Discours sur les prix de vertu 1910

Le 8 décembre 1910

Frédéric MASSON

DISCOURS

DE

M. FRÉDÉRIC MASSON
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Prononcé dans la séance publique annuelle du 8 décembre 1910

 

MESSIEURS.

Au moment où je prends la parole pour louer les actes de vertu que vous avez couronnés, ma pensée se tourne vers nos confrères depuis quatre ans, désignés pour cet office que j’accomplis aujourd’hui, ont disparu avant de l’avoir rempli ou tout de suite après : Theuriet, Gebhart, Eugène-Melchior de Vogüé. Celui-ci, que vous vîtes l’an dernier à cette place, sous un aspect de santé délibéré et presque juvénile, dont vous entendîtes un des morceaux d’éloquence les plus savoureux qu’on ait prononcés dans cette enceinte, six mois après, il était mort.

Mais pour suppléer Theuriet avait aussitôt surgi votre dernier élu, M. Maurice Barrès ; pour remplacer Gebhart, M. de Ségur ; après Vogüé, je suis venu m’asseoir sur ce fauteuil où il siégeait ; ma voix ne saurait se comparer à la sienne ; ma parole demeure inégale à tant de verbes glorieux, mais l’un des offices de notre Compagnie sera rempli aujourd’hui, comme il le fut chaque année depuis près d’un siècle, comme il le sera tant que subsistera une Académie française, pour exalter par une célébration périodique ceux qui portent à un degré héroïque les vertus de l’humanité.

Ils doivent être pauvres : aux termes du testament de M. de Montyon, le prix qu’il a fondé doit être décerné « à un Français pauvre qui aura fait dans l’année l’action la plus vertueuse ». Certains bienfaiteurs ont élargi quelque peu ces règles strictes. Leurs fondations ont permis de couronner des œuvres et non des individus, de provoquer ainsi la vertu et de l’encourager, en signalant les institutions qui ont pour objet de la propager. Mais très souvent aussi les donateurs restreignent encore les lois de M. de Montyon. Il est des prix qu’il faut attribuer à des Français nés dans tel département ou telle ville, avant exercé tel métier, remplissant telles conditions d’âge, ou de parenté. Il en est de telles que certains ne peuvent être décernés parce que, entre tant de cas, aucun ne répond aux prescriptions. Ainsi l’Académie m’a chargé de rappeler qu’elle est en possession d’une fondation de 4 500 francs, destinée à distribuer tous les deux ans des prix de 1 000 francs à des demoiselles pauvres et bien élevées, de naissance irrégulière. Lorsque les fonds n’étaient point réalisés, plusieurs demandes ont été formulées ; à présent aucune.

Que nos prix soient destinés à ceux-ci ou ceux-là, c’est toujours à des Français pauvres, et, en vérité, cette année, on eût été tenté de distraire quelques médailles, fussent-elles de bronze ou de plomb, pour des Français qui ne sont point indigents. L’hiver dernier, dans le désarroi où un fléau, jadis périodique, avait jeté la population et les pouvoirs publics ; lorsque la nature prenait ses revanches des empiétements de la civilisation ; lorsque la panique s’étendait sur la grand’ville et sa banlieue, menaçant de changer en désastre ce qui n’eût été qu’une épreuve pénible et une leçon salutaire ; à ce moment, Messieurs, un des vôtres, un des membres les plus justement respectés de notre Compagnie, le président de la Société de Secours aux Blessés, lança un ordre de mobilisation. Tout s’ébranla alors dans une activité intense et, réglée. Quiconque était affilié se rendit à son poste et se mit à la disposition des chefs. Sous la direction efficace et fermement intelligente de sa présidente, la femme d’un autre de vos confrères, le Comité des Dames exerça, avec un dévouement qu’aucune louange n’égalerait, des pouvoirs que son initiative lui conféra et que lui confirma la misère publique. Sous ce drapeau de la Croix-Rouge que nous n’avions point vu déployé depuis les temps du Siège, s’accomplirent chaque jour, à chaque heure, des actes d’une charité que rien ne rebutait et qui témoignaient d’une vertu d’autant plus rare qu’ils étaient plus humbles, plus ignorés et plus répugnants. M. de Montyon ne nous a point laissé le droit d’offrir même des fleurs à celles qui seraient dignes d’opérer les conciliations salutaires ; mais au moins, dans ce jour où nous louons la vertu des pauvres, convient-il de rappeler ce qu’ils virent cette année de la vertu des riches.

Messieurs, les Françaises et les Français ne réservent point exclusivement à leurs concitoyens leur charité et leur dévouement. Ils en ont fait « un article d’exportation », et à ceux qui, n’étant ni de leur race, ni de leur religion, ont besoin de leurs secours, ils n’offrent pas seulement leur pain et leur toit, ils sont prêts à donner leur vie. Dans les annales de la vertu française, aux pages du Livre d’or où sont consacrées les actions sublimes, nous gravons, en ce jour, avec un orgueil légitime, les noms des missionnaires français en Cilicie.

Adana, capitale de la Cilicie, est une ville de soixante-quinze à quatre-vingt mille habitants, située sur la rive droite de l’antique Sarus — le Seikhoun — presque à mi-chemin de Tarse à Issus ou Nikopolis. C’est à Issus qu’Alexandre le Grand remporta sur les Perses sa mémorable victoire ; c’est à Tarse, sur le Cydnus, que Cléopâtre naviguait sur sa galère d’or aux voiles de pourpre. Ce pays déborde d’histoire et chaque caillou qu’on pousse du pied évoque des gloires abolies. À présent, on y décortique du coton et on y élève des vers à soie ; on y est agriculteur, industriel, commerçant ; le trafic de Mersine, qui en est le port et où résident les consuls, lui profite exclusivement et il est considérable. Le chemin de fer de Constantinople à Bagdad va décupler une prospérité qu’atteste le doublement de la population en un demi-siècle. Sur les 80 000 habitants, une grosse moitié est musulmane ; les chrétiens qui font l’autre moitié appartiennent à quatre sectes : cinq à six mille grecs orthodoxes, quinze cents protestants, autant de catholiques, vingt à vingt-cinq mille Arméniens schismatiques. Certains Allemands et quelques Italiens ont formé des usines prospères hors la ville, vers la gare du chemin de fer de Tarse à Mersine. Le quartier arménien, distinct des quartiers fellah, crétois et grec qui l’entourent au Nord et à l’Ouest, s’encastre à l’Est et au Sud dans les quartiers turcs. Là sont situés les Établissements des missionnaires français : le collège Saint-Paul, tenu par les Jésuites, en plein milieu ; l’établissement des sœurs de Saint-Joseph, ou Béthanie, sur la lisière du quartier grec. Au collège Saint-Paul étaient réunies une école supérieure, des écoles primaires gratuites et la paroisse latine : quatre cents enfants y étaient instruits par cinq Pères jésuites, un frère coadjuteur et quatre Frères maristes ; à Béthanie, où fonctionnaient un pensionnat, un externat, un asile gratuit, un orphelinat et un dispensaire, vingt-cinq Sœurs assuraient le service. Sans être monumentaux, les bâtiments répondaient largement aux besoins. Certes, ils n’égalaient point en magnificence et en commodité les institutions protestantes américaines où affluent des capitaux immenses, des dons parfois de plusieurs millions : mais, sans autre ressource que la charité des catholiques, nos missionnaires propageaient l’amour de la France, ils en enseignaient la langue, ils en répandaient l’esprit : esprit de tolérance d’abord, et d’égalité. Dans les écoles, sans acception de nationalité ni de religion, tous les enfants de la ville étaient accueillis : Turcs et Grecs, Arméniens et Israélites, Fellahs et Crétois, et ils recevaient, sur les mêmes bancs, les mêmes enseignements. De ces collèges d’Asie Mineure — écoles primaires supérieures, dont l’enseignement est complété par l’Université et la Faculté de médecine de Beyrouth — sont sortis des hommes qui, dans la carrière médicale surtout, mais aussi dans les administrations civiles et même dans l’armée, font honneur à leurs maîtres et leur gardent une filiale reconnaissance.

Les Arméniens, catholiques ou schismatiques, fournissaient au collège d’Adana le gros de sa population scolaire. Ces Arméniens de Cilicie ont les qualités et les défauts de leur race. Ils sont actifs, adroits, industrieux, très commerçants ; ils tiennent leurs comptes et exigent leur dû. Les idées nationalistes n’ont pu manquer de les séduire ; ayant conservé leur existence ethnique, ils aspirent à retrouver une existence politique, mais, de tous les Arméniens, c’étaient eux qui, dit-on, montraient le plus de modération. Certes ils souhaitaient la fin du régime qui avait organisé les massacres de 1895, mais, s’ils avaient accueilli avec enthousiasme la Constitution de 1908 ; s’ils s’en étaient trouvés « dans un état d’effervescence qui ressemblait à du délire », ils n’avaient, affirme-t-on, aucun dessein révolutionnaire. Toutefois, comme ils étaient instruits que certains Turcs avaient formé contre eux de mauvais desseins ; comme ils savaient qu’au premier signal les Kurdes des environs accourraient au pillage de leurs magasins, ils s’étaient, comme la plupart des sujets du Sultan, procuré des armes et ils avaient pensé à assurer leur défense. Leurs jeunes gens étaient organisés et exercés. L’élite, se disant « dévouée jusqu’à la mort », unie après des serments solennels, formait une troupe avec laquelle on devrait compter.

