Inauguration d’une plaque rappelant le séjour que fit Racine à Uzès, en 1661 et 1662

Le 1 septembre 1929

Henri BREMOND

INAUGURATION D’UNE PLAQUE RAPPELANT LE SÉJOUR QUE FIT RACINE À UZÈS, EN 1661 ET 1662

Le dimanche 1er septembre 1929

DISCOURS

DE

M. HENRI BREMOND
MEMBRE DE L’ACADÉMIE

 

 

MESSIEURS,

L’Académie française est heureuse de s’associer à l’hommage que rendent aujourd’hui à Racine la ville d’Uzès et l’Académie de Nîmes. À celle-ci nous unit une amitié plus de deux fois séculaire, et que nous ne voulons perdre aucune occasion de resserrer. Quant à votre noble ville, Messieurs, comment ne serait-elle pas particulièrement chère aux fidèles de Racine ? Entre les divers pèlerinages où notre piété envers lui revient se purifier et s’exalter en se raisonnant, Uzès est un des plus riches en souvenirs authentiques, en évocations significatives. La Ferté-Milon ne garde que son berceau. Port-Royal ne l’a connu qu’à travers les demi-mensonges, poétiques ou autres, de l’âge ingrat. À l’automne de 1661, il aura bientôt vingt-deux ans : vous l’avez reçu incertain, un peu gauche, précoce à la fois et plus jeune que son âge ; un brillant élève, souple à imiter les maîtres de l’heure et ambitieux de les dépasser, mais de qui les facultés de croissance dorment encore. Nul indice qui annonce le Racine d’après-demain. Et, après l’avoir nourri pendant plus d’un an, vous nous le rendez, sinon tout changé en lui-même, — car il n’a pas fini de croître — du moins volontairement et infailliblement orienté vers cette bienheureuse métamorphose. Le Racine de l’histoire est né à Uzès. Ici, ont achevé de se dessiner les traits caractéristiques de l’homme ; ici a commencé de se dégager le propre génie du poète.

On trouverait les lettres d’Uzès moins spirituelles si on ne savait qui les a écrites. Le bel esprit et l’esprit tout court s’y rejoignent. Elles sentent le livre. Ce mot de Sainte-Beuve est juste et suffit. Pour nous, Messieurs, ce jeune provincial, ébahi tour à tour et moqueur, ce Franchimand, dirait Mistral, nous amuserait plutôt. Il s’étonne que votre acropole soit un rocher, que vos olives ne se mangent pas à même la branche comme des cerises, et, avec une insistance plus épaisse, que les Provençaux parlent provençal. De méchante humeur à certains jours, ébloui à d’autres, mais tout le temps, qu’il l’avoue ou non, sensible, beaucoup plus sensible que ne l’avait été le Normand Malherbe, aux beautés de notre Midi. Il a deviné, et même il a aimé confusément cette terre lumineuse, discrète et subtile. La Provence écervelée et tapageuse que d’autres Franchimands doivent inventer plus tard à leur propre image, Racine ne l’a pas soupçonnée, et il ne plaisante que du bout de la plume lorsqu’il espère que « l’air du pays va le raffiner ». « Car je vous assure, continue-t-il, qu’on y est fin et délicat plus qu’en aucun lieu du monde. »

Distant déjà, cérémonieux, comme il le sera toujours, mais ici en moins humain ou en plus guindé. Il n’y a de confidences dans ces lettres qu’involontaires, mais combien précieuses pour nous, quoique d’abord elles nous déroutent ! C’est qu’en effet le Racine de ces lettres ne ressemble ni au « doux poète », dont une humide romance de Sainte-Beuve chante les larmes intarissables, ni au tourmenté, au possédé, au frère de Phèdre et d’Ariane que plusieurs de nos contemporains se plaisent à voir en lui. Ni tragique ni tendre, il ne nous émeut d’aucune façon. « Une surprenante domination de soi-même, écrit un juge excellent. M. Bellessort.... ces lettres si joliment tournées laissent une impression de sécheresse, l’image qui s’en dégage est celle d’un jeune homme impertinent, souple et fin qui se réserve et s’étudie. » Jules Lemaitre n’a pas le courage de se rendre à une évidence qui l’afflige. « Les lettres d’Uzès, dit-il, très jolies dans leur léger apprêt, nous montrent un jeune homme d’une sensibilité très vive — où donc a-t-il vu cela ? — et d’un esprit très net ; — à la bonne heure ! — inquiet de femmes et de l’amour et qui, parmi ses inquiétudes et ses frissons, poursuit son dessein. » Où ces inquiétudes où ces frissons, où Vénus tout entière à sa proie attachée ? « Ce jeune homme, a-t-on-dit encore, qui porte en lui Hermione, Roxane, Phèdre… » S’il les porte, il les cache bien. Jamais ces princesses blessées n’auront si paisiblement dormi.

