Rapport sur les concours de l’année 1928

Le 20 décembre 1928

René DOUMIC

ACADÉMIE FRANÇAISE

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

DU JEUDI 20 DÉCEMBRE 1928

RAPPORT SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1928

DE

M. RENÉ DOUMIC
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL

 

 

 

MESSIEURS.

Dans la forêt de vos prix, qui ne cessent de croître en nombre et en valeur, — ils sont, cette année. cent cinquante-cinq, sans compter les médailles, — j’irai tout droit à ceux qui, décernés pour la première fois, naissent aujourd’hui à la vie académique.

Le plus important, dû à la générosité de l’un de nos confrères, est un bel exemple de l’attachement d’un écrivain à un genre littéraire, dont il a reconnu la haute valeur et dont il veut, après y avoir lui-même consacré toutes les ressources de son esprit, — et de son cœur, — assurer la durée. À l’auteur d’une pièce « à tendances sociales et moralisatrices », M. Brieux offre un prix biennal de trente mille francs, le mieux doté de tous nos prix. Je suis sûr de traduire votre pensée à tous en saluant le noble geste de notre confrère comme un magnifique acte de foi dans son art.

« Une pièce à tendances sociales et moralisatrices... » Vous vous souvenez, que, dans une de ses éblouissantes préfaces, Alexandre Dumas fils se demandait si l’écrivain de théâtre doit se résigner à n’être, — je ne dis pas qu’un amuseur, — mais un peintre des mœurs et un satirique, sans essayer de se servir de ce pouvoir discrétionnaire qu’il a sur le public, pour venir en aide à l’humanité qui cherche sa voie. On a beaucoup médit de la pièce à thèse, comme si l’École des Maris, et l’École des Femmes et les Femmes savantes n’étaient pas des pièces à thèse. Mais les genres sont pareils aux êtres vivants : pour peu qu’on cesse de les aimer, on découvre soudain leurs défauts. Un genre de pièces où les personnages sont répartis en deux groupes, les uns ayant toutes les vertus, — ce sont ceux qui pensent comme l’auteur, — et les autres tous les ridicules et tous les vices, était en accord avec le tempérament impérieux et l’esprit absolu d’un Alexandre Dumas fils ; il ne pouvait convenir à la largeur d’esprit de notre confrère, à ce respect qu’il a de l’opinion d’autrui, à cette courtoisie dont nous faisons avec lui la charmante épreuve dans nos conversations de chaque jeudi. À la pièce à thèse il a préféré la pièce à idées, qui pose un problème moral, en présente loyalement tous les aspects, et laisse au spectateur le soin de conclure... Il nous a semblé que nous nous conformions à sa pensée en choisissant parmi les quelque deux cents pièces qui nous ont été envoyées, l’Exaltation de M. Edouard Schneider.

Une femme, Françoise, qui a déserté son foyer, quitté son mari et abandonné son enfant, rentre, après douze ans passés, dans la maison qui fut la sienne. Est-il besoin de vous la présenter ? C’est la femme incomprise des romantiques, c’est la révoltée ibsénienne qui s’échappe du mariage pour aller vivre sa vie. Elle mourait lentement dans une atmosphère étouffée : elle a suivi celui qui lui apportait la lumière, l’air libre, la délivrance... À toute cette phraséologie la vieille servante, qui reçoit l’épouse prodigue, répond, comme aurait pu faire une servante de Molière : « Je ne sais qu’une chose, c’est que, par le mariage la femme est attachée à son époux, à tel point qu’elle ne fait qu’un avec lui. Vous ne deviez pas quitter votre mari, madame Françoise. Sauf votre respect, c’est une femme qui n’a jamais failli qui vous le dit. » Maintenant que son amant est mort après son mari, Françoise s’est souvenue qu’elle avait une fille, Claire. Qu’est devenue cette fille ?