Une querelle particulière déclencha la tempête : Le 9 avril 1909, un jeune Arménien, malmené par trois Turcs, sortit un revolver, tira sur ses agresseurs, en tua deux et blessa le troisième. Les jours suivants, quelques Arméniens isolés furent tués par des Turcs, mais rien encore ne faisait prévoir un mouvement général. Peut-être sur le bruit que les Arméniens étaient déterminés à exterminer les Turcs, des campagnes voisines affluèrent, le mardi de Pâques 13 avril, des musulmans armés de fusils et de cimeterres, portant le turban au lieu du tarbouch habituel. La terreur se répandit telle que, le lendemain 14, aucun chrétien n’ouvrit sa boutique. Quelques notables arméniens se rendirent chez le gouverneur pour réclamer protection. Il leur dit que leurs alarmes étaient vaines ; que, pour montrer leur sécurité, les chrétiens devaient ouvrir leurs magasins ; qu’il les chargeait d’en avertir. Ils se répandirent à cet effet par la ville, sous l’escorte qu’il leur avait fournie. Soudain vers les onze heures, éclatèrent de tous côtés des coups de fusil. Ajustant M. David Ourfalian, l’un des notables, le soldat qui l’accompagnait s’écria : « Au nom du Dieu très grand, je commence par toi », et il l’étendit mort.

Dès les premiers coups de feu, à Saint-Paul comme à Béthanie, le drapeau tricolore a été arboré, toutes les portes ont été ouvertes. C’est l’asile que la France offre aux désespérés : asile qui, jusque-là, n’a point été violé, car, au-devant de ces maisons sur qui flottaient nos couleurs, les hommes d’Orient voyaient, fût-ce une ombre, la France, la nation qui faisait les gestes de Dieu, étend son épée nue, et, cette épée, ils avaient appris, voici un demi-siècle, qu’elle frappait lourdement.

À Béthanie, la Mère Mélanie dit simplement à ses filles qui s’étaient jetées à genoux et se recommandait seul à Dieu : « Mes sœurs, allez à la porte et recevez tous ceux qui voudront se réfugier chez nous. » Cinq minutes, plus tard, les voisins affolés entraient par les portes, par les fenêtres, par-dessus les murs. « À la fin de la journée, il avait chez nous, dit une Sœur, plus de deux mille Arméniens. À Saint-Paul, tout est envahi, études, classes, dortoir, église, parloirs, cours, réfectoires, chambres des Pères. À des moments pour traverser la cour, un des Jésuites sera obligé de marcher sur les épaules des réfugiés. Par bonheur, les pensionnaires étaient en vacances ; le supérieur, le Père Jouve, était parti justement pour les chercher à Mersine ; apprenant qu’on massacrait à Adana, il reprit le train, mais, retenu à la gare, il fut matériellement empêché de rejoindre la Résidence.

Cependant, on y a pris ses mesures : au péril de leur vie, les Pères Sabatier et Benoit se sont rendus à Béthanie où ils assisteront les sœurs ; les Pères Rigal et Tabet, avec les Maristes, demeurent à Saint-Paul, attendant que le consul de France ou le vali vienne ou envoie à leur aide. La fusillade continue ; au bazar, les boutiques des Arméniens sont mises à sac, puis les habitations ; et après avoir pillé, on brûle. « En certains endroits, les terrasses sont imbibées de pétrole ; dans d’autres, des ouvertures sont pratiquées pour jeter dans les maisons des matières inflammables. » « Dès six heures, écrit une Sœur, le feu nous cerne de toutes parts. » Fuyant l’incendie, les Arméniens s’efforcent d’atteindre les établissements français, mais aux carrefours, les Turcs les fusillent ou les poignardent et ils s’emparent des filles qu’ils emmènent.

Toute la nuit, la fusillade crépite, les incendies se propagent ; des bandes circulent traînant des pompes à pétrole. Les Bachi-Bozouks, qu’exaspère la protection accordée à leurs victimes dans les maisons françaises, commencent à tirer du dehors sur tout ce qui s’y montre. Vers quatre heures du matin, le Père Sabatier a voulu monter sur la terrasse « pour mieux juger de la situation et du danger ». À peine avait-il entr’ouvert la porte de l’escalier qu’il est visé. Une balle lui rase la tête, une autre l’atteint au côté droit, contourne la onzième côte et ressort, frappant la porte qu’elle entaille. « Cela lui fait l’effet d’un coup de bâton mais il y porte sa main, qui est toute mouillée de sang. Par une grâce singulière, sa blessure ne l’arrête point. À peine pansé, il retourne à son devoir : il confesse, il absout, il fait prier, il prie.

Dans l’après-midi, arrive à Béthanie le consul d’Angleterre à Mersine, le major Dongthy-Wylie. Il est accouru à la première nouvelle. Précédé d’un clairon qui sonne des appels, suivi de quelques soldats qu’il a requis du vali, il parcourt les rues à cheval, en uniforme militaire, cherchant à imposer aux Bachi-Bozouks, une balle qu’il a reçue au bras ne l’arrête pas. Il remplit son devoir tout entier, et il fait honneur à sa nation.

Il dit aux Sœurs : « On ne vous fera pas de mal pourvu qu’aucun coup de feu ne parte de chez vous. » Déjà les Pères ont pris leurs précautions, forcé les réfugiés à remettre leurs armes. Ceux qui ont refusé ont dû partir. Ils ont aussitôt été remplacés. Il y a cinq à six mille réfugiés à la Résidence, deux à trois mille chez les Sœurs. Suspendue un instant durant que le consul était à Béthanie, la fusillade reprend plus vive après son départ : des soldats sont arrivés, mais ce sont des soldats de la réserve, sans uniforme, qui, se perdant parmi les massacreurs, les imitent et, mieux armés, se rendent plus redoutables.

La deuxième nuit égala en horreur la première. À dix heures du matin, les flammes s’approchaient de Béthanie ; la fusillade redoublait aussi bien contre l’établissement des Sœurs que contre l’École américaine, située trente pas plus haut. Fallait-il évacuer la maison, en diriger tout le contenu sur la Résidence, si pleine déjà, mais plus épargnée ou mieux abritée ? Aux alentours, en effet, s’était concentrée la résistance des Arméniens, lesquels, durant ces premières journées, continrent leurs agresseurs et leur firent subir des pertes sensibles. Au moment où, au milieu des cris et des larmes des réfugiés se refusant à quitter leur asile, se formait la petite colonne des orphelines et des religieuses, le Père Rigal survint, arrivant de Saint-Paul ; il s’opposa formellement au départ, la route n’étant plus praticable. Un Père donna alors l’absolution générale, que tous reçurent à genoux. On attendait la mort. La Mère Mélanie appelle ses filles : « Mes sœurs, leur dit-elle, je ne vous y oblige pas, mais j’invite celles qui en ont le courage à venir avec moi occuper un poste d’honneur. » Toutes la suivent, et elles se groupent derrière la porte. Que les massacreurs entrent, ils trouveront d’abord ces religieuses et ces prêtres français et ils devront passer sur leurs corps pour atteindre leurs victimes. On frappe ; on frappe plus fort. « Ouvrez, mon Père », dit énergiquement la Mère Mélanie au Père Benoit, et, en même temps, elle pose sa main sur le loquet. Le Jésuite l’a prévenue. Il est déjà sur le seuil, mais ce ne sont pas les massacreurs, ce sont des soldats réguliers que le vali envoie à la fin, sur une nouvelle et plus instante sommation des Pères de la Résidence : moment d’effusion ; le chef descend de cheval, serre la main de la Mère Mélanie, des religieuses et des prêtres ; des soldats éteignent l’incendie qui gagnait la chapelle ; des sentinelles sont posées à chaque porte. Puis, les officiers turcs demandent que les Jésuites, accompagnés de quelques soldats, parcourent les quartiers où la lutte continue et y portent la paix. Les Pères Sabatier et Benoit, risquant à chaque pas leur vie, font ainsi presque le tour de la ville et ils en voient l’horreur : les débris du pillage au-devant des magasins incendiés, les cadavres déjà putréfiés en telle quantité que, « par endroits, disent-ils, nous avions peine à passer sans les piétiner » ; la fétide puanteur des chairs grillées, rien n’arrête leur zèle et, jusque dans la cour du palais du vali, ils annoncent et réclament la paix.

À peine semble-t-elle rétablie que le gouverneur prend ses mesures. Les Arméniens, qu’ils fussent recueillis à Béthanie ou à Saint-Paul, ont dû remettre leurs armes aux Pères, qui les ont enfermées soigneusement ; le vali exige qu’on les lui livre. Ailleurs, il emploie les Pères à prêcher et à obtenir le désarmement.

