5e centenaire de Jeanne d’Arc. Le sacre de Charles VII et le triomphe de Jeanne d’Arc

Le 17 juillet 1929

Alfred BAUDRILLART

CINQUIÈME CENTENAIRE DE JEANNE D’ARC

17 juillet 1929

LE SACRE DE CHARLES VII ET LE TRIOMPHE DE JEANNE D’ARC

DISCOURS

PRONONCÉ PAR

M. ALFRED BAUDRILLART
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
ARCHEVÊQLE DE MÉLITÈNE

 

« Nunc cognovi quoniam salvum fecit Dominus Christum suuM. Maintenant, je sais que Dieu a sauvé celui qu’il a choisi pour l’onction sainte, son Christ. » Ces paroles, le roi David les dit lui-même au psaume dix-neuvième ; mais elles s’appliquent si exactement à l’événement dont nous célébrons aujourd’hui la mémoire que je n’ai pas craint de vous les proposer comme contenant tout le sens de ce discours.

 

Éminences,
Messeigneurs,
Messieurs et mes Frères,

Le 17 juillet 1429, de grandes choses s’accomplissaient en ce lieu ; il y a cinq cents ans, jour pour jour, heure pour heure. Cinq cents ans ! Que c’est loin et que c’est près ! C’est loin : combien d’événements depuis lors, quels changements dans l’état social et politique de notre pays, que de guerres et de révolutions ! C’est près : dix vies humaines de cinquante ans, sept ou huit de moyenne durée ; près, puisque nous nous souvenons d’un souvenir qui n’est pas purement celui de l’histoire, d’un souvenir vivant ; l’écho de ce qui vibra alors dans l’âme de nos ancêtres vibre encore réellement dans nos âmes et les émeut ; qu’elle le veuille ou non, notre génération se sent avec la leur un certain lien de solidarité. Si nous sommes ici le 17 juillet 1929, c’est parce que nos pères y furent le 17 juillet 1429. Telle est la raison pour laquelle Votre Éminence, heureusement inspirée, en cette année jubilaire de sainte Jeanne d’Arc, célébrée par toute la France, a voulu donner à Reims une juste réplique des merveilleuses fêtes qui se déroulèrent à Orléans au mois de mai, et qui, de la présence du chef de l’État et d’un légat du Pape, tirèrent non seulement un grand éclat, mais une profonde signification. Après Orléans, Reims devait venir, car, si dans la mission de notre sainte Jeanne d’Arc, Orléans est le signe de Dieu, Reims est le but, la décisive raison d’être. Convoqués par Votre Éminence, notre très cher et très respecté cardinal archevêque de Paris qui vient de célébrer le saint sacrifice, les évêques de votre province, ceux des cités que vous avez si justement appelées les cités johanniques parce qu’elles furent marquées par quelque action de Jeanne, tout au moins par son passage, un grand nombre de prélats et d’ecclésiastiques de tout ordre, ont joyeusement répondu à votre appel ; les autorités civiles ont bien voulu se joindre à nous et nous leur en exprimons notre joie et notre gratitude ; des hommes éminents, des milliers de fidèles, appartenant à toutes les conditions, ont pris place dans cette église ou en assiègent les portes. Et si vous avez daigné demander à celui qui a eu l’insigne honneur de célébrer trop imparfaitement la Vocation catholique de la nation française, de prendre la parole, n’était-ce pas encore avec la pensée qu’il méditerait devant vous et avec vous ce qui fit, il y a cinq cents ans, l’objet des réflexions de nos aïeux, détermina leur conduite et exerça une si forte et si durable influence sur la suite de notre histoire ?

Évoquons donc, si vous le voulez bien, d’abord le lieu et la scène, puis les personnages et leurs pensées.

Ce sera tout le partage de cet entretien.

Daigne l’Esprit Saint, par l’intercession de notre sainte Jeanne d’Arc, me donner les forces que je sens nécessaires pour ne pas demeurer trop au-dessous de l’attente de ce peuple chrétien qui a mis tant d’espoir dans l’intégrale beauté d’une aussi émouvante cérémonie !

 

I

Le lieu, — cette cathédrale, la cathédrale de Reims, dont le nom en ces dernières années a volé d’un vol lugubre jusqu’aux extrémités du monde civilisé. La cathédrale de Reims ! Ah ! qui ne se souvient du frisson de douleur et d’indignation qui parcourut la France, lorsque, le 20 septembre 1914, elle apprit les débuts du cruel martyre de ce sanctuaire qui, on l’a dit, semblait incarner son âme ! La cathédrale de Reims, la grande blessée, la grande mutilée de guerre qui tant souffrit et qui pourtant revit ! C’est elle, celle-là même que contemplaient, il y a cinq siècles, les regards de Charles VII et de Jeanne d’Arc. Non pas la cathédrale primitive de l’époque gallo-romaine dont la somptueuse parure et le resplendissant luminaire avaient donné à Clovis et à ses Francs l’idée du Paradis. Non plus la cathédrale romane, celle du grand archevêque de l’époque carolingienne, Hincmar, où avaient été sacrés les premiers Capétiens, ancêtres de Charles VII ; un effroyable incendie l’avait détruite en 1210. Mais bien la cathédrale de style gothique, a-t-on coutume de dire, de style français devrait-on dire, opus francigenum, puisque c’est la France et cette partie de notre France dont le centre est Paris qui l’imagina. Dès 1211, elle avait commencé à s’élever, portant vers le ciel, en un incomparable élan de prière, ses voûtes hardies, ses colonnes vigoureuses et sveltes, ses fenêtres élancées, d’où glisse vers nous une si douce lumière, son peuple d’anges, de rois et de saints. C’est elle, avec ses mêmes lignes architecturales, ses nefs et ses galeries ; déjà de la grande rose du fond et de quelques-unes des verrières, où ont repris place les restes des anciens vitraux unis à de plus récents, descendent sur le sol les rayons lumineux qui reproduisent, pour nous comme pour nos pères, les ravissants dessins des plus beaux tapis d’Orient. Pourtant tout ce que virent Charles VII et Jeanne d’Arc nous ne le voyons pas. Par un effort d’imagination, perçons le mur gigantesque derrière lequel achèvent de se guérir tant de cruelles mutilations. À la croisée des transepts et de la nef, au XVe siècle, se dressait le maître-autel, élevé et doré, celui qu’Hincmar avait consacré en 862 et qui avait échappé aux ravages du feu. Relevons les murailles du chœur qui comprenait, outre le chœur actuel, tout le carré des transepts et les trois premières travées de la nef principale ; là où vous voyez une grille, mettez un élégant jubé, construit en 1417, et vous aurez reconstitué très exactement le théâtre de l’événement que nous tentons de faire revivre en nos mémoires.