Claire est à la veille de se faire religieuse. Le second acte se passe au couvent où elle va prononcer ses vœux et d’où sa mère a juré de l’arracher. La mère et la fille sont en présence. Dans leur dialogue ardent, passionné, où chaque réplique est une riposte, deux conceptions s’affrontent, celle de la vie de sacrifice et celle de la vie de libre jouissance, l’amour selon la chair et l’amour selon l’esprit. On songe à la comédie antique et à son fameux débat du Juste et de l’Injuste. Ce duel d’idées, qui emplit le second acte et en fait le meilleur de la pièce, donne sa portée au drame de M. Schneider. Et on devine bien, entre les deux thèses, où vont les sympathies de l’auteur ; mais il n’a affaibli ni l’une ni l’autre.

Est-il besoin de dire que ce genre de pièces, dont l’émotion se prolonge en nous par la réflexion sur les grands problèmes de la vie, est l’honneur du théâtre ? Ainsi M. Brieux, par les pièces qu’il a écrites lui-même et par celles qu’il aura suscitées, aura deux fois bien mérité de notre littérature dramatique.

C’est également à perpétuer un des genres les plus précieux de notre littérature qu’est consacré le prix Heredia. Ce genre du sonnet. — le sonnet de Ronsard et de Du Bellay, dont le XVIIe siècle avait fait un jeu de société et que les grands romantiques ont dédaigné. — vous savez comment l’auteur des Trophées, en y faisant entrer l’histoire héroïque et l’élargissant jusqu’aux étoiles, l’a relevé en dignité. Les amis du poète, après lui avoir élevé un monument dans ses deux patries, ont voulu attacher sa mémoire à l’avenir du genre où il s’est illustré. Le prix Heredia de 3 000 francs est destiné à l’auteur d’un recueil contenant au moins un et au plus quatorze sonnets. 3 000 francs pour quatorze sonnets, c’est bien ; mais 3 000 francs pour un sonnet, pour un seul sonnet !... Cela enchantait notre cher Jean Richepin. Avec quelle allégresse, un matin d’automne, dans le coin de ce jardin du Luxembourg qui est leur jardin, il annonçait à tous poètes qui pouvaient l’entendre la merveilleuse aubaine, dont s’esjouissait cet arrière petit-fils de François Villon ! Mais c’était autre chose encore qu’il saluait de sa voix chaleureuse et de son verbe inspiré. Dans la glorification du poète venu de son île lointaine aux rives de la Seine, il voyait le symbole de l’union qui doit rapprocher, pardessus l’Océan, des peuples de même race : il applaudissait au triomphe du génie latin. C’est pourquoi le prix Heredia, qui doit une année couronner les quatorze vers d’un sonnet, doit être l’autre année décerné à un écrivain originaire de l’Amérique latine.

Or, cette année, nous avons eu la bonne fortune de réaliser en une fois sa double fin. Né à Cuba, comme José Maria de Heredia, M. Armand Godoy est venu à Paris pour satisfaire sa passion de lettré bibliophile et chasseur de manuscrits. Et, par ailleurs, il est lui-même un fervent sonnettiste. L’Académie se réjouit d’avoir en lui un premier lauréat, doublement digne de recevoir ce prix, et à qui n’aura manqué que l’accolade de Jean Richepin.

À notre vif regret, nous n’avons pu décerner le Prix d’éloquence. Les sujets d’idées générales, que nous avons proposés ces années dernières, n’ont pas rendu ce que nous en attendions. Aussi avons-nous pris le parti de revenir à notre tradition, qui est de prendre pour sujet de concours l’éloge d’un de nos 0rands écrivains.

Prix d’éloquence, éloge... que ces termes n’induisent pas les candidats en erreur ! Nous sommes si loin de leur demander un morceau oratoire, que nous avions un instant songé à donner comme thème du prix d’éloquence ce mot de Pascal, que « La vraie éloquence se moque de l’éloquence ». Mais, hier encore, à la Sorbonne, des deux professeurs de littérature, l’un s’appelait professeur d’éloquence et l’autre professeur de poésie. Et M. Jourdain ne nous enseigne-t-il pas que « tout ce qui n’est pas vers est prose » ? De même « l’éloge » que nous demandons n’est nullement un panégyrique éperdu : le plus bel éloge qu’on puisse faire d’un écrivain n’est-il pas de lui appliquer une clairvoyante critique ? Il s’apparente plutôt à ce genre de l’Essai, dont le moindre attrait n’est pas sa brièveté elle-même. En trente pages on peut dire beaucoup de choses, à condition de savoir les dire. Nous avons choisi pour l’an prochain l’éloge d’Alfred de Musset. Car nous croyons fermement que la jeunesse d’aujourd’hui n’a pas cessé d’aimer le poète des Nuits et d’On ne badine pas avec l’amour et si, par impossible, le contraire était vrai, ce serait tant pis pour elle.