Cette foule a occasionné dans les maisons françaises une malpropreté inqualifiable telle que les Pères appréhendent « quelque fléau pestilentiel ». Mais les incendies continuent et la plupart des réfugiés se refusent, au moins jusqu’au mardi 20 avril, à quitter leur asile. Peu à peu, ils se rassurent, s’enhardissent à sortir, voient leurs maisons détruites, cherchent, ailleurs un abri que certains trouvent chez des Musulmans bienfaisants, d’autres dans les fabriques près de la gare ou dans des camps de fortune.

À Béthanie, les blessés affluent au dispensaire. Deux docteurs et cinq Sœurs pansent en moyenne cent vingt blessés par jour ; dans trois maisons restées debout, la Mère Mélanie ouvre des ambulances. On a des ressources pour les pansements, mais il faut nourrir tout ce monde, au dehors comme au dedans. Depuis deux jours on n’a rien mangé. Le gouverneur envoie quelques sacs de farine, des familles chrétiennes l’imitent. La Mère Mélanie, avec une présence d’esprit, une faculté d’organisation égales à son courage, improvise une boulangerie. Deux fois par jour, on distribuera du pain. Un chrétien a pu sauver une petite provision de sucre. Il la donne. « Pendant deux jours, écrit une sœur, nous pourrons ajouter du sucre au pain. » Mais combien sont précaires de telles ressources et comme elles s’épuisent vite ! Alors, accompagnées d’un interprète qui crie leur misère, suivies de deux portefaix, les Sœurs s’en vont deux par deux, mendiant pour leurs pauvres : D’abord, elles parcourent les quartiers chrétiens, de maison en maison mais tant ont été pillées et la pénurie est si grande ! elles se hasardent alors chez les musulmans ; elles mendient aux marchands dans le bazar, aux consommateurs dans les cafés, au vali dans son konak ; elles acceptent avec de grands mercis ce qu’on leur donne ou qu’on leur jette et, sous l’œil de la Mère Mélanie qui veille à tout, elles le partagent aux affamés.

Le 23, les Sœurs ont la joie de voir arriver des officiers de la marine française, ceux du Victor-Hugo, et même, pour quelques heures, le vice-consul de France à Mersine. L’escadre de la Méditerranée était réunie à Villefranche pour la revue présidentielle ; sur la nouvelle des massacres de Cilicie, une division, sous le commandement du contre-amiral Pivet, a reçu l’ordre de partir pour Beyrouth, d’où le Victor-Hugo a été détaché à Mersine et la Vérité à Alexandrette. À la fin, l’Europe semble s’émouvoir. Il y a dans le golfe des cuirassés français, anglais, allemands, russes, italiens. Les officiers visitent Adana ; ils voient les cadavres, les ruines, les preuves du massacre concerté ; mais ce fut un mauvais rêve. — C’est fini, n’est-ce pas ?

Non, ce n’est pas fini ! Le dimanche 25 avril, à cinq heures et demie du soir, l’église de la Résidence est envahie par des Arméniens criant : « Les soldats tirent sur nous ! » Les coups de fusil crépitent de tous côtés. Ce sont des réguliers qui ajustent et tuent les chrétiens, lorsque, à toute course, — car nul à présent n’a d’armes et ne peut se défendre, ils s’efforcent vers les maisons d’Europe ; le collège arménien est en feu : cinq cents chrétiens y périssent. L’église arménienne du nouveau marché va être incendiée comme tout le quartier : le Frère mariste Antoine Dioscore y court et, par son énergie, oblige les Turcs à livrer passage à la foule qui s’y est entassée. La Résidence regorge de sept à huit mille chrétiens : elle est cernée par l’incendie, investie par des soldats qui tirent sur quiconque veut entrer ou sortir. Le 26, à la première heure, le feu gagne l’ambulance établie par les Sœurs tout près de Saint-Paul. On s’y réfugie en traversant sous les balles la rue qui en sépare. Durant que « le Père Rigal se tient à la porte comme un soldat », les Maristes chargent les blessés impotents sur leur dos ; tout ce qui marche s’accroche aux tabliers, aux voiles des Sœurs, passe avec elles. À midi, l’ambulance brûle avec tout ce qu’elle contient, matelas, linge, pansements, provisions, « tout, tout, écrit une Sœur, même le cher drapeau français qui flottait sur la maison ».

Au moment où l’incendie va atteindre le collège, passe dans la rue, avec une vingtaine de soldats, l’héroïque consul d’Angleterre. Une main en écharpe, il tient ses rênes de l’autre main : il vient sauver les réfugiés ; il garantit qu’il les conduira sains et saufs au konak du vali. Mais ils ne veulent sortir qu’avec les Pères. Un des Jésuites et les Maristes les accompagnent donc jusqu’au konak où l’on fouille tout le monde ; à défaut d’armes, on prend les couteaux de poche.

Durant l’exode, le feu a gagné la Résidence, si fidèlement gardée par les soldats qu’ils empêchent les Jésuites d’emporter quoi que ce soit de leur mobilier. Le soir, le supérieur, entrant à Béthanie jusque là préservé, dit à la Mère Mélanie : Tenez, je vous remets tout ce qui reste aux Jésuites. » Ce sont les clefs de la maison.

Mais Béthanie même n’est-il pas menacé ? Et si l’on tarde encore, qu’adviendra-t-il des orphelines et des réfugiés ? Le consul d’Angleterre est là, et il insiste ; le Père Jouve ordonne : le départ est décidé et, prenant la tête de la colonne suppliante, les Sœurs et les Pères marchent vers le konak, d’où l’on répartira les chrétiens autour des diverses fabriques et maisons européennes. Les Sœurs sont accueillies au consulat d’Angleterre. « Nous sommes reçus magnifiquement par Mme la Cousulesse d’Angleterre », écrit un des Pères. Son admirable dévouement la met sur le même plan que nos religieuses. Son cœur est du même métal et s’est trempé aux mêmes flammes. Ces femmes sont dignes de s’entendre en une admirable et sainte émulation pour le bien.

Le 27 au matin, la Mère Mélanie, accompagnée du Père Rigal, retourne à Béthanie que les flammes n’ont pas encore atteint. Le second du Victor-flugo l’y rejoint. Avec vingt soldats qu’il a obtenus du vali, il organise le service comme à son bord. En représailles, à quelques pas, les Turcs incendient la maison du drogman français. Grâce aux mesures prises, on a deux jours presque tranquilles. Le 29, ordre à tous les religieux de rentrer à Mersine. La plupart des Jésuites refusent : le Père Rigal est chargé de conduire les Sœurs dont deux, dès le lendemain 30, reviennent à leurs orphelines et à leurs blessés. Dans la nuit du 1er au 2 mai, à Béthanie, que gardent au dedans vingt soldats, que surveillent au dehors des postes disposés « par les hommes du gouvernement », le feu éclate soudain avec une telle intensité qu’il est impossible de rien retirer du matériel. Grâce à la présence d’esprit du Père Jouve, les Sœurs et les orphelines ont la vie sauve. Pensionnat, externat, communauté, chapelle disparaissent. Seuls les bâtiments de l’orphelinat et du dispensaire ne sont pas atteints. Qui a mis le feu ? À l’angle du bâtiment où il prit, se trouvait un poste de cinq à six soldats qui, écrit un Jésuite, « n’étaient guère des amis des nôtres ».

Dans la journée, le vice-consul de France vient en personne réitérer aux religieux l’ordre de gagner Mersine. À son retour, par le télégraphe, il demande à l’ambassade, vu que « les chrétiens n’existent plus à Adana », le rapatriement des vingt-huit Sœurs et de trois de leurs orphelines. L’ambassade réduit à dix ces départs ; encore, comme on les regrettera tout à l’heure !

Le 2 mai, tout était anéanti ; le la Mère Mélanie et le Père Jouve décident de retourner à Adana et d’ouvrir une ambulance ; le 8, le jour même où dix des Sœurs sont embarquées sur le Saghalien, la Mère Mélanie et le Père Jouve se déterminent à adjoindre à l’ambulance un bureau de secours ; grâce au commandant du Victor-Hugo, qui prête deux charpentiers de son bord, ce bureau fonctionne le 12. On y secourt jusqu’à dix-sept cents personnes par jour. Le 13, ouvre le dispensaire, où le premier médecin du Victor-Hugo donne ses consultations ; le 18, le Père Rigal revient avec les Sœurs restées à Mersine et le 19, ouvre une deuxième ambulance. Dès le 16, le Jules-Michelet a emporté de Beyrouth, avec des médecins de la faculté, toutes sortes de fournitures et une pharmacie complète. Le consul général a obtenu à cet effet un secours de l’ambassade et, si les Sœurs et les missionnaires sont personnellement dans un dénûment absolu, du moins, grâce à l’amiral et au consul, peuvent-ils soigner et panser les malades et les blessés. Mais, à Adana, des milliers d’Arméniens ont été tués, trente mille, assure-t-on, dans le vilayet.