Quelle animation régnait dans ce temple à l’aube du dimanche 17 juillet 1429, — que dis-je ? à l’aube ? Depuis la veille au soir, sans un instant d’interruption. Quel va-et-vient de clercs, d’employés, de manœuvres ! On étend des tapis ; on hisse de précieuses tentures ; on fixe au mur des écussons et des bannières ; on apporte des ornements ; sur l’autel et sur des crédences, on dispose de beaux livres liturgiques, des vases sacrés, de nobles et symboliques insignes. Face à l’autel, au niveau du palier supérieur, mais ne le dépassant pas, se monte une estrade que l’on recouvre d’un tapis de velours violet, où l’on place un fauteuil, et derrière, sur le jubé même, un trône que l’on peut voir de toute l’église. Qu’est-ce donc qui se prépare ? Quelle grandiose cérémonie ? Les noces d’un souverain ? La consécration d’un pontife ?

*
*   *

Les noces d’un souverain ? Eh bien oui ! Il s’agit du mariage de la nation française avec l’héritier de la dynastie légitime, de cette dynastie capétienne avec laquelle elle avait fini par contracter une union indissoluble qui se réaffirmait à chaque règne.

Plus de trois siècles durant, par un rare privilège, la succession s’était faite de père en fils ; les premiers Capétiens avaient fait sacrer leur héritier de leur vivant ; puis la précaution était devenue inutile. Un jour pourtant, à la mort du fils aîné de Philippe le Bel, la ligne directe avait été brisée. Deux fois le frère succéda au frère, de préférence aux filles, ou aux héritiers mâles des filles de ce dernier souverain, et cela au nom d’une loi qualifiée de salique par quelques grands seigneurs consultés. En 1328, un collatéral, Philippe VI de Valois, fut de la sorte appelé à la couronne, au détriment de l’Anglais Edouard III, propre petit-fils de Philippe le Bel. Pour la première fois il y eut doute et discussion sur la personne du souverain ; les Flamands baptisèrent Philippe VI du vilain surnom de « roi trouvé », et les Anglais tout uniment d’usurpateur. Malheur si les Français se divisaient eux-mêmes ! Là, en y ajoutant la déplorable tradition des partages, même atténués sous la forme d’apanages, était le point faible de l’institution monarchique. Le point faible céda. La guerre éclata, dynastique d’abord, puis civile et sociale, finalement nationale. Après quatre-vingt-dix ans de luttes et de révolutions, en dépit d’un court relèvement du à l’habile gouvernement de Charles V et aux victoires de Duguesclin, la partie semblait perdue pour la maison de Valois. Tant et de si longues souffrances avaient lassé le royaume, proie de toutes les factions ; un cri de misère et de faim montait de toutes les villes, de toutes les campagnes ; les crimes succédaient aux crimes ; les grands de ce monde se rendaient également dignes de haine et de mépris. La famille royale elle-même avait trahi son chef. Celui qui la représentait avec le plus de puissance et d’éclat, le duc de Bourgogne, menait lui-même la guerre contre l’héritier français du trône, au profit de l’anglais. Le dauphin Charles se voyait renié par son père qui, privé de raison, ne le savait pas, et par sa mère qui, dénuée d’honneur, l’avait fait consciemment et librement. Henri V de Lancastre, un grand roi, fort de son génie, de ses victoires, de l’appui qu’en Angleterre et en France il avait cherché du côté des forces morales, de la religion en particulier, — on l’appelait le roi des prêtres, — l’avait emporté sur son médiocre rival. À sa mort, survenue un peu avant celle de Charles VI, avait été proclamé roi de France Henri VI, âgé de quelques mois, Henri VI, par sa mère Catherine petit-fils de Charles VI et neveu de Charles VII. Paris l’avait reconnu ; Reims, ainsi que beaucoup d’autres grandes villes, en avait fait autant. Partout, il y avait de braves gens du parti français, mais rares étaient ceux qui se risquaient à l’avouer. Depuis dix ans, votre cité, Rémois, gardait dans ses murs une garnison anglo-bourguignonne et elle ne paraissait pas disposée à secouer le joug.

Or, voici qu’au matin du 16 juillet 1429, la garnison avait sans bruit quitté la ville ; vers midi, au château de Septsaulx, un accord avait été signé avec Charles qui avait tout pardonné ; dans la soirée, l’archevêque de Reims, Regnault de Chartres, qui avait repris possession de son siège, les magistrats et des notables attendaient à la porte de Dieu-Lumière ; enfin le cortège royal s’y présentait, — hier au soir, mes frères, on vous en a donné une intéressante image — c’était le dauphin Charles qui réclamait sa couronne ; c’était surtout l’extraordinaire jeune fille, dont, depuis trois mois, le nom volait de bouche en bouche, réconfort des bons Français, terreur des Anglais et des Bourguignons, Jeanne d’Arc, que tous voulaient voir, Jeanne qui prétendait que le roi fût sacré et qu’il le fût tout de suite. D’où l’étonnant branle-bas dont la cathédrale présentait le spectacle.

Pourquoi donc tant de hâte ? D’ordinaire, à de tels préparatifs on donnait des semaines, voire des mois. Et cette fois et par ce temps de détresse, on exigeait et on obtenait bien une quinzaine d’heures tout fût prêt

Pourquoi ? Les mécontents, les amis douteux allaient répétant : afin qu’au plus tôt la ville soit débarrassée des troupes royales et de tous ces personnages encombrants dont la charge n’allait pas manquer d’être fort lourde. À quoi les vrais amis répliquaient : pour que le grand événement tant attendu soit enfin accompli, pour que, sans plus de délai, Charles VII apparaisse comme le seul, comme le vrai roi de France. Raison plus décisive encore d’une telle précipitation : Jeanne voulait qu’il en fût ainsi et comment, après un aussi éblouissant succès, ne pas s’incliner devant ce que Jeanne voulait ? Au demeurant, ce que Jeanne voulait, elle le voulait parce que tel était le commandement de ses Voix, donc l’ordre de Dieu ; parce qu’elle savait, de science naturelle et surnaturelle, que ce sacre était le point culminant, le but essentiel de sa divine mission ; parce qu’elle redoutait, même à cette heure, elle qui, mieux que le public, connaissait le fond des choses, quelque fatal revirement du faible monarque et de ses trop subtils conseillers, toujours en quête de compromis.