Ce que nous aimons de nos prix, c’est la variété des mérites qu’ils récompensent. Le prix Broquette-Gonin, de 10 000 francs, que la liste de ses titulaires a mis au premier rang de nos grands prix, a été attribué à un savant universitaire. M. Paul Hazard est un grand professeur, à la manière des Lanson, des Jullian et des Bédier. Au Collège de France, où il occupe la chaire de littératures méridionales, il continue l’œuvre d’exploration commencée par le regretté Joseph Texte, dans le vaste champ des littératures comparées. Autant qu’en France, il est apprécié à l’étranger, où il a trouvé des auditoires enthousiastes. Car le temps n’est plus des professeurs d’autrefois, qui ne voyageaient que de leur cabinet de travail à leur chaire enseignante. Je me rappelle, lorsque Ferdinand Brunetière s’embarqua pour l’Amérique, l’espèce de réprobation que souleva l’initiative de ce « professeur en tournée », « affolé de réclame », disait-on, et que « les lauriers de Sarah Bernhardt ne laissaient pas dormir. » Il paraît que l’exemple n’était pas si mauvais. M. Paul Hazard est allé aux États-Unis, au Brésil, au Chili. Voulez-vous l’entendre aujourd’hui ? c’est un peu loin : il faut pousser jusqu’à Mexico. Mais partout où il est passé, le prestige de notre enseignement s’est accru. Souhaitons qu’après ces longs voyages, heureux comme Ulysse de les avoir faits et de retrouver la douceur du chez soi, il se plaise à achever dans le calme de beaux livres déjà plus qu’ébauchés.

Voyageur, lui aussi, tour à tour romancier, poète, critique d’art, M. Jean Louis Vaudoyer, à qui est allé le Grand prix de littérature, est de ceux qui, comme le bon La Fontaine, « volent à tous sujets ». À tous il apporte le même souci d’art. Il a la passion de l’art. On l’a vu partir en pèlerin passionné vers l’Italie : à Venise, il s’est assis, place Saint-Marc, sous le Chinois, pour y dessiner avec Henri de Régnier. Et, par bonheur, nous sommes revenus de ce préjugé qu’il n’y eût pour des yeux de Français de beautés que hors de France. M. Vaudoyer a consacré aux « beautés » de la Provence, un livre pieusement évocateur. Beautés du ciel et des eaux, des campagnes et des villes, Aix et ses fontaines, Avignon avec son île et son jardin des Doms, Arles et Beaucaire, la maison du peintre Renoir à Cagnes, le château de Mirabeau, fermé depuis la mort de Barrès. Faut-il maintenant définir la manière de l’écrivain ? Je laisse la parole à notre illustre confrère, M. Paul Bourget. C’est lui qui va nous dire : « Poète délicat, M. Vaudoyer a vraiment créé pour lui-même une technique de grâce et de simplicité qui ne le rattache à aucune école. Il a su être original dans la nuance et dans la discrétion, avec une sensibilité profonde qui se retrouve dans ses romans et ses nouvelles. C’est encore cette sensibilité qui donne une valeur très spéciale à ses études de critique d’art et de voyageur... Une forte et fine culture, prolongée pendant des années avec une conscience et un goût de plus en plus sûrs, fait de lui un des représentants de la génération nouvelle qui l’honorent le mieux. » M. Vaudoyer peut être fier d’un tel éloge, venant d’un tel maître.

Au libellé du Prix du roman, « un roman d’inspiration élevée », nous a paru très bien répondre la Reine d’Arbieux de Mlle°Jean Balde. Reine d’Arbieux, encore une femme mal mariée : les peuples heureux n’ont pas d’histoire et les ménages heureux n’ont pas de roman. Elle aussi voit apparaître celui qui ne manque guère de venir, pour peu qu’on l’appelle, et même elle prend le train avec lui. Mais elle s’arrête à la première station... Ce drame de conscience est conté avec beaucoup de simplicité et d’agrément et s’encadre dans le paysage landais suggéré plutôt que décrit avec un art discret et charmant.