En effet, durant que ces drames se jouaient dans la capitale, sur toute la surface de la Cilicie, le sol tremblait sous les pas des chrétiens. À Akbès, entre Alep et Alexandrette, au pied des Monts Amanus qu’on appelle à présent Giaour-Daghea, au milieu de Turcomans, d’Arméniens et de Kurdes qui, de temps immémorial, n’avaient d’autres ressources que le pillage, les Lazaristes entretenaient, depuis 1869, une mission qui, à partir de 1873, avait pris quelque importance. Le 15 avril, tout ce qui, des villages arméniens de la montagne, avait échappé aux attaques des Kurdes, s’enfuit vers le monastère où seize cents personnes s’entassèrent. Le Père Dillange, supérieur, y était seul avec un Père bulgare nommé Paskès et, du 15 avril au 2 mai, le siège dura. Pendant dix-sept nuits consécutives, le Père Dillange veilla sans prendre aucun repos. Le jour, il dormait quelques heures tout habillé. Au cours des deux attaques que les bandes de Deurth-Yol, passant près d’Akbès, livrèrent à ce village, le Père Dillange se tint constamment devant la porte du couvent menacé, refusant de livrer ses réfugiés et disant aux assaillants qu’ils devaient le tuer lui-même avant de pouvoir toucher aux Arméniens qu’il protégeait.

Il n’est point d’ailleurs de ceux qui se livrent sans combattre. Sous la soutane du prêtre, ne trouverait-on pas souvent une tunique de soldat ? Si le Père Dillange défend de son autorité morale et de sa dignité sacerdotale la porte de son monastère, derrière les murs, les chrétiens veillent en armes et, à la moindre alerte, chacun court à son poste. « Tous nos gens, écrit souventes fois le Père Dillange dans son journal, tous nos gens ont l’arme au bras. » La garnison est bien disposée, mais les Kurdes sont plus de deux mille et ils ont de bons fusils.

Le 2 mai est un dimanche. On s’attend à une attaque décisive : le salut ne peut, venir que de l’arrivée du consul de France à Alep, qu’on sait en route. On n’a rien à manger ; on craint le choléra. Les réfugiés, épuisés, énervés, s’affolent au moindre bruit, se pressent comme un troupeau à l’orage, autour du bon pasteur. « Il n’y a plus, dit le Père Dillange, de distinction entre catholiques, protestants, arméniens ; nous sommes les pères de tous. » Pourtant, on chante la messe. « Les gémissements étouffent les chants. C’est une véritable messe de Requiem. À peine ai-je déposé les vêtements sacerdotaux qu’on se précipite chez nous : « Qu’y a-t-il ? — Le consul de France avec son escorte a été massacré à cinq heures d’ici. » J’appelle mon confrère : « Ah ! mon cher, lui dis-je, la dernière heure est venue, du courage ! » Vers trois heures de l’après-midi, retentissent tout à coup des cris épouvantables. Des cavaliers arrivent au galop. Tous nos hommes sont à leur poste, nous allons vendre chèrement notre vie. »

Coup de théâtre : c’est le consul, M. Roqueferrier, avec son drogman, M. Alexandre Balit, et une escorte de dix officiers, qui arrive, blanc de poussière loin en avant de sa troupe. « Avec quel plaisir nous nous embrassons écrit le Père Dillange : pour la première fois depuis dix-sept jours, la cloche sonne à toute volée ! Pauvre chère cloche ! Je pleure de bonheur ! Mon confrère, M. Paskès, joue la Marseillaise sur son piston et crie : Vive la France ! Vive M. le consul ! Nous lui devons la vie. »

Du même coup est débloquée la Trappe de Notre-Dame du Sacré-Cœur à Cheikhlé où le Père Étienne Labardin a recueilli un pareil nombre de chrétiens, traversé les mêmes épreuves, subi les mêmes angoisses refusant, comme le Père Dillange, et avec la même obstination, de livrer les Arméniens réfugiés dans son monastère.

Aussi bien, en quelque lieu qu’ils résident, quelque habit qu’ils portent, à quelque congrégation qu’ils appartiennent, les religieux français ont fait preuve d’un dévouement admirable. À Antioche et à Tarse, où les massacres et les incendies furent égaux en horreur à ceux d’Adana, les Capucins, les Sœurs de la Sainte-Famille, les Sœurs de Saint-Joseph de l’Apparition, recueillirent, logèrent, nourrirent les survivants, femmes et enfants. « Antioche comptait neuf cents Arméniens, écrit le Père Jérôme, supérieur des capucins de Syrie, il n’en reste plus que quinze au-dessus de douze ans, du sexe masculin. À Tarse, où plusieurs centaines de chrétiens furent massacrés ; à Khodubek et à Mersine où le sang ne coula point, des multitudes trouvèrent asile chez les Capucins « défenseurs obstinés de la cause à laquelle ils se dévouent depuis trois siècles en Orient ».

C’est avec un patriotique orgueil que je le dis ici. Nul des Français dont la maison était devenue un lieu d’asile n’eut la tentation d’acheter la conservation de son existence et de ses biens avec la vie de ces misérables qui s’étaient fiés à lui. Épuisant pour les nourrir leurs suprêmes ressources, leur enseignant le courage et, aux moments mêmes où la mort était imminente, rassurant leurs cœurs par le sourire de la joie française, ils les portèrent jusqu’au salut, Capucins et Lazaristes, Trappistes et Jésuites. Et, près des religieux, je range des industriels, des ingénieurs, des commerçants : M. et MmeDaudé qui, dans leur usine d’Hamidié, donnèrent asile à neuf cents personnes, les nourrirent du blé de leur réserve et leur prodiguèrent, durant plus d’un mois, d’admirables consolations ; à Hamidié encore, Mme Sabatier : « Tous les chrétiens qui ont échappé au massacre lui doivent la vie : ils étaient quinze cents : il ne reste que trente hommes et trois cent soixante-dix femmes qui ont eu le temps de se réfugier dans la fabrique... La famille Sabatier nourrit et loge un peu plus de cent cinquante veuves et orphelins. » Puis, M. Chartier, ingénieur en chef des ponts et chaussées du vilayet d’Adana, M. Godard, ingénieur attaché au ministère ottoman des travaux publics... J’en oublie sans doute ; au moins ai-je relevé ces noms : ils devaient être prononcés ici. Ils ont été distingués déjà par le Gouvernement de la République qui a décerné des médailles d’or et d’argent à ceux — religieux et laïques — qu’il a estimés le plus méritants.

J’ai gardé pour le dernier l’homme qui, associant aux missionnaires du Christ le missionnaire de la France, montra, cette fois encore, quelle force résulte de leur union et quelle efficacité elle garantit : Fernand Roqueferrier, consul de France à Alep. Puisant dans son patriotisme et sa charité l’inspiration de devoirs que nul règlement ne lui eût prescrits, il s’en vint d’Alep, à travers les périls d’une route ensanglantée, implorant une paix qu’il eût pu nommer la paix de la France et qui était la paix de Dieu. Il n’avait point cinquante ans lorsque, avant prodigué durant cette mission volontaire les trésors d’un cœur admirable, il succomba à la maladie qu’il avait traînée par les chemins de Cilicie, qui avait eu raison de son énergie physique, non pas un instant de sa vigueur morale. Vétéran de la carrière, ayant passé par toutes les étapes du drogmanat, il gérait en 1895, lors des premiers massacres, le vice-consulat d’Erzeroum. Il se mit au-devant des établissements français regorgeant de chrétiens et il fit reculer les agresseurs. Le gouvernement lui décerna alors une médaille d’or et la croix. Revenu en Orient en 1906 et nommé consul à Alep, Roqueferrier, dès la première nouvelle des troubles, obtint des autorités turques qu’elles envoyassent, au secours des Arméniens d’Akbès, cent cinquante réguliers sur qui l’on pût compter. Pour plus de sûreté, il sollicita et obtint de l’ambassadeur l’autorisation de les accompagner. Parti le 29 avril d’Alep, il arriva — juste à temps — le 2 mai, à Akbès, où il resta quelques jours, prêchant aux autorités locales les mesures de pacification. Puis, bien qu’épuisé déjà par la dysenterie, il continua sa route vers Mersine, emmenant de la Trappe de Cheikhlé, le Père Étienne et parcourant avec lui les villages les plus éprouvés. À défaut de son rapport qu’il n’eut pas le temps de rédiger, on a ses dépêches télégraphiques, on a les lettres écrites par son compagnon. On voudrait tout en citer, tant elles leur font honneur ainsi qu’aux Français qu’ils trouvèrent sur leur route. Le 19 mai, Roqueferrier arriva à Adana. En huit jours, dans cette ville en ruines, il organisa une caravane de secours qui, au nom de la France, parcourait les villages de la montagne. Il y avait le Père Étienne, le Père Rigal, la Mère Mélanie, qui protesta avec un sourire que « l’air de la campagne lui ferait du bien », deux religieuses de Saint-Joseph et un interprète. Munis d’un crédit de quinze cents francs, ils emportaient des médicaments et des approvisionnements fournis par l’amiral Pivet et douze tentes mises à leur disposition par le général et le vali, nouvellement arrivés de Constantinople. Roqueferrier, après avoir assisté au départ de la caravane, continua la tournée qu’il s’était imposée, par Mersine, Alexandrette et Antioche. Il accomplit avec un admirable courage les dernières étapes de cette voie douloureuse ; il rentra à Alep pour y mourir. Il avait payé de sa vie pour la France : c’est un soldat tombé au champ d’honneur. Saluons, Messieurs !...