Grâce à la fermeté de Jeanne, l’heure de la résurrection avait sonné pour le royaume. En l’état des choses, l’unique moyen, pour la France, de se relever, de refaire son unité, de regrouper ses provinces partagées entre les princes, c’était de consommer une fois de plus son union avec la dynastie nationale, nationale en face des Anglais, nationale en face des grands féodaux. Jeanne l’avait compris, aussi avisée dans les choses de l’État qu’elle venait de l’être en celles de la guerre. Et Jeanne avait alors dix-sept ans et six mois ! O toute-puissance de la main de Dieu ! O merveille offerte à nos yeux ! A Domino factum est istud et est mirabile in oculis nostris,

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*   *

Mariage, j’ai dit ; mais aussi consécration et presque consécration de pontife.

Avez-vous jamais ouvert ce livre liturgique qui s’appelle le Pontifical romain ? Oui ; beaucoup d’entre vous, sans doute, au moins pour y suivre les rites des ordinations auxquels ont participé vos fils, vos frères, vos neveux. Plusieurs, je le suppose, ont assisté aux imposantes cérémonies d’un sacre épiscopal. Eh bien ! Dans le pontifical romain, à la suite des diverses consécrations qui s’appliquent aux personnes d’église, depuis les évêques chefs de la hiérarchie, en passant par tous les ordres, jusqu’aux humbles vierges qui se donnent à Dieu, viennent les rites et cérémonies d’un sacre royal, sous ce titre plus modeste : de benedictione et coronatione regis. La langue vulgaire dit sacre et le pontifical romain lui-même, au cours de la cérémonie ne recule pas devant le mot consecrare. Lisez parallèlement les deux consécrations, celle de l’évêque et celle du roi, vous serez saisis des étonnantes similitudes que vous y rencontrerez. Vous n’en comprendrez que plus aisément ce titre d’évêque du dehors que l’on aimait à donner à nos rois et jusqu’à cette prétention un peu inquiétante qui se trouve formulée dans une note du cérémonial français le roi de France est la première personne ecclésiastique de son royaume. Je vous en avertis, le cérémonial français renchérit souvent sur le cérémonial romain. Néanmoins, qu’il s’agisse de l’un ou de l’autre, la comparaison s’impose.

Comme l’évêque, avant son sacre, le roi doit jeûner et même plus que l’évêque ; sans doute estime-t-on qu’il a plus de péchés à expier : un jour pour l’évêque, la veille ; trois jours pour le roi, au cours de la semaine qui précède.

Comme pour l’évêque, le sacre doit avoir lieu le dimanche, ou une fête principale d’apôtre. En 1429, ce fut le neuvième dimanche après la Pentecôte ; on était entré à Reims le samedi ; on ne voulut point attendre toute une semaine.

Tel l’évêque élu, tel le roi s’avance entre deux évêques qui le présentent au consécrateur ; qu’il se tienne debout, s’asseye ou s’agenouille, les deux évêques garderont les mêmes attitudes qu’au sacre pontifical.

La même requête sera adressée au consécrateur que l’on entend à l’ordination des diacres et des prêtres : Reverendissime Pater, postulat sancta Mater Ecclesia sublevetis : la sainte mère Église demande que vous éleviez un tel à la dignité royale. Même question du Pontife : Scis illum dignum esse et utilem... ? Même réponse : autant que la fragilité humaine le permet, nous savons et nous croyons qu’il est digne et capable... Deo gratias !

Mêmes monitions en langue latine lues par le pontife : les devoirs de la royauté y sont tracés avec la même grandeur, la même netteté, la même fermeté d’expressions, que le sont ailleurs les devoirs de l’épiscopat et de tous les saints ordres.

Même profession de foi catholique, apostolique et romaine, faite à genoux par l’élu ; mêmes serments et promesses de respecter les droits et privilèges de tous, d’abord ceux de l’Église. Serment sérieux, serment nécessaire qui est une limite à l’absolutisme et aux fantaisies du souverain. Ce serment, le roi de France le prête assis et la tête couverte, mais il le prête.

Alors le consécrateur appelle sur l’élu la bénédiction d’en haut.

Jusqu’ici, c’est le prélude, la préparation ; voici la consécration proprement dite. Elle s’inaugure, ainsi que pour l’évêque, le prêtre, le diacre, le sous-diacre, par la grande et solennelle supplication, le chant des litanies, où sont invoqués, outre le Christ, la Vierge, les Anges, tous les ordres de saints et de saintes qui ont glorifié l’Église par leurs vertus plus qu’humaines, où sont évoqués tous les mystères de la foi, où paraissent, pour demander à Dieu de les écarter, tous les maux physiques et moraux qui peuvent fondre sur la malheureuse humanité, humanité du roi, humanité du plus humble sujet. Comme les aspirants aux ordres sacrés, comme l’évêque élu, le roi demeure prosterné, couché sur le sol, à côté du consécrateur agenouillé. Celui-ci se lève, la crosse en main, la mitre en tête, tourné vers le prince : Ut hunc electum in regem, — ou, selon le cérémonial français : Ut hunc praesentem famulum tuum benedicere digneris, te rogamus audi nos… Ut hunc praesentem electum... benedicere et sublimare digneris... Ut hunc praesentem electum benedicere et sublimare et consecrare digneris, te rogamus audi nos !

Les litanies achevées, vont se faire les onctions qui constituent l’essentiel du sacre et lui donnent, plus que toutes les autres cérémonies, cet aspect sacramentel, grâce auquel, fort improprement d’ailleurs, certains écrivains ont parlé d’un huitième sacrement, le sacrement de la royauté. Reconnaissons qu’ici surtout les rois de France, — d’autres aussi je pense, — ont beaucoup ajouté, et de façon significative, au pontifical romain. Celui-ci ne prévoit que l’onction du bras, du bras droit, depuis le sommet de l’épaule jusqu’à la jointure du coude, jusqu’à celle du poignet, car le roi, selon la conception ecclésiastique, est le bras séculier, le bras qui doit tirer l’épée pour défendre l’Église. Le roi de France, — quand et comment l’a-t-il obtenu ? — reçoit jusqu’à neuf onctions, dont la première sur le sommet de la tête, la seconde sur la poitrine, les deux dernières, comme les prêtres, sur la paume des mains. Se croirait-il donc la tête et le cœur, en même temps que le bras et la main ? Volontiers, il se l’imagine, et j’imagine qu’à Rome on fait, sans plaisir, la même supposition, tant de circonstances l’ont rendue plausible ! L’huile des catéchumènes doit servir à oindre le roi comme l’évêque. Mais le roi de France a reçu du Ciel un présent qui ajoute à la valeur de l’huile liturgique, l’huile, depuis longtemps solidifiée, que contient la Sainte Ampoule apportée, s’il faut en croire la légende, par un ange à saint Remi, lors du baptême que l’on appelle le sacre de Clovis. Avec une aiguille d’or, le consécrateur en tire une parcelle que, sur la patène, il mêle au saint chrême. À ce miracle de la Sainte Ampoule le peuple croit fermement et en tire une raison de plus de vénérer son souverain.