À la vérité, le dessein qu’il poursuit, un bénéfice d’Église, ne l’enchante guère. Mais, déjà positif et sensé, il ne se révolte pas contre la vocation que les siens ont choisie pour lui et qui lui promet un loisir assez confortable. Perspective plus bourgeoise sans doute qu’héroïque, mais d’une parfaite décence. Il connaît les devoirs de la carrière où il s’engage et il entend les remplir. Oh ! le moins désagréablement possible ! Mais qui veut la fin veut les moyens. Songez du reste — on l’oublie souvent aujourd’hui, mais l’auteur de Port-Royal nous le rappelle, — que Racine « avait la foi dans toute la force du mot ; la foi des petits et des simples ». Et leur conscience. Pour tout ce qui touche au devoir chrétien, ni à Uzès, ni à Paris, il ne s’est jamais cru au-dessus ou en dehors de la loi commune, Timoré plutôt et jusqu’au scrupule. À l’heure où nous le prenons, on ne voit pas, du reste, qu’obéir à cette loi lui coûte des efforts surhumains. À la veille de Pâques 1662, quand il rumine sa confession générale, s’il ne l’a faite dès son arrivée, son bagage criminel n’est pas si lourd. Quelques bouteilles de trop en compagnie du vieux La Fontaine, une oreille trop gourmande prêtée aux prouesses du jeune Le Vasseur qu’il prenait et qui se prenait lui-même pour un Don Juan. En tout cela rien de bien noir. À Uzès même, moins encore.

« Croyez, écrit-il d’ici à son confident, croyez que si j’avais reçu quelque blessure en ce pays, je vous la décrirais naïvement... ; mais, Dieu merci, je suis libre encore et, si je quittais ce pays, j’en rapporterais mon cœur aussi sain et aussi entier que je l’ai apporté. Sur quoi, son biographe le bon Mesnard, surpris, comme Lemaître, de voir Racine brûlé de si peu de feux : « Il serait injuste, dit-il, de ne pas faire dans cette conduite une bonne part à la sagesse — mais, bien entendu ! — un grand empire — et facile — sur soi-même... Au fond, il avait déjà beaucoup de sérieux dans l’esprit... Le poète des tendres sentiments n’était pas aussi vulnérable qu’on serait d’abord tenté de le supposer ». Lorsqu’il rencontre, vivantes, dans les rues d’Uzès, Hermione et Phèdre, il les prend pour des malades. Pauvres cerveaux que notre soleil a brouillés. « Telle est l’humeur des gens de ce pays-ci, écrit-il, et ils portent les passions au dernier excès. » Et encore : « Vous saurez qu’en ce pays-ci, on ne voit guère d’amour médiocre : toutes les passions y sont démesurées. » C’est donc que les siennes ne le sont pas. De son propre aveu, l’amour normal, tel que Racine le conçoit, ne s’élève pas au-dessus du médiocre. Dans la vie réelle s’entend. Chateaubriand pense qu’« on ne peint bien que son propre cœur en l’attribuant aux autres ». Cette confusion entre deux ordres pour lui si distincts, aurait offensé le pudique et secret Racine. Qu’en lui, à Uzès, s’ébauchent déjà les ardentes créations de son âge mûr, que déjà s’enchevêtrent les liens qui l’uniront un jour à Phèdre et à Hermione, comme aussi bien à Narcisse et à Josabeth, nous n’en doutons certes pas ; mais ce mystérieux travail s’amorce au plus profond de son être, dans ces régions toutes sereines où la poésie attend ses élus, loin de la zone sentimentale où règnent la chair et le sang.

Cependant, il continue son apprentissage. Mais ni les Stances à Parthénice qui se laissent encore lire avec agrément, ni, j’imagine, les Bains de Vénus que nous n’avons plus, ne sont encore des vers de poète. On n’y reconnaît pas la voix inimitable de Racine. Pour nous rendre enfin à ses talismans, il nous faut attendre Andromaque. Mais c’est ici, du moins, qu’il commence à descendre au fond de son moi le plus vrai, à s’acclimater dans ces retraites obscures où s’élabore lentement « l’acte même des muses », comme parle un grand poète de chez nous, Paul Valéry : pressentiments et préparations dont nous pouvons suivre l’agile progrès, non pas dans les versifications qui l’occupent encore, mais dans les cahiers vraiment délicieux et trop peu célèbres, où il médite sur l’Odyssée, et où, s’offrant de tout son être aux rayons d’Homère, il vit déjà poétiquement lui-même.