 

Roqueferrier ne fut point la seule victime française. La Sœur Marie-Antoinette, des Sœurs de Saint-Joseph de Lyon, mourut le 27 juillet d’une intoxication générale contractée au chevet des malades ; le 21 juillet de cette année 1910, le Père Jouve succomba aux fatigues et aux émotions, aux intempéries d’un hiver passé dans des locaux en reconstruction. À tous deux, la population chrétienne fit des obsèques touchantes. Ces religieux ont passé, laissant au sillon de leurs robes une traînée de lumière. Ils ont aimé, jusqu’à donner leur vie, ceux-là qui ne sont pas leurs ouailles, mais leurs frères : jusqu’à donner leur vie — et ils l’ont donnée. Au mois de juillet de cette année, à Akbès, les enfants sortaient de l’école des Lazaristes. On signala un chien enragé. Couvrant ses enfants, le Père Dillange se jeta au-devant du chien. Il fut cruellement mordu. Les soins qu’il reçut à l’Institut Pasteur d’Égypte furent inefficaces. Il mourut, dans d’effroyables souffrances. C’est sur une tombe lointaine, déjà perdue peut-être, que l’Académie va déposer une couronne. Est-ce qu’il ne vous semble pas que cet admirable sacrifice, obscurément accompli sur une sente de Cilicie, achève de peindre ceux que j’eusse voulu louer par des paroles dignes de la Compagnie que je représente. Tout ce qui relève de la France morale et intellectuelle lui appartient et, à dire comme nos concitoyens, religieux et laïques, ont, sur cette terre qui fut nôtre, soutenu le renom de la vieille patrie, j’éprouve une émotion profonde en même temps que la plus sainte des joies.

Voilà sur quels motifs l’Académie, s’éclairant des témoignages de l’ancien ambassadeur à la Porte, M. Constans, de l’amiral Pivet, commandant la division du Levant, du capitaine de vaisseau de La Jarthe, actuellement contre-amiral, commandant du Victor-Hugo, des agents du Département, dont les rapports lui furent gracieusement communiqués, voilà sur quels motifs l’Académie, joignant les noms des laïques à ceux des religieux, décerne des médailles de deux mille francs au Père Rigal, jésuite ; au Père Dillange, lazariste ; au Père Étienne Labardin, trappiste ; à M. Ressicaud, frère Antoine Dioscore, mariste ; à la Mère Mélanie, dans le monde Marie Mélaval, des sœurs de Saint-Joseph de Lyon ; des médailles de mille francs, qui sont un hommage, et non une récompense, à Mme Sabatier, à M. et MmeDaudé.

 

Messieurs, au risque d’épuiser votre attention, je me suis étendu sur l’admirable effort des missionnaires d’Orient ; je me conformais en cela aux volontés de M. de Montyon : il prétendait que l’Académie fit, tous les ans lecture d’un discours qui contiendrait l’éloge d’un acte de vertu. D’un seul !... Le discours, à la vérité, ne devait pas être de plus d’un demi-quart d’heure de lecture ; mais depuis lors, tout a augmenté. Je serais donc dans les règles si, par la faute des imitateurs de M. de Montyon, ce n’étaient cent vingt-huit actes de vertu que l’Académie récompense aujourd’hui. Cent vingt-huit ! Même réduisant l’éloge au demi-quart d’heure, il faudrait parler seize heures, sans une minute d’arrêt. Ce serait trop. Il me faut pourtant dire quelques mots des œuvres et des individus qui ont paru à l’Académie les plus intéressants et les plus méritants.

Parmi les œuvres, nous avons cherché celles qui poursuivent un but de préservation, de moralisation et de relèvement social. Certaines nous ont procuré, à les connaître, à en apprécier le mécanisme, de belles surprises. Une des mieux conduites, organisées aux moindres frais, avec le plus d’ordre et de méthode, est L’Abri, société de secours à l’époque du terme. Les frais généraux, les frais de bureau et d’écritures sont réduits au strict minimum. Le loyer annuel du siège social est de 600 francs. La question du terme est une des plus pénibles pour l’ouvrier de Paris. Un logement composé d’une chambre ou de deux cabinets ne coûte guère moins de 180 à 200 francs par an, soit de 50 à 60 centimes à prélever, par jour, sur un salaire de 3, 4 ou 5 francs. Survienne un chômage, une maladie, un accouchement, comment payer ? Et alors, ne sera-ce pas la vente des meubles, des pauvres meubles achetés à crédit et si chèrement payés ? Ne sera-ce pas la destruction de ce qui reste de foyer, ce foyer qui garde tout de même la femme, et parfois l’homme, des pires abaissements ? L’ Abri intervient à ce moment : grâce à un système de fiches combiné par l’ingéniosité d’un psychologue du premier rang, on retrouve au premier coup d’on vient le solliciteur, s’il a déjà été secouru, quelles sont ses charges réelles, et quelle est sa conduite habituelle. Par les comités, organisés dans la plupart des arrondissements et dans nombre, de localités suburbaines, une enquête, est faite, hors de toute idée de propagande religieuse ou politique ; un rapport est adressé, au Comité central, qui intervient près du propriétaire attribue ou refuse le secours demandé. Tout cela s’opère simplement et rapidement. De 1900, où elle fut fondeé, à 1909, l’œuvre a, par cotisations volontaires, encaissé plus de 600 000 francs. Elle a, entre 15 050 familles, distribué 540 000 francs : la moyenne du secours a été de 32  francs. La réputation de L’Abri est si bien établie, que, lors des inondations, le Syndicat de la Presse lui confié la distribution d’une somme de 200 000 francs. De tels services rendus à la population de Paris n’ont pu manquer de retenir l’attention de l’Académie, qui s’est plu à les reconnaître par le prix Rigot-Goulet, de 3 200 francs.

L’œuvre du Refuge de Sainte-Anne, ou, comme on dit, l’œuvre  de Mlle Chupin, remonte à 1854, et a obtenu depuis lors le suffrage de tous les gens de bien. Notre cher Albert Sorel y portait un intérêt particulier, et il ne tint pas à lui qu’elle ne fût couronnée dix ans plus tôt.

Mlle Chupin, durant qu’elle était inspectrice à Saint-Lazare, s’était préoccupée de ce que pouvaient devenir les filles qui, désireuses de se conduire honnêtement, étaient, lors de leur libération, jetées à la rue, sans parents, sans ressources et sans abri. Lorsqu’elle eut abandonné ses fonctions et qu’elle se fut retirée dans un petit appartement, certaines libérées y dirent l’y trouver. Elle les accueillit ; il en vint d’autres, puis d’autres. Après bien des traverses, elle finit par intéresser des personnes charitables à ses protégées, qu’elle installa, au nombre d’une centaine, dans un pavillon à Clichy. Pour assurer la perpétuation de son œuvre, elle entra dans l’ordre de Saint-Dominique, mais elle imposa à sa fondation, transférée rue de Paris, à Châtillon-sous-Bagneux, un esprit et des règles qui lui survivent. On ne voit à Châtillon ni costumes singuliers, ni grille, ni rien qui ressemble une contrainte. On y est parce que l’on veut y être. De là, cette liberté d’allures, cette franchise de rapports qui frappe le visiteur. Tout s’inspire de cette pensée de la fondatrice : « que les âmes jeunes doivent être gouvernées par le sentiment de l’honneur », et l’expérience des Sœurs prouve qu’en effet l’honneur peut survivre à bien des naufrages. La moyenne de la population hospitalisée varie de 130 à 150. Le plus grand nombre de filles a de 15 à 20 ans ; mais il en est dix de 13 a 15 ans, et quarante-quatre de 20 à 70 ans. La moyenne des sorties est de 50 à 60 : près de la moitié des sortantes rentrent dans leurs familles, l’autre moitié est placée. L’œuvre est soutenue en grande partie par des souscriptions et des aumônes dont le chiffre a baissé, ces dernières années, d’une façon inquiétante (86 000 francs de recettes eu 1909, contre 136 000 francs en 1907), alors que les frais de toute sorte augmentent, que les ressources s’épuisent et que les dettes d’entretien s’accumulent. C’est pourquoi, à la Sœur Marie-Dominique, supérieure de cette œuvre si intéressante, l’Académie a décerné le prix Honoré de Sussy, de 8 000 francs.