L’onction royale, au contraire de l’onction pontificale, s’est faite avant la messe. Maintenant celle-ci commence et, pour la suivre, le monarque revêt des ornements liturgiques, la tunique, la dalmatique ; le manteau royal tient lieu de chape.

Le graduel chanté, voici la troisième partie du sacre, — ce que, dans les ordinations ecclésiastiques, on désigne sous ce nom : la tradition des instruments et des insignes propres à la dignité ou à la fonction. Ici l’épée, d’abord l’épée, puis la couronne et enfin le sceptre, dont la remise est accompagnée de symboliques formules, de monitions et de prières appropriées. Admirez encore la supériorité du roi de France : l’épée de son sacre, c’est l’épée même de Charlemagne, Joyeuse, — quelle que soit l’origine de ce nom, joyeuse, disent les commentateurs, parce qu’elle ne sert que dans les occasions joyeuses, — et cette épée est dite l’épée de Saint Pierre, symbole de son rôle sacré ; la couronne, riche de pierres précieuses, du grand Empereur, épée et couronne données par le pape Léon III au sacre impérial du jour de Noël de l’an 800. Le roi de France n’est-il pas empereur en son royaume ? Le sceptre, haut de six pieds, telle une crosse, porte à son sommet Charlemagne assis. Outre ces trois insignes, nos rois en recevaient quatre autres, la main de justice, celle qu’avait portée et sanctifiée saint Louis, les éperons, l’agrafe du manteau, le livre de prières. Enfin l’évêque bénissait et mettait au prince les gants et l’anneau.

Reste une dernière cérémonie : l’intronisation, toute semblable, dans le Pontifical romain, à celle de l’évêque, la couronne tenant lieu de mitre, et le sceptre de crosse. Alors éclate triomphant le chant du Te Deum ; puis le consécrateur, sans mitre, à la droite du prince, entonne l’antienne Firmetur manus tua et exultetur dextera tua. Le roi est fait. Il s’asseoit sur son trône ; la messe interrompue reprend son cours.

À l’Offertoire, de la même façon que l’évêque élu entre ses parrains, le roi viendra lui-même porter au pontife, s’agenouillant devant lui et baisant son anneau, la traditionnelle offrande, le vin dans un vase d’argent, un pain doré, un pain argenté, et, de plus, autant d’or qu’il lui plaira, aurum quantum sibi placet ; le roi de France avait fixé la somme à treize écus d’or, frappés à l’image des médailles du sacre.

À l’issue de la messe, après s’être entretenu un instant avec son confesseur en un petit pavillon qui les dérobe aux regards indiscrets, le roi doit communier. De la main de l’évêque il reçoit la sainte hostie et, selon le pontifical romain, l’ablution contenue dans le calice. Mais le roi de France, autre privilège insigne, a le droit, ce jour-là, de communier sous les deux espèces : il boit le vin consacré au calice de saint Remi.

Tous les rites sont accomplis ; sur le monarque et sur la foule descend la solennelle bénédiction du pontife : Sit nomen Domini benedictum ! Puis le cortège se forme pour se rendre, après un court repos, à la salle du banquet.

N’avais-je pas raison, mes frères, de rapprocher le sacre du roi et celui de l’évêque ? Au surplus, de même que l’évêque avec l’église qui lui est confiée, le roi ne contracte-t-il pas une sorte de mariage avec l’Église, en même temps qu’avec la nation ? N’est-ce pas là le fond même du pacte sacré que 1’on a appelé le pacte de saint Remi ? La France et l’Église catholique sont tenues pour inséparables. Au jour du sacre, c’est l’Église qui, par l’intermédiaire de deux des pairs ecclésiastiques, présente au peuple son roi ; jadis, elle demandait à l’assistance un consentement explicite ; depuis le XIIe siècle, ce consentement est remplacé par un instant de « silence respectueux ». Mais, quand le consécrateur a posé la couronne sur la tête du souverain, les douze pairs ecclésiastiques et laïques, ou leurs substituts, s’approchent, et de leurs mains le soutiennent. Il n’y manquait, a-t-on souvent fait observer, qu’un représentant du Tiers-État.

Imposante et magnifique cérémonie qui, par l’association du divin et de l’humain, par la collaboration de l’Église et de la Nation, par le serment enfin, achevait vraiment de faire le Roi ; déjà roi par le droit de sa naissance, il était désormais l’élu de Dieu et l’élu de son peuple.

Rendu plus auguste encore par le tragique des circonstances et la gravité des conséquences qui allaient en découler, le sacre du 17 juillet 1429 reçoit de ce chef un caractère qui le rend en quelque sorte unique dans l’histoire de notre pays. Tournons maintenant notre regard vers ceux qui en furent les acteurs principaux.

 

II

L’aurore avait fait place au jour. Déjà singulier par l’importance des conjonctures, le sacre de Charles VII devait l’être encore par quelques particularités. Depuis une ordonnance de Charles V, l’épée et la couronne de Charlemagne, le sceptre, la main de justice et quelques ornements d’un haut prix étaient, dans l’intervalle des sacres confiés à la garde des religieux de l’abbaye royale de Saint-Denis en France ; or, celle-ci était occupée par les Bourguignons et les Anglais. Force fut bien de remplacer ces insignes historiques par d’autres moins précieux. Et de même fallut-il, aux six pairs laïques, à trois des pairs ecclésiastiques, trouver des suppléants ; pour le duc de Bourgogne, le duc d’Alençon ; pour le comte de Flandre, le sire de la Trémoïlle ; ne citons que ceux-là. L’archevêque-duc de Reims, l’évêque-duc de Laon, l’évêque-comte de Châlons étaient présents. Au demeurant, toutes les formes furent respectées.