Les choses s’arrangent moins bien dans le roman de M. Julien Green, Adrienne Mesurat, à qui vous avez attribué la moitié du prix Paul Flat. Par l’ampleur du récit, par l’étude minutieuse des milieux et des caractères, M. Julien Green se rattache à la tradition des Flaubert et des Maupassant : il s’y rattache aussi par l’âpreté des peintures. L’aventure se déroule dans une petite ville de province, dont la morne atmosphère est favorable à l’éclosion des sentiments violents, longtemps comprimés par la surveillance obstinée et la curiosité potinière de l’entourage. Derrière une façade d’habitudes tranquilles et casanières, de terribles passions s’abritent à la villa des Charmes. Comme M. François Mauriac, M. Julien Green se plaît à analyser les sentiments obscurs, inavoués, qui fermentent au fond des âmes et éclatent en tragiques effets. C’est la tendance du jour — et c’est, chez un très jeune auteur, la marque de sa jeunesse. À mesure que les années s’ajoutent aux années et nous font mieux connaître la vie, on devient plus indulgent à la pauvre humanité.

Ce sentiment de large fraternité humaine qui se penche sur toutes les misères, matérielles ou morales, avec quelle joie nous l’avons trouvé dans ces beaux livres qui en sont tout illuminés, À Belleville, de M. Robert Garric, qui obtient le prix Jeanbernat, et Le Christ dans la banlieue, du P. Lhande, prix Juteau-Duvignaux !

Belleville, faubourg de Paris, où beaucoup de Parisien évitent de s’aventurer, d’où l’idée est-elle venue à M. Garric de se mêler à sa population ouvrière et de vivre de sa vie ? Elle lui est venue du temps de la guerre, où « l’uniforme véritablement nivelait les hommes, les faisait égaux, frères d’une merveilleuse fraternité », « le temps des grands élans de l’âme, des belles heures de l’amitié ». À vivre dans la familiarité de l’homme du peuple, le but que poursuit M. Garric est d’arriver à comprendre sa mentalité, si différente de la nôtre, et ainsi de faire cesser « la tragique incompréhension où nous sommes les uns des autres ». Et, en effet, pour nous autres intellectuels, ce qui nous touche et ce qui nous persuade, c’est un enchaînement d’idées claires, une suite de raisonnements bien conduits, les jeux de l’abstraction et de la logique. Que valent ces jeux pour le peuple ? demande M. Garric. Rien. « Le peuple est à l’école de la vie et tient d’elle toutes ses habitudes de réflexion. C’est par les yeux, par l’observation des choses que l’ouvrier apprend à penser, dans un monde où l’action est la loi et où les faits règnent en maîtres. » Voilà un premier trait ; voici l’autre. « Si le peuple pense avec sa vie, il pense aussi avec son cœur. La vie lui apprend la prudence, la réflexion courte et serrée, la philosophie pratique ; et le cœur s’attache d’un seul élan aux idées qui lui paraissent nobles et généreuses. » Justice, fraternité, égalité, liberté, le peuple va d’instinct où il croit les voir briller. Telle est la définition, aussi neuve que frappante, que donne M. Garric de ce qu’il appelle « le double rythme de la pensée populaire ».

Ce qui confère à un tel livre une valeur singulière, c’est qu’il n’est pas seulement un beau livre : il s’accompagne d’une action féconde. Sous le nom « d’Équipes sociales », M. Robert Garric a organisé des groupes de jeunes gens, étudiants, employés, qui chaque semaine vont, à Belleville et ailleurs, causer, lire, discuter avec de jeunes ouvriers et leur faire part d’un peu de cette culture dont M. Garric constate le goût dans l’élite de la population ouvrière. Souhaitons bonne chance à M. Garric et à ses troupes. Si les Équipes sociales servent à l’éducation du peuple, elles ne sont pas une moins bonne école pour nos jeunes gens dont elles ouvrent les yeux à des réalités qu’on ne supprime pas en les ignorant.