Une œuvre similaire, l’œuvre de préservation et de réhabilitation pour des jeunes filles, a été fondée, en 1892, par Mme Lannelongue, et notre éminent confrère de L’Académie des Sciences y continue sa généreuse et active protection. Dans cet établissement modèle du boulevard de Lorraine, à Clichy, il a tout conçu, tout organisé, tout construit, tout prévu ; il y passe l’après-midi de chacun de ses dimanches à continuer l’action moralisatrice de son admirable compagne. Cette maison fut destinée à recueillir des petites filles arrêtées pour de menus larcins, de légers délits, des infractions à la police des mœurs, qui, livrées à la justice, eussent été très menacées de devenir des coupables définitives ou des prostituées. Mais il est devenu singulièrement difficile d’accepter les enfants qui passent, en justice : « ces malheureuses, disait la présidente, Mme Coulant, sont plus profondément perverties, démoralisées, contaminées au moral et au physique que il y a une dizaine d’années, les enfants du même âge ». Aussi, de même qu’au refuge de Sainte-Anne, fondé pour recevoir les libérées de Saint-Lazare, « on n’y prend plus rien depuis 1878 », au boulevard de Lorraine. on restreint de plus en plus les admissions d’enfants venant du Palais ; en 1908, on n’en reçut que sept sur vingt-cinq : les autres avaient été amenées par leurs familles, ou étaient venues d’elles-mêmes. L’œuvre, fondée et dirigée par des laïques, emploie des religieuses pour les services intérieurs. La situation est florissante, puisqu’elle présente 33 000 francs de dépenses, contre 44 000 de recettes. Depuis quinze ans, plus de trois cents filles en sont sorties améliorées ou régénérées. Il y a là beaucoup de bien fait généreusement et intelligemment, et l’Académie l’a constaté par une médaille de deux mille francs.

Depuis quelques années, on se préoccupe en France d’imiter les œuvres américaines ou allemandes qui se proposent de faire vivre à la campagne, durant quelques jours, quelques semaines ou quelques mois, des groupes d’enfants ou de jeunes filles des villes, anémiés, débilités ou simplement fatigués. Quoique d’origine récente, car les premières œuvres parisiennes datent de 1881 et de 1882, le mouvement, en moins de vingt ans, a engagé les municipalités de grosses dépenses ; à de moindres frais, l’initiative privée a obtenu des résultats plus utiles. En 1907, les diverses œuvres municipales parisiennes de caisses des Écoles, subventionnées par le Conseil municipal, envoyèrent à la campagne 6649 colons, moyennant une dépense de 391 000 francs, et les œuvres privées en envoyèrent 18 541, moyennant une dépense qui ne fut pas très supérieure à la dépense globale de la Ville : car le prix de revient par tête et par jour varie dans les colonies de la Ville de 3 fr. 83 à 2 fr. 68 dernier chiffre, et dans les colonies privées de 1 fr. 16 à 1 fr. 50.

La plus ancienne et la plus vivace de ces œuvres, l’Œuvre des Colonies des vacances, filiale de l’œuvre de la Chaussée du Maine, a particulièrement intéressé l’Académie et, en la distinguant, elle encourage le mouvement même qu’elle a créé. Fonde en 1883 par Mmes de Pressensé et Louis d’Eichthal, présidée aujourd’hui et administrée par Mme Frank Puaux, l’œuvre n’a aucun caractère confessionnel ; elle a débuté par envoyer vingt enfants à la campagne ; seize ans plus tard, elle en envoyait 3 005, pour 3 958 mois de séjour. Le mois à la campagne revient de 35 à 40 francs ; à la mer vers les 60 francs. Malgré la bonne administration et la sévère économie, l’œuvre retient, d’exercices antérieurs, un déficit de 10 000 francs que l’aideront à solder les 2 000 francs du prix Buisson que l’Académie est heureuse de lui offrir.

Le repos pour les jeunes Parisiennes, œuvre fondée en 1906 par M. l’abbé de Maistre, a de plus grands besoins et des ressources moindres. M. l’abbé de Maistre a pris en pitié ces jeunes filles employées dans les magasins de confection, les boutiques, les administrations, les écoles, qui, faute de s’arrêter quinze jours ou un mois, glissent de la fatigue et de l’anémie à la tuberculose. Il a ouvert des asiles où elles se réfugient, se délassent et s’étirent avant de reprendre leur route. L’une des maisons du Repos, l’abbé de Maistre l’a établie à Beaumesnil dans une dépendance du château familial, afin que le parc royal en fût ouvert à ses protégées ; il a placé l’autre à Saint-Germer-de-Fly, dans l’ancienne abbaye que couronnent de leurs émouvantes silhouettes la grande église et la Sainte-Chapelle, œuvre de Pierre de Montereau. Ici comme là, direction laïque, simplicité hygiénique, aucun luxe, mais de l’air, des arbres, une excellente nourriture, de belles promenades, une vie saine, délivrée des soucis quotidiens. Saint-Germer est ouvert toute l’année et les mois d’hiver sont peut-être plus profitables que ceux d’été. En trois années, plus de quinze cents jeunes filles ont passé dans les deux maisons, occasionnant une dépense globale de 80 746 francs. Le progrès a été continu, les recettes — et aussi les dépenses— montant de 7 000 francs en 1906 à 27 000 en 1909. Le mois de repos que l’œuvre donne pour 50 francs lui revient à 65 francs ; le déficit est comblé par des cotisations volontaires, mais il reste à payer le mobilier de Saint-Germer, où une salle de bains était indispensable. L’Académie applaudit aux efforts de M. l’abbé Joseph de Maistre en lui décernant le prix Agemoglu de 4 000 francs.

Tous les Parisiens ne pouvant être menés à la campagne, certains philanthropes ont imaginé la campagne à Paris ; un extrait de campagne, à dire vrai, mais, pris même à dose homéopathique, ce remède guérit de bien des maux. La Société des jardins ouvriers de Paris et de la banlieue, fondée en 1903, sans aucun but confessionnel, se propose d’assurer à ses adhérents et à leurs enfants le bien-être physique et moral par le travail commun en plein air ; ainsi assainit-elle leur esprit, resserre-t-elle les liens de famille, inspire-t-elle de la propriété individuelle et procure-t-elle à des Parisiens l’inappréciable joie de manger les radis qu’ils ont fait pousser. Grâce aux méthodes qu’elle développe, un jardin de cent mètres carrés peut donner un rendement annuel de cent francs ; mais ce rendement, évalué ici en argent, qu’on se le représente en légumes qui améliorent l’ordinaire, et dont on dit avec orgueil les succulences variées et l’incomparable saveur.

Multiplier les jardins ouvriers, c’est, contre l’alcoolisme, un des plus efficaces moyens d’attaque. La Société recherche les terrains libres, en obtient la concession gracieuse ou la location à bas prix, fait les divisions et les clôtures, constitue les comités locaux qui procèdent aux enquêtes, assistent les bénéficiaires de leurs conseils et contrôlent la bonne tenue des jardins concédés. Ceux-ci étaient, en 1909, au nombre de 778, s’étendant sur 146 045 mètres, et répartis en trente groupes. Les conquêtes de la Société augmentent en proportion de ses ressources et l’Académie souhaite d’y contribuer par le prix Dunand de 1 000 francs.

Il est une forme de moralisation qui remonte à la plus haute antiquité : celle du Théâtre. Il n’en est pas qu’on dise plus efficace, et nul porte-idées ne les mène plus loin et ne les popularise autant : il faut seulement qu’elles soient bonnes. L’œuvre française et populaire des Trente ans de Théâtre a-t-elle pour objet de pratiquer, à chaque représentation, « les justes noces du Théâtre et de la Vertu » ? On ne le saurait dire. Il serait à craindre que la Vertu toute pure fit de médiocres recettes, et, pour le but qu’on se propose, il faut beaucoup d’argent ; mais le Beau c’est aussi du Bien ; enseigner l’amour du Beau, c’est ouvrir les grand’routes qui mènent au Bien, donc à la vertu ; donc le Théâtre c’est la Vertu. De plus, le but est tout de Charité, donc, de Vertu, ce qu’il fallait démontrer. Voici le mécanisme de l’œuvre qu’a imaginée, fondée, réalisée et que dirige avec un zèle infatigable et un succès toujours croissant, M. Adrien Bernheim, commissaire du Gouvernement près les Théâtres subventionnés. Il a sollicité et obtenu, une fois pour toutes, le concours actif, et naturellement gratuit, des artistes de la Comédie-Française et de l’Opéra-Comique, auxquels se joignent souvent ceux de l’Opéra, parfois ceux de l’Odéon, même ceux d’autres théâtres et divers grands artistes retirés de la scène. Les acteurs donc, ces altruistes infatigables, prêts à participer sans bénéfice à tous les bénéfices, s’en viennent, dans les salles suburbaines, jouer les pièces de leur répertoire, et d’un répertoire presque exclusivement classique, la Comédie-Française portant, avec l’Opéra-Comique, le poids des matinées. Le chariot de Thespis, à présent automobile, les mène du boulevard de Ménilmontant à l’avenue de Wagram, de la rue d’Allemagne à la rue de la Gaîté, de l’avenue des Gobelins au boulevard Ornano. Il y a des arrêts au Trocadéro, au Châtelet, aux Champs-Élysées, à la rue La Boétie, mais c’est pour prendre des voyageurs et non pour en laisser, et les prix diffèrent comme le public et les représentations. Dans les théâtres de la périphérie, on fait des salles combles et des recettes médiocres avec Corneille, Molière, Racine, Musset, Coppée, Daudet, avec Gounod, Bizet, Massé, Thomas et Meyerbeer ; dans les théâtres du centre, on a des salles aussi pleines et des recettes décuplées, grâce à des auteurs qui, entrés vivants dans la gloire, jouissent de leur immortalité sans avoir exprimé encore le désir d’en éprouver l’efficacité. Ils offrent non seulement leurs œuvres, mais leur parole, leur geste et leur direction et ils collaborent avec leurs habituels interprètes à des récoltes plus abondantes. Elles s’en vont, par secours immédiats de cinquante à cinq cents francs, à tout le petit monde des théâtres. En moins de huit années, plus de cinq cent mille francs ont été distribués de la sorte. À présent, outre les pauvres, l’œuvre s’occupe des malades et, dans le dispensaire inauguré l’an dernier, sous la direction du professeur Pozzi, huit cents ont trouvé les consultations et les médicaments gratuits. Une telle œuvre mériterait que l’Académie retînt ses quarante fauteuils à chaque représentation, mais le public se plaindrait de l’encombrement. Mieux est de lui adresser, comme une pression de notre sympathie, le prix d’une loge et une médaille.