Il les écrit dans ce pavillon et pour lui seul, ne guettant l’approbation et ne redoutant l’ironie de personne. D’où la sincérité absolue, la fraîcheur, l’étonnante hardiesse de ces notes. Il lui arrive même d’y dénoncer, lui toujours si précautionné dans ses rapports avec les puissances, le pharisaïsme mortel de la tradition prétendue classique. Le choix seul qu’il a fait de l’Odyssée pour son livre de chevet, est déjà un sûr indice d’indépendance. Racine poète ne doit rien aux maîtres de sa jeunesse, pas plus qu’Alfred de Musset ne doit sa libre fantaisie aux professeurs de Louis-le-Grand. Port-Royal ne lui a montré que les trois grammaires. Et certes c’est très beau qu’à vingt ans il lise Pindare presque aussi couramment que Desportes. Mais, pour le grand goût Racine ne relèvera que de lui-même. Jusqu’ici trop docile, il mettait Virgile au-dessus de tout, non pas le Virgile d’Horace ou de Montaigne, mais tel que l’avait fossilisé l’humanisme finissant des Scaliger et des Rapin : l’arbitre des conventions élégantes, le dispensateur de toutes les recettes verbales, le demi-frère d’Ovide, Ces Messieurs du saint Désert, fidèles aux consignes littéraires de leur temps, avaient lu, sans froncer le sourcil, les pauvres vers latins où le petit Racine sacrifiait cavalièrement Homère à Virgile :

O quantum cunctos visus superasse poetas...
Ambitiosa suum frustra miratur Homerum Groecia...

Il rougirait maintenant, clans son pavillon, de cette irrévérence sacrilège. Il vient de découvrir l’unique splendeur d’Homère et, du même coup, la pure essence de la poésie. Les mots lui manquent, pour exprimer les émerveillements indéfinis de sa conversion. « Les livres de l’Odyssée, écrit-il naïvement, vont toujours de plus beau en plus beau. » Un enthousiasme si vrai qu’il peut se permettre les sans-façon de l’amitié. Homère l’amuse autant qu’il le ravit. Comme un écolier en rupture de classe, il rit et gambade sur les pentes du Double Mont. Pas une ligne, dans ces gros cahiers, qui ne respire la joie. Les résumés des passages qu’il ne se donne pas le temps de transcrire pétillent parfois d’une malice innocente. Au souvenir d’Ulysse, écrit-il. Ménélas se met à pleurer. Nestor fait de même ; « car il se souvenait de son frère Antilochus et il dit à Ménélas : « Croyez-moi, changeons de discours, car je n’aime pas pleurer pendant le souper ; mais demain au matin, tant que vous voudrez. » Ou encore : « Elle lui dit qu’il aille trouver Protée qui vient tous les jours dormir la méridienne, avec tous ses veaux marins. » Soyez sûrs que le traducteur patenté de cette époque, Robert Arnauld d’Andilly, que Port-Royal aura donné pour modèle au petit Racine, entendait le métier d’une autre façon. Il va bien sans dire que le ton de ces notes n’est pas toujours aussi gai, mais toujours aussi paisible. L’Odyssée fait peu de place aux convulsions de ce que l’Enéïde appelle le duras amor. Racine s’accommode fort bien de ce climat sans orages. La belle Hélène, enfin revenue au calme devoir domestique, ne lui paraît pas trop bourgeoise. Il sait gré au vieil aède de la décrire « en ménagère ». « Parce qu’elle vient à la négligence, dit-il, (Homère) la compare à Diane. » Vénus a lâché sa proie. C’est mieux ainsi. Au demeurant, point de pitié pour ses victimes. Ayant traduit avec une complaisance manifeste le rude couplet de Ménélas sur la vengeance du lion trompé, « cela va bien, poursuit le rigide scoliaste, à de certaines gens qui veulent débaucher des femmes dont les maris valent bien mieux qu’eux ». Il a tout de la sagesse, même les orties. Cependant l’épisode de Nausicaa le comble. Il ne sait plus se détacher de cette merveille si peu frémissante et déjà, en quelque sorte, presque racinienne, si j’ose m’exprimer ainsi. Ulysse n’est-il pas ici, en effet, l’exemplaire achevé de cette exquise galanterie, aussi poétique aux yeux de Racine que l’amour, sinon davantage : « Autrefois, dans l’île de Délos, près de l’autel d’Apollon, j’ai vu un jeune palmier qui s’élevait majestueux comme vous... » Et c’est un naufragé, dégoûtant d’écume, qui parle ainsi. Cette « harangue à Nausicaa, remarque voluptueusement notre poète, est une des plus belles pièces d’Homère et des plus galantes. » Avec cela, nul besoin qu’on nous rappelle que Racine choisira bientôt pour son théâtre des sujets qui nous semblent plus troublants. Comme Pyrrhus à Ulysse, toutes ses princesses, je dis toutes, donnent la main aux nobles dames de l’Odyssée. Il y a moins loin qu’on ne pense de Phèdre à Nausicaa. Esther et Josabeth au besoin les rapprocheraient Une seule et même vision les a créées toutes, cette vision sereine et rassérénante qui est le privilège des poètes et qu’Homère vient d’ouvrir à ce jeune clerc. Comme l’a dit M. Lytton Strachey — un des rares Anglais qui ne soient pas imperméables au charme de Racine, — « tous les personnages de ce théâtre habitent le même monde, lequel n’est pas une simple copie, mais la projection sublimée du nôtre ; un monde qui se meut, allègre et beau, dans un éther plus vaste où se respire un air tout divin ; un monde, purifié par on ne sait quel feu de nos fièvres et de nos lèpres ; où le mot laideur n’a plus de sens, où nos passions se dépouillent de leur épaisseur terrestre, où l’angoisse n’est plus qu’une nouvelle grâce, où la mort perd son aiguillon ».