De Belleville poussons plus loin, pas très loin pourtant, guère plus loin que les fortifs. C’est la ceinture de Paris. — la « ceinture noire, » la zone, où se rencontrent, mêlés à la population plus inoffensive des chiffonniers, de dangereux bandits et maints repris de justice, — et la « ceinture rouge », celle des clubs, des comités, des jeunesses communistes. Le P. Lhande, qui y a mené une enquête des plus instructives, nous rapporte d’inoubliables visions de ces « villages nègres », où d’innommables gourbis servent d’abris dérisoires à une population de plus en plus nombreuse, entassée dans les promiscuités les plus sinistres.

Misère matérielle qui n’est rien auprès de l’autre. Pas une notion de morale dans ces âmes revenues à une sorte d’état sauvage. Pour civiliser Cette masse inculte, exposée aux pires suggestions et qui crée aux portes mêmes de Paris un danger permanent, que faisons-nous ? Ayons la franchise de le dire : nous ne faisons rien.

Par bonheur, l’Église s’est émue.

« Monsieur l’abbé, s’entendait dire un prêtre en quête d’apostolat, autrefois, quand on avait le zèle des âmes, on partait pour la Chine. Aujourd’hui, on prend le tram aux portes de Paris. Prenez donc le train de Kremlin-Bicêtre : vous verrez que cela vaut la Chine. » Monsieur l’abbé a pris le tram. Partout des prêtres ont été envoyés « en mission », des chapelles ont été érigées, des patronages se sont fondés et des ouvroirs et des écoles. Nous remercions le P. Lhande de nous avoir fait connaître l’œuvre de « ce clergé admirable et presque insoupçonné, vivant parfois dans le dénuement, toujours dans le manque absolu de confort, mêlé à une population indigente, affronté, sur tous les points, aux pires ennemis de la société ». Grâce au dévouement de ces apôtres, « un peu de bonté évangélique descend sur ce monde de révoltés et de déshérités »... Oui, mais ne nous dissimulons pas qu’en faisant tout ce qu’ils peuvent, ce qu’ils font est bien peu de chose devant une tare qui s’étend et un danger qui grossit tandis que, lui aussi, nous trouvons plus commode de l’ignorer.

De nos missionnaires en banlieue passons à nos missionnaires hors de France. Jamais on ne dira assez haut les services éminents qu’ils ne cessent de nous rendre, en maintenant et propageant l’usage de notre langue. Aujourd’hui encore, débarquez-vous au Caire ou à Alexandrie, et vous hasardez-vous à demander votre chemin au premier gamin venu ? à votre question posée en français il est aussitôt répondu en français. Levez-vous les yeux ? Sur cent enseignes, quatre-vingts sont rédigées en français. Par quel miracle s’explique que l’usage de notre langue ait survécu là-bas à tant de bouleversements ?

Miracle, en effet, de piété et d’amour, que l’Académie a voulu reconnaître, en décernant son grand prix de la Langue française aux Frères des Écoles chrétiennes d’Alexandrie.

C’est le 1er juillet 1847 que les quatre premiers Frères débarquant à Alexandrie ouvraient leur première école, composée de trois classes avec 120 élèves. Aujourd’hui, plus de 200 Frères distribuent l’éducation à près de 9000 enfants ou jeunes gens, répartis dans 30 écoles, comprenant 200 classes. Pour célébrer le 80anniversaire de la fondation de leurs écoles, ils se préparent à inaugurer leur nouveau Collège Sainte-Catherine.

Tous ceux qui les ont vus à l’œuvre en parlent avec la même admiration. C’est le général Gouraud, qui, haut commissaire en Syrie, a visité le Collège en 1921. C’est l’amiral Mornet, ancien commandant de la division navale de Syrie, qui écrit : « Au collège Sainte-Catherine d’Alexandrie viennent s’instruire des milliers d’élèves, parmi lesquels sont représentées toutes les classes et toutes les confessions de l’Égypte. » C’est notre ambassadeur en Égypte, M. Defrance, qui, de 1914 à 1918, assiste à l’embarquement des Frères mobilisés quittant leurs écoles pour aller rejoindre leurs régiments au front... » Il n’est pas une forme du patriotisme, à laquelle soient restés étrangers ces bons Français.