Après, les œuvres parisiennes, il faudrait faire une place aux œuvres provinciales : elles sont généralement modestes. Souvent, l’initiateur est demeuré isolé ; les bonnes volontés ne se sont pas éveillées autour de lui ou elles se sont lassées, Pourtant, à travers vents et marées, grâce un effort de travail continu, tant qu’il existe, l’œuvre subsiste. Sont-ce bien des œuvres, à vrai dire ? N’est-ce pas plutôt, par un être de dévouement, et de bonté, l’exercice spontané et parfois irraisonné de ses dons de pitié et de tendresse ? Point d’ambition d’une survivance, d’une glorification posthume, d’une fondation perpétuelle. Certains êtres vivent et meurent pour les autres. Cela leur paraît tout simple, et ce sont des saints.

Telle Léonide Roux, une servante qui a la vocation de se dévouer à ses semblables. Sa marraine, dont elle était la domestique, lui avait laissé une rente viagère de cent francs et un capital de 10 000. Venue à Cannes en 1890, elle y prit en garde quelques enfants pour qui l’on promit une pension qu’on oublia de payer ; puis elle recueillit un vieux monsieur, venu de Paris, échoué là, ayant perdu toute sa fortune. Elle le soigna trois ans comme s’il eût été son père. À ces largesses d’aumônes, tout ce qu’elle possédait avait passé, mais M. Capron, maire de Cannes, et Mme Capron se sont faits à présent les banquiers de Léonide, dont l’orphelinat prospère. Cet orphelinat, unique en son genre, n’a pas de règlement ; tout s’y opère par l’amour. Mlle Roux a élevé trente-neuf enfants, presque tous des garçons : trois seulement ont mal tourné et elle ne les voit plus. Les autres reviennent avec bonheur vers leur mère adoptive. « Quand ils sont tous là, dit Léonide, ils sont bien contents et moi aussi. » Il y aura fête au Chalet de l’industrie à l’arrivée des 2 000 francs que l’Académie offre à Mlle Roux pour ses trente enfants, et cette joie-là sera faite de tant de larmes qui n’auront pas coulé !

Le chanoine Bourdon, qui a dépassé quatre-vingt-dix ans, est, depuis soixante, à la tête d’un patronage qu’il a fondé à Rennes, et qui aurait pu servir de modèle à toutes les œuvres post-scolaires. Divertissements sportifs, théâtraux, littéraires, l’abbé Bourbon a tout imaginé, mis au point et appliqué avec une admirable entente de ce qui attire et retient la jeunesse. Puisse l’hommage que l’Académie rend au vénérable abbé Bourdon, en lui décernant le prix Aubril, réjouir tous ces hommes qui, sans distinction d’origine, d’opinions, de carrières ou de professions, se sont groupés pour signaler le dévouement de leur vieil ami.

Il est ainsi des vertus dont l’admiration s’impose è tous. Sur le mémoire en faveur de Mme Céleste Adam, en religion Sœur Mathilde, supérieure de la Maison de Saint-Joseph, à Saint-Dié, s’apposent la signature de l’évêque et celle du maire, et à leur suite, toute la ville. En 1890, où Sœur Mathilde en prit la direction, la maison abritait quarante vieillards ; elle en hospitalise à présent cent quarante, dont au moins le tiers gratuitement. Pas de réserve, nul capital ; on vit au jour le jour, et, depuis vingt ans, on n’en a pas moins dépensé un million. « La Sœur Mathilde, disait M. le maire de Saint-Dié, nous a rendu d’immenses services à l’hôpital municipal. Toutes les fois que nous ne pouvions recevoir un infirme, nous le lui avons envoyé. Sa maison est la Maison des Rebuts. » Est-il un plus beau titre pour un asile de charité ? L’Académie offre à la Maison des Rebuts 2 000 francs, le premier capital que sœur Mathilde aura eu en avance d’un mois sur l’autre.

Vous vous étonneriez, Messieurs, en ce temps d’expansion coloniale, nous n’avions à vous présenter aucun dévouement qu’aient suscité les besoins des populations appelées par la France à la civilisation. Rassurez-vous ; non seulement nous avons l’œuvre, mais elle est admirable ; et si, sur le mémoire de la Sœur Mathilde, se rapprochaient l’évêque et le maire, ici, ce sont des missionnaires de toutes les sectes : catholique, réformé, protestant, un chef de district, le garde principal de la garde indigène, toutes les autorités, toutes les notabilités européennes momentanément réunies à Ambatolampy, en l’île de Madagascar, et c’est pour attester les services rendus par les Sœurs de la Providence de Corenc. Jadis établies près de Grenoble, elles durent s’expatrier. L’évêque de Tananarive, à qui elles demandèrent un coin de son diocèse à catéchiser, répondit que la mission était ruinée, et qu’il ne pourrait rien pour elles. Elles ne s’embarquèrent pas moins en 1900, et, dès leur arrivée, elles se mirent à la disposition du missionnaire, l’abbé Fontanié, qui évangélisait des peuplades autour du massif de l’Ankaratra. Elles avaient eu dessein de se vouer aux lépreux dans les provinces du Vaninankaratra, niais, avant leur arrivée, le gouverneur avait remis et confié la léproserie à une mission norvégienne. Faute de lépreux, elles adoptèrent les orphelins et les vieillards. Elles en ont recueilli deux cents qu’elles logent, habillent, nourrissent et soignent dans quatre établissements où elles ont ouvert aussi des écoles gratuites. Certaines des Sœurs parcourent les hameaux, soignant les malades, instruisant les enfants, distribuant des remèdes et des habits, portant sur leur dos et ramenant ainsi des impotents. Au début, elles allaient à pied, mais le climat, la fatigue, la fièvre les terrassèrent, et puis, que de temps perdu ! À présent, elles vont à cheval, à âne ou à mulet ; leur cavalcade inusitée et touchante part à la conquête des âmes, et ramène parfois quelque vieille rabougrie, bossue, roulée en hérisson, nue comme à la naissance, mais dévorée de vermine, que tous ont abandonnée et qui meurt de faim. Et elles font de cette loque humaine leur enfant gâté. À présent, pour loger leurs protégées, elles construisent une maison ; elles la construisent de leurs mains, pétrissant le mortier, posant les briques, grimpant sur les échafaudages, et, à quatre, tirant la charrette. Il leur faudrait 30 000 francs par an de budget normal ; elles reçoivent à peine de France 2 à 3 000 francs. Cette année sera bonne pour les religieuses de la Providence. L’Académie leur offre un prix de 3 000 francs, qui leur permettra de remonter leur cavalerie et de faire manipuler la chaux qu’elles malaxaient elles-mêmes.

Messieurs, j’ai voulu dire un mot presque de chacune des œuvres que l’Académie a distinguées. Je voudrais à présent louer les vertus individuelles qui ont paru mériter des prix ; elles sont trop ! Je ne saurais recommencer avec vous le dépouillement que nous sommes à trois reprises, pesant et repesant les témoignages, et recherchant si, au lieu d’une récompense méritée, ce n’était point une complaisance qu’on demandait à l’Académie. Comment se défendre d’une telle pensée, lorsque dans un dossier renfermant des attestations flatteuses d’un parlementaire, on trouve cette lettre même de la personne recommandée, un instituteur : « Vous me feriez un réel plaisir et tâcherai de vous être utile aux élections prochaines ; la lutte sera peut-être chaude ; mais ici, jouissant de l’estime de la population dans ce pays où je viens habiter, je peux vous être reconnaissant. » De telles découvertes rendent sceptique, quant aux recommandations et aux certificats, et redoublent les scrupules. Malgré cela, je ne dis point que nous ne puissions être trompés, mais au moins tentons-nous de défendre le bien des pauvres, de décerner en justice les récompenses dont les morts nous ont institués les distributeurs, et que nous souhaiterions décupler ; car les besoins sont si grands ! les candidats sont si nombreux ! De ces dossiers qu’on nous transmet de tous les coins de la France, monte un tel cri d’angoisse ! On voudrait, chaque année, tant qu’ils vivent, porter à ceux dont on a apprécié les extraordinaires vertus, ce coup de fortune qu’ils ont reçu une fois, et puis jamais plus. Il y a des domestiques, des femmes surtout, qui, depuis des vingt, des quarante, des cinquante ans, servent sans gages des maîtres ruinés, travaillent au dehors pour leur gagner un peu de bien-être, adoptent et élèvent leurs enfants, leur gardent jusque dans la mort une admirable fidélité. Voici une négresse, née à Pondichéry il y a soixante-treize ans, qui, en 1890, fut amenée en France par son maître veuf avec une fille de 15 ans. Cette fille se maria, eut cinq enfants, mourut soignée uniquement par Nénène qui avait charge de tout dans la maison : on vivait sur la pension de retraite du vieux devenu aveugle. Quand il mourut, il y a vingt ans, il n’y eut plus que les très légers subsides du père parti pour l’Orient et se souciant assez peu de ses enfants. Ils grandirent pourtant, sous l’œil de la fidèle Nénène, prirent leur essor, se marièrent : un, ruiné, fourbu, mourant, revint à sa vieille bonne, amenant ses deux enfants. Elle reçut les trois êtres, donna son lit, coucha par terre, paya l’enterrement, habilla de deuil les enfants, les mit à l’école à douze francs par mois, et elle gagnait ces douze francs en faisant des ménages. De tout ce qu’elle avait économisé, il lui restait deux obligations. Un autre des fils commit « une indélicatesse ». Pour sauver l’honneur du nom, la négresse les donna toutes deux. Certains de ses pupilles sont hors d’affaire ; ils l’ont oubliée ; elle n’oublie point, et, moyennant qu’elle marchande tous ses besoins, elle entretient la tombe de ses maîtres et y porte des fleurs. On nous dit, Messieurs, que tout Marseille connaît et admire Nénène ; que Marseille se réjouisse : Nénène est couronnée !