De bonne heure, les assistants privilégiés. — et Jeanne à leur tête, — avaient occupé leurs places. Revêtus de leurs plus belles chapes de soie, les chanoines, en leurs stalles. avaient charité le long office de Matines, de Laudes et de Prime.

Les voici qui se forment en procession, précédant deux des pairs ecclésiastiques, dont la mission est d’aller chercher le roi au palais voisin, où il repose sur un lit de parade. Par trois fois, le Grand Chantre frappe à la porte de son bâton, comme, au dimanche des Rameaux, le sous-diacre heurte du dehors la porte de l’église. De l’intérieur, le Grand Chambellan répond : « Que demandez-vous ? — Nous demandons le roi. — Le roi dort. » (Vraisemblablement s’agit-il du sommeil que dort à Saint-Denis le roi défunt.) À la troisième fois : « Nous demandons le roi Charles septième que Dieu nous a donné pour roi. » Alors la porte s’ouvre. Soulevé par les deux pairs ecclésiastiques, Charles descend de son lit et est conduit à la cathédrale, où l’attend l’archevêque. Non loin de l’autel, il aperçoit Jeanne et son étendard. Tandis qu’il s’avance, le chœur chante le psaume : Domine, in virtute tua laetabitur rex.

Après le Veni creator et l’office de Tierce, un autre cortège se présente à la porte de la cathédrale, celui qui, de Saint-Remi, apporte processionnellement la Sainte Ampoule. Le Grand prieur de cette abbaye tient entre ses mains l’antique et vénérable fiole ; il est entouré de seigneurs à cheval, dont quatre ont été choisis comme otages pour assurer qu’elle serait rendue. Le prieur la dépose entre les mains de l’archevêque venu au-devant de lui et qui prête serment de la restituer. La voix du chœur se fait entendre : « O pretiosum munus ! O pretiosa gemma ! O précieux présent ! O précieuse pierre ! quae pro unctione Francorum regum ministerio angelico cœlitus est emissa, qui pour sacrer les rois de France, par le ministère des anges, avez été envoyée du ciel ! » Une atmosphère surnaturelle enveloppe l’assistance et imprègne d’une majesté divine les rites qui maintenant vont se dérouler.

Ces rites, vous les connaissez ; je vous les ai décrits. Essayons de découvrir les sentiments qu’ils provoquent dans les cœurs.

Le roi d’abord, ce Dauphin Charles, alors âgé de vingt-six ans, « au sang pauvre, aux membres grêles », émotif, « moult de condition muable », écrit le chroniqueur Georges Chastellain, travaillé par l’esprit de défiance et d’envie, incertain dans ses résolutions, prompt au découragement, susceptible de courage et de clairvoyance, sincèrement religieux ; bénéficiaire de l’hérédité royale, victime des hérédités humaines. Rarement on vit plus lourde ascendance peser de tout son poids sur un jeune être : petit-fils d’un « anxieux », comme nous dirions aujourd’hui, car Charles V le fut, fils d’un père dément et d’une mère détraquée, atteinte de toutes les phobies autant que débauchée. À cette heure solennelle, en ce cadre somptueux, l’hérédité royale, je l’imagine sans peine, est d’abord la plus forte et parle plus haut que les autres. Par delà ses pères, Charles remonte aux origines de la monarchie française : n’est-il pas à Reims au lieu même du baptême de Clovis ? En une vision rapide passent devant ses yeux ces rois de la première dynastie qui, tant de fois, firent, puis défirent, par leurs partages, le royaume de France ; Pépin le Bref, le premier roi de la seconde race, deux fois sacré en forme authentique, à Soissons, par saint Boniface, puis par le pape Étienne II, à Saint-Denis ; Charlemagne, l’empereur et roi, deux fois sacré, à Soissons par le pape Étienne II, à Rome par le pape Léon III, Charlemagne qui, pour plus parfaite sûreté, s’était fait oindre de l’huile sainte par tout le corps, de la tête aux pieds. Et maintenant les Capétiens ses ancêtres ; Hugues Capet, Philippe-Auguste, saint Louis, devenu le céleste protecteur de sa maison. De tous ceux-là il était l’héritier ! L’héritier, mot redoutable, qui depuis si longtemps le torturait et brusquement encore une fois le mordait au cœur. Les hérédités humaines entraient en scène. L’était-il vraiment l’héritier légitime ? Ou n’était-ce pas son rival, son neveu, le petit Henri VI ? Par trois fois, à Crécy, Poitiers, Azincourt, le jugement de Dieu ne s’était-il pas prononcé en faveur de la postérité d’Édouard III, de la dynastie anglaise ? L’héritier, lui, Charles ? Problème plus intime, plus troublant, plus humiliant ; à supposer que Charles VI eût légitimement régné, était-il le fils du malheureux souverain ? Que voulait dire ce mot de « soi-disant dauphin » inséré, de l’aveu de sa mère, dans un article du traité de Troyes qui le dépouillait ? Soi-disant dauphin, évidemment il n’était rien de plus, du moment que l’on reconnaissait la légitimité de la branche anglaise, tout aussi bien soi-disant dauphin que soi-disant roi de France. Jamais Henri V n’avait semblé prendre cette parole en un autre sens : il soutenait, parce que c’était en France son intérêt, le principe de la succession par les femmes, la seule qui présente complètes garanties, remarquait-il assez cyniquement ; mais, tout en traitant son jeune beau-frère de criminel et d’usurpateur, toujours il avait dit de lui « le propre fils du roi », et les chroniqueurs tenaient le même langage. D’ailleurs, que lui importait ? Si Charles VII n’était pas le fils de Charles VI, le trône de France restant dans la maison de Valois appartenait de droit au duc d’Orléans. Charles pourtant souffrait, et Jeanne avait dû sur ce point le consoler et le rassurer. Torturé par ces doutes, plein de pitié pour tant d’hommes qui pâtissaient et mouraient à cause de lui, il avait, dans le secret, prié Dieu de l’éclairer ; il avait pensé quitter la France, à se retirer chez ses fidèles amis d’Espagne ou d’Écosse. Trois mois auparavant, il errait au sud de la Loire. Et aujourd’hui, 17 juillet, il était là dans la cathédrale de Reims, et c’était pour lui que se succédaient toutes ces prières, toutes ces cérémonies ! Le Ciel parlait donc maintenant en sa faveur ; Dieu était intervenu. Oui, Dieu était intervenu, d’abord par la voie ordinaire des événements providentiels, en retirant de ce monde, à trente-cinq ans, le brillant Henri V : « La gloire est comme un cercle dans l’onde ; il ne cesse de s’élargir et de s’étendre, jusqu’à ce que, à force de s’étendre, il s’évanouisse. La mort de Henri V est le terme où finit le cercle des Anglais. Shakespeare met ces paroles dans la bouche de son étrange Jeanne d’Arc s’adressant à Charles VII ; jamais ce langage abstrait ne fut celui de Jeanne ; mais la pensée était juste et ne pouvait manquer de s’imposer à l’esprit du Dauphin. Henri VI, trop jeune enfant, n’avait pu être sacré ; il n’avait pu prêter le serment royal. Mais il grandissait ; il fallait que Charles prit les devants ; et, pour que cela devint possible, Dieu avait recouru au miracle ; il avait suscité la Vierge de Lorraine ; et c’était lui, Charles, qui, selon les formes traditionnelles, recevait son « digne sacre », lui que l’archevêque Regnault de Chartres appelait à prêter serment. Oh ! miracle, oui miracle ! Mais, si miracle il y avait, la cause du fils de Charles VI était donc la juste cause, car Dieu peut bien, en mille occasions, laisser les événements et les actes produire leurs effets naturels, mais il ne saurait intervenir miraculeusement pour assurer le triomphe de l’illégitime. Charles VII sentait la confiance et la joie envahir son cœur ; il était bien le vrai roi de France : nunc cognovi quoniam salvum fecit Dominus christum suum.