Hélas ! par l’effet d’une législation funeste qui entrave leur recrutement, ces zélés agents de notre influence perdent chaque jour un peu plus de terrain, dont s’emparent aussitôt les missionnaires des autres nations : et le terrain perdu est déjà énorme. Mais que pourrais-je faire mieux que de rappeler les belles et énergiques paroles par lesquelles, ici même, il y a seulement quelques jours, recevant M. Paléologue, l’un de nos confrères, un membre du Gouvernement, proclamait la nécessité de rendre aux missions la faculté de se recruter ? J’ai encore dans l’oreille le bruit des applaudissements qui ont accueilli cette patriotique déclaration de M. Barthou.

Cette année, comme toujours, l’histoire a donné naissance à des travaux considérables.

Tel le livre de M. Alfred Martineau sur Dupleix et l’Inde française auquel vous avez accordé le grand prix Gobert. Il existe, paraît-il, à Pondichéry, sur une place publique, face à la mer, « une très belle statue, où Dupleix est représenté debout sur un socle constitué par plusieurs colonnes de granit ». C’est un monument aussi que M. Martineau a élevé à Dupleix, haut de quatre volumes in-8° de cinq cents pages chacun et qui en attend un cinquième. Dupleix y apparaît, non pas tout à fait tel que l’a consacré la légende. mais tel qu’il a dû être en réalité, qualités et défauts, susceptible, irritable, violent et même brutal, mais génie clair, esprit tenace ne s’embarrassant pas de subtilités juridiques pour réaliser les moyens qu’il jugeait les mêmes Ars pour les intérêts de la France qu’il a toujours mis avant tous les autres ». C’est ce goût de la grandeur française qui lui a inspiré l’idée qui lui appartient et qui fait sa gloire. La Compagnie des Indes ne l’avait envoyé là-bas que pour y commercer. Lui, eut « l’idée de constituer dans l’Inde à notre profit une sorte d’empire colonial où nous serions les maîtres, sous le pouvoir plus nominal que réel des princes indiens qui nous devraient leur sécurité ». Ainsi, quelles qu’aient pu être ses fautes, et si douloureuse que dût être pour nous la perte de l’Inde, il reste, dans l’histoire comme dans la légende, le grand Colonial.

Nous retrouvons son souvenir dans le livre de M. Octave Homberg, auquel a été attribué le prix Hélène Porgès, destiné à récompenser un livre de nature à inspirer aux écoliers l’amour de la France. Ce que nos colonies sont pour nous aujourd’hui, au lendemain de la guerre, M. Octave Homberg a tenu à l’inscrire aux premières pages de son livre. « Nos colonies, écrit-il, nous ont donné sans compter le sang de leurs tirailleurs, le travail de milliers d’ouvriers employés dans nos usine, de guerre et les produits les plus variés de leurs sols et de leurs climats divers ; elles ont attesté une telle solidarité avec la mère patrie qu’elles sont vraiment apparues comme la chair de sa chair. Il y a aujourd’hui une France des cinq parties du monde. » La France des cinq parties du monde, c’est le titre même du livre de M. Homberg. De chacune de ces Frances lointaines l’auteur nous présente une étude tour à tour historique et économique. Il en énumère les multiples ressources encore inexploitées. Sources de richesse, champ d’activité à peu près illimité, elles sont encore, si même elles ne sont surtout, l’école des mâles vertus nécessaires à un grand peuple. Est-il vrai qu’à l’heure actuelle, comme il arrive au sortir des guerres qui ont trop duré, on constate dans l’esprit public une certaine lassitude ? M. Homberg rappelle qu’au milieu du XIXe siècle, l’Algérie nous redonna le goût de l’action : « à la fin du siècle et au début du XXe, nos succès coloniaux rompirent l’envoûtement de la défaite et les clairons de nos expéditions coloniales, la gloire des Gallieni, des Lyautey, des Mangin, des Gouraud, éveillèrent en nos âmes une mentalité de vainqueurs. » Il conclut : « La France doit être et doit paraître une nation qui marche, qui va de l’avant sur les routes du monde, pareille à cette Victoire de Samothrace, victoire mutilée, mais victoire ailée, pleine de jeunesse et de force, et penchée frémissante à la proue d’un vaisseau sur l’avenir. » Puisse notre jeunesse des écoles entendre cet « appel des colonies » !