C’est aussi de Marseille que nous vient M. Jean-Jacques Tocci, chef de gare à Saint-Charles-Voyageurs. M. Tocci, Niçois d’origine, a quarante-huit ans et il est père de quatre enfants ; mais il est d’abord sauveteur. Il retire des enfants du feu, des eaux ; il en arrache des comtes italiens arrivés tout exprès de Monte-Carlo ; il arrête des chevaux emportés, mais, où il excelle, c’est sur le rail. Il y a toujours des voyageurs qui traversent les voies au moment où les trains vont passer et se croisent. Tocci est là, et il les sauve. Aussi a-t-il reçu de la France, de l’Italie et de la Grèce des distinctions flatteuses auxquelles l’Académie joint le prix Gémond de 500 francs.

Je n’ai pu choisir qu’un exemplaire de chaque type. Voilà la domestique et le sauveteur. Voici à présent la garde-malade : Marie Gatiniol ; elle est née à Monestier, en Corrèze, il y a quatre-vingt-trois ans. Elle était vive, enjouée, aimait à ce point la danse que d’une maladie qu’elle en prit, elle faillit mourir. Elle guérit, mais, aussi ardente au bien qu’elle l’avait été au plaisir, elle fut, de seize à quarante et un ans, la plus active, la plus dévouée, la plus intrépide des sœurs de charité laïques. En 1918, éprouvant le besoin d’une direction, elle entra dans cette congrégation des gardes-malades, dite de Saint-Proyet, qui rend en Corrèze des services sans prix. Elle fonda, elle dirigea avec succès des maisons de son ordre ; mais elle préférait obéir à commander ; elle sollicita de rentrer dans le rang et elle fut envoyée à Tulle où, depuis trente ans, elle se dévoue au service des malades avec une générosité qu’égale l’intelligence de ses soins. À quatre-vingt-deux ans, elle passait encore vingt-six à vingt-sept nuits par mois auprès de ses malades. « Une ville entière, composée de citoyens aux opinions politiques et religieuses les plus diverses » demande pour Marie Gatiniol un prix que l’Académie est heureuse de lui décerner.

En regard de Sœur Marie, je voudrais, comme en un diptyque, peindre la figure de l’abbé François Corvez. C’est un fils d’ouvriers qui voulait être prêtre : à la Guerre, il fut attaché à l’ambulance de Morlaix où il se prodigua. Ordonné prêtre en 1873, il dut, six ans après, pour infirmités, renoncer au ministère paroissial. Il se retira à Morlaix, sans aucune ressource ; dans la mansarde où il logeait sa pauvreté, il recueillit un, puis plusieurs enfants abandonnés ; il mendia pour eux ; il créa un atelier pour les habiller et les faire vivre. Il institua un patronage qui est arrivé à une façon de prospérité. Il va chercher les enfants dans les rues, les moralise, les instruit, les nourrit, les habille ; il les soigne dans leurs maladies, les veille dans la mort. Il est l’apôtre des enfants. Deux cents habitants de Morlaix, des plus qualifiés aux plus humbles, ont demandé que l’Académie distinguât l’abbé Corvez. « Dans le pays tout entier, disent-ils, il est entouré de vénération. Quand il passe, toutes les têtes se découvrent, tous les cœurs s’émeuvent et l’on entend murmurer : Saluez, c’est la charité qui passe. » L’Académie décerne à l’abbé Corvez un prix de mille francs.

Et la piété filiale, qui, elle seule, nous a paru mériter quarante et une récompenses, serons-nous condamnés à n’en point parler ? Voici en deux mots le cas de Paul Quesnel. Il vient d’avoir quinze ans. Il est le dernier enfant vivant d’une pauvre femme dont le mari fut enfermé, voici douze ans, dans un asile d’aliénés. Elle vint alors de Normandie à Paris avec cet enfant et une fille. La fille s’est mariée, a eu trois enfants et, a succombé aux mauvais traitements de son mari, qui a laissé ses enfants à sa belle-mère et n’envoie rien pour eux. Paul Quesnel a adopté ses neveux. Avant suivi l’école primaire chez les Frères, à Rouen, il est, en 1907, entré comme apprenti dans une maison d’électricité : son salaire, qui s’améliore, a passé de 1 franc à 2 francs par jour ; quel qu’il soit, il l’apporte pour ses enfants. Leur père menace de les reprendre pour les mettre à l’Assistance publique, et la loi le rend leur maître. Alors ces pauvres êtres tremblent. Il y a dans cette histoire des détails tragiques que n’imaginerait point le plus inventif dramaturge. L’oncle de quinze ans se tient sur la brèche et, par bonheur, il est secondé par des âmes généreuses et touchantes. L’Académie disposant du prix Passemard le décerne à Paul Quesnel.

En présence de la décadence morale qui s’atteste dans la jeunesse par une effrayante progression des suicides, des délits et des crimes, n’est-il point utile de montrer des êtres qu’a modelés une éducation différente ; qui reconnaissent des devoirs, les acceptent et les remplissent ; pour qui l’altruisme est une passion et le sacrifice une jouissance, et qui croient avoir assez « vécu leur vie » s’ils en ont donné toutes les heures à leurs semblables. Je n’ai garde d’attribuer leur formation à certaines doctrines religieuses plus qu’à d’autres. J’imagine qu’ils sont, parce qu’ils sont ; selon leur éducation, leur nature se développe dans une telle voie et, selon une telle formule ; ils subissent et ils gardent une empreinte qui se reproduit sur chacun de leurs actes et les différencie d’actes analogues : mais tous portent un caractère semblable qui se retrouve dans les vertus qu’ils pratiquent, comme dans les œuvres qu’ils fondent et c’est qu’ils ont un tempérament spiritualiste ou qu’ils sont influencés par une telle doctrine.

Chez ceux-ci, s’accusent davantage l’esprit d’ordre, d’organisation et de méthode, la netteté des règlements et la rigueur de la comptabilité ; chez ceux-là, l’imagination, l’aménité et, au milieu de quelque imprévoyance, la tendresse et la chaleur d’âme ; ailleurs on se rapproche du premier type et, selon l’atavisme et la première formation, on s’adapte plus ou moins aux diverses formules ; mais partout l’inspiration demeure spiritualiste, aussi bien que les procédés d’action, fût-ce lorsqu’on tente d’opérer la moralisation uniquement par l’action réflexe de l’amélioration physique. En conscience, de tous les cas étudiés, ceux-là seuls valaient sur qui l’Esprit a soufflé. Ce sont ceux-là que nous avons récompensés et que désigne notre suffrage. Aussi bien, fut-ce pour de tels emplois que l’Académie fut commissionnée par les morts, ils voulurent se survivre en des foyers de belles actions ; ils voulurent que la fortune qu’ils avaient amassée et qu’ils offraient aux pauvres fût entre vos mains excitatrice de vertus, qu’à jamais quelque bien en résultât et que s’épanouît sur leurs tombes la corolle immaculée des lys rustiques. Et c’est ainsi, pour respecter et pour remplir le vœu des morts, pour répandre l’aumône aux conditions qu’ils ont fixées, pour honorer leur mémoire en récompensant en leur nom ceux qui se sont signalés par leur amour des autres et leur désintéressement d’eux-mêmes, c’est ainsi que, chaque année, à cette place, selon le rite bientôt séculaire, un des membres de notre Compagnie célèbre les vertus qui subsistent dans la nation, qui lui apportent une espérance et une consolation, et qui, tant qu’il y aura des hommes de bonne volonté, mériteront leur respect et leur reconnaissance.