En face de lui, maintenant prêt à lui conférer l’onction, l’archevêque de Reims, représentant de l’Église et de Dieu. Ah ! certes, celui-là aussi sentait la grandeur du moment, encore qu’il n’eût pas fait tout ce qui eût convenu pour le préparer et le hâter.

Émotif, sentimental, esclave de ses impressions, Regnault de Chartres ne l’était point ; politique autant qu’homme d’Église ; archevêque assurément ; mais aussi président de la Chambre des Comptes, mais aussi chancelier du royaume, mais aussi diplomate, voire chef de guerre, et le tout avec une certaine supériorité. Sceptique, — entendons-nous, non pas quant aux vérités de la foi, il avait fait bonne figure au concile de Constance ; — mais, comme beaucoup d’hommes d’Église, plus récalcitrant aux miracles, ou à ce qu’on leur présente comme tels, que les simples fidèles ; sceptique comme les politiques qui, en des temps agités, ont eu affaire à tous les partis et recouru à tous les moyens de gouvernement. C’était lui qui avait présidé le tribunal de Poitiers, où Jeanne avait été examinée, — tribunal d’église comme devait l’être celui de Rouen que l’on jette toujours à la face de l’Église, sans vouloir se souvenir du premier qui avait déclaré qu’en Jeanne « on ne trouvait que bien, humilité, virginité, dévotion, honnêteté, simplesse », ajoutant que « de sa vie plusieurs choses merveilleuses étaient dites comme vraies » et concluant que rejeter son aide serait « se rendre indigne du secours de Dieu ». Alors la conscience de l’évêque avait parlé ; cependant le politique avait gardé ses défiances ; il s’était servi de Jeanne sans croire vraiment en elle, et toujours prêt à l’abandonner. Encore quelques mois, et il écrira à ces bourgeois de Reims, aujourd’hui si émus et si enthousiastes, la triste lettre, dont on voudrait pouvoir contester l’authenticité, où il déclarera que Jeanne s’est perdue par son orgueil et son outrecuidance et qu’au surplus un petit berger du Gévaudan, à propos survenu, rend les mêmes services qu’elle avait rendus.

Cela n’est que trop vrai. Regnault n’en est pas moins l’archevêque de Reims, et comment pourrait-il l’oublier à l’heure où il en exerce la principale prérogative ? L’archevêque de Reims, c’est-à-dire le successeur de saint Remi, vrai fondateur de la monarchie franque, non seulement par l’acte décisif du baptême, mais par ses conseils et ses avis à Clovis, à Clotilde, aux évêques ses frères ; l’archevêque de Reims, c’est-à-dire le successeur d’Hincmar qui, le premier, se détachant de l’idée impériale, si chère aux prêtres épris du gouvernement du monde par ces deux moitiés de Dieu, le Pape et l’Empereur, s’était prononcé pour la monarchie nationale, née du traité de Verdun, tout en voulant que la France étendît ses frontières trop resserrées vers la Belgique et vers la Lorraine ; l’archevêque de Reims, c’est-à-dire le successeur d’Adalbéron qui, en sacrant Hugues Capet, avait rompu des liens plus de deux fois séculaires entre la France et la famille de Charlemagne ; l’archevêque de Reims, c’est-à-dire le successeur de Guillaume de Trie qui, en dépit des prétentions anglaises, avait sacré le premier des Valois, Philippe VI. À son tour, lui, Regnault de Chartres, s’insérait à un point décisif de l’histoire nationale ; à son tour, il faisait un grand choix ; à son tour, il proclamait l’alliance de l’Église, de la France et d’une dynastie ; il demandait à Dieu que cette alliance se perpétuât. Tel était le sens de toutes les prières qu’il prononçait, de tous les rites qu’il accomplissait, de tous les serments et promesses qu’il demandait. Et cela au lendemain des pires dissensions civiles, sociales et religieuses, au lendemain du Grand Schisme d’Occident, à l’heure où, en d’autres nations, commençaient à gronder les premiers symptômes d’une révolte encore plus radicale contre l’ordre catholique et chrétien des âges précédents. Ah ! nous n’en pouvons douter, en Regnault de Chartres, l’homme d’Église et le politique s’unissaient pour se redire le verset du Psalmiste : Nunc cognovi quoniam Dominus salvum fecit christum suum.

Entreprendrons-nous maintenant de débrouiller l’écheveau compliqué des sentiments qui se mêlent au fond de l’âme de tous ces grands seigneurs, de tous ces personnages qui, gravement, fièrement, tiennent leur rôle ? Sont-ils plus sûrs que ceux qu’ils représentent, que ces grands vassaux apanagés, issus de la Maison de France, et qui contribuent à la déchirer ? Que d’intrigues parmi eux, que de projets intéressés, quels revirements dans leurs alliances ! Celui qui règne alors sur l’esprit du roi, La Trémoïlle, se sent coupable de tant de méfaits qu’en pleine faveur il demandera à son souverain des lettres de rémission. Mais, eux aussi, ils se sentent émus, empoignés par la grandeur et le merveilleux de l’événement ; l’image de la patrie unie et réconciliée se dresse devant eux. Nous avons connu de telles heures : rappelons-nous la séance du 4 août 1914, à la Chambre des députés ; où étaient alors les partis ? Tous se sentaient Français, uniquement Français.