Je voudrais louer comme ils le méritent les trois volumes que M. Émile Gabory consacre à la Révolution et la Vendée. Il n’y a pas apporté seulement la patience d’un long labeur, il y a mis beaucoup d’art et tout son cœur. Après qu’on a tant écrit sur la Vendée, ce n’est pas assez de dire qu’il apporte du nouveau : il a renouvelé le sujet. À peine a-t-on commencé de lire ce récit, d’une trame d’ailleurs si savante, on est « pris par les entrailles », comme Molière voulait qu’on le fût au théâtre. C’est un drame en effet, et les trois volumes où il se déroule en sont les trois journées.

Le premier volume, qui s’intitule les .Deux Patries, nous montre dans ce cadre si particulier de bois, fourrés, fossés, brousse et marais, l’orage qui s’accumule. Il en précise les causes. La cause profonde c’est, lors de la constitution civile du clergé, l’attentat commis par la Révolution contre la liberté de conscience. La question militaire, la levée de 300 000 hommes, ne fut que l’occasion. La vraie cause, M. Gabory insiste et nous aurons tout à l’heure à nous en souvenir, c’est la cause religieuse.

Au second volet du triptyque, la Vendée militante et souffrante, l’étude pittoresque, et poussée dans le détail, de l’armée vendéenne, — costume, armement, organisation, combien rudimentaire ! la psychologie de ces soldats paysans et catholiques qui n’étaient pas des anges de douceur, certes, mais qui si souvent ont été victimes de leur générosité, — le portrait des chefs, tous jeunes, tous voués à une mort prochaine, un Lescure, un Bonchamp, un La Rochejaquelein, — et des scènes d’une horreur épique : le passage de la Loire, les atrocités des colonnes infernales, l’invention diabolique des noyades dont M. Gabon : estime justement qu’il est trop commode de faire porter la responsabilité au seul Carrier : ils sont dix, ils sont cinquante qui n’ont pas été moins criminels.

Et voici le dénouement. Cinq cent mille victimes, tous les généraux vendéens morts, des familles entières anéanties : comment tant de sacrifices furent-ils payés ? C’est ici qu’il faut se rappeler l’origine du conflit telle que l’a posée M. Gabory. Au problème vendéen, qui est purement un problème religieux, le « génie de Hoche, puis surtout celui de Bonaparte trouveront la seule solution logique... ils accorderont aux survivants vaincus ce que leurs frères, partis pour la patrie de l’au-delà, demandèrent si longtemps en vain : la liberté des cultes... Bonaparte opéra, en restaurant le catholicisme romain, sous l’empire de la Vendée... » Telle a été, finalement, la victoire vendéenne, et, comme s’intitule ce troisième volume, La Victoire des Vaincus.

En attribuant à M. Gabory le prix Thiers, porté cette fois à une valeur exceptionnelle de 5 000 francs, l’Académie a voulu témoigner d’une estime particulière pour un ouvrage qui répond exactement à sa conception de l’histoire, — et qui fait penser aux maîtres livres du grand historien qu’est Pierre de la Gorce, — je veux dire l’érudition la plus solide vivifiée par les ressources de l’art littéraire.

Parmi nos prix d’ensemble, le prix Née, à M. Paul Renaudin, hommage et encouragement à poursuivre une belle carrière d’écrivain où M. Renaudin apporte autant de noblesse morale que de pénétrante observation et de psychologie délicate. — Le prix Calmann-Lévy à M. André Maurel, guide précieux à travers les beautés de l’art italien, et dont les livres sur les Petites villes d’Italie sont devenus classiques ; — des prix d’Académie à M. Pierre Gourdon, peintre attentif et exact des mœurs de la province, et au comte Davignon, l’écrivain belge qui porte dignement un nom désigné depuis la guerre à notre gratitude, et qui s’est acquis une place brillante parmi les romanciers français.

