » ; celle de l’encre noire ? N’est-ce pas là, libre transmutation d’une œuvre peinte en une œuvre écrite ? Stendhal lui-même nous invite à le croire ; nous demande de le croire… Souvenez-vous du moment où Fabrice rencontre pour la première fois Clélia, au bord du lac, et la tient une seconde dans ses bras, sur le marchepied de la calèche, pour l’empêcher de tomber : « … Il était un peu interdit de la beauté singulière de cette jeune fille de douze ans… Si je me tire d’affaire, lui dit-il en la quittant, j’irai voir les beaux tableaux de Parme, et, alors, daignerez-vous vous rappeler ce nom : Fabrice del Dongo ?... »

On peut rêver d’une édition de la Chartreuse que seules des reproductions de ces « beaux tableaux de Parme » illustreraient. Et en épigraphe, il faudrait placer l’aveu fait par Stendhal à Balzac, lorsque, le 16 octobre 1840, ayant lu, « en éclatant de rire » (dit-il), le fameux article de la Revue Parisienne, il confie à son auteur que « tout le personnage de la duchesse Sanseverina est copié (le mot y est) du Corrège… C’est-à-dire — ajoute-t-il entre parenthèses — que ce personnage produit sur mon âme le même effet que le Corrège… »

 

La Parme de Stendhal est donc d’abord une Parme corrégienne. Stendhal s’est peu soucié de faire un portrait topographiquement ressemblant d’une ville où il ne semble pas avoir fréquemment et longuement séjourné.

Certains voyageurs, venus à Parme pour y retrouver, dans sa vérité littéraire, le décor d’un livre bien aimé, s’estiment déçus ; d’autres, au contraire, dociles au précepte stendhalien et pour lesquels « la chose imaginée est la chose existante », se consolent très vite et très bien de pouvoir, dans une ville riche de beautés de toutes sortes, continuer de rêver.

Ce qui nous attache à Parme, ce qui nous y émeut et nous y enchante, ce sont justement les libertés qu’elle nous ménage ; — des libertés, sinon de même qualité, du moins de même nature que les libertés prises, loin de Parme, par Stendhal lui-même. Il dit quelque part qu’il fut conduit à Parme, par de vieilles chroniques, « comme par la main ». La suprême faveur que nous réserve votre ville, c’est le métier d’y être à notre tour conduits par Stendhal « comme par la main » ; c’est la faveur de pouvoir vous imaginer parfois que cette main d’ombre prend la nôtre pour aller vers d’autres ombres, plus vivantes pour nous que des êtres de chair et de sang.

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Depuis plus d’un demi-siècle, Messieurs, votre ville est un lieu hanté ; doué par la toute-puissance de l’Art et de la Poésie d’une faculté d’aimantation souveraine. Au rendez-vous que vous avez bien voulu nous assigner aujourd’hui, nous avons été précédés, de génération en génération, par d’autres Français, venus ici, comme nous, en pèlerinage ; animés par la même foi et desservants d’un même culte. Dans cette troupe nombreuse et bigarrée, je distingue un grand écrivain, qui fut mon maître. Permettez-moi d’évoquer, en terminant, ce premier jour du mois de novembre de l’année 1909, où la très grande chance me fut accordée d’accompagner ici Henri de Régnier.

J’avais avec moi l’édition de la Chartreuse que voici. Le soir, à l’albergo Croce Bianca, où nous étions descendus, ce livre, Henri de Régnier me demanda de le lui confier. Il me le rendit le lendemain, orné, enrichi d’un sonnet composé par lui dans la nuit.

Avec ses corrections, ses variantes, voici ce sonnet, écrit de cette écriture élégante et hautaine ; une écriture un peu pâlie, tracée au crayon ; fantômatique, héla ! mais encore facilement déchiffrable :

L’Ombre qui m’accompagne et que suivent mes yeux
N’est pas votre ombre à vous, Madonne du Corrège,
A qui l’ascension des Anges fait cortège
Dans la haute coupole ouverte sur les cieux !

C’est une autre. Elle rit d’un air mystérieur.
Sa grâce lui compose un tendre sortilège.
Elle semble mener vos pas vers quelque piège
D’où saura se tirer son pied malicieux ;

Elle est belle, amoureuse et duchesse. Fabrice
L’aime. Ranuce-Ernest s’incline à son caprice,
Sachant quel ongle aigu sa main délicate a !

Et j’écris ce sonnet dont la rime me charme
A l’heure où l’Angélus sonne à la Steccata,
Dans les jardins Farnèse, un soir d’automne, à Parme.

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Cette vieille édition de La Chartreuse de ma jeunesse, avec laquelle, après plus de quarante ans écoulés, me voici de nouveau à Parme, je n’ai pas, pour les quelques années que j’ai encore à vivre, le courage de me séparer d’elle ; mais je voudrais qu’après moi, Monsieur le Syndic, cette fragile relique soit conservée — si vous y consentez — dans la bibliothèque de votre ville, en souvenir du jour où vous avez bien voulu y accueillir des Français, fidèles — comme Stendhal, comme Henri de Régnier, comme tant d’autres ! — à la tradition de fraternité spirituelle et sentimentale qui, au-dessus des nuages qui passent, unit nos deux patries, nos deux civilisations…

Et il me semble, Messieurs, que ce soit pour attester, pour revendiquer cette fraternité séculaire que l’Académie Française m’a demandé de parler aujourd’hui, ici, en son nom.