L’image de la patrie, l’image de la France, les hommes de 1429 ne la contemplaient-ils pas là sous leurs yeux ? Cette femme, personnage qu’aucun cérémonial de sacre n’avait prévu, qui se tenait à peu de distance du roi et de l’autel ? Celle par qui tout s’était fait, grâce à qui le prodigieux événement auquel on assistait était devenu possible, celle qui avait vu, qui avait compris, qui avait voulu, qui avait exécuté, — Jeanne d’Arc.

Si soucieuse qu’elle pût être de ne pas se complaire en son œuvre et de rendre à Dieu tout hommage, comment, ne fût-ce que sous l’empire de la reconnaissance et de l’action de grâces, n’aurait-elle point repassé dans sa mémoire toutes les étapes de cette marche qui les avaient amenés, son roi et elle, au pied de l’autel du sacre

Le soir même de la délivrance d’Orléans et sans cesse depuis lors, elle l’avait déclaré : « C’est à Reims qu’il faut aller pour faire couronner le noble Dauphin ; car, quand il sera couronné et sacré, la puissance de ses adversaires ira toujours en diminuant, et ils ne pourront plus nuire ni à lui, ni au royaume. »

Le Roi et ses conseillers ne se laissaient pas persuader. Elle les avait harcelés, allant, par exemple au château de Loches, jusqu’à leur livrer publiquement la secrète exhortation de ses voix : « Fille de Dieu, va, va, va ! Je serai à ton aide, va ! Et sa figure s’était illuminée d’une joie céleste.

D’autres fois, comme à Saint-Benoît-sur-Loire, en présence de tant de résistance, elle avait fondu en larmes : « Pourquoi doutez-vous ? »

Enfin on s’était mis en route. Tout le long du chemin, elle avait retourné les populations hostiles, entraîné les villes à se soumettre. Devant Troyes, cependant, la plus importante, peu s’en était fallu qu’on ne renonçât. Regnault de Chartres le voulait et, pour éviter l’ascendant de Jeanne, il l’avait tenue soigneusement à l’écart, réunissant le conseil à son insu. Mais, au cours de la séance, Robert le Maçon avait rappelé que le voyage de Reims n’avait été entrepris que par « l’admonestement et pourchas » de la Pucelle et réclamé qu’on l’entendît. Au même instant, d’elle-même, elle était entrée dans la salle, affirmant qu’avant trois jours on aurait la victoire, et, comme l’on en niait la possibilité, véhémente elle s’était écriée : « Demain vous serez maîtres de la ville. » Et le lendemain, l’armée royale et le prince étaient entrés dans Troyes. Châlons avait imité la capitale champenoise. Troyens et Châlonnais avaient conseillé aux habitants de Reims d’accueillir à leur tour le jeune prince, « doux, piteux, gracieux et miséricordieux, de beau maintien et de haut entendement ».

« Si vous voulez procéder virilement, tout votre royaume est à vous », avait-elle dit, et Reims était à Charles et la destinée prédite au roi s’accomplissait, et la sienne aussi, à elle. Elle, qui ? Elle, l’enfant de Domremy qui, neuf ou dix mois en deçà, avait dit à un cultivateur cette étonnante, extravagante parole : « Il y a entre Coussey et Vaucouleurs, une jeune fille qui, avant un an, fera couronner le roi de France. »

Domremy, sa petite maison, l’église, comme ils revivaient pour elle ! L’avant-veille, à Châlons, n’avait-elle pas reçu une délégation de cinq braves gens de son pays ? Tout à l’heure, quand la cérémonie serait achevée, n’allait-elle pas, à l’auberge de l’Ane rayé, où la ville la recevait, se jeter aux pieds de son père et l’embrasser ? Car elle le respectait, elle l’aimait, elle brûlait de l’entendre dire qu’il lui avait pardonné son départ, la sainte fille dont Shakespeare a osé écrire que, par orgueil, elle avait renié le paysan son père, et que celui-ci l’avait maudite avant qu’elle ne montât sur le bûcher ! Et, après son père, bientôt elle reverrait sa mère et déjà deux de ses frères l’avaient rejointe. O douces émotions !

Puis la cérémonie captivait son regard. De temps en temps, si nous comprenons bien ses déclarations, elle prenait son étendard des mains de frère Richard, ou d’un autre, et « le tenait un peu ». Comme il avait été à la peine, ne convenait-il pas qu’il fût à l’honneur ? À la peine, oh oui ! La peine, elle l’avait connue depuis cinq mois ; elle l’avait prise pour elle. « Le vrai courage, a dit son grand historien que j’ai la joie de voir en cette église, M. Gabriel Hanotaux, c’est la capacité du sacrifice. » Quelle capacité de sacrifice avait été la sienne ! Comme elle l’avait portée joyeusement, avec entrain ! Audacter, Hardiment ! tel avait été son mot d’ordre dans les conseils et dans les combats. Voilà comment le roi de Bourges et elle, l’humble Pucelle, se trouvaient là. C’était l’heure du triomphe, l’heure de la transfiguration, l’heure du Thabor !

L’archevêque avait procédé aux onctions liturgiques. Charles avait reçu l’épée, le sceptre, la main de justice. Le tour de la couronne était venu. Jeanne attendait, anxieuse. La couronne n’allait-elle pas descendre du ciel, porte fer selon la scène qu’elle contera à ses juges et qu’elle aurait vue dans la chambre du Roi à Chinon ? Non, il n’y avait pas d’autre ange qu’elle-même, et c’était à elle surtout que Charles devait cette couronne que soutenaient sur sa tête les pairs du royaume. Solennellement enfin, l’archevêque avait conduit le monarque à son trône et l’y avait fait asseoir : « In hoc regni solio confirmat te Dominus ! Que Dieu vous affermisse sur ce trône » Oh ! de quel cœur Jeanne s’unissait à la prière du prélat ! Quel espoir naquit en elle quand elle vit le roi et les douze pairs échanger le baiser de paix, symbole d’une réconciliation sincère entre ceux dont les divisions avaient causé tant de mal. Un cri formidable de Vivat rex in aeternum sortit de toutes les poitrines et les trompettes sonnèrent à fendre les voûtes ». Suivant l’usage, les oiseleurs lâchèrent à travers l’église une multitude de petits oiseaux : leur délivrance ne figurait-elle pas la libération de la France qui maintenant avait retrouvé son centre et son chef ?