Ainsi, Messieurs, si le temps nous le permettait, nous pourrions suivre, dans ces notes ingénues, les premières expériences poétiques de Racine. Il vit sous nos yeux, il réalise, il confirme les observations prestigieuses d’un autre poète sur « l’arcane de la génération des poèmes ». J’imagine le poète, écrit Paul Valéry, « un esprit plein de ressources et de ruses, faussement endormi au centre imaginaire de son œuvre encore incréée, pour mieux attendre cet instant de sa propre puissance qui est sa proie. Dans la vague profondeur de ses veux, toutes les forces de son désir, tous les ressorts de son instinct se tendent. Là, attentive aux hasards entre lesquels elle choisit sa nourriture, là, très obscure au milieu des réseaux et des secrètes harpes qu’elle s’est faites du langage dont les trames s’entretissent et toujours vibrent vaguement, une mystérieuse Arachné, muse chasseresse, guette. »

Telle a été, Messieurs, l’histoire intime de Racine à Uzès, écoutant les leçons d’Homère, et naissant à la poésie. Non pas que vous ou moi nous rêvions d’attribuer aux influences de votre ciel le miracle de Racine. Serait-ce un miracle si le duché d’Uzès suffisait à l’expliquer, ou la Picardie ? Action imperceptible du milieu, du paysage, voire du mistral ; à nous peu importe s’il reste vrai que le poète, encore plus incertain lorsqu’il débarque chez vous, ne l’est plus lorsqu’il vous quitte. Son étoile capricieuse a voulu qu’il fît son noviciat poétique assez loin de l’Ile de France. Ainsi avant lui, Malherbe à Aix-en-Provence ; après lui, Mallarmé en Avignon. Des trois, Racine est sans doute celui qui répond le mieux à l’idée que se forment du poète les pays de l’adiousias. L’auteur de Phèdre et d’Athalie, plus lourdement et plus longtemps méconnu en France que ne le seront les romantiques. Ses premiers admirateurs lui étaient à peine moins fermés que ses ennemis. La vraie religion de Racine, c’est un Provençal qui l’a fondée, devançant de près d’un siècle Anatole France et Jules Lemaître. « Vauvenargues et Voltaire, écrit Suard, sont les premiers qui aient assigné à Racine son véritable rang. » Vauvenargues, ajouterai-je, guidé par un goût peut-être plus sûr ou plus pur de la poésie que Voltaire, lequel ne distinguait pas très bien ce qui lui manquait pour être un autre Racine. « Personne n’est plus original, écrit le philosophe d’Aix-en-Provence ; personne n’éleva plus haut la parole et n’y versa plus de douceur. » Et, oubliant pour une fois, la modération que nous commandent nos sobres collines, « serait-il trop hardi, poursuivait-il, de dire que c’est le plus beau génie que la France ait eu ? » Votre ferveur, Messieurs, est moins exclusive. Il vous suffit que Racine soit incomparable, si jeune encore de gloire et de poésie que nous défions hardiment les siècles passés de l’avoir aimé comme nous l’aimons. Au nom de l’Académie française et de toute la France poétique, je vous remercie, Messieurs, de nous avoir réunis aujourd’hui avec tant d’éclat, devant ce pavillon aux harpes secrètes, où nous venons d’entendre, et où, grâce à vous, l’on entendra longtemps encore, vibrer le vol prochain du vers de Racine.