Et combien de livres auxquels je voudrais encore m’arrêter : En couronnant la charmante biographie que Mme Allotte de la Fuye a consacrée à son oncle Jules Verne, nous n’avons fait que reconnaître une dette, contractée par nous tous et depuis longtemps ! Car si notre enfance a été bercée par les récits de cette conteuse géniale qu’était la comtesse de Ségur, tout de suite après, nous avons eu pour nous enchanter les Voyages extraordinaires de Jules Verne, dont le plus extraordinaire encore est que le merveilleux qui y coulait à pleins bords soit devenu aujourd’hui une réalité. Et qui sait ? Peut-être sous-marins, avions, automobiles et autres engins qui ont transformé la vie moderne, ne nous ont-ils jamais semblé plus aimables que dans les romans de Jules Verne.

Parmi les études critiques, nous avons fait une belle part, en décernant l’autre moitié du prix Paul Flat à l’étude, — trois gros volumes, — de M. Arnaoutovitch sur Henry Becque. L’auteur est Yougoslave, et nous sommes fiers de cette marque de l’intérêt passionné que suscite notre littérature à l’étranger.

La totalité du prix Saintour à M. Beaulieux pour son Histoire de l’orthographe qui est un ouvrage capital. On y apprend que notre actuelle orthographe, — arrosée de tant de larmes par nos écoliers et cause de tant de naufrages sur les écueils du baccalauréat, — est l’orthographe d’Henri Estienne qui vivait au XVIe siècle, et qu’elle était dès ce temps-là une orthographe surannée. Il adjure l’Académie... mais n’anticipons pas. Maîtres et écoliers attendront patiemment l’apparition de cette grammaire dont l’Académie vient d’accepter le projet, puisqu’ils n’auront pas longtemps à attendre.

Un mot encore, en terminant, pour signaler un livre qui donne beaucoup à penser : c’est le livre de M. André Siegfried sur les États-Unis d’aujourd’hui. M. André Siegfried est un des maîtres les plus goûtés de la jeunesse. Son cours, à l’étroit dans l’École des Sciences politiques, a dû être transporté dans une salle plus grande, et toujours trop petite. Tel est l’attrait de cet enseignement plein de choses. Son livre sur les États-Unis d’aujourd’hui est, sans doute, depuis le livre de Tocqueville, ce qui a été écrit sur le sujet de plus fort et de plus suggestif. Or, il y est dit que, par sa pratique de la grande production, le nouveau monde mérite plus que jamais ce nom de nouveau, et même au sens où nouveau signifie révolutionnaire.

« Le peuple américain est en train de créer une société complètement originale, dont la ressemblance avec la nôtre tend à n’être plus que superficielle. Peut-être même s’agit-il d’un âge nouveau de l’humanité, reléguant l’Europe, qui n’en est plus l’animateur, dans l’histoire avec un idéal appartenant désormais au passé. » Cet âge nouveau serait celui du confort universel, — et celui aussi d’un travail automatique où disparaît la personnalité de l’individu. L’annonce d’un tel danger, s’il est réel, nous crée un devoir. Nul ne peut s’opposer à l’évolution des mœurs, que certains appellent progrès, et nous n’y songeons guère. Il faut être de son temps, et nul parmi nous qui n’en soit persuadé. Mais, cet idéal appartenant à un passé qui est notre passé, pouvons-nous admettre un seul instant, et fût-ce par hypothèse, qu’il vienne à disparaître ? Cet idéal qui résume l’effort des siècles et symbolise le génie d’une race, idéal de beauté, d’art, de morale, qui élève si haut la personne humaine, nous ne pouvons même concevoir une civilisation en dehors de lui. Comme jadis quand retentit, poussé par des voix mystérieuses, ce cri « Le Grand Pan est mort », sa disparition serait pour le monde entier et pour l’Amérique elle-même un désastre. Notre Compagnie, qui depuis bientôt trois siècles et de tout son cœur, a travaillé à sa perfection, ne saurait oublier qu’elle a pour raison d’être d’en conserver au monde l’irremplaçable bienfait.