Jeanne avait vu juste : la part la plus essentielle de sa mission était accomplie. Elle tomba aux pieds du prince qui lui devait tout : « Gentil Roi, maintenant est exécuté le plaisir de Dieu qui voulait que vous vinssiez à Reims recevoir votre digne sacre, montrant ainsi que vous êtes le vrai Roi, celui auquel le royaume doit appartenir. Nunc cognovi quoniam salvum fecit Dominus christum suum. »

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*   *

Heure sublime ! Heure d’enthousiasme, et d’un enthousiasme qui, semble-t-il, devait se soutenir et tout entraîner ! N’est-ce pas ? Charles allait poursuivre sans arrêt sa course victorieuse. Jeanne désormais serait obéie. On la suivrait à Paris, comme on l’avait suivie à Reims : bientôt le Roi serait maître de sa capitale ; bientôt l’Anglais reprendrait le chemin de son île. Hélas ! hélas !

Suivant une profonde remarque de l’historien de Jeanne que j’ai déjà cité, « le fait réalisé brise l’essor des imaginations et l’élan de la foi... Les grands triomphateurs sont abandonnés à cause même de leur succès. » Ainsi en advint-il de Jeanne. Les hommes étaient lassés ; comment soutenir un tel train ? Ils avaient hâte de retomber dans la vie ordinaire et peut-être ne pouvaient-ils faire autrement ? Rémois, vous vous souvenez : lorsqu’en septembre 1914, vous vites l’armée française rentrer dans Reims, après la victoire de la Marne, vous pensiez qu’un irrésistible élan allait la porter jusqu’à la frontière. Elle était épuisée ; elle dut s’arrêter, avant même d’avoir occupé toutes les hauteurs qui vous dominent ; votre martyre allait commencer et durer encore quatre longues années. L’armée de Charles VII poussa jusqu’aux portes de Paris, puis elle s’arrêta, puis elle recula. Les ministres et les conseillers de Charles revinrent à leurs menées, à leurs intrigues, à leurs négociations. Ignorons-nous qu’à peine le grand danger passé, la plupart des politiques firent de même à l’automne de 1914 ? La possession du pouvoir a-t-elle donc de tels attraits qu’on y aspire, même en des moments aussi périlleux, et qu’on lui sacrifie jusqu’à certains intérêts généraux ? N’approuvons pas, mais comprenons ; et que les hommes d’aujourd’hui se gardent d’accabler de jugements impitoyables les hommes du passé, puisqu’après tout les uns et les autres se ressemblent si fort.

Jeanne elle-même se sentit saisie de tristesse. Elle ne le constata que trop promptement : ceux qu’elle avait conquis, elle ne les avait pas changés. Chacun, et le Roi fut le premier, retrouvait sa nature et y cédait.

Aussi quand, sortie de Reims et se dirigeant sur Paris, déjà près de La Ferté-Milon, en une région qui l’accueillait comme la libératrice, un jour qu’elle chevauchait à côté de l’archevêque de Reims, elle laissa échapper cette mélancolique parole : « Que je serais heureuse d’être enterrée ici ! » — « Jeanne, où pensez-vous donc mourir ? » dit l’archevêque étonné. Et elle : « Que je voudrais qu’il plût à Dieu, mon créateur, que je n’allasse pas plus loin et que je quittasse les armes ! J’irais dans mon pays servir mon père et ma mère, garder leurs brebis avec ma sœur et mes frères qui seraient tant heureux de me revoir. »

Michelet, en une page émouvante qui clôt l’histoire de la première croisade, exprime une pensée où se complète celle que je proposais tout à l’heure à vos réflexions. « Il appartient à Dieu (ajoutons à Lui seul) de se réjouir sur son œuvre. Il n’en est pas ainsi de l’homme. Quand il a fait la sienne, quand il a bien travaillé, qu’il a bien couru et sué, quand il a vaincu et qu’il le tient enfin l’objet adoré, il ne le reconnaît plus... Il n’a réussi après tant d’efforts qu’à s’ôter son Dieu. » Lorsque Godefroy de Bouillon eut conquis Jérusalem, délivré le Tombeau du Christ, occupé la Terre Sainte, il languit de reposer dans son sein.

Telle notre Jeanne d’Arc, lorsqu’elle eut fait sacrer le Roi, principal motif de sa mission ici-bas. Mais, toujours vaillante, elle ne crut pas cette mission finie, puisqu’il lui restait encore quelque chose à faire ; ses voix le lui avaient révélé. Elle continua sa marche, s’acheminant sans trembler vers Paris, vers Compiègne et vers Rouen, du Thabor au Calvaire.

Par son martyre, elle acheva ce qu’avait commencé son triomphe. Elle avait si vigoureusement orienté les événements et les esprits qu’il n’était plus possible de revenir en arrière. Elle avait restauré l’idée de patrie et le désir d’union ; par elle la victoire avait changé de camp. Encore quelques années, Bourgogne et France seront réunies et, quand viendra le sacre de Louis XI, le duc Philippe le Bon tiendra près du chef de sa maison sa place de premier des pairs laïques, où Jeanne l’avait inutilement appelé en juillet 1429.

Les Anglais seront « boutés hors de toute France », ainsi que la Pucelle l’avait prédit. Henri  VI, en dépit de son sacre à Notre-Dame de Paris, aura pour toujours repassé la mer ; à lui maintenant de connaître les tristesses d’une minorité, les impitoyables rivalités des princes qui l’entourent, les sombres conséquences de la défaite ; d’un pas rapide, il court à la ruine de sa dynastie, à la prison de la Tour de Londres, où, après de terribles vicissitudes, il mourra, probablement assassiné par le duc de Gloucester, sur l’ordre de son rival Édouard IV. À l’Angleterre de se voir plongée dans les horreurs et les crimes d’une atroce guerre dynastique et civile, la guerre des Deux Roses.

Cependant la France se relève et se refait sous le gouvernement réparateur de Charles VII, qui aura trouvé et employé les dignes artisans d’une œuvre si magnifique.

Ah ! sans doute, ô notre France, tu n’as pas pour toujours fini de souffrir ; tu connaîtras encore bien des heures cruelles, bien des revers, bien des révolutions ; mais aussi que de gloires et quels services il te sera donné de rendre à l’humanité et à la chrétienté !